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Le traitement pénal des crimes du passé : au-delà de la rétribution
Le développement de la réflexion sur les droits de l’homme a modifié l’appréhension même du phénomène criminel : dans les discours, l’intérêt objectif de la société à poursuivre l’auteur du crime est désormais de plus en plus confondu avec l’intérêt subjectif de la victime à obtenir justice, vérité et réparation. Cette nouvelle approche, plus individualisée et centrée sur la victime, justifie la lutte contre l’impunité par des préoccupations éthiques et le besoin de « guérir » des sentiments ; le droit devient outil incontournable de justice transitionnelle, outre ses fonctions propres.
Le rythme des réalisations en matière de justice pénale internationale s’est considérablement accéléré dans les vingt dernières années, entrainant une réflexion renouvelée sur la notion même de justice, institution autant qu’idéal. Le développement de la réflexion sur les droits de l’homme a modifié l’appréhension même du phénomène criminel : l’intérêt objectif de la société à poursuivre l’auteur du crime est désormais de plus en plus confondu avec l’intérêt subjectif de la victime à obtenir justice, vérité et réparation.
Cette évolution complique l’évaluation de l’efficacité des mécanismes pénaux. À la question : « pourquoi mobiliser le droit international pénal ? », on doit désormais ajouter : « pour qui mobiliser les juridictions pénales ? » Cette nouvelle approche, plus individualisée et centrée sur la victime, justifie la lutte contre l’impunité par des préoccupations éthiques et le besoin de « guérir » des sentiments tout autant que par la nécessité de « restituer, dans son intégrité, la croyance ébranlée par le crime, qui s’atrophierait à supporter passivement l’offense » (Fauconnet, 1928). En ce sens, l’évolution progressive de la justice pénale internationale vers un mécanisme de restauration ou de mise en œuvre des droits individuels ainsi que son alignement sur les objectifs généraux de la justice transitionnelle conduit à renverser la perspective et à se demander si le recours au droit pénal peut même être évité dans les situations post-conflit et, par suite, à poser la question de la valeur ajoutée des juridictions pénales.
Le droit pénal comme outil de justice transitionnelle
Le rapport du secrétaire général sur le rétablissement de l’état de droit et l’administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit définit la justice transitionnelle comme englobant « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation ». Aussi prosaïque soit-elle, cette définition souligne le caractère protéiforme de la notion, ramenée à un ensemble d’actions tendues vers la réalisation d’objectifs de transition, c’est-à-dire du « passage d’un état à un autre ». L’indétermination des termes employés laisse également comprendre qu’il s’agit d’un processus dont les contours sont adaptables aux besoins spécifiques de la transition.
Selon le Statut de la CPI, le point de départ sont des faits qui « défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine ». L’impératif de justice, antérieur aux « processus et mécanismes » qui sont censés le traduire avec plus ou moins d’exactitude, porte sur le crime lui-même plutôt que sur ses auteurs. C’est au crime et à ses conséquences que le processus doit faire face. C’est au crime même que s’appliqueraient les mécanismes, s’ils pouvaient le saisir pour l’annihiler. C’est ainsi que les États parties au Statut de Rome créant la Cour pénale internationale ne peuvent saisir la Cour que d’une situation « dans laquelle un ou plusieurs des crimes relevant de la compétence de la Cour paraissent avoir été commis » et non d’une affaire spécifique.
Le point d’arrivée du processus révèle une notion de justice comme décision, dont le rapprochement avec l’établissement des responsabilités — ici compris comme l’établissement d’un lien d’imputation entre le dommage subi et les faits reprochés à un accusé identifié — marque le caractère juridique.
Entre ces deux points règne un domaine qui, pour avoir surtout un rôle d’intermédiaire, n’en est pas moins fondamental ; un processus organisable a défaut d’être complètement maitrisable dans tous ses éléments, pour lequel l’expérience acquise ne permet véritablement de consacrer que deux éléments, mis en avant par le rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition.
D’une part, les mesures de justice transitionnelle doivent être des mesures de justice et non des substituts à la justice. Cela implique, d’autre part, une approche intégrée qui requiert idéalement que les quatre piliers de la justice transitionnelle (responsabilité, établissement de la vérité, réparation, garanties de non-répétition) se développent de manière concomitante. Des poursuites judiciaires sans mesures de réparation n’auront que pour effet de rappeler symboliquement la prééminence de la règle de droit. À l’inverse des réparations forfaitaires déconnectées des préjudices subis et versées en l’absence de toute autres mesures pourraient être perçues comme une tentative d’acheter le pardon ou le silence des victimes, ou comme une faveur du pouvoir en place et non comme la conséquence naturelle de la violation d’un droit. Dans le même sens, les poursuites lancées ne seront considérées comme répondant à l’exigence de justice que si elles s’accompagnent d’autres mécanismes d’établissement de la vérité. À l’inverse, et dans la mesure où la notion de recours adéquat ne s’épuise pas dans la révélation de la vérité, des mécanismes de recherche ou d’établissement de la vérité, même très élaborés, ne sont en général assimilés à des mécanismes de justice que lorsqu’elles entrainent des conséquences en droit.
Ainsi envisagé, le processus a vocation à permettre le passage de la justice réclamée à la justice rendue ; de l’outrage suscité par le crime à la réprobation de son auteur, d’une responsabilité « flottante », comme le dit Fauconnet, à une responsabilité concrétisée. Le droit est naturellement appelé à jouer un rôle primordial dans cette opération de transfert, en permettant la qualification du fait passé et en en organisant les conséquences. Dans ces circonstances, peut-on même éviter la mobilisation du droit pénal ? La matière pénale semble partout présente, irriguant l’ensemble du processus — des modes alternatifs de résolution des conflits au processus pénaux formalisés.
Classiquement en effet, la notion de « matière pénale » est définie en fonction de trois critères.
Le premier critère porte sur la classification en vertu du droit interne. Ce critère semble plutôt accessoire. Comme la Cour européenne des droits de l’homme l’affirme, il s’agit cependant là d’un simple point de départ. L’indication qu’il fournit n’a qu’une valeur formelle et relative.
Le second critère, qui porte sur la nature même de l’infraction et la nature de la procédure, représente un élément d’appréciation d’un plus grand poids. En ce sens, une mesure sera qualifiée de pénale si « l’instance en cause ici a été entamée en vertu de pouvoirs légaux d’exécution » ou si elle renfermait en outre certains éléments répressifs. À cet égard, la distinction entre processus pénal et instance vérité et dignité n’est pas toujours évidente. La nature même de l’infraction est identique. La nature de la procédure est parfois similaire. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple récent, la commission Vérité et Réconciliation (CVR) créée au Burundi le 15 mai 2014 pourra délivrer des mandats de perquisition, de saisie ou des citations à comparaitre. Elle pourra également dresser la « liste des présumés auteurs des violations graves des droits de la personne », ce qui pourrait apparaitre à la fois comme une mesure de sanction des auteurs, mais également comme une mesure de réparation pour les victimes. Enfin, bien que rejetant explicitement le recours aux mécanismes pénaux, le texte de loi « portant création, mandat, organisation et fonctionnement de la commission Vérité et Réconciliation » lui attribue un pouvoir de révision des jugements prononcés par les juridictions pénales.
Le dernier critère s’attache à prendre en considération le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé : Les sanctions pouvant être prononcées par les mécanismes de justice traditionnelle — modes alternatifs de résolution des conflits par excellence — n’ont souvent rien à envier aux sanctions — prononcées par des juridictions pénales formelles. Ainsi, en Ouganda où la politique de justice transitionnelle fut adoptée en octobre 2013, les pratiques d’ameto (coups de canne) ou de bannissement sont des traits communs des mécanismes de justice traditionnelle appelés à coexister avec les mécanismes pénaux formels.
Pour autant, si la prégnance de la matière pénale dans le traitement du passé semble en soi permettre de justifier la mobilisation des concepts de droit pénal, comment justifier le recours aux juridictions pénales ? De notre point de vue, ce recours, loin de marquer la déficience d’autres systèmes de réprobation sociale ou une résurgence moralisatrice dans un monde sécularisé, nous semble avant tout devoir être justifié par son caractère juridictionnel, c’est-à-dire l’existence d’une forme propre à assurer l’exercice d’une fonction juridictionnelle.
L’exercice d’une fonction propre
La fonction juridictionnelle consiste à « rétablir par une solution imposée et limitée par le doute, le lien de l’obligation juridique entre le sujet de droit intéressé et la règle ou la situation qui fait l’objet du doute » (Chaumont, 1942). Celle-ci n’a de sens que comme tentative de faire la vérité sur une situation donnée, considérée aussi bien en ses éléments de fait qu’en ses éléments de droit, et de déterminer la solution qu’impose la justice eu égard à cette vérité. L’exercice de cette fonction spécifique se matérialise par la production d’actes présentant un caractère propre, adaptés à l’objet de cette fonction : les actes juridictionnels, c’est-à-dire des décisions constatant l’atteinte éventuelle à l’ordonnancement juridique et prescrivant les mesures propres à faire cesser, à réprimer ou réparer l’atteinte constatée, enfin à rétablir l’ordonnancement juridique tel qu’il doit être en vertu de la constatation qui a été opérée.
Ce détour par la notion d’actes juridictionnels permet de déplacer le centre d’analyse et relativiser l’obsession de la peine, même s’il ne s’agit pas de nier la volonté de répression. Dans cette définition en effet, le but de l’acte juridictionnel n’est pas de rendre possible la réalisation de la peine en lui fournissant un point d’application. Au contraire, la constatation est essentielle et produit par elle-même des effets de droit. C’est la décision qui joue un rôle subordonné et secondaire. La constatation est une fin, et la décision constitue le moyen pour atteindre cette fin. Cet ordre de priorité peut trouver une résonance dans les motivations conduisant les victimes à vouloir participer à la procédure pénale internationale.
Ainsi, lors des consultations menées par Avocats sans frontières (ASF) auprès de victimes qu’elle a assisté devant la Cour pénale internationale, la volonté d’«éclairer la CPI » revient comme une motivation constante. Si, les consultations menées permettent d’affirmer que la reconnaissance de la qualité « judiciaire » de victime est importante, tous les participants à la consultation, indépendamment de la reconnaissance du statut de victime par la Cour, affirment avoir le sentiment de contribuer directement aux procédures en cours. La plupart d’entre eux s’affirment reconnaissants d’avoir l’occasion de s’exprimer librement, d’être écouté et de témoigner pour l’«Histoire ». Cette fonction de rappel de la prééminence de la règle de droit, se double d’une fonction de catalyseurs de droits nouveaux découlant de la violation elle-même et mis en mouvement devant les juridictions pénales.
Le droit d’action devant les juridictions, lorsqu’il est reconnu, se définit en effet comme « droit moyen », ou un « pouvoir par lequel leurs titulaires peuvent influer sur les situations préexistantes en les modifiant, les éteignant, ou en en créant des nouvelles au moyen d’une activité propre unilatérale ». C’est un tel droit qui prend naissance quand les conditions d’existence de l’action sont réunies. Ce droit est le droit d’accomplir la demande en justice, et, par cet acte unilatéral d’assujettir l’«adversaire », sans qu’il puisse s’y dérober, à subir qu’une procédure ait lieu, et conduise à un jugement. L’intérêt à agir devant la juridiction pénale, est la condition nécessaire et suffisante de l’existence de ce droit d’action. Cet intérêt à agir existe dès lors « que l’action ou l’abstention du défendeur a eu pour effet de porter atteinte à un droit ou à un intérêt juridiquement protégé dont le demandeur était titulaire » (Salmon, 2001). Cette conception permet d’éclairer et de délimiter ce que l’on entend par le « projet fou d’une justice pour les survivants de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ».
Le droit actionné par les survivants de crimes internationaux est en effet détachable de la violation, du fait justifiant la réaction. Il n’existe pas à proprement parler, pour les victimes, de droit à voir les obligations du droit humanitaire respectées : il n’existe qu’un droit à réparation, soutenu dans le cadre de la Cour pénale internationale par un intérêt juridique des victimes à ce que leur droit à réparation ne soit pas mis en péril dans la phase de détermination de la culpabilité de l’accusé. Ce droit à réparation ne découle pas en soi de l’existence des obligations, mais de leur violation. Ce droit ne découle pas du droit humanitaire, mais des droits de l’homme.
En ce sens, le lien entre « l’intérêt fondamental [des] victime[s] pour l’établissement des faits, l’identification des responsables et la déclaration de leur responsabilité » et leur intérêt à obtenir réparation des préjudices subis a été établi dans plusieurs décisions rendues par la Cour pénale internationale. La Chambre préliminaire a ainsi reconnu que les intérêts personnels des victimes sont concernés de manière générale dès le stade de la confirmation des charges à l’encontre de l’accusé, estimant que : « L’intérêt des victimes à participer à la présente procédure d’appel est évident vu que l’appelant demande notamment de mettre à néant la décision de confirmer les charges, ce qui aurait pour résultat la fin des poursuites, et donc de toute possibilité pour les victimes de solliciter ultérieurement des indemnisations pour le préjudice qu’elles ont subi. » Ainsi compris, l’intérêt des victimes à l’identification, le jugement et le châtiment des responsables du préjudice subi « sous-tend le droit à la vérité largement reconnu aux victimes de violations graves des droits de l’homme », mais également leur intérêt à s’assurer que leur droit à réparation ne soit pas mis en péril. Dans cette perspective, le droit à réparation des victimes est en quelque sorte théoriquement détaché de la figure de l’accusé. Il nait de la violation, pas de la condamnation. Certes, le fait de voir condamner l’accusé est probablement déjà une forme de réparation, mais très partiellement et seulement si on l’entend comme un droit des victimes à voir l’accusé condamné et l’innocent innocenté, c’est-à-dire un droit des victimes à la vérité judiciaire, droit qui s’exerce dans l’absolu de manière très théorique, qui ne s’exerce pas contre l’accusé et qui ne permet pas d’épuiser le droit à réparation. Il y a donc une ligne temporelle ou juridique différente de celle de l’accusé. Les deux se croisent lorsque la victime et l’accusé se croisent dans le cadre du procès pénal. Elles restent néanmoins distinctes. L’une n’est pas liée à l’autre et encore moins dépendante de l’autre.
Tout en évitant de verser dans un idéalisme légaliste (le rêve d’une justice pure et autosuffisante), cette attention portée aux victimes empêche de réduire la question de la justice pénale au seul thème de la lutte contre l’impunité, c’est-à-dire à la mission du procureur. La justice transitionnelle ainsi comprise se définit plus par des conditions ou des formes particulières, mais comme une catégorie de justice au même titre que la justice correctrice ou distributive. Une justice qui met en mots une réalité, certes de manière imparfaite car limitée au périmètre du prétoire, mais, selon l’Institut des hautes études sur la justice, « néanmoins opérante car elle rend la justice imaginable ». L’enjeu est désormais d’assurer le passage d’une justice opérante à une justice opératoire, c’est-à-dire à passer du pourquoi au comment.