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Le tsunami à la télévision
La vague a fini de se répandre. Mais à peine. Et déjà, aplaties sous les écrans des téléviseurs, les régions côtières touchées par le raz-de-marée du 26 décembre ont presque cessé de se distinguer de l’uniforme misère d’un tiers monde ici et là piqueté de petits paradis pour Occidentaux exténués. Ainsi en quelques jours, en quelques semaines […]
La vague a fini de se répandre. Mais à peine. Et déjà, aplaties sous les écrans des téléviseurs, les régions côtières touchées par le raz-de-marée du 26 décembre ont presque cessé de se distinguer de l’uniforme misère d’un tiers monde ici et là piqueté de petits paradis pour Occidentaux exténués. Ainsi en quelques jours, en quelques semaines peut-être, « le » tsunami nous aurait tellement dit tout de lui qu’il peinerait aujourd’hui à solliciter une attention rétrospective qui confesse en aparté sa secrète lassitude.
La revue doit à son rythme mensuel une certaine familiarité avec ces crépuscules médiatiques, ces reflux d’un présent un moment submergé, dont on abandonne les décombres pour se précipiter sur une actualité plus fraiche, laissant un public, un moment alerté et bientôt saturé, se demander benoitement : n’en a‑t-on pas trop fait avec le raz-demarée ? On sait qu’éplucher une telle question en gardant l’oeil sec pourrait être pris comme une forme de mépris des victimes et de leurs proches, prématurément sélectionnés par la fatalité pour participer malgré eux à la finale du grand hit parade des malheurs d’un siècle commençant. De cette catastrophe faut-il détacher soigneusement quelques strates médiatiques pour en privilégier l’analyse ? Il est clair que ces embouts sensoriels institutionnalisés que sont les médias prescrivent au malheur les quelques règles sur lesquelles ils sont priés de s’aligner le mieux du monde pour assurer sa pleine publicité. Mais le rappel de ces conventions d’une esthétique ou, plus largement, d’une culture de l’information n’est pas une diversion : il ramène sans cesse à l’essentiel.
Certes, l’expansion planétaire de cette médiatisation elle-même et ce qu’elle nous montre ont aussi souligné latéralement quelques tendances plus ou moins inattendues du présent d’une mondialisation en progrès. Ainsi, comme les multinationales s’empressent de blanchir leur objet social par le mécénat, les armées du monde entier se sont donné rendezvous pour investir la catastrophe comme un théâtre d’opération de relations publiques, prenant bien soin d’emporter avec elles, sous l’oeil parfois méfiant des populations, de quoi assurer leur propre mise en scène télévisuelle. De même, le volontarisme oecuménique qui a encadré la cérémonie dédiée aux victimes belges, comme les obstacles auxquels il s’est heurté, traduit certainement une évolution profonde des sociétés d’ici. On a vu aussi les quotidiens américains et européens convertir la générosité de leur public en pression sur les gouvernements, en organisant entre eux une surenchère permanente de la charité, tandis que des pays notoirement défavorisés mettaient leur point d’honneur à participer aux secours. Nouvelle, enfin, la réponse de certaines O.N.G. d’urgence qui s’avouent débordées par l’élan de générosité déclenché et stimulé par la médiatisation, ce qui nous ramène à notre question initiale.
Concours de beauté
La couverture médiatique a‑t-elle été abusive ? Pourquoi donc en a‑t-on tant fait ? Quoi qu’on en dise, toute objectivation ne peut être qu’abusive et maladroite. En particulier, celle qui s’érige en loi mathématique, fût-elle fondée sur le sens commun : l’écho journalistique à donner à une catastrophe serait proportionnel au nombre de victimes et inversement proportionnel à la distance qui la sépare du public auquel on s’adresse. Cette mesure épicière ne rend pas compte en tout cas de la pratique : à ce compte-là, les morts du 11 septembre ou ceux des guerres qui ravagent l’Afrique centrale ne pèsent pas le même poids. Mais l’application de la loi du mort/kilomètre se trouve ici mise en défaut d’une façon originale : comment traite-t-elle ces disparus et ces victimes européennes qui ont multiplié les ancrages locaux du désastre et par là-même amplifié et diversifié l’actualité du tsunami lointain ? Le critère à postériori de l’intérêt que manifeste le public, et qui se traduit en chiffres d’audience, est sans doute le ressort pertinent, mais s’y arrêter repousse la question en amont : qu’est-ce qui retient l’attention du public ? Et, subsidiairement, quelle image du monde son intérêt construit-il ?
L’abandon d’une perspective comptable n’est donc pas fatal à toute évaluation des facteurs qui ont favorisé la médiatisation de la catastrophe. Et d’abord son opportunité au lendemain de Noël, alors même que l’information institutionnelle (politique, économique…) connait une atonie délibérée, à l’épicentre de la trêve des confiseurs. La période laisse aussi le public télévisuel désoeuvré et donc disponible à l’écran, mais dans l’attente d’une alternative aux rituels et insignifiants sauts à ski, alors que flotte dans l’air confiné du salon enguirlandé ce parfum de culpabilité repue : l’esprit de Noël.
Mais l’agenda de la grande vague n’est pas la seule preuve qu’elle ait donnée de son bon gout médiatique. Sans égaler les Boeing s’encastrant dans les tours jumelles, elle a néanmoins fourni assez vite des images d’amateurs très spectaculaires, bien plus en tout cas qu’un banal tremblement de terre dont la vibration échappe largement aux caméras. Et, à la médiagénie tout artificielle et quasi irréelle d’un terrorisme calculé, le tsunami réplique par un exotisme radical qui force l’emprunt de son nom même et libère un imaginaire abyssal aussi mystérieux qu’inédit. Et s’il fut quasi instantané, le malheur ne se laissa d’abord que deviner pour faire connaitre ensuite peu à peu son ampleur inusitée : à défaut d’un feuilleton d’évènements, le tsunami étala dans le temps les épisodes de sa révélation terrifiante, qui colonisèrent les espaces dédiés à une actualité encore désertée par le pape et les autres grands de ce monde.
Cartes, schémas, interviews d’experts se devaient d’étancher une soif de savoir éveillée par un évènement aussi mal connu. Ils illustrèrent de façon savante la caractéristique la plus triviale de la culture de l’information : un développement anarchique qui ne répond à aucun autre plan, à aucune autre méthode que celle que commande la conjoncture évènementielle. Aussi est-elle vouée à rester diffuse et difforme dans l’éclairage qu’elle nous donne du monde. Si, au concours de beauté des malheurs du monde, on testait aussi la culture générale portée par les candidat(e)s, la vague ne partirait pas perdante, même face au 11 septembre. Car à la découverte des courants de l’islamisme le plus rabique et à l’exploration des tropismes de la droite états-unienne, elle opposerait sans peine une tectonique (simplifiée) des plaques, l’activité sismique des profondeurs sous-marines, la longueur et l’amplitude des ondes qui en résultent, et le calcul de leur déferlement selon l’inclinaison des grèves. Avec, en prime, le fascinant retrait de la marée qui le précède immédiatement. Qui savait tout cela avant ? Qui le saura demain ? Le monde commun, celui que nous habitons par la pensée, porte la marque de la culture de l’information et de son extension fugace. Là où les siècles de modernité qui nous ont devancés ont cherché patiemment à construire des savoirs à toute épreuve des faits, là où ils se sont épuisés à programmer leur transmission systématique, le présent partagé dans la vitesse ne les convoque plus que pour conjurer mais aussi pour consacrer, finalement, une précarité stérile sans cesse éprouvée et que devaient maitriser les progrès de la science.
Une éponge mythologique
Ce qui qualifie définitivement l’évènement médiatique pourtant, c’est sa valeur proprement apocalyptique, c’est-à-dire sa part de révélation. La multitude des morts ne peut errer pour l’éternité sans qu’on lui trouve un sens, une (pré)destination. La culture médiatique, elle aussi, a horreur du vide qu’elle laisse derrière elle et qu’elle comble spontanément par l’appel plus ou moins explicite de la catastrophe à un récit qui la dépasse ; dont il résulte une sorte de caution mutuelle jusqu’à la saturation tautologique. Ainsi, comme le 11 septembre s’est fait l’illustration d’une vulgate de la thèse du choc des civilisations, le tsunami fut quasi immédiatement chargé de l’avertissement vengeur d’une Terre dont l’humanité rompt les équilibres naturels. Cette version sécularisée des vieilles théodicées a évidemment des vertus pédagogiques, mais on ne peut nier que c’est au prix d’une liberté prise avec la vérité scientifique qui risque à terme de se retourner contre elles : l’activité sismique dont procède le raz-de-marée ne doit évidemment rien, en effet, à celle des hommes. Toujours est-il qu’une fois saisi par le mythe, l’évènement devient indissociable du sens qu’il lui confère et qu’il coule instantanément dans la masse même du public des médias.
La prétention au positivisme (des faits, coco, des faits !) et la confusion entre vitesse et vérité font donc de l’information une éponge culturelle vouée à l’ignorance permanente de ce qu’elle absorbe et indisponible par nature à la réflexion sur l’efficacité de ses mises en scène et sur sa perméabilité aux manipulations les plus grossières. La fascination, le culte de l’extrême présence d’un présent mondialement partagé exigent une vigilance renforcée. Le fait qu’il ait cette fois conduit son public à une générosité inattendue ne peut faire oublier que par les mêmes moyens et de façon tout aussi incontrôlée, il justifiera la guerre.