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Le train du bon Dieu (extraits)

Numéro 11 Novembre 2010 par Jean Louvet

novembre 2010

Écrit en 1962 à la demande de Léon Har­dat, manœuvre au lami­noir de Long­tain, Le train du bon Dieu entend pour­suivre par d’autres moyens la mobi­li­sa­tion de la grève géné­rale de l’hi­ver 1960 – 1961 à laquelle Jean Lou­vet avait acti­ve­ment par­ti­ci­pé. Publiée en 1976, elle est reprise dans le pre­mier tome de l’œuvre com­plète de Lou­vet édi­tée par les Archives & Musée de la lit­té­ra­ture. Les nota­tions en ita­liques cor­res­pondent aux réflexions dra­ma­tur­giques de Jean-Marie Piemme. Nous repre­nons ici les deux der­niers tableaux de la pièce.

Quatorzième tableau

38. L’annonce du déraille­ment du train ne doit pas être pré­sen­tée sur le mode dra­ma­tique de la catas­trophe iné­luc­table vou­lue par un des­tin funeste. C’est, d’abord, une infor­ma­tion. Par la suite, la réac­tion de MAX : « C’est tou­jours ain­si. Qu’est-ce qui t’étonne ? » doit appa­raitre comme la réac­tion néga­tive. Il fau­drait qu’au contraire, le spec­ta­teur s’étonne de ce que cela ait tou­jours été ain­si. Le « ce n’est pas pos­sible » de SLICK doit être joué sur le mode posi­tif de celui qui cherche à com­prendre. (Jean-Marie Piemme)

38.

(Mani­fes­ta­tion sur une place. Ter­rasse de café. Tables, chaises, pancartes.)

LE DÉLÉGUÉ. – Le train…

SLICK. – Quoi le train ? Parle !

LE DÉLÉGUÉ. – Déraillé !

SLICK. – Déraillé ?

(Un temps.)

MAX. – Et alors ? C’est tou­jours ain­si. Qu’est-ce qui t’étonne ? Moi, je savais.

UN OUVRIER. – Déraillé… !

39. L’explication que donne le délé­gué en reje­tant la cause de l’échec sur les « Grosses Têtes » est juste, mais au niveau du jeu de l’ensemble des per­son­nages pré­sents sur scène en ce moment, il fau­drait signi­fier que les mani­fes­tants ont peut-être eux aus­si une part de res­pon­sa­bi­li­té. Ne pas oublier que dans la pièce de Lou­vet, il n’y a guère que le délé­gué-bou­lon­neur et, par­tiel­le­ment, Jean-Bap­tiste, qui ont une vision clai­re­ment poli­tique des pro­ces­sus en cours. Dans cette optique, la phrase de THÉRÈSE fonc­tionne comme un com­men­taire stig­ma­ti­sant la fai­blesse du pro­lé­ta­riat une fois qu’il est livré à lui-même. (Jean-Marie Piemme)

39.

SLICK. – Ce n’est pas pos­sible. Que s’est-il passé ?

LE DÉLÉGUÉ. – Rien. Enfin, presque rien. On a déta­ché la locomotive.

SLICK. – Qui « on » ?

UN OUVRIER. – Les « Grosses Têtes », évidemment !

LE DÉLÉGUÉ. – Je ne sais pas. Les « Grosses Têtes » avaient l’air ennuyées.

MAX. – Ça change tout si les « Grosses Têtes » sont ennuyées.

LE DÉLÉGUÉ. – Les « Grosses Têtes » se sont dis­pu­tées ; ils sont divisés.

SLICK. – Où sont les « Grosses Têtes » ?

LE DÉLÉGUÉ. – On ne sait pas. Ils sont par­tis cha­cun de leur côté. Les
cama­rades sont cha­cun dans leur cen­trale. Les éboueurs. Les métal­los. Les enseignants.

(Il sort.)

THÉRÈSE (réflé­chis­sant). – Plus de loco­mo­tive, plus de « Grosses Têtes ». On rentre.

40. Ce qui doit se jouer ici, c’est l’embarras des tra­vailleurs face à une situa­tion nou­velle : ne plus avoir à obéir aux ordres syn­di­caux et prendre en charge eux-mêmes leur propre des­tin. Ici, grosse dif­fi­cul­té : il faut mon­trer, d’une part, la dif­fi­cul­té objec­tive, pour la classe ouvrière, de prendre en charge son propre des­tin — cela se marque notam­ment dans « l’aphasie » de SLICK —, mais, d’autre part, il ne fau­drait pas jouer cet embar­ras de telle sorte que la conclu­sion logique qui s’impose soit celle, réac­tion­naire, qu’« il leur faut des chefs ». Dif­fi­cul­té sup­plé­men­taire : il faut mar­quer com­bien le dis­cours anti-chefs peut être lourd d’illusions : la réplique d’un ouvrier, « Il n’y a rien de fait. On est tous des chefs », est, en effet, inquié­tante. Une fois qu’on a dit qu’on était tous chefs, la situa­tion devrait mira­cu­leu­se­ment se redres­ser, ce qui est, à ce moment-ci de la pièce, com­plè­te­ment fan­tas­ma­tique. À l’aide du dis­cours anti-chefs, les ouvriers fan­tasment encore leur libé­ra­tion. (Jean-Marie Piemme)

40.

UN OUVRIER. – On rentre… on rentre. C’est vite dit !

MAX. – Réfléchissons !

SLICK. – Les « Grosses Têtes » sont parties.

UN OUVRIER. – On se débrouille­ra tout seul.

LE GARDE. – On connait des tas de choses que les « Grosses Têtes » nous ont apprises.

UN OUVRIER. – C’est vrai, cela !

MAX. – Quoi, par exemple ?

(Peu à peu, ils reculent vers les murs et laissent le centre de la place vide.)

UN OUVRIER. – Je ne sais pas, moi.

MAX. – Rien.

THÉRÈSE. – Rien ?

GASPARD. – Rien.

(Ils regardent le centre de la place ; ser­rés contre le mur.)

SLICK (à MAX, mon­trant le centre). – Vas‑y, MAX. Parle.

MAX. – Je ne suis qu’une petite tête, moi. Mais toi, SLICK…

UN OUVRIER. – Oui, toi, SLICK.

MAX. – À toi.

SLICK. – Facile à dire. (Il va sur l’estrade.) Voilà.

UN OUVRIER. – Dis quelque chose.

UN AUTRE OUVRIER. – Oui, parle. On n’est que des ouvriers.

SLICK. – Cama­rades. Camarades…

UN OUVRIER. – On est pris au dépourvu.

SLICK. – D’abord, pour commencer…

UN OUVRIER. – Quatre semaines qu’on est en grève. Qu’est-ce qu’ils attendent là-haut ?

UN AUTRE OUVRIER. – Et ça traine, et ça traine. Elles sont courtes, dans la rue, les semaines ; à la mai­son, elles sont longues.

SLICK. – MAX a deman­dé la parole.

MAX. – Moi ? Non, le cama­rade a dit ce que je vou­lais dire. Nous avons nos primes de grève, au Syn­di­cat, heu­reu­se­ment, mais nos caisses se vident.

UN OUVRIER. – Moi, je vou­lais dire, plu­tôt non, ce n’est pas moi… Hier, j’ai enten­du un cama­rade qui disait… un cama­rade que je n’avais jamais vu d’ailleurs. Tu te sou­viens, SLICK ?

UN AUTRE OUVRIER. – Il disait : « Des fruits, des légumes pour les enfants, il y en a. Ils sont en train de pour­rir. De la nour­ri­ture, des mar­chan­dises, qu’on les prenne. » Mais atten­dez, je ne suis pas d’accord. Moi, je vou­lais dire : « Les usines. »

UN OUVRIER. – Quoi, les usines ?

UN AUTRE OUVRIER. – Oui, si on fai­sait tour­ner les usines pour nous ? Enfin, une ou deux.

UN OUVRIER. – Il est peut-être trop tard.

UN AUTRE OUVRIER. – Dans tous les coins, le jour, la nuit, il y a des cama­rades réunis, des comi­tés de grève. Près des bra­sé­ros, on dis­cute. Aux piquets de grève, dans les tentes, dans les assem­blées locales, on parle. Vous savez ce qui se dit, vous ? Pour­quoi ne pas se ser­vir de nos voi­tures pour des, je ne sais pas moi, des esta­fettes, quelque chose comme ça. Qui ser­vi­raient à créer, à infor­mer un comi­té de coor­di­na­tion régional.

UN OUVRIER. – Beau­coup de nos cama­rades sont décou­ra­gés. Il fal­lait mar­cher tout de suite sur la capi­tale. Qu’est-ce qu’on a per­du comme temps !

UN AUTRE OUVRIER. – La capi­tale, je m’en fous. Autant se jeter tout de suite dans la gueule du loup.

UN OUVRIER. – Il fau­drait des cama­rades pour nous don­ner un coup de main, non ? Sur­tout les ques­tions économiques.

SLICK. – Approchez…

UN OUVRIER. – Si on monte tous à la tri­bune, tu ne seras plus notre chef. Il n’y en aura plus.

SLICK. – On est tous des chefs. (Il des­cend.) Voi­là ce que j’avais à vous dire. C’est fini.

THÉRÈSE. – En atten­dant, la loco­mo­tive, elle vogue. Il aurait fal­lu vous déci­der plus tôt, les amis.

41. À tra­vers la pro­duc­tion du miracle sur scène et la posi­ti­vi­té de Thé­rèse (lais­sons aux ama­teurs du vieux théâtre la ques­tion de savoir pour­quoi et com­ment Thé­rèse d’aliénée qu’elle était est main­te­nant deve­nue cri­tique de la situa­tion des autres. Il n’y aura que les mor­dus du psy­cho­lo­gisme pour ne pas com­prendre), Lou­vet accen­tue l’illusion que peut rece­ler le dis­cours anti-chefs et donne à voir ce qui ronge la luci­di­té du pro­lé­ta­riat : son mora­lisme. (Jean-Marie Piemme)

41.

THÉRÈSE. – Ah ! C’est mar­rant… le bon Dieu… je le vois.

MAX. – Un miracle !

(Rires.)

SLICK. – Toi, ma petite THÉRÈSE.

MAX. – Ici, la grotte du miracle. Là, un hôtel.

UN OUVRIER. – Sacrée THÉRÈSE.

UN AUTRE OUVRIER (gui­dant un « aveugle »). – Priez pour le pauvre Joseph, pour qu’il retrouve la vue. Avance, Joseph, ne te fais pas remar­quer, tu vas enfin voir. Moi, je ne com­prends rien du tout à ce qui t’arrive.

(Rires.)

UN OUVRIER (un genou sur une chaise, avan­çant). – Ren­dez-les moi, les deux orteils que j’ai per­dus au laminoir.

UN AUTRE OUVRIER (mon­trant un cama­rade). – Ren­dez-lui son grand doigt, qu’il a oublié dans une machine-outil, une nuit d’heures sup­plé­men­taires. Il lui manque tant, le grand doigt, quand il doit chauf­fer sa petite Catherine.

UN OUVRIER. – Nom de Dieu de nom de Dieu, c’est vrai qu’on est les dam­nés de la terre. Qu’est-ce qu’on lui a fait au bon Dieu ? Ce n’est pas juste. Priez pour le pauvre Maxi­mi­lien de l’impasse du Cer­cleur, numé­ro 8.

UN AUTRE OUVRIER. – Demande-lui au bon Dieu, pour­quoi les tra­vailleurs des Syn­di­cats chré­tiens ne sont pas en grève avec nous ?

UN OUVRIER. – À boire, Sei­gneur. Fais que la neige se trans­forme en pinard.

UN AUTRE OUVRIER. – Bande de soiffards !

THÉRÈSE. – Je le vois. On y est aus­si. Tous sur un grand nuage. Ce qu’on est heu­reux, beaux, gen­tils, les mains frot­tées à la pierre ponce. On a mis son cos­tume du dimanche, sa belle robe. Entrez, qu’il dit le bon Dieu. Nous avons méri­té une vie meilleure. Nous avons bien éco­no­mi­sé. On n’a pas gas­pillé, pas volé le bien d’autrui. On a été aug­men­tés rai­son­na­ble­ment. Nos enfants sont là aus­si. Ils seront des tra­vailleurs hon­nêtes. Ils nous res­semblent comme des gouttes d’eau. Toute la famille est sur le nuage tout rose. Venez, qu’Il dit.

UN OUVRIER. – Moi, j’ai tou­jours repor­té les vidanges pour ne pas perdre un franc.

UN AUTRE OUVRIER. – Moi, tous mes outils sont bien grais­sés dans la remise.

UN OUVRIER. – Mes dettes, je les ai tou­jours rem­bour­sées. Je n’ai jamais man­qué une jour­née de tra­vail, jamais une minute de retard.

THÉRÈSE. – C’est bien qu’Il dit (Elle pousse un cri.) Oh ! Je ne vois plus le bon Dieu. Oh ! On l’a ligo­té dans son fau­teuil. Bande de traitres !

LE GARDE. – Les goujats.

UN OUVRIER. – Qui ?

MAX. – Les « Grosses Têtes », évidemment !

THÉRÈSE. – Il fait signe de la tête… Vous, c’est Moi qu’Il dit… Ça y est, j’ai com­pris. Vous êtes tous le bon Dieu.

UN OUVRIER. – Je pro­pose qu’on aille déli­vrer le bon Dieu.

(On dresse un écha­fau­dage au milieu de la place. Le tout donne une impres­sion de radeau à la dérive. Le soir tombe.

Ils montent tous sur l’échafaudage, sauf THÉRÈSE qui les regarde.)

THÉRÈSE. – Vous voi­là bien, les hommes. Impré­voyants comme des enfants, confiants dans le pre­mier qui crie : « Sui­vez-moi, je suis saint Pierre. Sui­vez le guide, ne l’oubliez pas. » Le train par-ci, le train par-là. En route ! On ne pré­pare rien, et au moindre pépin, tout est par terre. Petit Jésus, faites que le train démarre. On para­lyse le vil­lage, on endort les machines, mais demain, elles se réveille­ront comme hier sans que rien ne soit changé.

42. L’essentiel de la séquence 42 est consti­tué par la lettre de Gas­pard qui fait le bilan sur le mode sen­ti­men­tal de la grève. Ce bilan sen­ti­men­tal peut être par­ta­gé par le public : en effet, l’échec de la grève aura au préa­lable été maintes fois expli­qué, à la fois par le jeu et par le texte. Cette séquence peut alors fonc­tion­ner comme un moment de détente et de décharge où le public, dans l’identification au comé­dien, vit à la fois la tris­tesse de la défaite et la lueur d’espoir qu’elle fait quand même naitre. Ce moment de com­mu­ni­ca­tion entre la salle et la scène, sur le mode sen­ti­men­tal – et dans le contexte expli­qué plus haut, ce n’est évi­dem­ment pas péjo­ra­tif –, peut d’autant mieux fonc­tion­ner qu’il ne clôt pas le spec­tacle sur un espoir de bon ton. Elle entre au contraire en contra­dic­tion avec la séquence 43 qui réin­tro­duit un sou­ci d’inquiétude. (Jean-Marie Piemme)

42.

SLICK. – Cela ser­vi­ra un jour. Viens avec nous.

(THÉRÈSE les rejoint.)

(La nuit vient. Les gré­vistes se serrent les uns contre les autres.)

SLICK (à Gas­pard qui est en train d’écrire). – À toi l’honneur, Gas­pard ! Qu’est-ce que tu fais ?

GASPARD. – J’écris au bon Dieu.

SLICK. – Lis-nous.

GASPARD. – Ce n’est qu’un brouillon !

MAX. – Ça ne fait rien. Lis l’essentiel.

(Un temps.)

GASPARD. – Bon. Voi­là ! Je dis que nous avons fait le grand silence pour que Sa voix se fasse entendre. Je dis que nous avons pris acte de Sa volon­té de nous voir réunis autour de Lui, non plus à l’état de cadavre avec nos membres bri­sés, notre tête vide ou notre poi­trine trans­per­cée d’une balle, mais de nous voir vivants, avec une flamme dans les yeux afin de Le déchar­ger des affaires, vu que Lui-même se fait très vieux. C’est le début.

UN OUVRIER. – C’est bien dit, GASPARD, continue.

GASPARD (lisant). – Non… ici, c’est des choses banales… Il ne fait pas bon. Il fait même froid. C’est l’hiver 1960 – 1961… les ter­rils de Wal­lo­nie sont cou­verts de neige.

Il n’y a pas eu de catas­trophe. Je dis cela parce que c’est impor­tant. Beau­coup de gens pensent que le train du bon Dieu pro­voque des catas­trophes. Il y a bien eu quelques tués, des nôtres, bien sûr, comme tou­jours, quand le train a déraillé. Nous avons appris beau­coup de choses que nous dirons à nos enfants. Je n’énumère pas, ce serait trop long. Et puis, il vaut mieux que cela reste entre nous, parce qu’on pour­rait aller le racon­ter aux « Grosses Têtes ».

UN OUVRIER. – Dis-Lui que les « Grosses Têtes » se foutent de nous !

GASPARD. – Inutile, Il le sait. Je dis encore que notre sang est res­té calme et que l’enthousiasme ne nous a jamais aveuglés…

(GASPARD s’arrête de lire, enlève ses lunettes et s’essuie les yeux.)

SLICK. – Ne pleure pas, GASPARD !

GASPARD. – C’est vrai.

(Il lit.)

GASPARD. – « Nous ne pour­rons pas remettre le train en marche. Mes cama­rades sont jeunes, mais moi, je suis déjà vieux… »

UN OUVRIER. – Pour­quoi que tu dis cela, GASPARD ? Le train démar­re­ra. Il n’y a rien de fait.

Quinzième tableau

43. Ne pas jouer ce tableau dans la jubi­la­tion ven­ge­resse du patro­nat. Mon­trer ceci qui devrait être cho­quant : c’est le patro­nat qui tire les leçons de la défaite du pro­lé­ta­riat. (Jean-Marie Piemme)

43.

(LE PÈRE INDUSTRIEL. LE FILS. Le chef de gare.)

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Quel hiver, mes amis ! Quelle idée de se lan­cer dans une telle grève. À l’étranger, ça se fait au prin­temps, ces choses-là.

LE FILS. – Aven­ture pas morte.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Et dans toute cette neige.

LE CHEF. – Il y a eu de bons moments quand même.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – J’en ai des gerçures.

LE FILS. – Enfin tout est ren­tré dans l’ordre.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Et sans pro­gramme d’action. Les pauvres !

LE CHEF. – Il y avait anguille sous roche. Des bribes, certes des balbutiements…

LE FILS. – …si confidentiels.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Autant dire des loques.

LE FILS. – Des confet­tis. Ah ! Leur carnaval.

LE CHEF. – Le train est remisé.

LE FILS. – Une fois de plus.

LE CHEF. – Une bonne chose.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Le bon Dieu est fati­gué, faut pas le surmener.

LE FILS. – Faut se conten­ter du bon Dieu qu’on a. Cette grève était prématurée.

LE CHEF. – Exact. D’ailleurs, les vrais trains n’arrivent jamais à l’heure. Tou­jours en retard.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Toutes les grèves géné­rales seront tou­jours prématurées. 

LE FILS. – Vous n’êtes pas le seul à le penser.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Heu­reux quand même que ce mou­ve­ment était divi­sé. Divi­sion dans la direc­tion. Divi­sion par­mi les tra­vailleurs. La social-démo­cra­tie a du bon. Et dire qu’ils vou­laient for­mer le train des capitales.

LE CHEF. – Un train ? Un ténia écla­tant dans le gel. Le petit caillou dans le pare-brise.

(Ils rient.)

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Ne riez pas. J’ai peur.

LE FILS. – Ça recommence.

LE PÈRE INDUSTRIEL. – Ils remet­tront cela dans dix, quinze, vingt ans. Alors ils auront un pro­gramme, un par­ti révo­lu­tion­naire, une avant-garde, un niveau de conscience, peu importe com­ment ils s’y pren­dront, mais ils auront tiré la leçon.

Dix ans, quinze ans ? Ô décen­nies fatales ! Mon pauvre cou.

FIN

Jean Louvet


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