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« Le Ventoux est à nous »

Numéro 12 Décembre 2009 par Bernard Duterme

décembre 2009

8  juillet 2009, ascension du Mont Ventoux, kilomètre 11,2. À même le bitume, dans le sens de la montée, de grandes lettres majuscules tracées récemment et soigneusement à la peinture blanche : enfants de bedoin, le Ventoux est à nous. Sur la droite, en quatre traits tout simples, un petit dessin, comme une signature, une sorte de cachet qui […]

8  juillet 2009, ascension du Mont Ventoux, kilomètre 11,2. À même le bitume, dans le sens de la montée, de grandes lettres majuscules tracées récemment et soigneusement à la peinture blanche : enfants de bedoin, le Ventoux est à nous. Sur la droite, en quatre traits tout simples, un petit dessin, comme une signature, une sorte de cachet qui authentifie la déclaration et qui semble évoquer le dôme de l’église locale. Au beau milieu des graffitis d’encouragement au prochain vainqueur du Tour de France, à « Fred et Luc », à « Sabine mollets d’acier » ou à un club de cyclosportifs flamands — pléonasme — venus en découdre dans le Vaucluse, le changement de ton et de registre saute aux yeux.

Faut dire qu’à cet endroit, au kilomètre 11,2, tu es « dans le dur » du Ventoux, certes loin encore des vents déséquilibrants de l’approche du sommet du Mont chauve, à peine sorti des chaleurs décourageantes des premiers kilomètres, mais surtout au cœur de ce tronçon boisé infernal qui, sans répit aucun, une dizaine de kilomètres durant, te colle toi et ton vélo — un bon quintal à vous deux — sur une pente qui oscille entre 9 et 11%.

Bref, tu plafonnes à 10 kilomètre par heure, voire à 9 ou à 8. Tout le temps de lire tout ce qui se lit, sur la route et aux alentours. L’effort est total. À chaque tour de pédale, tu penches pour le sage abandon : « Préserver ton cœur », « ne pas commettre d’imprudence ». Plus tôt que redouté, tu en viens à te demander ce que tu peux bien foutre là, t’as pas d’entraînement, pour qui tu te prends, minable. Si l’humilité t’était étrangère, tu l’apprends. La douleur — que tu qualifieras de « sublime » une fois au sommet — obnubile. Trop essoufflé pour t’alimenter, trop expérimenté pour vider les bidons. T’es déjà « dans le rouge », bientôt « dans le cirage ». Tu penses moins vite.

Et puis, inattendu, sur la route, ce cri de ralliement : enfants de bedoin, le Ventoux est à nous. Bedoin, c’est ce village « au pied du Géant de Provence » d’où tu es parti tout à l’heure. Ce qui ne fait pas de toi bien sûr un gars du pays. Ce message ne t’est donc pas adressé, pas plus que celui, plus bas, qui disait : « Roro, tu es un champion ! » Pas « directement » adressé, en tout cas. Car tu en viens tout doucement à comprendre que cette affirmation d’appartenance, c’est aussi une façon de te rappeler que ce Ventoux n’est pas à toi. OK. ça confirme ce que tu te disais à l’instant… Trop dur.

Au-delà, malgré l’esprit embué, tu devines aussi que c’est contre toi, (cyclo-)touriste envahissant qui t’es attribué le droit de t’attaquer à la fierté régionale sans en référer aux « enfants de Bedoin », que cet avertissement est peut-être dirigé. Sentiment d’autochtone abusé que tu conçois facilement, toi qui n’as jamais avalé le « Merveilleuse terre de vacances » affiché à l’entrée de ta propre Ardenne quand tu étais gosse.

Mais une autre inscription sur le bitume, en grandes lettres blanches, estampillée du même logo que la précédente, te ramène à plus de vraisemblance : non au parc. Ah bon. Une opposition locale à un projet extérieur donc. Ou perçu comme tel. Un parc naturel ? Éolien ? D’attraction ? D’activités ? Peu importe, on vérifiera.

Toujours est-il que tu es bien content de tomber là sur… l’expression d’une action collective conflictuelle. ça déculpabilise le sociologue tiers-mondiste en congé et, mine de rien, ça nous a fameusement rapprochés du kilomètre 12. À plus que 9 kilomètre et demi du sommet !

Et puis le doute te prend : ton a priori positif à l’égard de ces slogans n’est-il pas déplacé ? C’est sûr, les mêmes proférés en Amérique latine, en Amazonie péruvienne ou sur les hauts-plateaux guatémaltèques, sont repris en chœur par les militants de la solidarité internationale : enfants de San Marcos (ou d’ailleurs), cette terre est la nôtre.

Affirmation identitaire, sociale et économique. Souveraineté indigène et populaire sur les richesses naturelles. Opposition locale et légitime aux projets — conservationnistes, touristiques, extractifs… — d’investisseurs extérieurs.

Ici en France, la donne sociale est bien sûr différente. Et les enjeux ? L’appel aux « enfants de Bedoin » est-il autre chose que la manifestation dangereuse d’un sous-localisme réactionnaire, genre « Chasse, pêche et tradition » ? D’un frileux réflexe Nimby (Not in my back yard)? D’un souverainisme féodal à la Philippe De Villiers ? D’une écologie étroite de préservation ? D’un « Les Bedoinais d’abord ! » façon Jean-Marie Le Pen (populaire dans la région)? On vérifiera.

Mais, alors que — ça y est ! — ton compteur indique que le kilomètre 12 est atteint et le treizième à peine entamé, te reviennent à l’esprit les propos de Rafael Correa, le président de l’Équateur, ancien pensionnaire du Cetri (comme on s’aime à le répéter, nous l’actuel personnel de ce petit centre d’étude Nord-Sud), qui qualifiaient encore récemment les revendications des leaders indigènes de son pays, d’«infantilisme et de gauchisme irresponsables ». Des revendications locales contre des projets extérieurs qui, à un océan de distance, nous apparaissaient pourtant bien légitimes.

Mais comment critiquer un président élu et réélu démocratiquement, ancien pensionnaire du Cetri (je l’ai déjà dit?), et qui vient de réclamer devant l’assemblée des Nations unies l’abolition du FMI pour dégâts commis dans les pays du Sud… par l’imposition de projets extérieurs, en dépit des oppositions locales ?

À n’en point douter, il y a « opposition locale » et « opposition locale ». Puissante conclusion ! Mais est-ce vraiment le moment de trancher ? Tu es dans le Ventoux. Tu es en vacances. Tu en baves. Tes capacités de discernement sont proches de zéro. Demande-toi plutôt comment, si tu finis par vaincre cette saloperie de « col mythique », tu vas bien pouvoir raconter tes exploits cyclistes au retour. (9  juillet 2009)

Bernard Duterme


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