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Le travail sur soi
Pour quelles raisons La Revue nouvelle propose-t-elle un dossier consacré au « travail sur soi » ? Nous pensons que les phénomènes que l’on englobe sous cette thématique touchent de nombreux champs sociaux, reconfigurent les frontières, travaillent les articulations entre sphères privée et publique. Ils s’inscrivent dans la ligne de dossiers antérieurs qui montraient combien les nouvelles formes […]
Pour quelles raisons La Revue nouvelle propose-t-elle un dossier consacré au « travail sur soi » ? Nous pensons que les phénomènes que l’on englobe sous cette thématique touchent de nombreux champs sociaux, reconfigurent les frontières, travaillent les articulations entre sphères privée et publique. Ils s’inscrivent dans la ligne de dossiers antérieurs qui montraient combien les nouvelles formes de traitement du social, dans la foulée d’une extension du champ de la santé mentale, pouvaient se lire comme des « thérapies pour normaux », une nouvelle « fabrique du sujet », étendues à tous les membres de la société — comme choix ou comme contrainte.
En d’autres termes, loin de ne concerner que quelques individus égarés ou des chercheurs travaillant sur des champs aussi éparpillés que le monde de l’entreprise (Stevens), le champ psychoreligieux (De Backer), les ouvrages de psychologie populaire (Marquis) ou les politiques d’activation (Moulaert), le travail sur soi s’imprimerait dans les méandres de nos vies privées et professionnelles. À la fois comme injonction sociale, expression d’un pouvoir, modalité d’une volonté d’émancipation, voire de salut.
Un mouvement de fond
Ces domaines ne sont pas exhaustifs ; ils doivent être lus comme autant de pointes visibles d’un mouvement de fond qui traverse le social, la manière dont nous faisons société et dont elle nous fait. Ce mouvement agirait comme un approfondissement et une intensification de la modernité, que deux hypothèses proches soutiennent : une triple mutation anthropologique (Genard) et une extension de l’espace du travail, le travail sur soi se surajoutant au travail sur les choses (Vrancken). Ce faisant, moins qu’à une entrée dans la « postmodernité », nous verrions se dérouler sous nos yeux cette « radicalisation de la modernité » dont nous parle Giddens pour souligner ses dimensions tant extensive qu’intensive. Plus qu’à une crise du social qui en appelle à une rupture (« perte des repères », « nouveau paradigme »…), voire à une rénovation de l’ancien, nous assisterions au déroulement du tapis rouge de la modernité, dans le contexte d’un capitalisme triomphant qui sait y puiser son « esprit ».
Déroulement sinueux, composé de multiples « strates » qui n’effacent pas pour autant les anciennes formes d’action tant au niveau de l’individu que de la société. Parler avec ses amis de ses problèmes personnels n’est pas un moyen qui s’efface quand intervient la gestion professionnelle du stress ; les politiques d’activation ne suppriment pas pour autant les politiques plus classiques d’indemnisation. Par contre, dans ces deux exemples, ces formes d’action préexistantes à l’expansion du travail sur soi sont retravaillées : la discussion amicale sera reconsidérée comme une technique parmi d’autres pour évacuer son stress tandis que les allocations sociales seront activées, c’est-à-dire que leur fonction d’indemnisation évolue en partie vers une fonction d’incitation.
Bref, à la manière dont cette modernité s’approfondit, ce dossier ne cherche pas tant à révolutionner la manière dont nous nous pensons ensemble, dont nous constituons le social : il veut davantage marquer la pertinence des analyses précédentes de La Revue nouvelle sur cette thématique à partir de nouveaux exemples concrets qui insistent, chacun à leur manière et avec des accents différents, sur la reconfiguration du social vers laquelle tend et qu’exprime le travail sur soi.
Psychologisation ?
Définissons, à ce stade, « le travail sur soi » comme une activité, une élaboration transformatrice, réalisée par un individu sur ses espaces personnels (subjectivité, comportement, « compétences relationnelles »…), travail produit par un recours à des ressources internes et externes. Ce travail sur soi correspond-il à une « psychologisation » de la société ? En effet, qu’elle soit revendiquée positivement ou critiquée, cette lame de fond traverserait toute la société et le « travail sur soi » n’en serait finalement que le signe visible, la mise en pratiques et en actes.
Si ce dossier s’attache à en démonter diverses modalités, il importe d’en comprendre la signification au point de départ, de se mettre d’accord (ou de partager un accord sur nos désaccords) sur ce que nous entendons par « psychologisation ». Accordons-nous sur cette première convention : cette notion ne se réduit pas tant à la croissance de la présence des psychologues dans la gestion de nos vies, mais s’entendrait plutôt comme une gestion de plus en plus privée des problèmes sociaux. S’agit-il alors simplement d’une traduction de problèmes auparavant relatés dans l’idiome du social en soucis personnels ? Dans ce cas, le travail sur soi se réduit-il à une psychologisation ? Nous pensons qu’un tel constat ne rend pas justice à la complexité du phénomène.
Pour mieux saisir ce dont nous parlons, il importe de situer « notre » travail sur soi dans le temps et dans l’espace. Depuis l’Antiquité occidentale (particulièrement les stoïciens), l’attention portée à soi, tant du point de vue éthique qu’esthétique n’a cessé d’être l’objet de préoccupations constantes de la part des intellectuels pour mener une vie bonne. Avec l’avènement des doctrines du Salut, portées à leur paroxysme par le protestantisme, le travail sur soi prit une autre dimension, en se retrouvant partie prenante de la recherche des signes d’élection pour le croyant qui espérait s’assurer une place au ciel.
L’amoncèlement actuel d’ouvrages et de pratiques prônant le développement personnel doit-il être compris en continuité ou en rupture par rapport aux formes que le travail sur soi a pu prendre précédemment ? Est-il encore pertinent de le comprendre à partir des mêmes catégories qui ont servi à analyser les conduites de vie prônées par B. Franklin et d’autres avant lui ? Sommes-nous encore dans une logique de l’individu « complet » ou « fini » quand les pratiques visant l’accomplissement personnel ou professionnel induisent une quête sans fin du « toujours plus » (d’authenticité, de sureté de soi, de responsabilisation…) : est-on jamais assez « activé », « employable », « développé » ?
À partir de ce détour, il est possible de repenser la catégorie de « psychologisation ». On peut, par exemple, requestionner l’opposition entre sphères publique et privée qui ne serait plus tellement de mise, tant ont été développées des thèses démontrant l’absorption du public par le privé (figure de l’individu narcissique qui aurait perdu ses repères, que les problèmes publics n’intéresseraient que dans la mesure où ils font écho à sa propre personnalité) ou l’inverse (en s’appuyant sur le phénomène de la téléréalité, d’autres montrent que nous assistons à une « publicisation » du privé, c’est-à-dire au fait que l’on apprête sa vie privée pour qu’elle puisse être présentée à un public).
Une autre hypothèse de travail consisterait à montrer que, s’il y a changement des catégories explicatives dans les épreuves avec l’avènement d’explications individuelles ou « psychologiques », ce n’est pas sans conséquences sur le sens des épreuves subies par les individus et l’octroi d’état de grandeur : « le grand » est celui qui est mobile, qui sait se valoriser, s’engager de manière intelligente ; « le petit » reste accroché à un lieu et n’est pas en mesure de bouger, de se rendre « valuable ». La « psychologisation » apparaitrait dès lors comme un phénomène plus complexe que ce qu’en disent les approches positives ou critiques. Le « travail sur soi » se propose alors d’étendre sa définition pour chercher à englober cette complexité comme nous le verrons dans les deux hypothèses tracées par Genard et Vrancken.
Il est également utile d’effectuer un détour géographique afin de cerner la relativité du « travail sur soi », cela d’autant que nombre de pratiques de développement personnel, y compris dans le domaine de la formation professionnelle, ont recours à des « traditions » psychocorporelles plus ou moins exotiques et anciennes (transe chamanique, méditation bouddhique, yoga, taî-chi…). Comme on le verra dans l’article consacré au domaine psychoreligieux avec l’exemple du bouddhisme, ces traditions sont souvent « revisitées » et remodelées dans un sens très différent de leur contexte d’origine. D’une pratique réservée aux seuls moines des forêts, des « individus hors du monde » en quête d’effacement de soi, la méditation bouddhique se transforme en outil de développement de soi ou de lutte contre le stress, pratiquée par des hommes et des femmes activement engagés dans la vie sociale.
Fils rouges
Si nouveauté il y a à travers le « travail sur soi », ce serait donc moins dans son contenu ou le passage à des formes de « psychologisation » du social que dans le développement de ce phénomène par strates et paliers : mutation anthropologique (Genard) et extension de la sphère du travail (Vrancken) sont deux formes d’approfondissement de la modernité et de reconfiguration du social. Nos quatre exemples de pratiques en constituent autant d’aspérités affleurantes.
Un autre fil rouge, plus classique, consiste à voir que, si le « travail sur soi » s’avère une tentative de réponse au désenchantement collectif, la promesse du réenchantement individuel n’est pas nécessairement au rendez-vous. Le « travail sur soi » reconfigure les champs dans lesquels il se développe. Ses « bénéficiaires » se repositionnent autour de références différentes à mesure que le changement anthropologique dont il serait question (Genard) s’étend : les positions des individus deviennent plus brumeuses et l’objectif pour l’individu comme pour la société n’est plus tant de guérir un mal que de « vivre avec », de s’accommoder en « gérant » la situation par une action d’abord individuelle. À mesure que la maladie aigüe cède du terrain à la maladie chronique, l’action à son égard passe d’une action curative sur les symptômes à un processus préventif de gestion des troubles. Nous sommes entrés dans la société du risque (Beck, 1986) où vivre devient une affaire risquée, mais où nous sommes obligés de nous investir, littéralement d’investir de nous, si nous ne voulons pas être mis de côté.
Plus pratiquement, ce dossier cherche à mettre au travail les analystes du social et leurs conceptions. Plus qu’une seule critique du travail sur soi comme nouvelle forme de pouvoir ou de contrôle, mais moins qu’une vision enchantée du phénomène sur l’air connu du désenchantement social et de la quête d’un réenchantement individuel, suivi d’une frustration, c’est une position sceptique (du grec skeptikos, « qui observe ») que les chercheurs ont à construire quand ils observent ces phénomènes, position qui, en retour, permettra aussi peut-être de comprendre ce qui, dans ceux-ci, soulève des craintes dans le chef de ceux qui l’observent, que ces craintes soient ou non justifiées. C’est là que se situerait également une des plus-values de ce dossier.
Contenu du dossier : deux hypothèses et quatre formes
Afin de permettre à ces fils rouges de se rencontrer et d’opérationnaliser la démarche que nous proposons dans cette introduction, le présent dossier se compose de trois parties.
Dans un premier temps, nous suivrons deux interprétations générales du « travail sur soi », toutes deux souscrivant à l’hypothèse d’une extension de la modernité. Jean-Louis Genard y voit une triple mutation anthropologique qui s’accomplit dans la longue durée. De son côté, Didier Vrancken estime que nous serions entrés dans une « société du travail sur soi » qui se lit comme une extension de la société du travail. Non pas qu’il s’agisse de remplacer la société salariale ni même d’effacer le travail salarié. Au contraire, la société du travail sur soi serait une autre forme de réponse à la « nouvelle question sociale ».
Dans un deuxième temps, nous identifions quatre formes, quatre mises en scène contrastées du « travail sur soi ».
Tout d’abord avec le travail de Bernard De Backer, il s’agit de suivre quelques méandres du champ psychoreligieux. Cette première mise en bouche montre combien la position du chercheur ne peut se réduire ni à une simple vision critique (au risque de ne voir qu’un fugace phénomène malveillant dont la figure des sectes est la cristallisation) ni à une position idéalisatrice.
Ensuite, nous suivrons la mise en œuvre d’un dispositif de développement personnel au sein d’une multinationale. Hélène Stevens révèle tout au long d’une observation fine du dispositif, la manière dont le travail sur soi s’est initialement vu comme porteur de changement, comme réponse à des formes concrètes de désenchantement au travail (démotivation, etc.). Finalement, on assiste à une reconfiguration des positions sociales dans l’entreprise où une partie des individus parvient à tirer son épingle du jeu quand une autre se voit reléguée selon de nouvelles modalités.
Puis, nous explorons avec Nicolas Marquis un phénomène devenu massif. Depuis quelques années, les libraires ont vu leur rayon d’ouvrages « psycho pop » (« psychologie populaire ») s’agrandir de manière exponentielle. Comment l’observateur doit-il interpréter ce phénomène ? Peut-il seulement parler de « psycho pop » au risque de tomber immédiatement dans le jugement de valeur ? En même temps, doit-il abandonner sur le bord de la rive toute vision critique et accepter le haut tirage de ces ouvrages comme une preuve évidente de la pertinence de ceux-ci ?
Nous nous pencherons pour finir sur un dispositif d’outplacement à destination des plus de quarante-cinq ans qui ont été licenciés. Pratique rendue quasi obligatoire depuis la loi sur le Pacte de solidarité entre les générations, l’accompagnement proposé par des agences privées d’outplacement nous entraine dans une autre forme d’extension du travail sur soi. Thibauld Moulaert remet en perspective ce dispositif en le situant par rapport à la prépension pour montrer qu’il s’agit d’une réponse de l’État social actif à destination des travailleurs âgés. Ensuite, il montre comment le travail sur soi mis en œuvre auprès de ce public le reconfigure autour de ses capacités à argumenter. S’agit-il alors de faire accepter des conditions d’emploi plus précaires comme allant de soi ou d’explorer les pistes pour des formes de respect mutuel ?
Un nouvel impératif ?
Après avoir exposé deux hypothèses générales et quatre mises en œuvre relativement diversifiées, nous terminerons par une brève conclusion revenant sur nos fils rouges de départ et ouvrant vers d’autres développements.
En clair, c’est à une exploration du « travail sur soi » que nous invitons le lecteur, une exploration consciente de ses limites, mais qui cherche à poser ou reposer une série de questions en croisant les visions d’espaces multiples de travail sur soi.
Ce faisant, aurons-nous quelque peu avancé sur cet appel qui résonne à travers les temps : « Connais-toi toi-même »… ? À moins que ce dossier, justement, ne se conclue sur le constat d’un virage sans retour. L’injonction d’une connaissance de soi aurait perdu son horizon, celui d’une entité finie dans un monde clos, pour se muer en impératif de mouvement indéfini : « Produis-toi toi-même ! »