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Le vide

Numéro 3 – 2021 - vide par François Fecteau Christophe Mincke

mai 2021

La ques­tion du vide est de celles qui occupent l’imaginaire humain depuis tou­jours. D’Aristote, qui affir­mait que « la nature a hor­reur du vide », jusqu’à l’énergie du vide quan­tique de la phy­sique moderne et des phi­lo­so­phies nous appe­lant à faire le vide en nous pour atteindre la paix inté­rieure à la course contem­po­raine aux gains de pro­duc­ti­vi­té par la […]

Dossier

La ques­tion du vide est de celles qui occupent l’imaginaire humain depuis tou­jours. D’Aristote, qui affir­mait que « la nature a hor­reur du vide », jusqu’à l’énergie du vide quan­tique de la phy­sique moderne et des phi­lo­so­phies nous appe­lant à faire le vide en nous pour atteindre la paix inté­rieure à la course contem­po­raine aux gains de pro­duc­ti­vi­té par la maxi­mi­sa­tion de l’utilité de chaque ins­tant, le vide n’a ces­sé de nous inter­ro­ger, de nous ten­ter, de nous effrayer.

Notre moder­ni­té elle-même doit énor­mé­ment à la pro­messe du vide, comme celle de libé­rer l’homme de l’accaparement de son temps par les acti­vi­tés pro­duc­tives, afin de lui per­mettre de vouer son exis­tence aux loi­sirs, à la culture, à l’instruction. Mais le vide est éga­le­ment une menace contem­po­raine, celle de la Socié­té du spec­tacle décrite par Guy Debord en 1967 dont les membres sont alié­nés par la sur­con­som­ma­tion et aux prises avec une sen­sa­tion de vide pro­vo­quée par l’abondance maté­rielle. En 1983, dans « L’ère du vide », Gilles Lipo­vets­ky sur­en­ché­ri­ra, décri­vant la vacui­té d’une « socié­té de séduc­tion » mar­quée par l’«indifférence pure », l’«apathie new-look » et la « culture psy ». Lui qui s’émouvait de la dis­po­ni­bi­li­té de quatre-vingts chaines de télé­vi­sion aux États-Unis, qu’aurait-il pen­sé de l’Internet ?

Serait-ce donc le mot de la fin : le ren­dez-vous man­qué de la libé­ra­tion par le pro­grès, au pro­fit d’une socié­té repue de consom­ma­tion et aux prises avec un ver­ti­gi­neux vide existentiel ?

Le pré­sent dos­sier cherche à sor­tir de cette alter­na­tive qui, au fond, ne fait qu’opposer en appa­rence deux visions éga­le­ment néga­tives du vide, lequel serait tour à tour le repous­soir d’une socié­té fré­né­ti­que­ment consu­mé­riste et la malé­dic­tion de ceux qui sont tom­bés dans la bou­li­mie de pos­ses­sions au détri­ment de leur être pro­fond. Dans les pages qui suivent, si nous cher­che­rons à éclai­rer notre rap­port au vide, ce sera pour en signa­ler la rela­ti­vi­té et la fécon­di­té. Rela­ti­vi­té en ce que le vide est tou­jours empli de mille choses et qu’il n’est vide, au fond, que par notre inca­pa­ci­té à ou notre refus de voir ce four­mille­ment, fécon­di­té en ce qu’il est un réser­voir de pos­si­bi­li­tés. Plus qu’absence de tout, le vide est ouver­ture, ter­rain de jeu, appel à la liber­té. Sous cet angle, l’opposition onto­lo­gique entre vide et plein perd de son évi­dence, lais­sant ain­si la place à sa réappropriation.

Dans son texte, Sophie Kli­mis nous pro­pose un voyage dans le temps. En trois étapes, d’Homère à Cas­to­ria­dis, en pas­sant par Pas­cal, elle explore les réso­nances de la phi­lo­so­phie avec notre condi­tion actuelle d’individus confi­nés. Inter­ro­geant avec Homère le vide cau­sé par l’impossibilité d’étreindre nos sem­blables, se confron­tant, avec Pas­cal, à la réa­li­té du vide et au défi qu’il consti­tue pour l’homme et pour sa pen­sée, dévoi­lant avec Cas­to­ria­dis le vide propre aux socié­tés néo­li­bé­rales, elle appelle à regar­der notre sort en face, à oser mesu­rer ce à quoi nous sommes confron­tés, mais éga­le­ment à réin­ven­ter la poli­tique à l’aune de nos faiblesses.

Dans sa contri­bu­tion, Chris­tophe Mincke décrit la chasse aux temps morts menée par une socié­té de plus en plus fré­né­tique, mais éga­le­ment le refus de l’accumulation au nom de l’agilité et de la mobi­li­té. Il sou­ligne le para­doxe d’une socié­té qui, à la fois, pro­hibe le vide et rejette le stock : notre temps serait-il plein et notre espace vide ? Et, dans un tel contexte, quels vides pour­raient abri­ter notre inti­mi­té et nos accumulations ?

Dans son article, Fran­çois Fec­teau se penche, quant à lui, sur une hor­reur du vide bien contem­po­raine : celle qui prend les élites libé­rales face au (gap entre le mar­ché de l’emploi et les for­ma­tions (dans l’enseignement supé­rieur). Au tra­vers d’une constante ten­ta­tive de réduc­tion de ce déca­lage, c’est un espace de liber­té essen­tiel à la vie en socié­té qui tend à disparaitre.

Lau­rence Rosier, elle, se penche en lin­guiste sur le vide. Elle montre en quoi il est consub­stan­tiel du lan­gage et en consti­tue même un res­sort essen­tiel. Pour­tant, le dis­cours risque d’y tom­ber, de s’y noyer. Reve­nant sur l’exemple du film récent « Ceci n’est pas un com­plot », elle montre com­ment les sous-enten­dus et les vides du dis­cours peuvent être des moyens de désar­mer la cri­tique et de per­sua­der sans avoir à démontrer.

Diane Ber­nard et Julien Pie­ret, pour leur part, inter­rogent le vide en juristes. Se pen­chant sur la notion de vide juri­dique — dont l’invocation invite au com­ble­ment des silences du droit — ils en montrent la dimen­sion poli­tique : de quoi ce vide est-il fait ? Pour­quoi et à quelle occa­sion est-il dénon­cé ? Ils indiquent com­bien, loin d’être un défaut en soi, le vide juri­dique est une occa­sion de débat et, en cela, le ferment de la dis­cus­sion démo­cra­tique des règles que nous nous don­nons collectivement.

Enfin, Quen­tin Ver­rey­cken aborde la ques­tion du vide auquel est confron­té l’historien. Entre néces­si­té de ten­ter de recons­ti­tuer au mieux le pas­sé mal­gré le manque des sources et le refus de bro­der sur une trame trop ténue, l’historien est deve­nu un funam­bule en équi­libre au bord du vide. C’est cette pos­ture qu’il pro­pose à nos contem­po­rains pour affron­ter les incer­ti­tudes décou­lant de l’actuelle pan­dé­mie, afin de per­mettre à la fois l’acceptation des vides de nos connais­sances, la recherche de moyens de les com­bler et le refus de la pen­sée com­plo­tiste, trop pres­sée de com­bler à tout prix les trous de nos récits collectifs.

Au terme de ce trop bref sur­vol, se dégage l’image d’un vide qui n’est pas une malé­dic­tion, mais une condi­tion : la condi­tion humaine qui, à la fois nous confronte à l’angoisse du vide, mais nous per­met d’y trou­ver des pers­pec­tives pour une action indi­vi­duelle et col­lec­tive sans cesse réin­ven­tée. Plu­tôt qu’à l’angoisse face au néant ou à la déso­la­tion face à un sup­po­sé vide inté­rieur, ce dos­sier nous invite à voir le vide comme une force, comme un champ des possibles.

François Fecteau


Auteur

Québécois d'origine, François Fecteau a emménagé à Bruxelles pour y faire un Doctorat en sciences politiques et sociales à l'Université libre de Bruxelles. Ses travaux de recherches portent principalement sur l'institution néolibérale de l'imaginaire dans le champ de l'enseignement supérieur. Au fil de ses recherches, F. Fecteau a mobilisé les méthodes d'analyse critique du discours permettant de rendre compte des transformations longues des représentations du rôle des institutions d'enseignement supérieur dans la société. Depuis mars 2020, il est chercheur postdoctorant à l'UCLouvain (IACS) grâce à la bourse du Fonds de recherche Québec/Société et Culture. Ce projet de recherche vise à éclaircir le rôle des agences européennes d'assurance-qualité dans la régulation du champ de l'enseignement supérieur et leur contribution au rapprochement entre les institutions et les acteurs socioéconomiques.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.