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Le tutorat du père aux pairs

Numéro 9 Septembre 2009 par Bernard De Backer

septembre 2009

Depuis le milieu des années quatre-vingt, avec le déve­lop­pe­ment de la for­ma­tion en alter­nance et des dis­po­si­tifs de sou­tien aux appre­nants fra­gi­li­sés, le tuto­rat est un thème de plus en plus pré­sent dans les milieux de l’en­sei­gne­ment, de la for­ma­tion, du tra­vail et de l’in­ser­tion socio­pro­fes­sion­nelle. Suc­cé­dant de manière loin­taine au com­pa­gnon­nage, le tuto­rat s’est d’a­bord déve­lop­pé dans le monde de l’en­sei­gne­ment, ceci dès l’aube des temps modernes. Mais ces formes sco­laires ont connu des trans­for­ma­tions pro­fondes, révé­la­trices des muta­tions de la matrice qui struc­tu­rait une de ses fonc­tions prin­ci­pales, la socia­li­sa­tion des élèves. Il est dès lors utile de faire un détour par l’his­toire du tuto­rat sco­laire pour mieux com­prendre sa dif­fu­sion en milieu de tra­vail, car ce sont notam­ment les échanges croi­sés entre sphères de l’é­du­ca­tion, de la for­ma­tion et de la pro­duc­tion qui éclairent sa crois­sance et ses moda­li­tés actuelles.

Il est inté­res­sant de rap­pe­ler que le terme tuteur signi­fie à l’origine « défen­seur, pro­tec­teur, gar­dien ». Sa pre­mière accep­tion en langue fran­çaise est juri­dique et désigne « celui qui est char­gé léga­le­ment de veiller sur un mineur, de gérer ses biens et de le repré­sen­ter dans les actes juri­diques ». Le tuteur est donc au départ un sub­sti­tut du père, dans les socié­tés où l’autorité paren­tale s’identifie à celle du pater fami­lias. L’usage de ce terme dans le domaine de l’enseignement, plus récent, découle de ce sens ori­gi­nel : en l’absence, en relais ou à défaut du pro­fes­seur — que l’on appe­lait maître — c’est le tuteur qui est char­gé d’assurer la fonc­tion d’enseignement et d’éducation. Ain­si, à par­tir du XVIIe siècle, plu­sieurs expé­riences de tuto­rat sco­laire sont mises en place dans la fou­lée de l’œuvre du grand péda­gogue uto­piste tchèque Come­nius (Jan Amos Komens­ky) auteur de la célèbre maxime : « Qui enseigne aux autres s’instruit lui-même. »

L’enseignement mutuel

Les modèles de tuto­rat sco­laire qui se sont déve­lop­pés de l’Ancien Régime à la fin du XIXe siècle, notam­ment dans le cadre de l’éducation popu­laire, sont sou­vent très struc­tu­rés et hié­rar­chi­sés, voire mili­ta­ri­sés. Ain­si, les Frères des écoles chré­tiennes du XVIIe siècle, ins­pi­rés par Charles Demia, sub­di­vi­se­ront les classes en divi­sions où opé­re­ront, en sus du maître, des tuteurs nom­més répé­ti­teurs, offi­ciers, obser­va­teurs et admo­ni­teurs. Bref, la petite socié­té sco­laire est à l’image de la grande (ou plu­tôt de ce que l’on sou­haite qu’elle soit): hié­rar­chi­sée, inéga­li­taire, dis­ci­pli­née et reli­gieuse. L’on retrouve d’autres pro­jets de ce type comme l’école de Paw­let, elle aus­si très mili­ta­ri­sée — avec uni­formes et grades — et fai­sant un appel encore plus grand à une fonc­tion tuto­rale, le « moni­to­rat ». Dans cer­tains cas, le tuteur est appe­lé « le ministre du maître », ce qui indique bien le lien de subor­di­na­tion exis­tant entre les dif­fé­rents pro­ta­go­nistes de la rela­tion tuto­rale. Le mot ministre désigne en effet (à cette époque du moins) « celui qui est char­gé d’exécuter une tâche pour le ser­vice de quelqu’un, d’accomplir le des­sein d’autrui ». Le tuteur est donc au maître ce que le ministre est au roi — ce qui nous ren­voie au sens ori­gi­nel du mot tuteur, soit le sub­sti­tut du Père. Le sens et le savoir viennent d’en haut, à charge du maître de le trans­mettre direc­te­ment ou par l’intermédiaire de ses ministres…

D’autres pro­jets, par­fois plus laïcs que ceux des Frères, iront dans le même sens, même si le réfé­rent reli­gieux est moins pré­gnant. C’est notam­ment le cas de l’enseignement mutuel déve­lop­pé d’abord en Angle­terre, puis en France au XIXe siècle. Ici éga­le­ment, la sub­di­vi­sion hié­rar­chique des classes et des élèves-tuteurs est la règle, le modèle très struc­tu­ré, même si c’est l’esprit de la Révo­lu­tion de 1789 qui a insuf­flé son pro­jet d’un plan géné­ral d’éducation pour tous, por­té par une asso­cia­tion laïque qui sou­haite « répandre les lumières ». Le tuto­rat est une pièce maî­tresse du pro­jet, comme son nom l’indique, et les tuteurs appe­lés moni­teurs sont sub­di­vi­sés en moni­teurs géné­raux, moni­teurs par­ti­cu­liers et conduc­teurs char­gés de la dis­ci­pline. L’enseignement est très codi­fié, ponc­tué de coups de sif­flet et autres son­nettes, l’éducation morale et civique for­te­ment valo­ri­sée. Que l’école soit laïque ou reli­gieuse, nous sommes dans le modèle de trans­mis­sion des savoirs et de « conver­sion » des indi­vi­dus pour les arra­cher à leur com­mu­nau­té1. Le tuto­rat est dans ce contexte un moyen per­met­tant de dif­fu­ser les connais­sances, d’assurer la socia­li­sa­tion et de main­te­nir la dis­ci­pline, avec la par­ti­ci­pa­tion active des élèves. Il opère comme cour­roie de trans­mis­sion, inter­mé­diaire subor­don­né entre le maître et l’élève.

Le suc­cès des dif­fé­rentes formes d’enseignement mutuel dans l’Europe de la révo­lu­tion indus­trielle tient à plu­sieurs fac­teurs conju­gués : éco­no­miques, sociaux et péda­go­giques. Face aux besoins crois­sants en matière d’éducation, le recours au tuto­rat per­met de pal­lier le manque d’enseignants et de per­son­nel d’encadrement, de faire fonc­tion­ner l’école avec un mini­mum de moyens finan­ciers. Il per­met par ailleurs, en créant une socié­té sco­laire très struc­tu­rée et hié­rar­chi­sée, de façon­ner l’ordre social au sein de l’école, d’assurer l’autorité des maîtres et d’inculquer des valeurs morales et civiques. Enfin, last but not least, le recours au tuto­rat est légi­ti­mé par des rai­sons d’ordre péda­go­gique : les élèves sont davan­tage impli­qués, acti­vés et moti­vés. L’apprentissage s’en trouve amé­lio­ré et la trans­mis­sion des connais­sances rationalisée.

L’école nouvelle

Durant le siècle qui sui­vra, les modèles péda­go­giques vont se trans­for­mer radi­ca­le­ment, de même que les concep­tions de la socia­li­sa­tion aux­quelles ils sont inti­me­ment asso­ciés. Le tuto­rat en subi­ra bien enten­du l’impact. À tra­vers les tra­vaux de pion­niers uto­pistes et liber­taires, de péda­gogues bien connus comme l’Américain Dewey, le Fran­çais Cla­pa­rède, l’Italienne Mon­tes­so­ri, sans oublier Frei­net ou Decro­ly, c’est toute la concep­tion de l’école qui se trouve lit­té­ra­le­ment ren­ver­sée. Pour faire court, le modèle trans­mis­sif axé sur le maître laisse pro­gres­si­ve­ment la place au modèle inter­actif cen­tré sur l’élève, don­nant une impor­tance capi­tale à l’expérimentation et au « construc­ti­visme » pédagogique.

L’école tra­di­tion­nelle est en effet per­çue comme une entre­prise de dres­sage où les capa­ci­tés créa­trices et les besoins de l’élève-objet sont bri­més, où la hié­rar­chie brime la soli­da­ri­té et l’égalité2. Il convient dès lors de recen­trer l’école nou­velle sur l’enfant-sujet et de sti­mu­ler sa créa­ti­vi­té, son auto­no­mie et sa socia­li­té. Dans ce contexte, on le com­pren­dra, le tuto­rat sera mis en œuvre d’une manière toute dif­fé­rente. Plu­tôt que d’être une cour­roie de trans­mis­sion, il est conçu comme une entraide et un accom­pa­gne­ment indi­vi­dua­li­sé, dans le cadre d’un pro­ces­sus édu­ca­tif qui se veut « sur mesure », ceci au sein d’une com­mu­nau­té sco­laire qui doit fonc­tion­ner de manière démo­cra­tique selon les prin­cipes du self govern­ment.

De maître, l’enseignant devient « chef d’orchestre », impul­seur, éveilleur et ani­ma­teur de la com­mu­nau­té sco­laire démo­cra­tique. La notion d’interaction devient dès lors cen­trale, ain­si que celle d’expérience, comme l’Américain Dewey le sou­li­gne­ra for­te­ment, lui qui conce­vait l’éducation comme « une recons­truc­tion conti­nuelle de l’expérience ». En pous­sant les choses jusqu’au bout de leur logique, on peut avan­cer que le maître a désor­mais lais­sé la place à l’expérience comme source du savoir, ce que résume bien l’expression « lear­ning by doing ». Comme l’affirmait Mon­tes­so­ri, qui était membre de la Socié­té théo­so­phique, l’enfant devient l’«ouvrier de sa propre per­son­na­li­té » et il faut dès lors éla­bo­rer un dis­po­si­tif per­met­tant le déve­lop­pe­ment de ce construc­ti­visme pédagogique.

L’entraide réci­proque, la coopé­ra­tion entre les élèves au sein de la « répu­blique sco­laire », l’apprentissage de l’autonomie et de la res­pon­sa­bi­li­té, le par­tage de l’autorité, la sti­mu­la­tion de la créa­ti­vi­té, la socia­li­sa­tion dans de petits groupes de pairs… seront les argu­ments invo­qués pour déve­lop­per le tuto­rat dans « l’École nou­velle ». Nous nous situons donc — de manière idéal­ty­pique bien sûr — aux anti­podes des moni­teurs de l’enseignement mutuel. De manière signi­fi­ca­tive, les pro­jets les plus radi­caux condui­ront à la dis­pa­ri­tion de l’enseignant (le maître étant déjà pas­sé à la trappe) qui ne sera plus que l’animateur du groupe d’élèves. Les élèves seront donc conduits à assu­mer une part de la fonc­tion ensei­gnante en étant tuteurs à tour de rôle. Une des grandes modi­fi­ca­tions contem­po­raines de la fonc­tion réside dans son « hori­zon­ta­li­sa­tion », comme le laisse entendre le terme d’accompagnement sou­vent uti­li­sé à son pro­pos. Il est frap­pant, de ce point de vue, de consta­ter la pré­sence domi­nante des images illus­trant la fonc­tion tuto­rale aujourd’hui, mon­trant deux indi­vi­dus côte à côte, devant un éta­bli, un ordi­na­teur ou un bureau.

Nous sommes donc pro­gres­si­ve­ment pas­sés, comme dans d’autres domaines de la vie sociale, d’un tuto­rat ver­ti­cal de trans­mis­sion à un tuto­rat hori­zon­tal d’interaction, d’un tuto­rat par les pères (leurs sub­sti­tuts, plus exac­te­ment) à un tuto­rat par les pairs (« peer tuto­ring »). On ne peut dès lors iso­ler la pro­blé­ma­tique du tuto­rat de celle de la socia­li­sa­tion en géné­ral, les modi­fi­ca­tions dans la struc­ture de celle-ci se réper­cu­tant dans la mise en œuvre de celle-là (et inver­se­ment). Les péda­gogues et les réfor­ma­teurs qui ont valo­ri­sé et concep­tua­li­sé le tuto­rat l’ont d’ailleurs tou­jours asso­cié à des consi­dé­ra­tions sociales et poli­tiques, qu’elles soient d’émancipation ou de contrôle.

Learning by doing, learning through teaching

À côté de ces trans­for­ma­tions radi­cales, par­fois uto­piques de l’école nou­velle3, le tuto­rat se déve­lop­pe­ra éga­le­ment de manière plus prag­ma­tique dans la seconde par­tie du XXe siècle. C’est sur­tout aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons que les ver­tus du Lear­ning Through Tea­ching (LTT) connaî­tront une large dif­fu­sion, plus axé sur l’apprentissage que sur l’enseignement. Sa prin­ci­pale moti­va­tion rési­de­ra dans les ver­tus péda­go­giques de la fonc­tion tuto­rale pour le tuteur, selon le prin­cipe que « les enfants apprennent davan­tage en ensei­gnant à d’autres enfants ». De nom­breux pro­grammes basés sur le LTT seront mis en œuvre aux États-Unis, notam­ment pour lut­ter contre l’échec scolaire.

Dans ce contexte, ce ne sont pas que les « bons élèves » qui sont appe­lés à deve­nir tuteurs, mais aus­si ceux qui sont en dif­fi­cul­té. Dans la mesure où il pro­duit des effets iden­ti­taires (estime de soi, sen­ti­ment de res­pon­sa­bi­li­té) et déve­loppe les capa­ci­tés d’apprentissage, le tuto­rat appa­raît comme un bon vec­teur de lutte contre l’échec sco­laire et de socia­li­sa­tion. Par ailleurs, dans cer­taines écoles dont le public est d’un milieu socio­cul­tu­rel très dif­fé­rent de celui des ensei­gnants, le tuteur sera par­fois plus effi­cace par sa proxi­mi­té cultu­relle avec le tuto­ré. Enfin, comme dans d’autres expé­riences dont nous avons par­lé, la fonc­tion tuto­rale per­met­trait à la fois d’individualiser l’enseignement et de soli­da­ri­ser une com­mu­nau­té scolaire.

D’un autre côté, ce mou­ve­ment plus prag­ma­tique s’intéressera éga­le­ment aux effets du tuto­rat sur les tuto­rés, et notam­ment aux condi­tions d’une bonne pra­tique tuto­rale. Pour que des effets béné­fiques (en termes d’apprentissage, de socia­li­sa­tion…) se fassent sen­tir chez les élèves, il appa­raît néces­saire de struc­tu­rer le tuto­rat et de pré­pa­rer les tuteurs à l’exercice de leur rôle, ce qui sup­pose l’acquisition de cer­taines com­pé­tences tech­niques et pédagogiques.

Divers pro­jets sont déve­lop­pés aujourd’hui dans l’enseignement, dont les hautes écoles4 et les uni­ver­si­tés (UMH, FUNDP, ULB, UCL, Fucam…), de manière interne et/ou externe avec des écoles en dif­fi­cul­té, comme en témoigne le pro­jet Scho­la ULB. Les objec­tifs de ce der­nier pro­jet où des étu­diants de l’ULB vont accom­pa­gner des élèves du secon­daire sont « sou­te­nir les élèves sur le plan du savoir, du savoir-faire et du savoir-être, aider les élèves à se récon­ci­lier avec l’école et retrou­ver confiance en eux ». La visée de socia­li­sa­tion et d’étayage est clai­re­ment affir­mée. C’est aus­si ce que constatent les auteurs d’une étude sur le tuto­rat en Com­mu­nau­té fran­çaise5, com­man­di­tée par la Fon­da­tion Roi Bau­douin qui sou­tient le tuto­rat dans le cadre d’un objec­tif d’intégration des élèves d’origine étran­gère : «[…] le tuto­rat a des impacts posi­tifs sur les conduites sociales des élèves, par­ti­cu­liè­re­ment ceux qui sont issus de milieux défa­vo­ri­sés ou d’origine étran­gère. Grâce au sou­tien indi­vi­dua­li­sé d’un “grand frère”, des élèves se récon­ci­lient avec l’école et retrouvent le goût des études ». La socia­li­sa­tion par iden­ti­fi­ca­tion du tuto­ré au tuteur est expli­ci­te­ment revendiquée.

Alternance et compétence

Le tuto­rat a éga­le­ment connu une crois­sance consi­dé­rable à la fin du XXe siècle en Europe, par le biais de la for­ma­tion par alter­nance qui réunit le monde de l’enseignement et celui de la pro­duc­tion. L’approche en termes de com­pé­tence, cen­trée sur la « capa­ci­té d’agir en situa­tion », a aus­si gagné du ter­rain, ce qui n’a pu que favo­ri­ser des modes d’apprentissage en situa­tion et/ou en milieu de tra­vail. Enfin, les trans­for­ma­tions des pro­ces­sus d’apprentissage exa­mi­nés plus haut au sujet de l’école ont éga­le­ment exer­cé un impact : cen­trage sur l’apprenant et impli­ca­tion active de celui-ci, impor­tance de l’expérience et de l’inter­activité, péda­go­gie construc­ti­viste, etc.

C’est dans les années 1980 que le terme de tuto­rat a été intro­duit dans le monde du tra­vail, au point de deve­nir selon cer­tains un thème « omni­pré­sent » des années nonante, alors qu’il n’était jusque-là uti­li­sé que dans le monde sco­laire. Deux moda­li­tés prin­ci­pales de tuto­rat en milieu de tra­vail sont pré­sentes, selon que le tuto­ré est en situa­tion d’apprentissage (tuto­rat des élèves sta­giaires, per­sonnes en inser­tion socio­pro­fes­sion­nelle avec appren­tis­sage par le tra­vail) ou qu’il est en situa­tion de tra­vail (avec contrat d’emploi). La pre­mière moda­li­té arti­cule l’école et l’entreprise dans un pro­jet de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle6. Il s’agit de la forme la plus déve­lop­pée de tuto­rat aujourd’hui, le rap­pro­che­ment entre le monde du tra­vail et celui de la for­ma­tion ne pou­vant qu’encourager son exten­sion, sans par­ler d’une dimi­nu­tion des moyens accor­dés à l’enseignement qui sont, dans cer­tains cas, contem­po­rains d’un déve­lop­pe­ment des stages en entre­prises. Par ailleurs, le tuto­rat dans les entre­prises et les orga­ni­sa­tions concerne éga­le­ment les nou­veaux tra­vailleurs embau­chés, ain­si que ceux qui se trouvent enga­gés dans un mou­ve­ment de déve­lop­pe­ment de leur qualification.

Pour reprendre les termes de J.-M. Bar­bier, cette der­nière forme de tuto­rat en milieu pro­fes­sion­nel est « l’ensemble des acti­vi­tés mises en œuvre par des pro­fes­sion­nels en situa­tion de tra­vail en vue de contri­buer à la pro­duc­tion ou la trans­for­ma­tion des com­pé­tences pro­fes­sion­nelles de leur envi­ron­ne­ment, jeunes embau­chés ou sala­riés en poste enga­gés dans un pro­ces­sus d’évolution de leur qua­li­fi­ca­tion7 ». On ne peut pas par­ler de tuto­rat lorsque l’accompagnateur du nou­veau tra­vailleur est un pro­fes­sion­nel de la for­ma­tion interne ou externe (« out­sour­cing ») à l’entreprise, mais plu­tôt de coa­ching ou de moni­to­rat. En effet, comme le sou­ligne J.-M Bar­bier dans le même texte, « on tend à par­ler de tuto­rat chaque fois que l’on constate auprès d’agents dont ce n’est pré­ci­sé­ment pas la fonc­tion prin­ci­pale, et pour une durée qui est géné­ra­le­ment limi­tée, la pré­sence d’activités qui contri­buent direc­te­ment à la sur­ve­nance chez d’autres agents de trans­for­ma­tions iden­ti­taires cor­res­pon­dant au champ même de cette fonc­tion prin­ci­pale ». C’est bien parce que le tuteur n’est pas un pro­fes­sion­nel de la for­ma­tion, mais un tra­vailleur occu­pé à d’autres tâches, que le tuto­rat peut avoir des ver­tus iden­ti­fi­ca­trices pour le tuto­ré et for­ma­tives pour le tuteur lui-même (le fameux « effet-tuteur », déjà sou­li­gné par Come­nius au XVIIe siècle).

Expérience, socialisation et réflexivité

Au-delà des déve­lop­pe­ments plus ou moins sépa­rés du tuto­rat dans ces deux lieux d’exercice pri­vi­lé­giés8 que consti­tuent le milieu de l’enseignement et celui de l’entreprise (mar­chande ou non mar­chande), il appa­raît clai­re­ment que des fac­teurs trans­ver­saux plus ou moins conver­gents expliquent sa crois­sance et sa recon­nais­sance contem­po­raine, ceci quel que soit le milieu de mise en œuvre. Comme le sou­ligne l’éditorial de la revue Recherche et for­ma­tion consa­crée au tuto­rat9, « cette crois­sance et cette recon­nais­sance s’inscrivent dans des ten­dances plus larges d’évolution de la for­ma­tion ini­tiale et conti­nue, fai­sant écho elles-mêmes à des muta­tions durables affec­tant les organisations ».

Tout d’abord, l’individualisation des par­cours dans le champ social se mani­feste éga­le­ment dans l’enseignement et la for­ma­tion, ce qui induit des pra­tiques plus cen­trées sur la sin­gu­la­ri­té de l’apprenant. Asso­ciée à l’implication active de celui-ci dans son pro­ces­sus d’apprentissage, elle débouche sou­vent sur des pra­tiques d’accompagnement sur mesure, dont le tuto­rat consti­tue une des expres­sions, avec le coa­ching, la super­vi­sion, le team-buil­ding — ces deux der­niers pou­vant aus­si être cen­trés sur la sin­gu­la­ri­té d’un groupe et non d’un individu.

La valo­ri­sa­tion des habi­le­tés pro­fes­sion­nelles en termes de com­pé­tences, et sin­gu­liè­re­ment de capa­ci­té de « réso­lu­tion de pro­blèmes », encou­rage des for­ma­tions en milieu de tra­vail, ou dans d’autres situa­tions où l’expérience et la construc­tion active de réponses seront sou­te­nues par un aidant, comme le tuteur. Remar­quons par ailleurs que ces deux pre­miers fac­teurs sont pro­fon­dé­ment asso­ciés, les com­pé­tences pro­fes­sion­nelles étant liées à un indi­vi­du, et non à un poste de travail.

En outre, les évo­lu­tions de plus en plus rapides des savoirs et des tech­niques, la spé­cia­li­sa­tion des entre­prises et des orga­ni­sa­tions ne per­mettent plus aux écoles, notam­ment pro­fes­sion­nelles, de dis­po­ser des res­sources (en maté­riel, par exemple) pour assu­rer un ensei­gne­ment tota­le­ment intra-muros. Une par­tie de la for­ma­tion est donc délé­guée au milieu de tra­vail, que ce soit pen­dant les études (stages, y com­pris pour les étu­diants de l’enseignement supé­rieur) ou au début de la vie pro­fes­sion­nelle, ce qui implique sou­vent la mise en place d’un tuto­rat for­mel ou infor­mel, indui­sant un rap­port plus réflexif à la pra­tique, autant dans le chef du tuteur que du tuto­ré10.

Enfin, l’éditorial de la revue Recherche et for­ma­tion consa­crée au tuto­rat remarque à juste titre « la ten­dance à l’éclatement de l’espace tra­di­tion­nel de la for­ma­tion […] et la ten­dance à la mise en place de dis­po­si­tifs de socia­li­sa­tion de carac­tère ensem­blier, conju­guant à la fois espaces, acteurs et acti­vi­tés for­ma­tifs, pro­fes­sion­nels et sociaux, comme on le voit bien dans les dif­fé­rentes formes d’alternances ». Nous avons affaire à une cer­taine défor­ma­li­sa­tion de la for­ma­tion, dans le cadre de la for­ma­tion tout au long de la vie (life­long lear­ning) qui est aus­si une for­ma­tion par­tout dans la vie (life­wide lear­ning), avec ses moda­li­tés dites non for­melles et informelles.

Ce der­nier point est évi­dem­ment inti­me­ment lié à ce qui consti­tue la toile de fond des trans­for­ma­tions et du déve­lop­pe­ment du tuto­rat dans dif­fé­rents milieux, à savoir la forte valo­ri­sa­tion de l’expérience comme source d’apprentissage, que ce soit dans l’enseignement ou dans la sphère pro­duc­tive. Remar­quons que cette valo­ri­sa­tion de l’expérience n’explique pas seule­ment le lear­ning by doing des tuto­rés, mais aus­si le lear­ning by tea­ching des tuteurs, ces der­niers déve­lop­pant des habi­le­tés à tra­vers l’expérience concrète de l’accompagnement tuto­ral. Nous vivons dans une socié­té où l’expérience est cen­trale, comme des auteurs aus­si dif­fé­rents que Dubet ou Gid­dens l’ont sou­li­gné. Ce qui ne signi­fie évi­dem­ment nul­le­ment que cette expé­rience n’est pas infor­mée, struc­tu­rée et gui­dée par des savoirs et des codes. De la même manière, le pas­sage d’un tuto­rat ver­ti­cal à un tuto­rat hori­zon­tal signe un chan­ge­ment majeur de la matrice de socia­li­sa­tion et des besoins d’étayage des indi­vi­dus qui y sont asso­ciés, mais pas l’absence de contrôle. C’est cette conjonc­tion de l’expérience et de l’accompagnement indi­vi­dua­li­sé dans un contexte de fra­gi­li­sa­tion iden­ti­taire et de trans­for­ma­tion rapide des savoirs qui peut rendre compte de la « mon­tée du tuteur ».

Ain­si, le déve­lop­pe­ment du tuto­rat résulte de plu­sieurs fac­teurs intri­qués, par­fois dans le cadre d’une trans­mis­sion inter­gé­né­ra­tion­nelle comme en attestent les pro­jets visant à mobi­li­ser les sor­tants pour accom­pa­gner les nou­veaux entrants. Elle s’effectue dans le cadre plus glo­bal de la « moder­ni­té réflexive », géné­ra­trice de fra­gi­li­sa­tion iden­ti­taire11 et d’autonomie étayée non seule­ment par les tuteurs, mais aus­si par les tra­vailleurs sociaux, coaches, psy­cho­logues et thé­ra­peutes en tout genre. Le para­doxe est dès lors que si le tuteur « monte », c’est de manière de plus en plus hori­zon­tale. Mais les dan­seurs de sir­ta­ki savent bien que l’on peut tout aus­si bien gui­der et contrô­ler ses voi­sins de cette manière…

  1. C’est le « pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel » linéaire et hié­rar­chi­sé ana­ly­sé par Fran­çois Dubet, dans Le déclin de l’institution, c’est-à-dire une manière de pro­duire des indi­vi­dus (« para­doxe matri­ciel » de la moder­ni­té selon Dubet) dans un pro­ces­sus qui va du haut vers le bas, à par­tir de valeurs reli­gieuses ou laïques sup­po­sées situées hors du monde.
  2. On en trouve un témoi­gnage sai­sis­sant dans Le monde d’hier. Sou­ve­nirs d’un Euro­péen, de Ste­fan Zweig (1944): « L’école était une froide machine à ensei­gner, jamais réglée sur l’individu […] en huit ans, jamais un pro­fes­seur ne nous a deman­dé ce que nous dési­rions per­son­nel­le­ment étu­dier, et nous étions tota­le­ment pri­vés de ces encou­ra­ge­ments […]. Ils étaient ins­tal­lés sur leur chaire sur­éle­vée, nous étions en bas, ils nous inter­ro­geaient, nous devions répondre, là se bor­naient nos rela­tions. Car entre le maître et ses élèves, entre la chaire et les bancs, entre le haut et le bas — sépa­ra­tions bien visibles — il y avait l’invisible bar­rière de « l’autorité », qui empê­chait tout contact. »
  3. Voir à ce sujet l’ouvrage d’Olivier Rey, Une folle soli­tude. Le fan­tasme de l’homme auto­cons­truit, Seuil, 2006. L’auteur y fus­tige ce « rêve exal­té et niais d’une huma­ni­té spon­ta­né­ment acquise, que seul le poids des héri­tages empêche de s’épanouir comme il fau­drait ». Compte ren­du dans La Revue nou­velle d’août 2007, Ber­nard De Backer, « L’autonomie à l’épreuve d’elle-même ».
  4. Le décret du 18 juillet 2008 rela­tif à la démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement supé­rieur ins­crit le tuto­rat dans les dis­po­si­tifs à mettre en œuvre par les hautes écoles.
  5. Lepage P. et Romain­ville M., Le tuto­rat en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, Inven­taire des pra­tiques, élé­ments d’évaluation et recom­man­da­tions, Fon­da­tion Roi Bau­douin, mars 2009. Cette étude, qui ne concerne que des pro­jets sou­te­nus par la FRB dans l’enseignement contrai­re­ment à ce que son inti­tu­lé peut don­ner à croire, pêche mal­heu­reu­se­ment par une absence de mise en pers­pec­tive his­to­rique qui débouche sur une « essen­tia­li­sa­tion » du tuto­rat contem­po­rain, hori­zon­tal et interactif.
  6. Pour une ana­lyse des rap­pro­che­ments de l’école tech­nique et pro­fes­sion­nelle avec les entre­prises, induc­trices d’un déve­lop­pe­ment du tuto­rat, voir notam­ment Maroy, « Entre auto­no­mie et assu­jet­tis­se­ment », La Revue nou­velle, mars 1996. Mer­ci à Donat Car­lier d’avoir atti­ré mon atten­tion sur cet article.
  7. Dans J.-M. Bar­bier, « Tuto­rat et fonc­tion tuto­rale : quelques entrées d’analyse ».
  8. Le tuto­rat s’est aus­si déve­lop­pé, sous d’autres noms, dans la vie sociale en dehors de la for­ma­tion et du tra­vail, comme dans les réseaux d’échanges de savoirs, etc.
  9. « La fonc­tion tuto­rale dans les orga­ni­sa­tions édu­ca­tives et les entre­prises », dans Recherche et for­ma­tion, 22, 1996.
  10. Ces termes ne sont pas tou­jours uti­li­sés, car char­gé d’un sens « ver­ti­cal » qui déplaît à d’aucuns. On par­le­ra d’accompagnateur, de réfé­rent de stage, etc.
  11. Comme l’écrit P. Blan­card « Si l’évolution glo­bale de nos socié­tés tend à une fra­gi­li­sa­tion des bases iden­ti­taires tra­di­tion­nel­le­ment dis­po­nibles, com­ment ne pas consi­dé­rer le tuto­rat […] comme faci­li­tant les pro­ces­sus d’identification, per­met­tant le déve­lop­pe­ment d’étayages dans un cadre où l’insertion par le tra­vail sala­rié reste le modèle domi­nant ? » (dans Com­pé­tences à l’œuvre dans l’exercice du tuto­rat, 1996).

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur