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Le traitement pénal des crimes du passé : au-delà de la rétribution

Numéro 1 - 2015 par Jean-Philippe Kot

janvier 2015

Le déve­lop­pe­ment de la réflexion sur les droits de l’homme a modi­fié l’appréhension même du phé­no­mène cri­mi­nel : dans les dis­cours, l’intérêt objec­tif de la socié­té à pour­suivre l’auteur du crime est désor­mais de plus en plus confon­du avec l’intérêt sub­jec­tif de la vic­time à obte­nir jus­tice, véri­té et répa­ra­tion. Cette nou­velle approche, plus indi­vi­dua­li­sée et cen­trée sur la vic­time, jus­ti­fie la lutte contre l’impunité par des pré­oc­cu­pa­tions éthiques et le besoin de « gué­rir » des sen­ti­ments ; le droit devient outil incon­tour­nable de jus­tice tran­si­tion­nelle, outre ses fonc­tions propres.

Dossier

Le rythme des réa­li­sa­tions en matière de jus­tice pénale inter­na­tio­nale s’est consi­dé­ra­ble­ment accé­lé­ré dans les vingt der­nières années, entrai­nant une réflexion renou­ve­lée sur la notion même de jus­tice, ins­ti­tu­tion autant qu’idéal. Le déve­lop­pe­ment de la réflexion sur les droits de l’homme a modi­fié l’appréhension même du phé­no­mène cri­mi­nel : l’intérêt objec­tif de la socié­té à pour­suivre l’auteur du crime est désor­mais de plus en plus confon­du avec l’intérêt sub­jec­tif de la vic­time à obte­nir jus­tice, véri­té et réparation.

Cette évo­lu­tion com­plique l’évaluation de l’efficacité des méca­nismes pénaux. À la ques­tion : « pour­quoi mobi­li­ser le droit inter­na­tio­nal pénal ? », on doit désor­mais ajou­ter : « pour qui mobi­li­ser les juri­dic­tions pénales ? » Cette nou­velle approche, plus indi­vi­dua­li­sée et cen­trée sur la vic­time, jus­ti­fie la lutte contre l’impunité par des pré­oc­cu­pa­tions éthiques et le besoin de « gué­rir » des sen­ti­ments tout autant que par la néces­si­té de « res­ti­tuer, dans son inté­gri­té, la croyance ébran­lée par le crime, qui s’atrophierait à sup­por­ter pas­si­ve­ment l’offense » (Fau­con­net, 1928). En ce sens, l’évolution pro­gres­sive de la jus­tice pénale inter­na­tio­nale vers un méca­nisme de res­tau­ra­tion ou de mise en œuvre des droits indi­vi­duels ain­si que son ali­gne­ment sur les objec­tifs géné­raux de la jus­tice tran­si­tion­nelle conduit à ren­ver­ser la pers­pec­tive et à se deman­der si le recours au droit pénal peut même être évi­té dans les situa­tions post-conflit et, par suite, à poser la ques­tion de la valeur ajou­tée des juri­dic­tions pénales.

Le droit pénal comme outil de justice transitionnelle

Le rap­port du secré­taire géné­ral sur le réta­blis­se­ment de l’état de droit et l’administration de la jus­tice pen­dant la période de tran­si­tion dans les socié­tés en proie à un conflit ou sor­tant d’un conflit défi­nit la jus­tice tran­si­tion­nelle comme englo­bant « l’éventail com­plet des divers pro­ces­sus et méca­nismes mis en œuvre par une socié­té pour ten­ter de faire face à des exac­tions mas­sives com­mises dans le pas­sé, en vue d’établir les res­pon­sa­bi­li­tés, de rendre la jus­tice et de per­mettre la récon­ci­lia­tion ». Aus­si pro­saïque soit-elle, cette défi­ni­tion sou­ligne le carac­tère pro­téi­forme de la notion, rame­née à un ensemble d’actions ten­dues vers la réa­li­sa­tion d’objectifs de tran­si­tion, c’est-à-dire du « pas­sage d’un état à un autre ». L’indétermination des termes employés laisse éga­le­ment com­prendre qu’il s’agit d’un pro­ces­sus dont les contours sont adap­tables aux besoins spé­ci­fiques de la transition.

Selon le Sta­tut de la CPI, le point de départ sont des faits qui « défient l’imagination et heurtent pro­fon­dé­ment la conscience humaine ». L’impératif de jus­tice, anté­rieur aux « pro­ces­sus et méca­nismes » qui sont cen­sés le tra­duire avec plus ou moins d’exactitude, porte sur le crime lui-même plu­tôt que sur ses auteurs. C’est au crime et à ses consé­quences que le pro­ces­sus doit faire face. C’est au crime même que s’appliqueraient les méca­nismes, s’ils pou­vaient le sai­sir pour l’annihiler. C’est ain­si que les États par­ties au Sta­tut de Rome créant la Cour pénale inter­na­tio­nale ne peuvent sai­sir la Cour que d’une situa­tion « dans laquelle un ou plu­sieurs des crimes rele­vant de la com­pé­tence de la Cour paraissent avoir été com­mis » et non d’une affaire spécifique.

Le point d’arrivée du pro­ces­sus révèle une notion de jus­tice comme déci­sion, dont le rap­pro­che­ment avec l’établissement des res­pon­sa­bi­li­tés — ici com­pris comme l’établissement d’un lien d’imputation entre le dom­mage subi et les faits repro­chés à un accu­sé iden­ti­fié — marque le carac­tère juridique.

Entre ces deux points règne un domaine qui, pour avoir sur­tout un rôle d’intermédiaire, n’en est pas moins fon­da­men­tal ; un pro­ces­sus orga­ni­sable a défaut d’être com­plè­te­ment mai­tri­sable dans tous ses élé­ments, pour lequel l’expérience acquise ne per­met véri­ta­ble­ment de consa­crer que deux élé­ments, mis en avant par le rap­por­teur spé­cial du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur la pro­mo­tion de la véri­té, de la jus­tice, de la répa­ra­tion et des garan­ties de non-répétition.

D’une part, les mesures de jus­tice tran­si­tion­nelle doivent être des mesures de jus­tice et non des sub­sti­tuts à la jus­tice. Cela implique, d’autre part, une approche inté­grée qui requiert idéa­le­ment que les quatre piliers de la jus­tice tran­si­tion­nelle (res­pon­sa­bi­li­té, éta­blis­se­ment de la véri­té, répa­ra­tion, garan­ties de non-répé­ti­tion) se déve­loppent de manière conco­mi­tante. Des pour­suites judi­ciaires sans mesures de répa­ra­tion n’auront que pour effet de rap­pe­ler sym­bo­li­que­ment la pré­émi­nence de la règle de droit. À l’inverse des répa­ra­tions for­fai­taires décon­nec­tées des pré­ju­dices subis et ver­sées en l’absence de toute autres mesures pour­raient être per­çues comme une ten­ta­tive d’acheter le par­don ou le silence des vic­times, ou comme une faveur du pou­voir en place et non comme la consé­quence natu­relle de la vio­la­tion d’un droit. Dans le même sens, les pour­suites lan­cées ne seront consi­dé­rées comme répon­dant à l’exigence de jus­tice que si elles s’accompagnent d’autres méca­nismes d’établissement de la véri­té. À l’inverse, et dans la mesure où la notion de recours adé­quat ne s’épuise pas dans la révé­la­tion de la véri­té, des méca­nismes de recherche ou d’établissement de la véri­té, même très éla­bo­rés, ne sont en géné­ral assi­mi­lés à des méca­nismes de jus­tice que lorsqu’elles entrainent des consé­quences en droit.

Ain­si envi­sa­gé, le pro­ces­sus a voca­tion à per­mettre le pas­sage de la jus­tice récla­mée à la jus­tice ren­due ; de l’outrage sus­ci­té par le crime à la répro­ba­tion de son auteur, d’une res­pon­sa­bi­li­té « flot­tante », comme le dit Fau­con­net, à une res­pon­sa­bi­li­té concré­ti­sée. Le droit est natu­rel­le­ment appe­lé à jouer un rôle pri­mor­dial dans cette opé­ra­tion de trans­fert, en per­met­tant la qua­li­fi­ca­tion du fait pas­sé et en en orga­ni­sant les consé­quences. Dans ces cir­cons­tances, peut-on même évi­ter la mobi­li­sa­tion du droit pénal ? La matière pénale semble par­tout pré­sente, irri­guant l’ensemble du pro­ces­sus — des modes alter­na­tifs de réso­lu­tion des conflits au pro­ces­sus pénaux formalisés.

Clas­si­que­ment en effet, la notion de « matière pénale » est défi­nie en fonc­tion de trois critères.

Le pre­mier cri­tère porte sur la clas­si­fi­ca­tion en ver­tu du droit interne. Ce cri­tère semble plu­tôt acces­soire. Comme la Cour euro­péenne des droits de l’homme l’affirme, il s’agit cepen­dant là d’un simple point de départ. L’indication qu’il four­nit n’a qu’une valeur for­melle et relative.

Le second cri­tère, qui porte sur la nature même de l’infraction et la nature de la pro­cé­dure, repré­sente un élé­ment d’appréciation d’un plus grand poids. En ce sens, une mesure sera qua­li­fiée de pénale si « l’instance en cause ici a été enta­mée en ver­tu de pou­voirs légaux d’exécution » ou si elle ren­fer­mait en outre cer­tains élé­ments répres­sifs. À cet égard, la dis­tinc­tion entre pro­ces­sus pénal et ins­tance véri­té et digni­té n’est pas tou­jours évi­dente. La nature même de l’infraction est iden­tique. La nature de la pro­cé­dure est par­fois simi­laire. Ain­si, pour ne prendre qu’un exemple récent, la com­mis­sion Véri­té et Récon­ci­lia­tion (CVR) créée au Burun­di le 15 mai 2014 pour­ra déli­vrer des man­dats de per­qui­si­tion, de sai­sie ou des cita­tions à com­pa­raitre. Elle pour­ra éga­le­ment dres­ser la « liste des pré­su­més auteurs des vio­la­tions graves des droits de la per­sonne », ce qui pour­rait appa­raitre à la fois comme une mesure de sanc­tion des auteurs, mais éga­le­ment comme une mesure de répa­ra­tion pour les vic­times. Enfin, bien que reje­tant expli­ci­te­ment le recours aux méca­nismes pénaux, le texte de loi « por­tant créa­tion, man­dat, orga­ni­sa­tion et fonc­tion­ne­ment de la com­mis­sion Véri­té et Récon­ci­lia­tion » lui attri­bue un pou­voir de révi­sion des juge­ments pro­non­cés par les juri­dic­tions pénales.

Le der­nier cri­tère s’attache à prendre en consi­dé­ra­tion le degré de sévé­ri­té de la sanc­tion que risque de subir l’intéressé : Les sanc­tions pou­vant être pro­non­cées par les méca­nismes de jus­tice tra­di­tion­nelle — modes alter­na­tifs de réso­lu­tion des conflits par excel­lence — n’ont sou­vent rien à envier aux sanc­tions — pro­non­cées par des juri­dic­tions pénales for­melles. Ain­si, en Ougan­da où la poli­tique de jus­tice tran­si­tion­nelle fut adop­tée en octobre 2013, les pra­tiques d’ameto (coups de canne) ou de ban­nis­se­ment sont des traits com­muns des méca­nismes de jus­tice tra­di­tion­nelle appe­lés à coexis­ter avec les méca­nismes pénaux formels.

Pour autant, si la pré­gnance de la matière pénale dans le trai­te­ment du pas­sé semble en soi per­mettre de jus­ti­fier la mobi­li­sa­tion des concepts de droit pénal, com­ment jus­ti­fier le recours aux juri­dic­tions pénales ? De notre point de vue, ce recours, loin de mar­quer la défi­cience d’autres sys­tèmes de répro­ba­tion sociale ou une résur­gence mora­li­sa­trice dans un monde sécu­la­ri­sé, nous semble avant tout devoir être jus­ti­fié par son carac­tère juri­dic­tion­nel, c’est-à-dire l’existence d’une forme propre à assu­rer l’exercice d’une fonc­tion juridictionnelle.

L’exercice d’une fonction propre

La fonc­tion juri­dic­tion­nelle consiste à « réta­blir par une solu­tion impo­sée et limi­tée par le doute, le lien de l’obligation juri­dique entre le sujet de droit inté­res­sé et la règle ou la situa­tion qui fait l’objet du doute » (Chau­mont, 1942). Celle-ci n’a de sens que comme ten­ta­tive de faire la véri­té sur une situa­tion don­née, consi­dé­rée aus­si bien en ses élé­ments de fait qu’en ses élé­ments de droit, et de déter­mi­ner la solu­tion qu’impose la jus­tice eu égard à cette véri­té. L’exercice de cette fonc­tion spé­ci­fique se maté­ria­lise par la pro­duc­tion d’actes pré­sen­tant un carac­tère propre, adap­tés à l’objet de cette fonc­tion : les actes juri­dic­tion­nels, c’est-à-dire des déci­sions consta­tant l’atteinte éven­tuelle à l’ordonnancement juri­dique et pres­cri­vant les mesures propres à faire ces­ser, à répri­mer ou répa­rer l’atteinte consta­tée, enfin à réta­blir l’ordonnancement juri­dique tel qu’il doit être en ver­tu de la consta­ta­tion qui a été opérée.

Ce détour par la notion d’actes juri­dic­tion­nels per­met de dépla­cer le centre d’analyse et rela­ti­vi­ser l’obsession de la peine, même s’il ne s’agit pas de nier la volon­té de répres­sion. Dans cette défi­ni­tion en effet, le but de l’acte juri­dic­tion­nel n’est pas de rendre pos­sible la réa­li­sa­tion de la peine en lui four­nis­sant un point d’application. Au contraire, la consta­ta­tion est essen­tielle et pro­duit par elle-même des effets de droit. C’est la déci­sion qui joue un rôle subor­don­né et secon­daire. La consta­ta­tion est une fin, et la déci­sion consti­tue le moyen pour atteindre cette fin. Cet ordre de prio­ri­té peut trou­ver une réso­nance dans les moti­va­tions condui­sant les vic­times à vou­loir par­ti­ci­per à la pro­cé­dure pénale internationale.

Ain­si, lors des consul­ta­tions menées par Avo­cats sans fron­tières (ASF) auprès de vic­times qu’elle a assis­té devant la Cour pénale inter­na­tio­nale, la volon­té d’«éclairer la CPI » revient comme une moti­va­tion constante. Si, les consul­ta­tions menées per­mettent d’affirmer que la recon­nais­sance de la qua­li­té « judi­ciaire » de vic­time est impor­tante, tous les par­ti­ci­pants à la consul­ta­tion, indé­pen­dam­ment de la recon­nais­sance du sta­tut de vic­time par la Cour, affirment avoir le sen­ti­ment de contri­buer direc­te­ment aux pro­cé­dures en cours. La plu­part d’entre eux s’affirment recon­nais­sants d’avoir l’occasion de s’exprimer libre­ment, d’être écou­té et de témoi­gner pour l’«Histoire ». Cette fonc­tion de rap­pel de la pré­émi­nence de la règle de droit, se double d’une fonc­tion de cata­ly­seurs de droits nou­veaux décou­lant de la vio­la­tion elle-même et mis en mou­ve­ment devant les juri­dic­tions pénales.

Le droit d’action devant les juri­dic­tions, lorsqu’il est recon­nu, se défi­nit en effet comme « droit moyen », ou un « pou­voir par lequel leurs titu­laires peuvent influer sur les situa­tions pré­exis­tantes en les modi­fiant, les étei­gnant, ou en en créant des nou­velles au moyen d’une acti­vi­té propre uni­la­té­rale ». C’est un tel droit qui prend nais­sance quand les condi­tions d’existence de l’action sont réunies. Ce droit est le droit d’accomplir la demande en jus­tice, et, par cet acte uni­la­té­ral d’assujettir l’«adversaire », sans qu’il puisse s’y déro­ber, à subir qu’une pro­cé­dure ait lieu, et conduise à un juge­ment. L’intérêt à agir devant la juri­dic­tion pénale, est la condi­tion néces­saire et suf­fi­sante de l’existence de ce droit d’action. Cet inté­rêt à agir existe dès lors « que l’action ou l’abstention du défen­deur a eu pour effet de por­ter atteinte à un droit ou à un inté­rêt juri­di­que­ment pro­té­gé dont le deman­deur était titu­laire » (Sal­mon, 2001). Cette concep­tion per­met d’éclairer et de déli­mi­ter ce que l’on entend par le « pro­jet fou d’une jus­tice pour les sur­vi­vants de géno­cide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ».

Le droit action­né par les sur­vi­vants de crimes inter­na­tio­naux est en effet déta­chable de la vio­la­tion, du fait jus­ti­fiant la réac­tion. Il n’existe pas à pro­pre­ment par­ler, pour les vic­times, de droit à voir les obli­ga­tions du droit huma­ni­taire res­pec­tées : il n’existe qu’un droit à répa­ra­tion, sou­te­nu dans le cadre de la Cour pénale inter­na­tio­nale par un inté­rêt juri­dique des vic­times à ce que leur droit à répa­ra­tion ne soit pas mis en péril dans la phase de déter­mi­na­tion de la culpa­bi­li­té de l’accusé. Ce droit à répa­ra­tion ne découle pas en soi de l’existence des obli­ga­tions, mais de leur vio­la­tion. Ce droit ne découle pas du droit huma­ni­taire, mais des droits de l’homme.

En ce sens, le lien entre « l’intérêt fon­da­men­tal [des] victime[s] pour l’établissement des faits, l’identification des res­pon­sables et la décla­ra­tion de leur res­pon­sa­bi­li­té » et leur inté­rêt à obte­nir répa­ra­tion des pré­ju­dices subis a été éta­bli dans plu­sieurs déci­sions ren­dues par la Cour pénale inter­na­tio­nale. La Chambre pré­li­mi­naire a ain­si recon­nu que les inté­rêts per­son­nels des vic­times sont concer­nés de manière géné­rale dès le stade de la confir­ma­tion des charges à l’encontre de l’accusé, esti­mant que : « L’intérêt des vic­times à par­ti­ci­per à la pré­sente pro­cé­dure d’appel est évident vu que l’appelant demande notam­ment de mettre à néant la déci­sion de confir­mer les charges, ce qui aurait pour résul­tat la fin des pour­suites, et donc de toute pos­si­bi­li­té pour les vic­times de sol­li­ci­ter ulté­rieu­re­ment des indem­ni­sa­tions pour le pré­ju­dice qu’elles ont subi. » Ain­si com­pris, l’intérêt des vic­times à l’identification, le juge­ment et le châ­ti­ment des res­pon­sables du pré­ju­dice subi « sous-tend le droit à la véri­té lar­ge­ment recon­nu aux vic­times de vio­la­tions graves des droits de l’homme », mais éga­le­ment leur inté­rêt à s’assurer que leur droit à répa­ra­tion ne soit pas mis en péril. Dans cette pers­pec­tive, le droit à répa­ra­tion des vic­times est en quelque sorte théo­ri­que­ment déta­ché de la figure de l’accusé. Il nait de la vio­la­tion, pas de la condam­na­tion. Certes, le fait de voir condam­ner l’accusé est pro­ba­ble­ment déjà une forme de répa­ra­tion, mais très par­tiel­le­ment et seule­ment si on l’entend comme un droit des vic­times à voir l’accusé condam­né et l’innocent inno­cen­té, c’est-à-dire un droit des vic­times à la véri­té judi­ciaire, droit qui s’exerce dans l’absolu de manière très théo­rique, qui ne s’exerce pas contre l’accusé et qui ne per­met pas d’épuiser le droit à répa­ra­tion. Il y a donc une ligne tem­po­relle ou juri­dique dif­fé­rente de celle de l’accusé. Les deux se croisent lorsque la vic­time et l’accusé se croisent dans le cadre du pro­cès pénal. Elles res­tent néan­moins dis­tinctes. L’une n’est pas liée à l’autre et encore moins dépen­dante de l’autre.

Tout en évi­tant de ver­ser dans un idéa­lisme léga­liste (le rêve d’une jus­tice pure et auto­suf­fi­sante), cette atten­tion por­tée aux vic­times empêche de réduire la ques­tion de la jus­tice pénale au seul thème de la lutte contre l’impunité, c’est-à-dire à la mis­sion du pro­cu­reur. La jus­tice tran­si­tion­nelle ain­si com­prise se défi­nit plus par des condi­tions ou des formes par­ti­cu­lières, mais comme une caté­go­rie de jus­tice au même titre que la jus­tice cor­rec­trice ou dis­tri­bu­tive. Une jus­tice qui met en mots une réa­li­té, certes de manière impar­faite car limi­tée au péri­mètre du pré­toire, mais, selon l’Institut des hautes études sur la jus­tice, « néan­moins opé­rante car elle rend la jus­tice ima­gi­nable ». L’enjeu est désor­mais d’assurer le pas­sage d’une jus­tice opé­rante à une jus­tice opé­ra­toire, c’est-à-dire à pas­ser du pour­quoi au comment.

Jean-Philippe Kot


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