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Le verre à moitié vide : qui trinque ?

Numéro 2 Février 2011 par Edgar Szoc

février 2011

Le biais, par­fois aga­çant, d’une asso­cia­tion comme la Ligue des droits de l’Homme (LDH) réside sans doute dans sa ten­dance à appuyer là où les poli­tiques font mal (dans tous les sens de la for­mule), à voir le verre à moi­tié vide et à refu­ser de le boire, ou encore à insis­ter sur les points aveugles de nos démo­cra­ties et […]

Le biais, par­fois aga­çant, d’une asso­cia­tion comme la Ligue des droits de l’Homme (LDH) réside sans doute dans sa ten­dance à appuyer là où les poli­tiques font mal (dans tous les sens de la for­mule), à voir le verre à moi­tié vide et à refu­ser de le boire, ou encore à insis­ter sur les points aveugles de nos démo­cra­ties et à repeindre en noir les réa­li­tés des­quelles elle traite. Mais avant de peut-être y sacri­fier dans les lignes qui suivent, je vou­drais me joindre au bel hom­mage que rend Benoît Van der Meer­schen à notre ami Flo­ri­bert Che­beya. L’é­vo­ca­tion de la honte lâche et veule que consti­tue son assas­si­nat vient, par un contraste dou­lou­reux et presque embar­ras­sant, nous rap­pe­ler à quel point le com­bat pour les droits humains se vit de manière com­mode chez nous. Pour scan­da­li­sés qu’ils soient par les abus, bavures, dérives, trai­te­ments inhu­mains et dégra­dants com­mis dans un pays qui se vou­drait un modèle d’É­tat de droit, les mili­tants de la Ligue belge ne craignent ni pour leur vie ni pour celle de leurs proches.

Nous vou­drions tous que la mort de Flo­ri­bert Che­beya soit la seule à nous rap­pe­ler cette quié­tude para­doxale. Hélas, les rap­ports de l’Ob­ser­va­toire pour la pro­tec­tion des défen­seurs des droits de l’homme pro­duits sous l’é­gide de notre Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale nous en empêchent. Leur sinistre lita­nie d’ho­mi­cides com­mis envers des per­sonnes que nous connais­sions, de nom sou­vent, de visage et de voix par­fois, nous sug­gère — trop — quo­ti­dien­ne­ment notre chance. Mais c’est une chance que nous sou­hai­te­rions voir dis­pa­raitre pour qu’elle soit enfin inté­gra­le­ment partagée.

Les échos réels des Cassandre

Une fois rap­pe­lé ce préa­lable, force est tou­te­fois d’ad­mettre que l’an­née 2010 a une nou­velle fois don­né à la LDH de trop nom­breuses occa­sions d’exer­cice légi­time de sa pra­tique d’é­non­cia­tion et de dénon­cia­tion. Les textes qui pré­cèdent en four­nissent une illus­tra­tion tris­te­ment per­ti­nente. Si les défen­seurs des droits humains ne sont pas mena­cés en Bel­gique, rien ne per­met de dire que ces droits eux-mêmes ne le soient pas, en par­ti­cu­lier pour les caté­go­ries les plus pré­ca­ri­sées de notre popu­la­tion : étran­gers, en séjour régu­lier ou pas, per­sonnes d’o­ri­gine étran­gère, gens du voyage, jeunes, déte­nus, tra­vailleurs en grève, chô­meurs, etc. Soit autant de nou­velles « classes dan­ge­reuses » sur les­quelles l’ap­pa­reil d’É­tat ren­force une logique de fichage, de pré­somp­tion de culpa­bi­li­té, voire de « frappes pré­ven­tives », à laquelle les nou­velles tech­no­lo­gies donnent une nou­velle puis­sance — plu­tôt qu’une per­ti­nence accrue.

Pour les Cas­sandre que sont par voca­tion les mili­tants de la LDH, la dégra­da­tion de la situa­tion éco­no­mique dont l’an­née écou­lée n’a que très mar­gi­na­le­ment enrayé le cours, ne peut qu’être grosse d’in­quié­tudes. Nous n’en connais­sons en effet que trop bien les logiques de boucs émis­saires et les vic­times dési­gnées — à trou­ver au choix, et de manière cumu­la­tive, dans les caté­go­ries pré­ci­tées. Dans ce pro­ces­sus tris­te­ment pré­vi­sible, le moins qu’on puisse attendre des repré­sen­tants du peuple, c’est de contri­buer à éteindre ces tristes feux plu­tôt que les atti­ser. Le piteux débat autour de la mal-nom­mée « crise de l’ac­cueil » n’a hélas pas tou­jours per­mis de satis­faire à ces cri­tères mini­maux de décence démocratique.

Inquiétudes au-delà des conjonctures

Si, comme l’af­firme Mar­cel Gau­chet, les droits de l’Homme ne sont pas une poli­tique, il ne fait en revanche aucun doute que leur res­pect ne peut se conten­ter d’une ges­tion des affaires cou­rantes. Il réclame au contraire une poli­tique active de lutte contre les tro­pismes trop cou­rants menant à leur vio­la­tion. Le res­pect des droits humains, c’est une côte à gra­vir per­pé­tuel­le­ment plu­tôt qu’une pente natu­relle. Or, faut-il le rap­pe­ler, c’est la majo­ri­té de l’an­née 2010 qui a vu la Bel­gique se pas­ser de gou­ver­ne­ment plei­ne­ment com­pé­tent et capable de mettre en place les condi­tions de ce res­pect plu­tôt que de parier sur l’ordre spon­ta­né de la bureaucratie.

Cette double conjonc­ture de dégra­da­tion de la situa­tion éco­no­mique et de carence poli­tique risque d’am­pli­fier nos inquié­tudes et de leur don­ner encore un peu plus de corps. C’est notam­ment dans ce contexte que nous redou­ble­rons de vigi­lance face aux dis­po­si­tifs anti­ter­ro­ristes mis en place en Bel­gique et dans l’en­semble des États euro­péens. Par le flou qui les entoure — et qui n’a rien de contin­gent, mais est au contraire consub­stan­tiel à la dif­fi­cul­té d’ap­pré­hen­der et de cir­cons­crire pré­ci­sé­ment un phé­no­mène aus­si com­plexe — ils sont annon­cia­teurs de dérives inac­cep­tables. « Annon­cia­teur », le mot est d’ailleurs trop faible pour dési­gner tant d’a­bus et d’en­torses avé­rés. De même, les récits des vio­lences poli­cières com­mises en marge du camp No Bor­der et de l’Eu­ro­ma­nif de la fin du mois de sep­tembre ne peuvent que sus­ci­ter l’ef­froi. Par son action juri­dic­tion­nelle, poli­tique et média­tique, la Ligue des droits de l’Homme entend faire de ces bavures aus­si déplo­rables que peu iso­lées une excep­tion hon­teuse plu­tôt qu’un avant-gout des temps à venir.

Des mots et des actes

Ces batailles, nous devrons les mener sur tous les fronts : juri­dic­tion­nels, poli­tiques et média­tiques comme déjà évo­qué, mais éga­le­ment séman­tique. Pour ne prendre qu’un seul exemple, qua­li­fier les bidon­villes, la trans­for­ma­tion de deman­deurs d’aide en sans-abris, la loca­tion d’hô­tels miteux, et les astreintes en der­nier recours de « crise de l’ac­cueil », revient à enté­ri­ner une vision erro­née de la réa­li­té. Il ne s’a­git pas là d’une crise, mais du résul­tat pré­vi­sible d’une poli­tique déli­bé­rée. Un seul mot, une seule expres­sion sont par­fois à même de conden­ser une vision du monde et une inter­pré­ta­tion biai­sée des évè­ne­ments. Aus­si dif­fi­cile et incer­taine soit cette lutte, il s’a­git donc aus­si de contes­ter l’u­sage du terme, son appa­rente évi­dence et ses insup­por­tables sous-entendus.

Ce com­bat séman­tique, la LDH entend d’ailleurs lui don­ner un sens plus large. Il s’a­git de rap­pe­ler à l’É­tat belge — et à l’en­semble de la socié­té — les obli­ga­tions qui lui incombent en ver­tu de la rati­fi­ca­tion de nom­breux trai­tés inter­na­tio­naux aux­quels il a pro­cé­dé. Ce ne sont pas là de simples bouts de chif­fon à sor­tir comme bre­vets de « démo­cra­tie avan­cée » dans les enceintes feu­trées de sau­te­ries inter­na­tio­nales : ce sont des enga­ge­ments forts et contrai­gnants dont les mots sont impor­tants et les vio­la­tions des scan­dales. Qui ne ferait pas confiance à l’im­par­tia­li­té de la LDH en la matière pour­ra uti­le­ment se plon­ger dans l’é­di­fiante lec­ture du rap­port de Tho­mas Ham­mar­berg sur la Bel­gique. Le com­mis­saire aux droits de l’homme du Conseil de l’Eu­rope y évoque la situa­tion des droits humains en Bel­gique en des termes tris­te­ment simi­laires à ceux qui jalonnent ces pages. Dif­fu­sé en juin2009, il n’a mal­heu­reu­se­ment pas pris une ride, ni ins­pi­ré une seule déci­sion poli­tique per­met­tant de répondre aux vio­la­tions recensées.

Enfin, à ceux qui ne voient dans les mili­tants de la LDH que de belles âmes éga­rées en poli­tique, inca­pables d’in­té­grer les logiques de rap­ports de forces qui, seules, y ont cours, enfer­mées dans une sté­rile éthique de la convic­tion, et plus promptes à dénon­cer qu’à pro­po­ser des solu­tions alter­na­tives, il n’y a qu’une seule réponse : la lec­ture. Une visite sur le site inter­net de la LDH ou la consul­ta­tion des textes de cet état des lieux attestent en effet, non seule­ment du carac­tère argu­men­té et juri­di­que­ment fon­dé de nos cri­tiques, mais aus­si de la fai­sa­bi­li­té poli­tique des nom­breuses solu­tions pro­po­sées. À ces réa­listes auto­pro­cla­més, nous rap­pe­lons en outre que l’é­thique de la res­pon­sa­bi­li­té consiste aus­si, et peut-être d’a­bord, à res­pec­ter — et mettre tout en œuvre pour que soient res­pec­tés — les enga­ge­ments que l’on prend, et sin­gu­liè­re­ment lorsque ces enga­ge­ments prennent la forme d’un trai­té international.

Edgar Szoc


Auteur

Edgar Szoc est romaniste et économiste. Il a mené de concert une carrière de journaliste puis de chercheur dans un service d'études syndical avec un engagement associatif dans les Droits de l'Homme - en particulier, les droits économiques, sociaux et culturels - et les radios libres, en tant qu'animateur et administrateur.