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Le traité de Lisbonne et l’impuissance de la gauche

Numéro 11 Novembre 2009 par Christophe Degryse

novembre 2009

Seuls quelques rares pas­sion­nés d’exégèse juri­­di­­co-poli­­tique auront sui­vi de bout en bout les inter­mi­nables rebon­dis­se­ments du trai­té de Lis­bonne, ver­sion tech­ni­ci­sée du trai­té consti­tu­tion­nel euro­péen, pré­pa­ré lui-même par une conven­tion euro­péenne dont les tra­vaux débu­tèrent en… février 2002. L’entrée en vigueur désor­mais pré­vue du trai­té de Lis­bonne mar­que­ra l’aboutissement de près de huit années de débats, […]

Seuls quelques rares pas­sion­nés d’exégèse juri­di­co-poli­tique auront sui­vi de bout en bout les inter­mi­nables rebon­dis­se­ments du trai­té de Lis­bonne, ver­sion tech­ni­ci­sée du trai­té consti­tu­tion­nel euro­péen, pré­pa­ré lui-même par une conven­tion euro­péenne dont les tra­vaux débu­tèrent en… février 2002. L’entrée en vigueur désor­mais pré­vue du trai­té de Lis­bonne mar­que­ra l’aboutissement de près de huit années de débats, dis­cus­sions, négo­cia­tions et com­pro­mis qui auront épui­sé les obser­va­teurs les plus patients. Ce long par­cours a été par­se­mé d’obstacles : revi­re­ments bri­tan­niques au sein de la conven­tion (2003), « non » fran­çais et néer­lan­dais au trai­té consti­tu­tion­nel (2005), « non » irlan­dais au trai­té de Lis­bonne (2008), modi­fi­ca­tion de la Consti­tu­tion alle­mande (2009), sans comp­ter les pieds-de-nez des pré­si­dents polo­nais et tchèque et, aujourd’hui, les « menaces » du pro­bable futur Pre­mier ministre bri­tan­nique, David Came­ron, de sou­mettre le trai­té au refe­ren­dum dans son pays tant qu’il ne sera pas entré en vigueur — d’où l’empressement de certains.

Par com­pa­rai­son, le trai­té de Maas­tricht fut presque une siné­cure. Signé en 1992, entré en vigueur en 1993, il lan­çait pour­tant l’un des pro­jets poli­tiques les plus fameux de l’histoire euro­péenne : la mon­naie unique. Lis­bonne ne lance rien en termes de pro­jets poli­tiques, mais il pro­voque la tem­pête. Pour­quoi ? On ne ten­te­ra même pas de répondre à cette ques­tion, tant les causes de cette tem­pête sont diverses de Prague à Dublin, de Var­so­vie à Londres, de la gauche à la droite, du natio­na­lisme au popu­lisme. La théo­rie du chaos s’emploierait sans doute mieux à expli­quer ce mélange de craintes sou­vent para­doxales : perte de sou­ve­rai­ne­té, refus de la Charte des droits fon­da­men­taux, plon­geon irré­ver­sible dans le bouillon du libre-échange mon­dial, léga­li­sa­tion de l’avortement, enga­ge­ments mili­taires ota­nesques, excès de bureau­cra­tie tatillonne, ultra­li­bé­ra­lisme débridé…

Le trai­té de Lis­bonne chan­ge­ra-t-il la face de l’Europe ? En l’absence de pro­jets poli­tiques, on serait for­te­ment ten­té de répondre que non. Il devrait certes appor­ter quelques gouttes d’huile dans la méca­nique ins­ti­tu­tion­nelle de l’Union, via la sim­pli­fi­ca­tion des modes de déci­sion ; il devrait ren­for­cer — même si cela reste à démon­trer — la visi­bi­li­té de l’UE sur la scène inter­na­tio­nale1 ; amé­lio­rer de-ci de-là l’efficacité des poli­tiques et la par­ti­ci­pa­tion des Par­le­ments natio­naux… La seule relance tan­gible qu’il est sus­cep­tible d’apporter est celle des élar­gis­se­ments futurs (Croa­tie, Macé­doine, Tur­quie, Islande). Mais, contrai­re­ment à ce qu’affirment cer­tains, l’Europe ne sera pas plus à droite avec Lis­bonne qu’avec Nice. Elle sera en effet plus à droite, mais pour une autre rai­son bien plus simple : les élec­tions euro­péennes de juin der­nier. Car, oui, les élec­teurs semblent déser­ter la sociale-démo­cra­tie, tant en Alle­magne qu’en Ita­lie, tant en France qu’au Royaume-Uni, et dans la plu­part des pays d’Europe cen­trale et orien­tale — seuls semblent faire actuel­le­ment excep­tion l’Espagne, le Por­tu­gal et la Grèce.

Les causes de la faiblesse

Plu­tôt que de par­ler de trai­té, il serait donc sans doute beau­coup plus inté­res­sant de se pen­cher sur l’état de la gauche en Europe et, plus encore, sur les rai­sons qui ont fait que cette gauche n’ait pas su sai­sir les deux plus grandes oppor­tu­ni­tés de remise en cause des para­digmes néo­li­bé­raux domi­nants au cours des vingt der­nières années : la crise finan­cière et le chan­ge­ment cli­ma­tique. Qu’en disent quelques com­men­ta­teurs renom­més choi­sis au hasard dans trois grands pays de l’UE ?

En France, Zaki Laï­di explique cette fai­blesse de la gauche, deve­nue struc­tu­relle, par l’émiettement du monde ouvrier dans une socié­té de ser­vices, la frag­men­ta­tion du monde sala­rial, le puis­sant mou­ve­ment d’individualisation des pré­fé­rences et des choix qui conduit à moins de soli­da­ri­té col­lec­tive, la dif­fi­cul­té à arbi­trer entre les inté­rêts des sala­riés (insi­ders) et ceux des exclus (out­si­ders). Il est pro­bable, sou­ligne-t-il, que les élec­teurs, de gauche comme de droite, se demandent pour­quoi on sauve les banques et la grande indus­trie auto­mo­bile, mais pas les PME et les tra­vailleurs en bas de l’échelle sociale. Ce res­sen­ti­ment des petits contre les gros expli­que­rait selon lui le suc­cès du Par­ti libé­ral en Alle­magne, pour qui la crise doit per­mettre d’aller vers des solu­tions plus libé­rales, car la recherche de la pro­tec­tion de l’État pro­fite trop inéga­le­ment aux sala­riés2. Sans doute peut-on aus­si y voir une des rai­sons du suc­cès des for­ma­tions popu­listes un peu par­tout en Europe.

En Alle­magne, Ernst Hil­le­brand explique que pen­dant quinze ans, les par­tis de centre-gauche se sont pré­sen­tés à de nou­velles caté­go­ries d’électeurs issus des classes moyennes en tant que « ges­tion­naires plus effi­caces du capi­ta­lisme3 ». Or aujourd’hui, la part des salaires dans le reve­nu natio­nal n’a ces­sé de dimi­nuer au sein de l’UE, et le nombre des actifs a dans le même temps consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té, ce qui signi­fie en pra­tique qu’un nombre plus impor­tant de tra­vailleurs se par­tage un reve­nu rela­ti­ve­ment plus faible. Dans de nom­breux pays d’Europe occi­den­tale, l’indice de Gini des inéga­li­tés sociales a aug­men­té depuis les années quatre-vingt. Ces évo­lu­tions ont eu ten­dance à décré­di­bi­li­ser, auprès des milieux concer­nés, la prin­ci­pale pro­messe faite par la gauche réfor­miste : repré­sen­ter les inté­rêts éco­no­miques et sociaux des « petites gens » plus effi­ca­ce­ment que les autres par­tis grâce à une poli­tique tech­no­cra­tique effi­cace et à des réformes « prag­ma­tiques » du système.

Au Royaume-Uni, John Lloyd iro­nise sur le fait que le centre-gauche euro­péen s’est « effon­dré en même temps que les banques4 ». La sociale-démo­cra­tie euro­péenne était pro­mar­ché, et pro-mon­dia­li­sa­tion, elle por­tait des réformes « sociales libé­rales », elle s’est éloi­gnée des syn­di­cats, et a pro­mu l’immigration tant que les stan­dards de vie aug­men­taient et que les ser­vices publics fonc­tion­naient. Main­te­nant que le centre-gauche s’effondre, tant la droite que la gauche de la gauche exultent, dit-il. Mais l’ironie est de voir que les prio­ri­tés du centre-gauche — en par­ti­cu­lier le main­tien et le déve­lop­pe­ment de la sécu­ri­té sociale — « sauvent » aujourd’hui les gou­ver­ne­ments de droite. Et que cette même droite n’hésite plus à prendre les habits de la gauche : le gou­ver­ne­ment fran­çais s’ouvre à des per­son­na­li­tés socia­listes, les conser­va­teurs bri­tan­niques annoncent qu’ils veulent for­mer un gou­ver­ne­ment « com­pa­tis­sant » à l’égard des petites gens5, sans comp­ter le popu­lisme et l’«anti-élitisme » en Italie…

Y a‑t-il des points com­muns entre ces obser­va­tions fran­co-ger­ma­no-bri­tan­niques ? Sans doute la cri­tique d’avoir pla­cé toute sa confiance dans la crois­sance éco­no­mique, qui néces­site de sau­ver les grands pour­voyeurs d’emplois, de mener des réformes struc­tu­relles pour accé­lé­rer la créa­tion de richesses (et donc, dit-on, de l’emploi et de la redis­tri­bu­tion), d’avoir sou­te­nu la mon­dia­li­sa­tion sans un mini­mum de garan­ties sociales. Au final, les « petits » (pro­duc­teurs lai­tiers, fac­teurs de quar­tier, sous-trai­tants, tra­vailleurs peu qua­li­fiés, etc.) ne voient arri­ver d’Europe que de mau­vaises nou­velles au nom de la crois­sance : libé­ra­li­sa­tion, ouver­ture à la concur­rence, accrois­se­ment de la com­pé­ti­ti­vi­té et de la pro­duc­ti­vi­té, baisse des normes d’emploi, etc.

Changer de paradigme

Il y aurait donc du pain sur la planche pour ceux qui sou­hai­te­raient chan­ger le conte­nu, le sens et l’orientation de la « crois­sance » éco­no­mique euro­péenne. Celle-ci reste fon­dée sur la course à la pro­duc­ti­vi­té, sur la concur­rence entre entre­prises, au sein des entre­prises, entre régions, pays et conti­nents, sur la déré­gu­la­tion, la recherche de main‑d’œuvre flexible et bon mar­ché, l’ingénierie et le tou­risme fis­cal. Les mar­chés finan­ciers exigent une ren­ta­bi­li­té rapide ; les entre­prises attirent les consom­ma­teurs avec des prix bas, moyen­nant l’externalisation des coûts envi­ron­ne­men­taux et sociaux ; les pra­tiques com­mer­ciales non durables, mais plus ren­tables persistent.

C’est donc à un chan­ge­ment de para­digme qu’il faut s’atteler. Il faut ren­ver­ser le dis­cours de la Com­mis­sion euro­péenne, qui affirme que c’est la crois­sance éco­no­mique qui crée­ra de l’environnement et du social : « Une amé­lio­ra­tion de la crois­sance éco­no­mique et un accrois­se­ment du taux d’emploi apportent les moyens de sou­te­nir la cohé­sion sociale et de ména­ger l’environnement » (rap­port Kok, 2004, c’est nous qui sou­li­gnons). Il faut ren­ver­ser ce para­digme : c’est la pro­tec­tion de l’environnement au sens large — lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, éco­no­mies d’énergie, pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té, chan­ge­ment des modes de mobi­li­té, pro­duc­tion, dis­tri­bu­tion et consom­ma­tion durable, etc. — et la pro­mo­tion de la cohé­sion sociale qui crée­ront de la « crois­sance », ou plu­tôt du déve­lop­pe­ment social durable.

De ce chan­ge­ment de para­digme décou­le­rait l’adaptation de nom­breux aspects de la poli­tique euro­péenne : pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance, fis­ca­li­té (taxes vertes, etc.), régu­la­tion finan­cière (taxe Tobin, etc.), gou­ver­nance d’entreprise (normes comp­tables, etc.), poli­tique agri­cole, poli­tique de concur­rence (aides d’État en faveur du déve­lop­pe­ment durable et de la cohé­sion sociale), poli­tique com­mer­ciale (taxe car­bone aux fron­tières), rela­tions exté­rieures, etc. Enfin, il en décou­le­rait éga­le­ment l’utilisation d’indicateurs alter­na­tifs au pro­duit inté­rieur brut (PIB). Un pays qui déboise l’ensemble de son ter­ri­toire ou met les enfants au tra­vail fait aug­men­ter son PIB. L’Union euro­péenne est l’un des éche­lons incon­tour­nables pour un tel chan­ge­ment de para­digme. La tâche est immense. Mais comme l’écrit Zaki Laï­di, « Il n’y a aucune fata­li­té au recul de la gauche ». Et l’on pour­rait ajou­ter : la pro­gres­sion des Verts aux der­nières élec­tions euro­péennes l’a démontré.

  1. Par la nomi­na­tion d’un « haut repré­sen­tant » de l’UE pour les affaires étran­gères et la poli­tique de sécu­ri­té. Même si l’organe ne crée pas néces­sai­re­ment la fonc­tion : se doter d’un ministre des Affaires étran­gères euro­péen ne crée­ra pas auto­ma­ti­que­ment une poli­tique étran­gère européenne…
  2. Zaki Laï­di, « Les dilemmes de la gauche euro­péenne. La frag­men­ta­tion du monde sala­rial bous­cule les cre­do de la jus­tice sociale », Le Monde, 9 octobre 2009.
  3. Lire son article « L’incontournable réorien­ta­tion de la gauche euro­péenne » dans Démo­cra­tie.
  4. John Lloyd, « Europe’s centre-left suf­fers in the squee­zed middle », Finan­cial Times, 3 – 4 octobre 2009.
  5. Dis­cours de David Came­ron du 8 octobre 2009.

Christophe Degryse


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