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Le ventre d’Iskandara
Quand j’étais gamin, je dévorais les romans d’aventures, en particulier ceux de Rudyard Kipling ou de Pierre Loti. Je rêvais d’être l’un de ces explorateurs pleins de panache – comme ceux de L’Homme Qui Voulut Être Roi, par exemple. Plus que tout, ce que j’admirais chez ces héros, c’était cette constance au travers des péripéties et des latitudes, cette nonchalance affichée quelles que fussent les circonstances, bref, cette aptitude à être partout chez eux.
Ce n’est que bien après qu’il m’est apparu que le « partout » où ce héros – presque toujours blanc – avait le luxe de se sentir « chez soi », était habité d’autres humains, souvent moins blancs, dont c’était le seul « chez soi » et à qui le « partout » demeurait inaccessible. Je ne blâme pas ces héros de mon enfance pour avoir été le produit de leur époque ; simplement, aujourd’hui, j’aimerais pouvoir les rencontrer pour leur demander de prêter plus d’attention à tous ces fantômes sans nom qui peuplaient leur solipsisme d’aventurier, et pour lesquels il n’était probablement qu’un intrus qui parle fort.
« Oh non… Pas encore un de ces satanés labyrinthes !»
Dernières paroles de J.L. Borgès (selon son domestique)
1ère partie : Où il est question d’orchidées et de poésie bengalie
Personne ne pourrait plus dire aujourd’hui comment débuta exactement la controverse d’Iskandara. Sur un point néanmoins le doute n’est pas permis ; la première invective eut pour théâtre les fauteuils moirés du grand fumoir de la Société Royale d’Archéologie, peu de temps après que Brent Magellan s’en fut revenu triomphant d’Abyssinie. On racontait que là-bas, il avait trouvé sept épouses chacune plus belle que la reine de Saba, qu’il y était vénéré à l’égal d’un archange et que la moitié des tribus d’Éthiopie priait chaque jour d’effrayantes idoles d’ébène pour le salut de son âme… Mais on racontait toujours tellement de choses sur les voyages de Brent Magellan ! Et puis, ces péripéties fabuleuses — que du reste il se gardait bien de démentir- semblaient cette fois assez dérisoires face à la seule véritable victoire qu’il venait de remporter. Car, en exhumant le mausolée de Potiphar, Brent Magellan était bel et bien entré dans l’Histoire comme l’égal d’un Schliemann ou d’un Champollion. Le Dr Fenrus Kropp lui-même, qui avait passé quarante années de sa vie à prouver l’inexistence du mausolée, avait dû s’incliner bon gré mal gré devant l’insolence de sa démonstration.
A présent, Brent Magellan s’octroyait quelques semaines de repos dans la métropole ; face aux reporters du Telegraph qui l’interrogeaient sur les affres de l’oisiveté, il évoquait avec un sourire mystérieux sa passion pour les orchidées et la traduction de vieux poèmes érotiques bengalis dont il préparait une édition dûment annotée qui ne manquerait pas de faire rougir les dames. Et naturellement, il confessa qu’il réservait une heure quotidienne à la fréquentation de ses pairs dans le grand salon-fumoir de l’Institut.
Selon les rares témoins qui sont encore de ce monde, il semblerait que ce fut Kropp qui lança l’idée du pari. Au cours d’une conversation à l’heure du brandy, Lord Percival Dravot avait évoqué la cité légendaire d’Iskandara et le vers célèbre de Tennyson : « Quand la nuit s’abolit au pied d’Iskandara… » S’en était suivie une discussion passionnée, où les arguments les plus érudits se mêlaient aux plus romanesques ; quand son tour était venu, Magellan avait rappelé ces pages de Tiberce, dans lesquelles il était question d’une cité blanche comme la lune, creusée dans le roc par la main d’un dieu fou et où une poignée de diadoques séleucides avait reconstitué l’exacte réplique de la Bibliothèque d’Alexandrie, sans qu’il y manquât un seul rouleau de papyrus. Il mentionna également un texte peu connu et quelque peu sacrilège de Zohâr-Al-Shawarî, dans lequel celui-ci affirmait que tous les secrets de l’Univers connu et inconnu étaient rassemblés dans le ventre de la cité d’Iskandara et que pour quiconque pénétrerait en son enceinte, plus aucune des choses de la Nature n’aurait le moindre secret, depuis le frémissement de la brise jusqu’au mouvement des astres, tant et si bien qu’il en deviendrait l’égal du Prophète. Pelagus le Jeune situait la cité au cœur des montagnes de Bactriane, au sommet d’un piton de granit fouetté par des vents glacés ; un labyrinthe impitoyable en ce sens que l’on s’y perd toujours en interdisait l’accès, afin, écrivait-il, que demeurent inviolées les arcanes qui président au sort du Monde. Et Brent Magellan concluait cette savante recension par un large sourire de potache pris en flagrant délit d’érudition.
Fenrus Kropp avait dû surgir de la pénombre et, de ce ton traînant qu’il consacrait indifféremment aux oraisons funèbres et aux nominations académiques, il avait énuméré force contre-arguments très virulents, dont il ressortait que Magellan n’était en somme qu’un poseur romantique aux rêves de midinettes. Magellan s’était contenté de ricaner ; comment être offensé par ce petit homme suant et disgracieux, que rien ne différenciait du premier rat de bibliothèque venu, n’était-ce un œil de verre de mauvaise facture et une odeur infecte de café rance. Mais l’idée du pari lui avait immédiatement plu, presque autant en tous cas que la perspective d’oublier quelque temps les orchidées et la poésie bengalie au profit de frissons plus exaltants.
Le 15 février 1901, Brent Magellan quittait Southampton avec une foi absolue en sa bonne étoile et la certitude d’humilier bientôt pour la seconde fois le pauvre Dr Kropp. Il n’emportait avec lui qu’une carabine Winchester de l’armée anglaise, une boussole en argent et quelques ouvrages de référence qu’il tenait pour indispensables. Le 2 avril, il embarqua sur une felouque de pêcheurs à Port-Saïd. Le 19 avril, il se fit confier un laissez-passer par les autorités portuaires d’Aden et réserva une cabine sur le Queen Parvati, à destination de Mumbai. Et à l’aube du 1er mai enfin, le premier regard qu’il jeta par le hublot se posa sur les colonnes blanches du temple d’Elephanta.
Un mois plus tard, il franchissait la passe de Khyber sous un déluge de boue et arrivait en Afghanistan. Entre-temps, une spectaculaire transformation s’était opérée ; il maîtrisait désormais quelques rudiments d’ourdou et de pachtoune, portait de nuit comme de jour le caftan indigène et partageait avec les marchands de passage à Kaboul l’opium des caravansérails. On cessa bientôt de se méfier de ce nomade aux yeux clairs qui voulait tout savoir sur le Pays de Montagnes Blanches et connaissait tant d’histoires exotiques. La nuit venue, Brent Magellan consignait dans un petit cahier tout ce que la fraternité de l’opium avait pu lui apprendre sur la cité d’Iskandara.
Lorsque cent pages furent ainsi noircies de son écriture précise et nerveuse, Magellan jugea qu’il en savait assez et quitta Ferzerun par la route du Nord. Là, il marcha seul pendant plusieurs semaines entre les innombrables vallées dessinées par les vents de l’Hindu-Kuch et les antédiluviennes colères du démon Prâsananda.
Plus d’une fois, il faillit perdre espoir… Dans ces moments de doute, il lui semblait que l’infinité autour de lui n’était que le signe visible de l’absurdité de sa quête ; que l’immensité tour à tour aride et glacée finirait par le happer tout entier dans son épuisante blancheur ; qu’il en oublierait le temps lui-même et s’abîmerait dans le gouffre d’un présent permanent ; bref, que la poésie bengalie et les orchidées ne manquaient pas d’un certain charme, tout bien réfléchi, si tant est qu’elles eussent existé un jour…
Mais l’on sait bien que la patience des héros finit toujours par être payante ; c’est un peu ce qui les différencie d’ailleurs du commun des mortels…
Le premier signe qui frappa l’esprit encore embrumé de Brent Magellan ce matin-là fut la singulière blancheur de l’aube. Il s’était pourtant accoutumé à ces réveils tremblants dans la solitude des montagnes ; pareil à ces hommes barbus et forts comme des cèdres dont il partageait désormais l’existence silencieuse, il avait appris à ne dormir que d’un œil, à surveiller sans interruption le papillonnement de son brasero, à garder sans cesse le poing serré sur son poignard à lame recourbée, fût-ce au plus profond de ses rêves. A maintes reprises, il avait connu cette stupeur matinale propre aux montagnards du Nord, lorsque commence la danse des ombres ; plus rien n’est familier, les silhouettes s’allongent, le temps reste suspendu, les couleurs se mêlent et les esprits de l’entre-monde traquent les âmes tourmentées… Il connaissait la chanson. Il savait comment déjouer les pièges bleutés de l’aurore. De fait, il n’en était pas à son premier fantôme…
Cependant, cette fois c’était tout autre chose. Cette blancheur n’évoquait aucun autre réveil qu’il eût jamais connu.
Il s’était levé d’un seul bond et s’était mis à scruter les crêtes montagneuses avec plus d’attention. C’était comme si les premiers rayons de soleil lui parvenaient au travers d’un prisme réfringent dissimulé par la ligne brisée de l’horizon. Un dernier col – ironie du sort, celui-là même au pied duquel il s’était effondré la nuit précédente, en proie au découragement et à l’épuisement – lui cachait encore la source de la lueur miraculeuse. Mais Brent Magellan n’était plus pressé maintenant, plus rien ne l’obligeait à courir, il savait fort bien ce qui l’attendait dans l’autre vallée. Peut-être eut-il simplement une pensée amusée pour Fenrus Kropp qui, au même instant, devait respirer la poussière grise d’un quelconque grenier de la Bodleian Library. Mais il est plus probable qu’il ne pensa même pas à Kropp, ni à personne d’autre du reste, quand il alluma son ultime cigarette –c’était le genre d’instant qui nécessitait un peu de mise en scène – et entreprit l’ascension du dernier col.
2ème partie : Où il est question du spleen de l’aventurier et de ses conséquences funestes sur l’élaboration d’un récit d’un voyage… à moins que ce ne soit le contraire
Le retour de Brent Magellan dans les salons de la Société Royale d’Archéologie avait sans conteste été l’un des événements les plus attendus de cette fin d’année 1901. A vrai dire, il ne s’était pas écoulé un jour sans que son nom figurât en bonne place dans les conversations qu’entretenaient quotidiennement dans le grand fumoir, entre carafes de brandy et cartes jaunies, des gentlemen en gibus qui ne voyageaient plus guère que par procuration ou sur des planisphères poussiéreux. La fameuse histoire du pari restait un sujet de choix pour qui voulait briser la solennité des dîners ; chacun avait son opinion sur la question et, si la majorité des sociétaires persistaient à donner Magellan pour gagnant, les partisans de Kropp gagnaient du terrain à mesure que les jours passaient. Du reste, il fallait bien avouer que Magellan avait tout fait pour entretenir le mystère ; nul n’avait plus reçu la moindre nouvelle de lui depuis ce télégramme expédié fin mai d’un avant-poste du Kashmir, et qui se bornait à ces trois mots laconiques : « Suit son cours ».
Aussi, lorsqu’enfin il reparut vers la fin du mois de novembre, à l’heure très précise où l’on versait le thé, l’effervescence fut à son comble. En un instant, les discussions se suspendirent, les tasses furent reposées sur leurs socles de faïence et vingt silhouettes convergèrent d’un même mouvement qui s’efforçait de demeurer flegmatique vers l’antichambre où Magellan venait de se faire annoncer.
La première impression fut que l’aventurier, vêtu d’une redingote à la mode britannique, que rehaussait cependant un imposant bonnet pachtoune très couleur locale, voulait doser ses effets. Dans un premier temps, il se contenta de promener son regard fatigué sur l’assistance. Ce n’est qu’après un premier verre de brandy et une bouffée de cigarillo qu’il consentit à répondre à quelques saluts d’un sourire poli et à serrer les mains plus hardies qui s’aventuraient vers la sienne. Mais son visage bruni et émacié, ainsi que sa silhouette qu’avaient allongée de longues semaines de privation, furent interprétés par tous comme autant de signes qu’il fallait lui accorder quelque répit avant de l’assaillir de questions ; qui pouvait seulement imaginer combien de princesses éplorées et de peuplades orphelines ce sacré Magellan avait abandonnées dans son sillage ! On lui signifia néanmoins par des voies détournées qu’il serait judicieux qu’il prépare une communication au plus vite et monte à la tribune afin d’informer ses pairs de l’issue du pari.
La semaine suivante, Brent Magellan présenta la première partie de son exposé ; il relata avec force détails pittoresques son cheminement jusqu’à la passe de Khyber, son séjour parmi les trafiquants d’opium, les considérations théologiques et métaphysiques qui l’avaient occupé face aux immensités nocturnes et aux cimes enneigées, ainsi que quelques digressions fort plaisantes sur la versification bengalie et l’état d’avancement de ses travaux de traduction. L’assemblée fut, comme à l’accoutumée, séduite par sa rhétorique brillante, son sens inné de l’anecdote et l’irréprochable érudition dont il émaillait son récit avec une pertinence jamais prise en défaut. Cependant, à l’issue des trois heures qui lui avaient été imparties, il n’avait toujours pas entamé le plat de résistance et Iskandara demeurait un point de fuite enfoui dans les brumes du Nord, bien au-delà de l’horizon. Après la séance, on le congratula chaleureusement tout en manifestant une certaine impatience de voir se profiler au loin la forteresse légendaire.
La deuxième séance eut lieu quinze jours plus tard. Magellan introduisit sa causerie par une abondante recension des œuvres de poésie pachtoune consacrées à la région de Ferzerun puis décrivit avec une précision quasiment millimétrique la topographie des premières collines annonciatrices du Pays des Montagnes Blanches. Mais le temps lui manqua à nouveau pour en arriver au point crucial, et les contraintes établies par l’ordre du jour l’obligèrent à suspendre son récit au moment précis où il entamait l’ascension du dernier col. Une fois de plus, il fallut bien saluer son talent rhétorique, mais l’impatience devenait plus palpable et la faction menée par Fenrus Kropp alla jusqu’à émettre publiquement l’hypothèse que les digressions narratives de Magellan n’étaient peut-être qu’une manœuvre franchement grossière visant à « noyer le poisson ». Magellan ne daigna pas répondre à ces attaques ; au lieu de cela, il fit taire les débats par la promesse solennelle d’un dénouement tout proche, après quoi l’on convint d’une nouvelle séance pour le jeudi suivant.
Magellan débuta cette nouvelle séance par une série de développements d’ordre ethnologique sur les tribus des Montagnes Blanches, consacrant une bonne heure à l’étude approfondie des fameux distiques dans lesquels Protuberce d’Ephèse célébrait ces demi-dieux hirsutes, enfants d’Eole et des rochers de Bactriane. Il poursuivit par une énumération exhaustive des chefs de clan en faisant remonter son étude généalogique jusqu’aux premiers Séleucides. Lorsque le moment fut venu de mettre un terme à la séance, il en était arrivé à cette aube fatidique où il avait terminé de gravir le dernier contrefort pour plonger dans une vallée brumeuse où l’on devinait l’ombre de la Cité d’Iskandara. A ce moment, la moitié de l’assemblée avait déjà quitté la salle dans un murmure d’indignation savamment orchestré par l’inévitable Kropp tandis que les plus fervents partisans de Magellan eux-mêmes se demandaient, décidément, où ce diable d’aventurier voulait les mener.
Dans les minutes qui suivirent la clôture de séance, Lord Percival Dravot, qui occupait depuis peu le siège de secrétaire général de la vénérable Société, le prit à part dans le grand salon-fumoir.
« Magellan, lui glissa-t-il en lui tendant la carafe de brandy d’un geste vaguement menaçant, quoique l’expression du visage restât encore dans les limites de ce que l’on pouvait considérer comme amical, je n’ai personnellement rien contre votre manière de jouer avec les nerfs de vos détracteurs… Mais il serait bon que vous mettiez un terme à vos caprices de Shéhérazade et que vous nous livriez la clé de tout ceci ! »
Et avant que Magellan pût formuler la moindre réponse, il ajouta :
« Dans quatre jours, sans faute. Et ne nous décevez pas ! »
A la date et à l’heure fixées par l’injonction du secrétaire général, il régnait dans l’hémicycle une déplaisante atmosphère de corrida. Beaucoup s’étaient rendus à l’hypothèse de Fenrus Kropp et accueillaient l’orateur avec une certaine dose de ressentiment à l’idée d’avoir été menés en bateau. Les autres se répandaient en conjectures sur l’inexplicable procrastination dont semblait souffrir Magellan, d’ordinaire si prompt à faire étalage de ses exploits ; se pouvait-il que l’inépuisable héros fût devenu la proie du spleen, ce mal du siècle que l’on imaginait mal s’accommoder d’un tempérament d’aventurier comme le sien ? Hypothèse inconcevable, sans doute, mais son silence persistant ne l’était-il pas tout autant…
En tous cas, c’est un Brent Magellan visiblement éprouvé qui finit par s’avancer au-devant du pupitre derrière lequel, pour l’occasion, se dressait un tableau noir… un Brent Magellan fiévreux et comme habité, qui observa un silence de deux bonnes minutes avant d’ouvrir la bouche au terme d’un long soupir.
La surprise fut totale. Car Magellan ne prononça pas un seul mot qui eût un quelconque rapport avec son prétendu voyage à Iskandara. Son discours parut totalement incohérent, même aux oreilles de ses plus irréductibles supporters. Il commença par dessiner au tableau noir la forme stylisée d’une flèche, puis entreprit d’en représenter la trajectoire par segments successifs de longueur décroissante. Sur base des symboles cryptiques dont il eut bientôt recouvert toute la surface du tableau – intégrales, dérivées, paraboles et lettres grecques en tous sens –, il évoqua la figure de Zénon d’Elée et exposa le célèbre paradoxe qui porte son nom. Après quoi, il se lança dans un commentaire sur Pelagus le Jeune et son fameux labyrinthe « impitoyable en ce sens que l’on s’y perd toujours » et, insistant particulièrement sur le dernier mot de cette citation, il se perdit un bon moment dans une série de divagations sur le « temps dédoublé », « la puissante illusion de la scansion des jours » et « la malédiction du labyrinthe d’Iskandara ». Arrivé à ce point du récit, plus personne ne l’écoutait, mais il semblait en avoir pris son parti depuis un bon moment déjà.
« Tonnerre, Magellan, venez-en aux faits cette fois ! ordonna Lord Percival Dravot. Etes-vous, oui ou non, allé jusqu’à Iskandara ? ».
Brent Magellan eut un geste de la main à l’adresse de l’auditoire, qui déjà se répandait en quolibets et en sifflements.
« Oui, j’y suis allé.
— Et qu’y avez-vous vu ? »
Un silence se fit. Le visage de Magellan était soudain devenu très grave, c’était l’instant de vérité.
« Ça, je le regrette, déclara-t-il enfin d’une voix qui parvenait à rester assurée malgré la tournure tragique que prenaient les événements, mais je ne suis pas en mesure d’en dire davantage. Du moins pas pour le moment… »
Cet aveu fut l’estoc final et les derniers sceptiques se rallièrent à l’opinion claironnée par Fenrus Kropp : Brent Magellan avait échoué. Et surtout, pire que tout, il avait tenté de les berner.
Dès lors, ce fut la chute. À compter de ce jour, Brent Magellan cessa d’apparaître à la Société Royale d’Archéologie et une cabale, menée par le respectable professeur Kropp avec l’aide d’une poignée de pisse-copies du Telegraph, eut tôt fait de jeter sur sa personne le discrédit du grand public. Brûlé par ceux qui l’avaient encensé, considéré désormais comme un fumiste de la pire espèce, il abandonna jusqu’aux orchidées et à la poésie bengalie et se retira, dit-on, dans un cottage quelque part aux confins des Cornouailles. Et son nom ne tarda pas à disparaître de toutes les mémoires.
3ème partie : Où il faut un peu plus que du Temps à Achille pour rattraper la tortue
Cet oubli dura un peu plus de quatre décennies. Entretemps, quelques empires s’effondrèrent et pas moins de deux boucheries planétaires firent passer aux peuples le goût de l’héroïsme patriotique, aux accents désormais un peu trop prononcés de charnier, au profit d’une réhabilitation de la figure de l’aventurier solitaire.
C’est ainsi qu’au cours de l’été 1946, le prestigieux magazine new-yorkais Features dépêcha en Angleterre l’un de ses plus implacables journalistes d’investigation, en la personne de votre serviteur, avec pour unique mission de localiser la retraite de Magellan et d’obtenir de sa part – et à n’importe quel prix – un entretien exclusif retraçant les épisodes les plus marquants de sa carrière – le point d’orgue étant bien entendu la controverse d’Iskandara et la disparition qui s’ensuivit.
Je ne m’étendrai pas sur les péripéties qui aboutirent finalement à cette rencontre ; qu’il me suffise de dire que je retournai en vain presque chaque pierre du Royaume et qu’alors que j’étais sur le point de renoncer, ce fut Magellan lui-même qui me trouva – et encore les circonstances de notre entrevue furent-elle si improbables qu’il eût été facile d’y voir à l’œuvre quelque puissance fantastique. Cela se passa dans un parc semblable à tant d’autres, dans une petite ville côtière dont le nom importe peu. J’étais assis sur un banc face aux premières rougeurs du crépuscule, envisageant les conséquences possibles d’un échec sur le développement futur de ma carrière, lorsqu’une présence diffuse se fit sentir, qui se matérialisa en la silhouette d’un homme soudain assis à ma droite.
Lorsque je me tournai vers lui, je ressentis un choc. Un rapide calcul m’indiqua que Magellan aurait dû être dans sa neuvième décennie d’existence ; or son visage était en tous points identique à la photographie jaunie datant du début du siècle que j’avais subtilisée dans les archives du journal et sa silhouette évoquait celle d’un homme âgé tout au plus d’une quarantaine d’années. Avant que je pusse articuler la moindre question, il se mit à parler d’une voix calme et posée, mais dont la fermeté traduisait la volonté de ne pas être interrompu.
« Puisque vous avez parcouru la moitié du globe pour me trouver, je pense que la moindre des corrections est que je ne vous fasse pas languir davantage », commença-t-il.
« Tous tant que nous sommes, sommes des voyageurs. Quand bien même croirions-nous être absolument sédentaires, au point de passer l’entièreté de notre existence assis sur un rocher à regarder s’écouler la même rivière, il est un voyage auquel nous ne pourrions échapper et c’est celui qui nous fait traverser le Temps. Que notre rapport au Temps soit fluidité et écoulement, cela nous semble chose acquise depuis Héraclite. Mais là où nous nous égarons, c’est lorsque nous imaginons ce Temps comme un fleuve s’écoulant dans une seule direction, de façon immuable et constante, avec la même inexorabilité qui préside à la scansion des horloges, et dont nous éprouverions tous les effets de façon identique et mesurable. Iskandara et son terrible labyrinthe m’ont délivré de cette illusion et je sais désormais que tous les fleuves passés, présents et à venir se confondent en un lit éternel, au sein duquel nous errons chacun selon des géodésiques uniques, le Temps lui-même semblant ralentir ou s’accélérer selon les coordonnées traversées par chaque navigateur. Extraordinaire révélation, certes, mais acquise au prix d’un emprisonnement plus terrible encore. Mais je vous laisse en juger par vous-même…
Je suis effectivement parvenu au pied de la forteresse d’Iskandara par un matin glacé de juin 1901. Un grand portail chryséléphantin fut le dernier obstacle qui me séparât du labyrinthe tant redouté et je n’éprouvai aucune difficulté à actionner l’ingénieux mécanisme qui en commandait l’ouverture. Une fois ce portail franchi, je me retrouvai dans une salle de marbre blanc aux proportions titanesques, où le seul bruit de ma respiration était amplifié jusqu’à l’intolérable. A l’autre extrémité de la salle, à une distance qui devait avoisiner une centaine de mètres, se trouvait un second portail, en ébène cette fois, sur lequel était gravés en lettres rectangulaires couleur or, et dans une langue métissée de Grec hellénistique et de bactrien, les mots suivants :
Ci-sommeille le Ventre de la Connaissance,
Offert à qui pourra vaincre le Labyrinthe
Où le Temps s’incline devant la Ligne Droite.
Et en effet, sur toute la longueur de la salle, en fait de labyrinthe, un tracé rectiligne joignait les deux portes comme une cicatrice noire inscrite sur le pavé immaculé. Mon cœur s’emplit d’allégresse tandis que je fixais mes pas sur cette simple droite, en apparence dénuée de tout piège, portant mes bras en avant en direction de l’ultime porte me séparant de la Connaissance du Monde.
Il me fallut à peine une dizaine de secondes pour franchir les cinquante premiers mètres, mais alors que je m’apprêtais à parcourir la seconde partie du trajet, un phénomène étrange se produisit ; il me sembla que je ralentissais à chacun de mes pas, tant et si bien qu’un même laps de temps s’écoula avant que j’eusse parcouru la moitié des cinquante mètres restants. Sur le moment, j’attribuai cela à une perception distordue résultant de la fatigue accumulée au cours des précédentes semaines, mais la même sensation se reproduisit alors même que je m’attaquais aux vingt-cinq derniers mètres. Bientôt, je ne fus plus qu’à une dizaine de mètres de la porte, et une fois encore le temps semblait s’être écoulé deux fois plus lentement, comme enroulé en spirale autour de la ligne droite que je continuais à suivre. Après ce qui me sembla être de longues minutes, mes mains ne furent plus qu’à quelques mètres de la porte, mais celle-ci demeurait inaccessible. Ces minutes se prolongèrent sans que je ne parvinsse à poser les mains sur le portail ; ce dernier ne semblait plus qu’à quelques centimètres, mais il continuait à se dérober à toutes mes tentatives de le toucher.
Et c’est là que je commençai à saisir l’effroyable particularité du labyrinthe d’Iskandara, et qui le rendait plus insondable que tous les autres labyrinthes, passés, présents et à venir… Car en effet, ce labyrinthe était à la fois infiniment plus simple et plus compliqué que tous ceux qui l’avaient précédé dans l’imagination humaine.
Plus simple car il n’était constitué que d’une seule ligne droite – celle-là même sur laquelle je m’étais précipité dès l’ouverture du portail. Mais aussi infiniment plus compliqué, car si cette ligne droite n’occupait qu’une portion infime de l’espace, il semblait en revanche que le temps lui-même dût s’y plier à l’infini, chaque pas nécessitant deux fois plus de temps que celui qui l’avait précédé…au point qu’à l’instar d’Achille dans le célèbre paradoxe, une durée infinie persistait à séparer l’imprudent voyageur de son issue. Et ainsi fus-je condamné pour une éternité qui n’existe que pour moi, à espérer en vain venir à bout de cette infinitésimale portion de droite. »
— Comment est-ce possible, m’écriai-je (je connaissais bien mon dossier ; assez pour savoir que la disparition de Magellan dans les vallées de Bactriane avait duré en tout et pour tout six mois). Vous étiez de retour à Londres en novembre 1901…
— Détrompez-vous, je ne suis jamais revenu. Je suis toujours là-bas, dans cette même infernale chambre blanche, séparé de la Connaissance du Monde par une porte d’ébène et une fraction de seconde qui refuse de s’annihiler, même si ce « toujours » est déjà passé depuis bien longtemps pour ceux qui comme vous se sont tenus loin d’Iskandara. La seule liberté qui m’ait été consentie est celle du rêve. Dans cette prison terrible où le moindre soupir dure un millénaire, il m’arrive de fermer les yeux et de m’abandonner à quelque chose qui ressemble au sommeil. Je suis alors assailli de visions étranges ; d’éprouvantes marches sur les contreforts de l’Hindu Kush, des Océans interminables, de grands hémicycles remplis d’ombres hostiles autrefois familières ; jusqu’à ce parc fané où nous partageons en cet instant une illusion commune… Quant à vous, vous avancez à travers le lit du Temps selon un chemin qui est inaccessible à mon entendement – dans une portion de son écoulement incommensurable au vortex sans fin qui est désormais ma prison. »
Je m’étais levé d’un seul bond, scandalisé par ces révélations que ma raison se refusait à entendre.
– Mais enfin… m’écriai-je, vous êtes tout de même bien assis à côté de moi, sur ce vieux banc défraichi, à ma raconter cette fable improbable ?
— Mon pauvre ami, ne vous est-il pas venu à l’esprit que j’étais tout simplement en train de vous rêver ? »
Et comme je demeurais interdit, il ajouta :
– Oh, bien entendu, je ne m’attends nullement à ce que vous preniez cette révélation pour argent comptant. Certaines choses sont difficiles à entendre. Du reste, cela importe peu. Par souci d’équité et afin qu’aucun de nous ne se sente lésé, qu’il nous suffise de dire que pour vous, je suis un fantôme en visite et que pour moi, vous n’êtes qu’une ombre dans un rêve. »
Et sur ces mots
Magella
Disparu
Pour de bon, cette fois…
Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que, bien évidemment, je ne publiai jamais mon article sur Magellan– je prétendis avoir suivi sa trace jusqu’au-delà de l’Archipel de Koteng-Kopamba, où un sorcier centenaire perché sur un trône de crânes humains, m’aurait certifié l’avoir dévoré de ses propres crocs au cours d’un rituel trop atroce pour être relaté aux abonnés de Features. J’ignore si mon éditeur me crut, mais l’histoire en resta là.
Cependant, la vérité était à la fois beaucoup plus simple et infiniment plus compliquée : les révélations de Magellan (ou de son fantôme), pour fantastiques qu’elles fussent n’avaient en rien résolu la question à laquelle mon reportage était supposé répondre, à savoir où était Magellan maintenant ? Car si l’on admettait que de son point de vue – et de son seul point de vue — l’Univers se fût figé autour de lui pour l’éternité, pour quiconque d’autre que lui dans ce même Univers, le supplice de Magellan n’avait duré qu’une poignée de secondes, auxquelles quelque chose avait bien dû succéder, quelque chose dont les effets avaient perduré jusqu’à notre maintenant, quelque chose dont malheureusement aucun témoin ne pouvait attester dans la ligne du temps qui était la nôtre. Magellan s’était-il progressivement transformé en poussière au cours de son trajet à travers la grande salle ? S’était-il-il démultiplié, éclaboussant le lit du Temps d’une infinité de Magellans prisonniers, chacun prenant la tangente avec ses propres rêves de fantômes et de traversées ? Ou bien cette question elle-même devenait-elle absurde et dépourvue de sens, les lois secrètes du monde ayant décrété, non sans un certain arbitraire, qu’entre les deux mondes incommensurables de part et d’autre du grand portail d’Iskandara, il était vain de chercher une logique commune autre que celle du rêve.
Mais alors, de Magellan ou moi-même, lequel avait finalement rêvé l’autre ?