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Le ventre d’Iskandara

Numéro 3 Mai 2024 par Pierre Chevalier

mai 2024

Quand j’étais gamin, je dévo­rais les romans d’aventures, en par­ti­cu­lier ceux de Rudyard Kipling ou de Pierre Loti. Je rêvais d’être l’un de ces explo­ra­teurs pleins de panache – comme ceux de L’Homme Qui Vou­lut Être Roi, par exemple. Plus que tout, ce que j’admirais chez ces héros, c’était cette constance au tra­vers des péri­pé­ties et des lati­tudes,  cette non­cha­lance affi­chée quelles que fussent les cir­cons­tances, bref, cette apti­tude à être par­tout chez eux.

Ce n’est que bien après qu’il m’est appa­ru que le « par­tout » où ce héros – presque tou­jours blanc – avait le luxe de se sen­tir « chez soi », était habi­té d’autres humains, sou­vent moins blancs, dont c’était le seul « chez soi » et à qui le « par­tout » demeu­rait inac­ces­sible. Je ne blâme pas ces héros de mon enfance pour avoir été le pro­duit de leur époque ; sim­ple­ment, aujourd’hui, j’aimerais pou­voir les ren­con­trer pour leur deman­der de prê­ter plus d’attention à tous ces fan­tômes sans nom qui peu­plaient leur solip­sisme d’aventurier, et pour les­quels il n’était pro­ba­ble­ment qu’un intrus qui parle fort.

Italique

« Oh non… Pas encore un de ces sata­nés labyrinthes !»

Der­nières paroles de J.L. Bor­gès (selon son domestique)

 

1ère partie : Où il est question d’orchidées et de poésie bengalie

Per­sonne ne pour­rait plus dire aujourd’hui com­ment débu­ta exac­te­ment la contro­verse d’Iskandara. Sur un point néan­moins le doute n’est pas per­mis ; la pre­mière invec­tive eut pour théâtre les fau­teuils moi­rés du grand fumoir de la Socié­té Royale d’Archéologie, peu de temps après que Brent Magel­lan s’en fut reve­nu triom­phant d’Abyssinie. On racon­tait que là-bas, il avait trou­vé sept épouses cha­cune plus belle que la reine de Saba, qu’il y était véné­ré à l’égal d’un archange et que la moi­tié des tri­bus d’Éthiopie priait chaque jour d’effrayantes idoles d’ébène pour le salut de son âme… Mais on racon­tait tou­jours tel­le­ment de choses sur les voyages de Brent Magel­lan ! Et puis, ces péri­pé­ties fabu­leuses — que du reste il se gar­dait bien de démen­tir- sem­blaient cette fois assez déri­soires face à la seule véri­table vic­toire qu’il venait de rem­por­ter. Car, en exhu­mant le mau­so­lée de Poti­phar, Brent Magel­lan était bel et bien entré dans l’Histoire comme l’égal d’un Schlie­mann ou d’un Cham­pol­lion. Le Dr Fen­rus Kropp lui-même, qui avait pas­sé qua­rante années de sa vie à prou­ver l’inexistence du mau­so­lée, avait dû s’incliner bon gré mal gré devant l’insolence de sa démonstration.

A pré­sent, Brent Magel­lan s’octroyait quelques semaines de repos dans la métro­pole ; face aux repor­ters du Tele­graph qui l’interrogeaient sur les affres de l’oisiveté, il évo­quait avec un sou­rire mys­té­rieux sa pas­sion pour les orchi­dées et la tra­duc­tion de vieux poèmes éro­tiques ben­ga­lis dont il pré­pa­rait une édi­tion dûment anno­tée qui ne man­que­rait pas de faire rou­gir les dames. Et natu­rel­le­ment, il confes­sa qu’il réser­vait une heure quo­ti­dienne à la fré­quen­ta­tion de ses pairs dans le grand salon-fumoir de l’Institut.

Selon les rares témoins qui sont encore de ce monde, il sem­ble­rait que ce fut Kropp qui lan­ça l’idée du pari. Au cours d’une conver­sa­tion à l’heure du bran­dy, Lord Per­ci­val Dra­vot avait évo­qué la cité légen­daire d’Iskandara et le vers célèbre de Ten­ny­son : « Quand la nuit s’abolit au pied d’Iskandara… » S’en était sui­vie une dis­cus­sion pas­sion­née, où les argu­ments les plus éru­dits se mêlaient aux plus roma­nesques ; quand son tour était venu, Magel­lan avait rap­pe­lé ces pages de Tiberce, dans les­quelles il était ques­tion d’une cité blanche comme la lune, creu­sée dans le roc par la main d’un dieu fou et où une poi­gnée de dia­doques séleu­cides avait recons­ti­tué l’exacte réplique de la Biblio­thèque d’Alexandrie, sans qu’il y man­quât un seul rou­leau de papy­rus. Il men­tion­na éga­le­ment un texte peu connu et quelque peu sacri­lège de Zohâr-Al-Sha­wa­rî, dans lequel celui-ci affir­mait que tous les secrets de l’Univers connu et incon­nu étaient ras­sem­blés dans le ventre de la cité d’Iskandara et que pour qui­conque péné­tre­rait en son enceinte, plus aucune des choses de la Nature n’aurait le moindre secret, depuis le fré­mis­se­ment de la brise jusqu’au mou­ve­ment des astres, tant et si bien qu’il en devien­drait l’égal du Pro­phète. Pela­gus le Jeune situait la cité au cœur des mon­tagnes de Bac­triane, au som­met d’un piton de gra­nit fouet­té par des vents gla­cés ; un laby­rinthe impi­toyable en ce sens que l’on s’y perd tou­jours en inter­di­sait l’accès, afin, écri­vait-il, que demeurent invio­lées les arcanes qui pré­sident au sort du Monde. Et Brent Magel­lan concluait cette savante recen­sion par un large sou­rire de potache pris en fla­grant délit d’érudition.

Fen­rus Kropp avait dû sur­gir de la pénombre et, de ce ton traî­nant qu’il consa­crait indif­fé­rem­ment aux orai­sons funèbres et aux nomi­na­tions aca­dé­miques, il avait énu­mé­ré force contre-argu­ments très viru­lents, dont il res­sor­tait que Magel­lan n’était en somme qu’un poseur roman­tique aux rêves de midi­nettes. Magel­lan s’était conten­té de rica­ner ; com­ment être offen­sé par ce petit homme suant et dis­gra­cieux, que rien ne dif­fé­ren­ciait du pre­mier rat de biblio­thèque venu, n’était-ce un œil de verre de mau­vaise fac­ture et une odeur infecte de café rance. Mais l’idée du pari lui avait immé­dia­te­ment plu, presque autant en tous cas que la pers­pec­tive d’oublier quelque temps les orchi­dées et la poé­sie ben­ga­lie au pro­fit de fris­sons plus exal­tants.

Le 15 février 1901, Brent Magel­lan quit­tait Sou­thamp­ton avec une foi abso­lue en sa bonne étoile et la cer­ti­tude d’humilier bien­tôt pour la seconde fois le pauvre Dr Kropp. Il n’emportait avec lui qu’une cara­bine Win­ches­ter de l’armée anglaise, une bous­sole en argent et quelques ouvrages de réfé­rence qu’il tenait pour indis­pen­sables. Le 2 avril, il embar­qua sur une felouque de pêcheurs à Port-Saïd. Le 19 avril, il se fit confier un lais­sez-pas­ser par les auto­ri­tés por­tuaires d’Aden et réser­va une cabine sur le Queen Par­va­ti, à des­ti­na­tion de Mum­bai. Et à l’aube du 1er mai enfin, le pre­mier regard qu’il jeta par le hublot se posa sur les colonnes blanches du temple d’Elephanta.

Un mois plus tard, il fran­chis­sait la passe de Khy­ber sous un déluge de boue et arri­vait en Afgha­nis­tan. Entre-temps, une spec­ta­cu­laire trans­for­ma­tion s’était opé­rée ; il maî­tri­sait désor­mais quelques rudi­ments d’ourdou et de pach­toune, por­tait de nuit comme de jour le caf­tan indi­gène et par­ta­geait avec les mar­chands de pas­sage à Kaboul l’opium des cara­van­sé­rails. On ces­sa bien­tôt de se méfier de ce nomade aux yeux clairs qui vou­lait tout savoir sur le Pays de Mon­tagnes Blanches et connais­sait tant d’histoires exo­tiques. La nuit venue, Brent Magel­lan consi­gnait dans un petit cahier tout ce que la fra­ter­ni­té de l’opium avait pu lui apprendre sur la cité d’Iskandara.

Lorsque cent pages furent ain­si noir­cies de son écri­ture pré­cise et ner­veuse, Magel­lan jugea qu’il en savait assez et quit­ta Fer­ze­run par la route du Nord. Là, il mar­cha seul pen­dant plu­sieurs semaines entre les innom­brables val­lées des­si­nées par les vents de l’Hindu-Kuch et les anté­di­lu­viennes colères du démon Prâsananda.

Plus d’une fois, il faillit perdre espoir… Dans ces moments de doute, il lui sem­blait que l’infinité autour de lui n’était que le signe visible de l’absurdité de sa quête ; que l’immensité tour à tour aride et gla­cée fini­rait par le hap­per tout entier dans son épui­sante blan­cheur ; qu’il en oublie­rait le temps lui-même et s’abîmerait dans le gouffre d’un pré­sent per­ma­nent ; bref, que la poé­sie ben­ga­lie et les orchi­dées ne man­quaient pas d’un cer­tain charme, tout bien réflé­chi, si tant est qu’elles eussent exis­té un jour…

Mais l’on sait bien que la patience des héros finit tou­jours par être payante ; c’est un peu ce qui les dif­fé­ren­cie d’ailleurs du com­mun des mortels…

Le pre­mier signe qui frap­pa l’esprit encore embru­mé de Brent Magel­lan ce matin-là fut la sin­gu­lière blan­cheur de l’aube. Il s’était pour­tant accou­tu­mé à ces réveils trem­blants dans la soli­tude des mon­tagnes ; pareil à ces hommes bar­bus et forts comme des cèdres dont il par­ta­geait désor­mais l’existence silen­cieuse, il avait appris à ne dor­mir que d’un œil, à sur­veiller sans inter­rup­tion le papillon­ne­ment de son bra­se­ro, à gar­der sans cesse le poing ser­ré sur son poi­gnard à lame recour­bée, fût-ce au plus pro­fond de ses rêves. A maintes reprises, il avait connu cette stu­peur mati­nale propre aux mon­ta­gnards du Nord, lorsque com­mence la danse des ombres ; plus rien n’est fami­lier, les sil­houettes s’allongent, le temps reste sus­pen­du, les cou­leurs se mêlent et les esprits de l’entre-monde traquent les âmes tour­men­tées… Il connais­sait la chan­son. Il savait com­ment déjouer les pièges bleu­tés de l’aurore. De fait, il n’en était pas à son pre­mier fantôme…

Cepen­dant, cette fois c’était tout autre chose. Cette blan­cheur n’évoquait aucun autre réveil qu’il eût jamais connu.

Il s’était levé d’un seul bond et s’était mis à scru­ter les crêtes mon­ta­gneuses avec plus d’attention. C’était comme si les pre­miers rayons de soleil lui par­ve­naient au tra­vers d’un prisme réfrin­gent dis­si­mu­lé par la ligne bri­sée de l’horizon. Un der­nier col – iro­nie du sort, celui-là même au pied duquel il s’était effon­dré la nuit pré­cé­dente, en proie au décou­ra­ge­ment et à l’épuisement – lui cachait encore la source de la lueur mira­cu­leuse. Mais Brent Magel­lan n’était plus pres­sé main­te­nant, plus rien ne l’obligeait à cou­rir, il savait fort bien ce qui l’attendait dans l’autre val­lée. Peut-être eut-il sim­ple­ment une pen­sée amu­sée pour Fen­rus Kropp qui, au même ins­tant, devait res­pi­rer la pous­sière grise d’un quel­conque gre­nier de la Bodleian Libra­ry. Mais il est plus pro­bable qu’il ne pen­sa même pas à Kropp, ni à per­sonne d’autre du reste, quand il allu­ma son ultime ciga­rette –c’était le genre d’instant qui néces­si­tait un peu de mise en scène – et entre­prit l’ascension du der­nier col.

 

 

2ème partie : Où il est question du spleen de l’aventurier et de ses conséquences funestes sur l’élaboration d’un récit d’un voyage… à moins que ce ne soit le contraire

Le retour de Brent Magel­lan dans les salons de la Socié­té Royale d’Archéologie avait sans conteste été l’un des évé­ne­ments les plus atten­dus de cette fin d’année 1901. A vrai dire, il ne s’était pas écou­lé un jour sans que son nom figu­rât en bonne place dans les conver­sa­tions qu’entretenaient quo­ti­dien­ne­ment dans le grand fumoir, entre carafes de bran­dy et cartes jau­nies, des gent­le­men en gibus qui ne voya­geaient plus guère que par pro­cu­ra­tion ou sur des pla­ni­sphères pous­sié­reux. La fameuse his­toire du pari res­tait un sujet de choix pour qui vou­lait bri­ser la solen­ni­té des dîners ; cha­cun avait son opi­nion sur la ques­tion et, si la majo­ri­té des socié­taires per­sis­taient à don­ner Magel­lan pour gagnant, les par­ti­sans de Kropp gagnaient du ter­rain à mesure que les jours pas­saient. Du reste, il fal­lait bien avouer que Magel­lan avait tout fait pour entre­te­nir le mys­tère ; nul n’avait plus reçu la moindre nou­velle de lui depuis ce télé­gramme expé­dié fin mai d’un avant-poste du Kash­mir, et qui se bor­nait à ces trois mots laco­niques : « Suit son cours ».

Aus­si, lorsqu’enfin il repa­rut vers la fin du mois de novembre, à l’heure très pré­cise où l’on ver­sait le thé, l’effervescence fut à son comble. En un ins­tant, les dis­cus­sions se sus­pen­dirent, les tasses furent repo­sées sur leurs socles de faïence et vingt sil­houettes conver­gèrent d’un même mou­ve­ment qui s’efforçait de demeu­rer fleg­ma­tique vers l’antichambre où Magel­lan venait de se faire annoncer.

La pre­mière impres­sion fut que l’aventurier, vêtu d’une redin­gote à la mode bri­tan­nique, que rehaus­sait cepen­dant un impo­sant bon­net pach­toune très cou­leur locale, vou­lait doser ses effets. Dans un pre­mier temps, il se conten­ta de pro­me­ner son regard fati­gué sur l’assistance. Ce n’est qu’après un pre­mier verre de bran­dy et une bouf­fée de ciga­rillo qu’il consen­tit à répondre à quelques saluts d’un sou­rire poli et à ser­rer les mains plus har­dies qui s’aventuraient vers la sienne. Mais son visage bru­ni et éma­cié, ain­si que sa sil­houette qu’avaient allon­gée de longues semaines de pri­va­tion, furent inter­pré­tés par tous comme autant de signes qu’il fal­lait lui accor­der quelque répit avant de l’assaillir de ques­tions ; qui pou­vait seule­ment ima­gi­ner com­bien de prin­cesses éplo­rées et de peu­plades orphe­lines ce sacré Magel­lan avait aban­don­nées dans son sillage ! On lui signi­fia néan­moins par des voies détour­nées qu’il serait judi­cieux qu’il pré­pare une com­mu­ni­ca­tion au plus vite et monte à la tri­bune afin d’informer ses pairs de l’issue du pari.

La semaine sui­vante, Brent Magel­lan pré­sen­ta la pre­mière par­tie de son expo­sé ; il rela­ta avec force détails pit­to­resques son che­mi­ne­ment jusqu’à la passe de Khy­ber, son séjour par­mi les tra­fi­quants d’opium, les consi­dé­ra­tions théo­lo­giques et méta­phy­siques qui l’avaient occu­pé face aux immen­si­tés noc­turnes et aux cimes ennei­gées, ain­si que quelques digres­sions fort plai­santes sur la ver­si­fi­ca­tion ben­ga­lie et l’état d’avancement de ses tra­vaux de tra­duc­tion. L’assemblée fut, comme à l’accoutumée, séduite par sa rhé­to­rique brillante, son sens inné de l’anecdote et l’irréprochable éru­di­tion dont il émaillait son récit avec une per­ti­nence jamais prise en défaut. Cepen­dant, à l’issue des trois heures qui lui avaient été impar­ties, il n’avait tou­jours pas enta­mé le plat de résis­tance et Iskan­da­ra demeu­rait un point de fuite enfoui dans les brumes du Nord, bien au-delà de l’horizon. Après la séance, on le congra­tu­la cha­leu­reu­se­ment tout en mani­fes­tant une cer­taine impa­tience de voir se pro­fi­ler au loin la for­te­resse légendaire.

La deuxième séance eut lieu quinze jours plus tard. Magel­lan intro­dui­sit sa cau­se­rie par une abon­dante recen­sion des œuvres de poé­sie pach­toune consa­crées à la région de Fer­ze­run puis décri­vit avec une pré­ci­sion qua­si­ment mil­li­mé­trique la topo­gra­phie des pre­mières col­lines annon­cia­trices du Pays des Mon­tagnes Blanches. Mais le temps lui man­qua à nou­veau pour en arri­ver au point cru­cial, et les contraintes éta­blies par l’ordre du jour l’obligèrent à sus­pendre son récit au moment pré­cis où il enta­mait l’ascension du der­nier col. Une fois de plus, il fal­lut bien saluer son talent rhé­to­rique, mais l’impatience deve­nait plus pal­pable et la fac­tion menée par Fen­rus Kropp alla jusqu’à émettre publi­que­ment l’hypothèse que les digres­sions nar­ra­tives de Magel­lan n’étaient peut-être qu’une manœuvre fran­che­ment gros­sière visant à « noyer le pois­son ». Magel­lan ne dai­gna pas répondre à ces attaques ; au lieu de cela, il fit taire les débats par la pro­messe solen­nelle d’un dénoue­ment tout proche, après quoi l’on convint d’une nou­velle séance pour le jeu­di suivant.

Magel­lan débu­ta cette nou­velle séance par une série de déve­lop­pe­ments d’ordre eth­no­lo­gique sur les tri­bus des Mon­tagnes Blanches, consa­crant une bonne heure à l’étude appro­fon­die des fameux dis­tiques dans les­quels Pro­tu­berce d’Ephèse célé­brait ces demi-dieux hir­sutes, enfants d’Eole et des rochers de Bac­triane. Il pour­sui­vit par une énu­mé­ra­tion exhaus­tive des chefs de clan en fai­sant remon­ter son étude généa­lo­gique jusqu’aux pre­miers Séleu­cides. Lorsque le moment fut venu de mettre un terme à la séance, il en était arri­vé à cette aube fati­dique où il avait ter­mi­né de gra­vir le der­nier contre­fort pour plon­ger dans une val­lée bru­meuse où l’on devi­nait l’ombre de la Cité d’Iskandara. A ce moment, la moi­tié de l’assemblée avait déjà quit­té la salle dans un mur­mure d’indignation savam­ment orches­tré par l’inévitable Kropp tan­dis que les plus fer­vents par­ti­sans de Magel­lan eux-mêmes se deman­daient, déci­dé­ment, où ce diable d’aventurier vou­lait les mener.

Dans les minutes qui sui­virent la clô­ture de séance, Lord Per­ci­val Dra­vot, qui occu­pait depuis peu le siège de secré­taire géné­ral de la véné­rable Socié­té, le prit à part dans le grand salon-fumoir.

« Magel­lan, lui glis­sa-t-il en lui ten­dant la carafe de bran­dy d’un geste vague­ment mena­çant, quoique l’expression du visage res­tât encore dans les limites de ce que l’on pou­vait consi­dé­rer comme ami­cal, je n’ai per­son­nel­le­ment rien contre votre manière de jouer avec les nerfs de vos détrac­teurs… Mais il serait bon que vous met­tiez un terme à vos caprices de Shé­hé­ra­zade et que vous nous livriez la clé de tout ceci ! »

Et avant que Magel­lan pût for­mu­ler la moindre réponse, il ajouta :

« Dans quatre jours, sans faute. Et ne nous déce­vez pas ! »

A la date et à l’heure fixées par l’injonction du secré­taire géné­ral, il régnait dans l’hémicycle une déplai­sante atmo­sphère de cor­ri­da. Beau­coup s’étaient ren­dus à l’hypothèse de Fen­rus Kropp et accueillaient l’orateur avec une cer­taine dose de res­sen­ti­ment à l’idée d’avoir été menés en bateau. Les autres se répan­daient en conjec­tures sur l’inexplicable pro­cras­ti­na­tion dont sem­blait souf­frir Magel­lan, d’ordinaire si prompt à faire éta­lage de ses exploits ; se pou­vait-il que l’inépuisable héros fût deve­nu la proie du spleen, ce mal du siècle que l’on ima­gi­nait mal s’accommoder d’un tem­pé­ra­ment d’aventurier comme le sien ? Hypo­thèse incon­ce­vable, sans doute, mais son silence per­sis­tant ne l’était-il pas tout autant…

En tous cas, c’est un Brent Magel­lan visi­ble­ment éprou­vé qui finit par s’avancer au-devant du pupitre der­rière lequel, pour l’occasion, se dres­sait un tableau noir… un Brent Magel­lan fié­vreux et comme habi­té, qui obser­va un silence de deux bonnes minutes avant d’ouvrir la bouche au terme d’un long soupir.

La sur­prise fut totale. Car Magel­lan ne pro­non­ça pas un seul mot qui eût un quel­conque rap­port avec son pré­ten­du voyage à Iskan­da­ra. Son dis­cours parut tota­le­ment inco­hé­rent, même aux oreilles de ses plus irré­duc­tibles sup­por­ters. Il com­men­ça par des­si­ner au tableau noir la forme sty­li­sée d’une flèche, puis entre­prit d’en repré­sen­ter la tra­jec­toire par seg­ments suc­ces­sifs de lon­gueur décrois­sante. Sur base des sym­boles cryp­tiques dont il eut bien­tôt recou­vert toute la sur­face du tableau – inté­grales, déri­vées, para­boles et lettres grecques en tous sens –, il évo­qua la figure de Zénon d’Elée et expo­sa le célèbre para­doxe qui porte son nom. Après quoi, il se lan­ça dans un com­men­taire sur Pela­gus le Jeune et son fameux laby­rinthe « impi­toyable en ce sens que l’on s’y perd tou­jours » et, insis­tant par­ti­cu­liè­re­ment sur le der­nier mot de cette cita­tion, il se per­dit un bon moment dans une série de diva­ga­tions sur le « temps dédou­blé », « la puis­sante illu­sion de la scan­sion des jours » et « la malé­dic­tion du laby­rinthe d’Iskandara ». Arri­vé à ce point du récit, plus per­sonne ne l’écoutait, mais il sem­blait en avoir pris son par­ti depuis un bon moment déjà.

« Ton­nerre, Magel­lan, venez-en aux faits cette fois ! ordon­na Lord Per­ci­val Dra­vot. Etes-vous, oui ou non, allé jusqu’à Iskandara ? ».

Brent Magel­lan eut un geste de la main à l’adresse de l’auditoire, qui déjà se répan­dait en quo­li­bets et en sifflements.

« Oui, j’y suis allé.

— Et qu’y avez-vous vu ? »

Un silence se fit. Le visage de Magel­lan était sou­dain deve­nu très grave, c’était l’instant de vérité.

« Ça, je le regrette, décla­ra-t-il enfin d’une voix qui par­ve­nait à res­ter assu­rée mal­gré la tour­nure tra­gique que pre­naient les évé­ne­ments, mais je ne suis pas en mesure d’en dire davan­tage. Du moins pas pour le moment… »

Cet aveu fut l’estoc final et les der­niers scep­tiques se ral­lièrent à l’opinion clai­ron­née par Fen­rus Kropp : Brent Magel­lan avait échoué. Et sur­tout, pire que tout, il avait ten­té de les berner.

Dès lors, ce fut la chute. À comp­ter de ce jour, Brent Magel­lan ces­sa d’apparaître à la Socié­té Royale d’Archéologie et une cabale, menée par le res­pec­table pro­fes­seur Kropp avec l’aide d’une poi­gnée de pisse-copies du Tele­graph, eut tôt fait de jeter sur sa per­sonne le dis­cré­dit du grand public. Brû­lé par ceux qui l’avaient encen­sé, consi­dé­ré désor­mais comme un fumiste de la pire espèce, il aban­don­na jusqu’aux orchi­dées et à la poé­sie ben­ga­lie et se reti­ra, dit-on, dans un cot­tage quelque part aux confins des Cor­nouailles. Et son nom ne tar­da pas à dis­pa­raître de toutes les mémoires.

 

 

3ème partie : Où il faut un peu plus que du Temps à Achille pour rattraper la tortue

Cet oubli dura un peu plus de quatre décen­nies. Entre­temps, quelques empires s’effondrèrent et pas moins de deux bou­che­ries pla­né­taires firent pas­ser aux peuples le goût de l’héroïsme patrio­tique, aux accents désor­mais un peu trop pro­non­cés de char­nier, au pro­fit d’une réha­bi­li­ta­tion de la figure de l’aventurier solitaire.

C’est ain­si qu’au cours de l’été 1946, le pres­ti­gieux maga­zine new-yor­kais Fea­tures dépê­cha en Angle­terre l’un de ses plus impla­cables jour­na­listes d’investigation, en la per­sonne de votre ser­vi­teur, avec pour unique mis­sion de loca­li­ser la retraite de Magel­lan et d’obtenir de sa part – et à n’importe quel prix – un entre­tien exclu­sif retra­çant les épi­sodes les plus mar­quants de sa car­rière – le point d’orgue étant bien enten­du la contro­verse d’Iskandara et la dis­pa­ri­tion qui s’ensuivit.

Je ne m’étendrai pas sur les péri­pé­ties qui abou­tirent fina­le­ment à cette ren­contre ; qu’il me suf­fise de dire que je retour­nai en vain presque chaque pierre du Royaume et qu’alors que j’étais sur le point de renon­cer, ce fut Magel­lan lui-même qui me trou­va – et encore les cir­cons­tances de notre entre­vue furent-elle si impro­bables qu’il eût été facile d’y voir à l’œuvre quelque puis­sance fan­tas­tique. Cela se pas­sa dans un parc sem­blable à tant d’autres, dans une petite ville côtière dont le nom importe peu. J’étais assis sur un banc face aux pre­mières rou­geurs du cré­pus­cule, envi­sa­geant les consé­quences pos­sibles d’un échec sur le déve­lop­pe­ment futur de ma car­rière, lorsqu’une pré­sence dif­fuse se fit sen­tir, qui se maté­ria­li­sa en la sil­houette d’un homme sou­dain assis à ma droite.

Lorsque je me tour­nai vers lui, je res­sen­tis un choc. Un rapide cal­cul m’indiqua que Magel­lan aurait dû être dans sa neu­vième décen­nie d’existence ; or son visage était en tous points iden­tique à la pho­to­gra­phie jau­nie datant du début du siècle que j’avais sub­ti­li­sée dans les archives du jour­nal et sa sil­houette évo­quait celle d’un homme âgé tout au plus d’une qua­ran­taine d’années. Avant que je pusse arti­cu­ler la moindre ques­tion, il se mit à par­ler d’une voix calme et posée, mais dont la fer­me­té tra­dui­sait la volon­té de ne pas être interrompu.

« Puisque vous avez par­cou­ru la moi­tié du globe pour me trou­ver, je pense que la moindre des cor­rec­tions est que je ne vous fasse pas lan­guir davan­tage », commença-t-il.

« Tous tant que nous sommes, sommes des voya­geurs. Quand bien même croi­rions-nous être abso­lu­ment séden­taires, au point de pas­ser l’entièreté de notre exis­tence assis sur un rocher à regar­der s’écouler la même rivière, il est un voyage auquel nous ne pour­rions échap­per et c’est celui qui nous fait tra­ver­ser le Temps. Que notre rap­port au Temps soit flui­di­té et écou­le­ment, cela nous semble chose acquise depuis Héra­clite. Mais là où nous nous éga­rons, c’est lorsque nous ima­gi­nons ce Temps comme un fleuve s’écoulant dans une seule direc­tion, de façon immuable et constante, avec la même inexo­ra­bi­li­té qui pré­side à la scan­sion des hor­loges, et dont nous éprou­ve­rions tous les effets de façon iden­tique et mesu­rable. Iskan­da­ra et son ter­rible laby­rinthe m’ont déli­vré de cette illu­sion et je sais désor­mais que tous les fleuves pas­sés, pré­sents et à venir se confondent en un lit éter­nel, au sein duquel nous errons cha­cun selon des géo­dé­siques uniques, le Temps lui-même sem­blant ralen­tir ou s’accélérer selon les coor­don­nées tra­ver­sées par chaque navi­ga­teur. Extra­or­di­naire révé­la­tion, certes, mais acquise au prix d’un empri­son­ne­ment plus ter­rible encore. Mais je vous laisse en juger par vous-même…

Je suis effec­ti­ve­ment par­ve­nu au pied de la for­te­resse d’Iskandara par un matin gla­cé de juin 1901. Un grand por­tail chry­sé­lé­phan­tin fut le der­nier obs­tacle qui me sépa­rât du laby­rinthe tant redou­té et je n’éprouvai aucune dif­fi­cul­té à action­ner l’ingénieux méca­nisme qui en com­man­dait l’ouverture. Une fois ce por­tail fran­chi, je me retrou­vai dans une salle de marbre blanc aux pro­por­tions tita­nesques, où le seul bruit de ma res­pi­ra­tion était ampli­fié jusqu’à l’intolérable. A l’autre extré­mi­té de la salle, à une dis­tance qui devait avoi­si­ner une cen­taine de mètres, se trou­vait un second por­tail, en ébène cette fois, sur lequel était gra­vés en lettres rec­tan­gu­laires cou­leur or, et dans une langue métis­sée de Grec hel­lé­nis­tique et de bac­trien, les mots suivants :

Ci-som­meille le Ventre de la Connaissance,

Offert à qui pour­ra vaincre le Labyrinthe

Où le Temps s’incline devant la Ligne Droite.

Et en effet, sur toute la lon­gueur de la salle, en fait de laby­rinthe, un tra­cé rec­ti­ligne joi­gnait les deux portes comme une cica­trice noire ins­crite sur le pavé imma­cu­lé. Mon cœur s’emplit d’allégresse tan­dis que je fixais mes pas sur cette simple droite, en appa­rence dénuée de tout piège, por­tant mes bras en avant en direc­tion de l’ultime porte me sépa­rant de la Connais­sance du Monde.

Il me fal­lut à peine une dizaine de secondes pour fran­chir les cin­quante pre­miers mètres, mais alors que je m’apprêtais à par­cou­rir la seconde par­tie du tra­jet, un phé­no­mène étrange se pro­dui­sit ; il me sem­bla que je ralen­tis­sais à cha­cun de mes pas, tant et si bien qu’un même laps de temps s’écoula avant que j’eusse par­cou­ru la moi­tié des cin­quante mètres res­tants. Sur le moment, j’attribuai cela à une per­cep­tion dis­tor­due résul­tant de la fatigue accu­mu­lée au cours des pré­cé­dentes semaines, mais la même sen­sa­tion se repro­dui­sit alors même que je m’attaquais aux vingt-cinq der­niers mètres. Bien­tôt, je ne fus plus qu’à une dizaine de mètres de la porte, et une fois encore le temps sem­blait s’être écou­lé deux fois plus len­te­ment, comme enrou­lé en spi­rale autour de la ligne droite que je conti­nuais à suivre. Après ce qui me sem­bla être de longues minutes, mes mains ne furent plus qu’à quelques mètres de la porte, mais celle-ci demeu­rait inac­ces­sible. Ces minutes se pro­lon­gèrent sans que je ne par­vinsse à poser les mains sur le por­tail ; ce der­nier ne sem­blait plus qu’à quelques cen­ti­mètres, mais il conti­nuait à se déro­ber à toutes mes ten­ta­tives de le tou­cher.

Et c’est là que je com­men­çai à sai­sir l’effroyable par­ti­cu­la­ri­té du laby­rinthe d’Iskandara, et qui le ren­dait plus inson­dable que tous les autres laby­rinthes, pas­sés, pré­sents et à venir… Car en effet, ce laby­rinthe était à la fois infi­ni­ment plus simple et plus com­pli­qué que tous ceux qui l’avaient pré­cé­dé dans l’imagination humaine.

Plus simple car il n’était consti­tué que d’une seule ligne droite – celle-là même sur laquelle je m’étais pré­ci­pi­té dès l’ouverture du por­tail. Mais aus­si infi­ni­ment plus com­pli­qué, car si cette ligne droite n’occupait qu’une por­tion infime de l’espace, il sem­blait en revanche que le temps lui-même dût s’y plier à l’infini, chaque pas néces­si­tant deux fois plus de temps que celui qui l’avait précédé…au point qu’à l’instar d’Achille dans le célèbre para­doxe, une durée infi­nie per­sis­tait à sépa­rer l’imprudent voya­geur de son issue. Et ain­si fus-je condam­né pour une éter­ni­té qui n’existe que pour moi, à espé­rer en vain venir à bout de cette infi­ni­té­si­male por­tion de droite. »

— Com­ment est-ce pos­sible, m’écriai-je (je connais­sais bien mon dos­sier ; assez pour savoir que la dis­pa­ri­tion de Magel­lan dans les val­lées de Bac­triane avait duré en tout et pour tout six mois). Vous étiez de retour à Londres en novembre 1901…

— Détrom­pez-vous, je ne suis jamais reve­nu. Je suis tou­jours là-bas, dans cette même infer­nale chambre blanche, sépa­ré de la Connais­sance du Monde par une porte d’ébène et une frac­tion de seconde qui refuse de s’annihiler, même si ce « tou­jours » est déjà pas­sé depuis bien long­temps pour ceux qui comme vous se sont tenus loin d’Iskandara. La seule liber­té qui m’ait été consen­tie est celle du rêve. Dans cette pri­son ter­rible où le moindre sou­pir dure un mil­lé­naire, il m’arrive de fer­mer les yeux et de m’abandonner à quelque chose qui res­semble au som­meil. Je suis alors assailli de visions étranges ; d’éprouvantes marches sur les contre­forts de l’Hindu Kush, des Océans inter­mi­nables, de grands hémi­cycles rem­plis d’ombres hos­tiles autre­fois fami­lières ; jusqu’à ce parc fané où nous par­ta­geons en cet ins­tant une illu­sion com­mune… Quant à vous, vous avan­cez à tra­vers le lit du Temps selon un che­min qui est inac­ces­sible à mon enten­de­ment – dans une por­tion de son écou­le­ment incom­men­su­rable au vor­tex sans fin qui est désor­mais ma prison. »

Je m’étais levé d’un seul bond, scan­da­li­sé par ces révé­la­tions que ma rai­son se refu­sait à entendre.

– Mais enfin… m’écriai-je, vous êtes tout de même bien assis à côté de moi, sur ce vieux banc défrai­chi, à ma racon­ter cette fable improbable ?

— Mon pauvre ami, ne vous est-il pas venu à l’esprit que j’étais tout sim­ple­ment en train de vous rêver ? »

Et comme je demeu­rais inter­dit, il ajouta :

– Oh, bien enten­du, je ne m’attends nul­le­ment à ce que vous pre­niez cette révé­la­tion pour argent comp­tant. Cer­taines choses sont dif­fi­ciles à entendre. Du reste, cela importe peu. Par sou­ci d’équité et afin qu’aucun de nous ne se sente lésé, qu’il nous suf­fise de dire que pour vous, je suis un fan­tôme en visite et que pour moi, vous n’êtes qu’une ombre dans un rêve. »

Et sur ces mots

Magel­la

Dis­pa­ru

Pour de bon, cette fois… 

Le lec­teur ne sera pas sur­pris d’apprendre que, bien évi­dem­ment, je ne publiai jamais mon article sur Magel­lan– je pré­ten­dis avoir sui­vi sa trace jusqu’au-delà de l’Archipel de Koteng-Kopam­ba, où un sor­cier cen­te­naire per­ché sur un trône de crânes humains, m’aurait cer­ti­fié l’avoir dévo­ré de ses propres crocs au cours d’un rituel trop atroce pour être rela­té aux abon­nés de Fea­tures. J’ignore si mon édi­teur me crut, mais l’histoire en res­ta là.

Cepen­dant, la véri­té était à la fois beau­coup plus simple et infi­ni­ment plus com­pli­quée : les révé­la­tions de Magel­lan (ou de son fan­tôme), pour fan­tas­tiques qu’elles fussent n’avaient en rien réso­lu la ques­tion à laquelle mon repor­tage était sup­po­sé répondre, à savoir où était Magel­lan main­te­nant ? Car si l’on admet­tait que de son point de vue – et de son seul point de vue — l’Univers se fût figé autour de lui pour l’éternité, pour qui­conque d’autre que lui dans ce même Uni­vers, le sup­plice de Magel­lan n’avait duré qu’une poi­gnée de secondes, aux­quelles quelque chose avait bien dû suc­cé­der, quelque chose dont les effets avaient per­du­ré jusqu’à notre main­te­nant, quelque chose dont mal­heu­reu­se­ment aucun témoin ne pou­vait attes­ter dans la ligne du temps qui était la nôtre. Magel­lan s’était-il pro­gres­si­ve­ment trans­for­mé en pous­sière au cours de son tra­jet à tra­vers la grande salle ? S’était-il-il démul­ti­plié, écla­bous­sant le lit du Temps d’une infi­ni­té de Magel­lans pri­son­niers, cha­cun pre­nant la tan­gente avec ses propres rêves de fan­tômes et de tra­ver­sées ? Ou bien cette ques­tion elle-même deve­nait-elle absurde et dépour­vue de sens, les lois secrètes du monde ayant décré­té, non sans un cer­tain arbi­traire, qu’entre les deux mondes incom­men­su­rables de part et d’autre du grand por­tail d’Iskandara, il était vain de cher­cher une logique com­mune autre que celle du rêve.

Mais alors, de Magel­lan ou moi-même, lequel avait fina­le­ment rêvé l’autre ?

Pierre Chevalier


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