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Le tsunami à la télévision

Numéro 3 Mars 2005 par Théo Hachez

mars 2005

La vague a fini de se répandre. Mais à peine. Et déjà, apla­ties sous les écrans des télé­vi­seurs, les régions côtières tou­chées par le raz-de-marée du 26 décembre ont presque ces­sé de se dis­tin­guer de l’u­ni­forme misère d’un tiers monde ici et là pique­té de petits para­dis pour Occi­den­taux exté­nués. Ain­si en quelques jours, en quelques semaines […]

La vague a fini de se répandre. Mais à peine. Et déjà, apla­ties sous les écrans des télé­vi­seurs, les régions côtières tou­chées par le raz-de-marée du 26 décembre ont presque ces­sé de se dis­tin­guer de l’u­ni­forme misère d’un tiers monde ici et là pique­té de petits para­dis pour Occi­den­taux exté­nués. Ain­si en quelques jours, en quelques semaines peut-être, « le » tsu­na­mi nous aurait tel­le­ment dit tout de lui qu’il pei­ne­rait aujourd’­hui à sol­li­ci­ter une atten­tion rétros­pec­tive qui confesse en apar­té sa secrète lassitude.

La revue doit à son rythme men­suel une cer­taine fami­lia­ri­té avec ces cré­pus­cules média­tiques, ces reflux d’un pré­sent un moment sub­mer­gé, dont on aban­donne les décombres pour se pré­ci­pi­ter sur une actua­li­té plus fraiche, lais­sant un public, un moment aler­té et bien­tôt satu­ré, se deman­der benoi­te­ment : n’en a‑t-on pas trop fait avec le raz-dema­rée ? On sait qu’é­plu­cher une telle ques­tion en gar­dant l’oeil sec pour­rait être pris comme une forme de mépris des vic­times et de leurs proches, pré­ma­tu­ré­ment sélec­tion­nés par la fata­li­té pour par­ti­ci­per mal­gré eux à la finale du grand hit parade des mal­heurs d’un siècle com­men­çant. De cette catas­trophe faut-il déta­cher soi­gneu­se­ment quelques strates média­tiques pour en pri­vi­lé­gier l’a­na­lyse ? Il est clair que ces embouts sen­so­riels ins­ti­tu­tion­na­li­sés que sont les médias pres­crivent au mal­heur les quelques règles sur les­quelles ils sont priés de s’a­li­gner le mieux du monde pour assu­rer sa pleine publi­ci­té. Mais le rap­pel de ces conven­tions d’une esthé­tique ou, plus lar­ge­ment, d’une culture de l’in­for­ma­tion n’est pas une diver­sion : il ramène sans cesse à l’essentiel.

Certes, l’ex­pan­sion pla­né­taire de cette média­ti­sa­tion elle-même et ce qu’elle nous montre ont aus­si sou­li­gné laté­ra­le­ment quelques ten­dances plus ou moins inat­ten­dues du pré­sent d’une mon­dia­li­sa­tion en pro­grès. Ain­si, comme les mul­ti­na­tio­nales s’empressent de blan­chir leur objet social par le mécé­nat, les armées du monde entier se sont don­né ren­dez­vous pour inves­tir la catas­trophe comme un théâtre d’o­pé­ra­tion de rela­tions publiques, pre­nant bien soin d’emporter avec elles, sous l’oeil par­fois méfiant des popu­la­tions, de quoi assu­rer leur propre mise en scène télé­vi­suelle. De même, le volon­ta­risme oecu­mé­nique qui a enca­dré la céré­mo­nie dédiée aux vic­times belges, comme les obs­tacles aux­quels il s’est heur­té, tra­duit cer­tai­ne­ment une évo­lu­tion pro­fonde des socié­tés d’i­ci. On a vu aus­si les quo­ti­diens amé­ri­cains et euro­péens conver­tir la géné­ro­si­té de leur public en pres­sion sur les gou­ver­ne­ments, en orga­ni­sant entre eux une sur­en­chère per­ma­nente de la cha­ri­té, tan­dis que des pays notoi­re­ment défa­vo­ri­sés met­taient leur point d’hon­neur à par­ti­ci­per aux secours. Nou­velle, enfin, la réponse de cer­taines O.N.G. d’ur­gence qui s’a­vouent débor­dées par l’é­lan de géné­ro­si­té déclen­ché et sti­mu­lé par la média­ti­sa­tion, ce qui nous ramène à notre ques­tion initiale.

Concours de beauté

La cou­ver­ture média­tique a‑t-elle été abu­sive ? Pour­quoi donc en a‑t-on tant fait ? Quoi qu’on en dise, toute objec­ti­va­tion ne peut être qu’a­bu­sive et mal­adroite. En par­ti­cu­lier, celle qui s’é­rige en loi mathé­ma­tique, fût-elle fon­dée sur le sens com­mun : l’é­cho jour­na­lis­tique à don­ner à une catas­trophe serait pro­por­tion­nel au nombre de vic­times et inver­se­ment pro­por­tion­nel à la dis­tance qui la sépare du public auquel on s’a­dresse. Cette mesure épi­cière ne rend pas compte en tout cas de la pra­tique : à ce compte-là, les morts du 11 sep­tembre ou ceux des guerres qui ravagent l’A­frique cen­trale ne pèsent pas le même poids. Mais l’ap­pli­ca­tion de la loi du mort/kilomètre se trouve ici mise en défaut d’une façon ori­gi­nale : com­ment traite-t-elle ces dis­pa­rus et ces vic­times euro­péennes qui ont mul­ti­plié les ancrages locaux du désastre et par là-même ampli­fié et diver­si­fié l’ac­tua­li­té du tsu­na­mi loin­tain ? Le cri­tère à pos­té­rio­ri de l’in­té­rêt que mani­feste le public, et qui se tra­duit en chiffres d’au­dience, est sans doute le res­sort per­ti­nent, mais s’y arrê­ter repousse la ques­tion en amont : qu’est-ce qui retient l’at­ten­tion du public ? Et, sub­si­diai­re­ment, quelle image du monde son inté­rêt construit-il ?

L’a­ban­don d’une pers­pec­tive comp­table n’est donc pas fatal à toute éva­lua­tion des fac­teurs qui ont favo­ri­sé la média­ti­sa­tion de la catas­trophe. Et d’a­bord son oppor­tu­ni­té au len­de­main de Noël, alors même que l’in­for­ma­tion ins­ti­tu­tion­nelle (poli­tique, éco­no­mique…) connait une ato­nie déli­bé­rée, à l’é­pi­centre de la trêve des confi­seurs. La période laisse aus­si le public télé­vi­suel désoeu­vré et donc dis­po­nible à l’é­cran, mais dans l’at­tente d’une alter­na­tive aux rituels et insi­gni­fiants sauts à ski, alors que flotte dans l’air confi­né du salon enguir­lan­dé ce par­fum de culpa­bi­li­té repue : l’es­prit de Noël.

Mais l’a­gen­da de la grande vague n’est pas la seule preuve qu’elle ait don­née de son bon gout média­tique. Sans éga­ler les Boeing s’en­cas­trant dans les tours jumelles, elle a néan­moins four­ni assez vite des images d’a­ma­teurs très spec­ta­cu­laires, bien plus en tout cas qu’un banal trem­ble­ment de terre dont la vibra­tion échappe lar­ge­ment aux camé­ras. Et, à la média­gé­nie tout arti­fi­cielle et qua­si irréelle d’un ter­ro­risme cal­cu­lé, le tsu­na­mi réplique par un exo­tisme radi­cal qui force l’emprunt de son nom même et libère un ima­gi­naire abys­sal aus­si mys­té­rieux qu’i­né­dit. Et s’il fut qua­si ins­tan­ta­né, le mal­heur ne se lais­sa d’a­bord que devi­ner pour faire connaitre ensuite peu à peu son ampleur inusi­tée : à défaut d’un feuille­ton d’é­vè­ne­ments, le tsu­na­mi éta­la dans le temps les épi­sodes de sa révé­la­tion ter­ri­fiante, qui colo­ni­sèrent les espaces dédiés à une actua­li­té encore déser­tée par le pape et les autres grands de ce monde.

Cartes, sché­mas, inter­views d’ex­perts se devaient d’é­tan­cher une soif de savoir éveillée par un évè­ne­ment aus­si mal connu. Ils illus­trèrent de façon savante la carac­té­ris­tique la plus tri­viale de la culture de l’in­for­ma­tion : un déve­lop­pe­ment anar­chique qui ne répond à aucun autre plan, à aucune autre méthode que celle que com­mande la conjonc­ture évè­ne­men­tielle. Aus­si est-elle vouée à res­ter dif­fuse et dif­forme dans l’é­clai­rage qu’elle nous donne du monde. Si, au concours de beau­té des mal­heurs du monde, on tes­tait aus­si la culture géné­rale por­tée par les candidat(e)s, la vague ne par­ti­rait pas per­dante, même face au 11 sep­tembre. Car à la décou­verte des cou­rants de l’is­la­misme le plus rabique et à l’ex­plo­ra­tion des tro­pismes de la droite états-unienne, elle oppo­se­rait sans peine une tec­to­nique (sim­pli­fiée) des plaques, l’ac­ti­vi­té sis­mique des pro­fon­deurs sous-marines, la lon­gueur et l’am­pli­tude des ondes qui en résultent, et le cal­cul de leur défer­le­ment selon l’in­cli­nai­son des grèves. Avec, en prime, le fas­ci­nant retrait de la marée qui le pré­cède immé­dia­te­ment. Qui savait tout cela avant ? Qui le sau­ra demain ? Le monde com­mun, celui que nous habi­tons par la pen­sée, porte la marque de la culture de l’in­for­ma­tion et de son exten­sion fugace. Là où les siècles de moder­ni­té qui nous ont devan­cés ont cher­ché patiem­ment à construire des savoirs à toute épreuve des faits, là où ils se sont épui­sés à pro­gram­mer leur trans­mis­sion sys­té­ma­tique, le pré­sent par­ta­gé dans la vitesse ne les convoque plus que pour conju­rer mais aus­si pour consa­crer, fina­le­ment, une pré­ca­ri­té sté­rile sans cesse éprou­vée et que devaient mai­tri­ser les pro­grès de la science.

Une éponge mythologique

Ce qui qua­li­fie défi­ni­ti­ve­ment l’é­vè­ne­ment média­tique pour­tant, c’est sa valeur pro­pre­ment apo­ca­lyp­tique, c’est-à-dire sa part de révé­la­tion. La mul­ti­tude des morts ne peut errer pour l’é­ter­ni­té sans qu’on lui trouve un sens, une (pré)destination. La culture média­tique, elle aus­si, a hor­reur du vide qu’elle laisse der­rière elle et qu’elle comble spon­ta­né­ment par l’ap­pel plus ou moins expli­cite de la catas­trophe à un récit qui la dépasse ; dont il résulte une sorte de cau­tion mutuelle jus­qu’à la satu­ra­tion tau­to­lo­gique. Ain­si, comme le 11 sep­tembre s’est fait l’illus­tra­tion d’une vul­gate de la thèse du choc des civi­li­sa­tions, le tsu­na­mi fut qua­si immé­dia­te­ment char­gé de l’a­ver­tis­se­ment ven­geur d’une Terre dont l’hu­ma­ni­té rompt les équi­libres natu­rels. Cette ver­sion sécu­la­ri­sée des vieilles théo­di­cées a évi­dem­ment des ver­tus péda­go­giques, mais on ne peut nier que c’est au prix d’une liber­té prise avec la véri­té scien­ti­fique qui risque à terme de se retour­ner contre elles : l’ac­ti­vi­té sis­mique dont pro­cède le raz-de-marée ne doit évi­dem­ment rien, en effet, à celle des hommes. Tou­jours est-il qu’une fois sai­si par le mythe, l’é­vè­ne­ment devient indis­so­ciable du sens qu’il lui confère et qu’il coule ins­tan­ta­né­ment dans la masse même du public des médias.

La pré­ten­tion au posi­ti­visme (des faits, coco, des faits !) et la confu­sion entre vitesse et véri­té font donc de l’in­for­ma­tion une éponge cultu­relle vouée à l’i­gno­rance per­ma­nente de ce qu’elle absorbe et indis­po­nible par nature à la réflexion sur l’ef­fi­ca­ci­té de ses mises en scène et sur sa per­méa­bi­li­té aux mani­pu­la­tions les plus gros­sières. La fas­ci­na­tion, le culte de l’ex­trême pré­sence d’un pré­sent mon­dia­le­ment par­ta­gé exigent une vigi­lance ren­for­cée. Le fait qu’il ait cette fois conduit son public à une géné­ro­si­té inat­ten­due ne peut faire oublier que par les mêmes moyens et de façon tout aus­si incon­trô­lée, il jus­ti­fie­ra la guerre.

Théo Hachez


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