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Le syndrome de l’éponge
Avoir le mal du pays. Cet état, vous l’avez certainement ressenti un jour ou l’autre. Après des vacances un peu trop longues ou un voyage professionnel dans un endroit déplaisant. Le désir de retourner chez soi, de regagner ses pénates, de retrouver ses habitudes. Un havre espéré. Sans doute, une banale nostalgie pour l’utérus. Mais […]
Avoir le mal du pays. Cet état, vous l’avez certainement ressenti un jour ou l’autre. Après des vacances un peu trop longues ou un voyage professionnel dans un endroit déplaisant. Le désir de retourner chez soi, de regagner ses pénates, de retrouver ses habitudes. Un havre espéré. Sans doute, une banale nostalgie pour l’utérus. Mais si la nostalgie est l’aspiration au retour (étymologiquement : la souffrance de ne pas pouvoir revenir), qu’en est-il de l’envie de fuir un pays ? Y a‑t-il un mot spécifique pour désigner cela ? Je ne pense pas. Les Allemands, qui ont toujours un terme pour caractériser des états émotionnels complexes, en ont certainement inventé un, mais je ne le connais pas. Évidemment, et cela est tristement d’actualité, il y a celles et ceux qui se sauvent par nécessité, guerres, discriminations, précarité économique, autant de raisons qui poussent des migrants désespérés à se lancer dans un périlleux voyage. S’échapper d’un environnement que l’on habite parce qu’il n’est plus hospitalier, voire ne l’a jamais été, mais qu’il est désormais devenu franchement hostile. Chez les Juifs de la diaspora, vous entendrez, avec un mélange d’humour et de fatalisme, que « les valises sont toujours prêtes » pour témoigner de l’angoisse de tous les instants de devoir trouver, en cas de persécutions, un asile ailleurs. Et puis, il y a aussi celles et ceux qui souhaitent fuir pour la bonne raison qu’ils ne se retrouvent plus dans les valeurs politiques et morales de leur communauté de vie. Ils sont affectés par l’atmosphère qui y règne. En anglais, le terme « homesickness », qui signifie « le mal du pays », peut être trituré de manière à lui faire exprimer autre chose : My home makes me sick. Je n’en dis pas plus pour l’instant, mais, vous allez le comprendre, l’histoire que je vais vous raconter est celle d’un de ces lieux qui rendent malade.
Megan est une amie canadienne de Montréal, de la partie anglophone de la ville, venue séjourner à Bruxelles pour quelques mois. Nous nous sommes connus à l’époque où j’y étudiais les sciences sociales à la prestigieuse université McGill. Je n’avais jamais autant travaillé de ma vie que lors de cette année académique passée dans l’éthique protestante, et je n’avais jamais été aussi déprimé, les deux étant très certainement liés. Megan, qui m’avait abordé à Mont-Royal parce que j’avais l’air « perdu » et « mignon » (lost and cute), avait contribué à rendre mon séjour bien plus léger, m’emmenant au cinéma, boire des coups, manger des poutines et rencontrer ses amis. Quelques flirts initiaux s’étaient rapidement transformés en une amitié qui s’est poursuivie par-delà les années principalement grâce à la toile. Quand je l’ai accueillie à l’aéroport bardée de ses valises et avec une furieuse envie de changer d’air, elle correspondait exactement aux souvenirs que j’avais conservés de cette jeune fille fluette, aux cheveux bouclés châtain clair et aux grands yeux bruns cachés derrière ses lunettes d’institutrice. C’est étrange comme la temporalité connait des circonvolutions qui lui sont propres dès lors qu’il est question d’émotions et d’attachement. Meg, je l’ai retrouvée semblable, après tant d’années, « comme si c’était hier » ne dit-on pas ?
Durant ses premières semaines à Bruxelles, ma Canadienne joua au touriste. Il s’agissait de son premier grand voyage en Europe, un évènement pour cette quadragénaire qui avait passé son existence à s’exténuer dans une compagnie d’assurances qui ne la rendait pas heureuse. Je ne vous inflige pas le détail de ses visites pour lesquelles je me suis bien évidemment défilé tant le tourisme m’insupporte. Montherlant a écrit quelque part que le tourisme, c’est se livrer à « mille niaiseries » que l’on ne ferait pas chez soi et qui nous font courir justement parce que l’on est loin de chez soi. Je suis entièrement d’accord avec lui. Je ne suis pas trop « culture ». Lors de ses déambulations urbaines, Meg tomba sur plusieurs rassemblements de citoyens inquiets de la montée du nationalisme et du racisme dans le pays. L’extrême droite flamande faisait son retour triomphal sur la scène politique belge, et les protestations se multipliaient à Bruxelles.
Un samedi dans l’après-midi, alors que nous étions supposés nous rencontrer pour une tasse de café, je reçus un SMS de Meg : « Sorry. Mal à l’estomac. Voyons-nous plus tard ». Je l’appelai pour m’enquérir de son état, qui semblait peu alarmant, et nous postposâmes notre rendez-vous au jour suivant. Mais, le lendemain matin, la douleur s’était intensifiée. Une peine aigüe dans la zone médiane du ventre, au-dessus du nombril, l’empêchait de se mouvoir, lui faisant penser à une colite. Cela commençait à l’inquiéter. Je pris aussitôt la décision de l’emmener voir, en urgence, mon oncle Barry, le grand frère de ma mère, un médecin généraliste toujours en activité malgré ses septante ans.
Barry nous avait donné rendez-vous dans son cabinet l’après-midi même, ce bureau qui avait été, jadis, un espace de jeux pour mes cousins et moi-même. Lors des réunions familiales chez tonton Barry, nous nous y infiltrions pour faire joujou avec la table à examen électrique — elle montait et descendait si l’on appuyait sur un gros bouton rouge — et pour tripoter les seringues, les abaisse-langues en bois, les gazes et autre matériel thérapeutique. Avec le temps, à force de dérober sparadraps, petits bistouris et ouate, je m’étais confectionné une véritable trousse de médecin jusqu’à ce qu’elle soit découverte (sous mon lit) par ma mère et restituée à un Barry hilare. Avant de prendre conscience des vicissitudes de la carrière médicale et de l’obstacle insurmontable que constitueraient mes indécrottables hypocondries, j’avais d’ailleurs voulu devenir docteur, sur les traces mon oncle.
Une fois sur place, j’expliquai la situation à Barry, vu que Meg ne parlait pas un mot de français. Tout sourire, il l’invita à s’allonger sur la fameuse table d’examen. Ses grandes mains rassurantes se mirent à palper le frêle abdomen de Megan, s’enfonçant dans les plis de ses entrailles et suscitant chez elle un léger rictus de douleur pour lequel Barry s’excusa. Il tâta méthodiquement tout ce qu’il pouvait tâter en ponctuant ses gestes de « OK » qui rythmaient l’anamnèse, puis fit pivoter son imposante carcasse vers moi et me dit d’une voix calme et profonde :
- Je vais devoir faire un toucher rectal.
Je m’approchai de lui, feignant de ne pas avoir bien entendu.
- Un quoi ?
- Un toucher rectal. C’est totalement indolore, mais je veux vérifier qu’il n’y a pas d’obstruction.
Plus tard, Megan me racontera en hurlant de rire la tête qui fut la mienne à la suite de l’annonce faite par Barry, elle qui ne comprenait pas un mot de la scène. J’étais devenu livide. Bégayant. Tremblant. Mes mains s’agitaient dans l’air cherchant à contrôler l’insaisissable. De grosses gouttes de sueur perlaient sur mon front. Je lui semblais totalement décontenancé, comme un enfant perdu dans un grand magasin. Barry avait, quant à lui, lancé les opérations : saisir un gant en plastique à usage unique, le dérouler de tout son long — ce qui produisit un bruit « plac » typique —, l’enfiler doigt après doigt et l’enduire de vaseline. Alors qu’il signifia à Meg de retirer son pantalon, alors que mon oncle s’apprêtait à sodomiser (oui, soyons clairs, car c’est bien de cela dont il s’agit) une ancienne copine et désormais amie sous mes yeux prêts à se révulser, je m’interposai entre lui et la table d’examen.
- Ça ne va pas être possible, dis-je à Barry avec l’assurance d’un petit garçon qui vient de commettre une bêtise.
Avec sa main engantée en l’air, il me toisa de son mètre nonante :
- Qu’est-ce qui ne va pas, Derek ?
- Euh…
- Je suis un professionnel, tu sais. Ici, je ne suis plus ton oncle. Je fais mon métier. Il faut écarter tout risque d’occlusion intestinale. Ça peut être sérieux.
Je bafouillai en montrant du doigt le gant avec une grimace de répulsion :
- Tu ne peux pas faire ça, là, devant moi.
- Va dans la salle d’attente.
- On va y aller, tu sais. C’est mieux comme ça.
En un quart de seconde, j’avais attrapé le sac de Meg, sa main à elle et l’avais dirigée vers la porte du cabinet. Elle était hilare, malgré la souffrance. Pantois, Barry était planté au milieu de son bureau, le gant en l’air. Cela va sans dire, je ne le vis plus pendant un certain temps. Comment avais-je osé douter de ses compétences ?
L’épisode avec Barry passé, nous en étions toujours au même stade, c’est-à-dire nulle part. Les douleurs de Megan s’étaient encore accentuées, mais avec la particularité qu’elles avaient migré du côté droit supérieur de son abdomen. Dans le taxi qui nous ramenait chez moi, elle avait, en outre, remarqué qu’un léger gonflement sous-cutané était apparu au niveau du foie. On s’était décidés à aller directement aux urgences de l’hôpital le plus proche. Là-bas, ma pauvre amie fut inspectée de fond en comble. Radiographie, bilan hématologique et urinaire, palpations et palpations encore par différents médecins qui s’agitaient autour de sa bedaine souffrante. Des rendez-vous pour les jours à venir furent fixés. Un tuyau par-ci, un autre par-là, scanner des entrailles, ponction de la tuméfaction, IRM de la panse. Après une semaine d’investigations spéléologiques dans les viscères de Meg, et des kilos de Tranxène pour moi (qui palpite à la simple vue d’une blouse blanche), LE diagnostic tomba enfin : « rien ». Eh oui, il lui avait fallu endurer toutes ces intrusions déplaisantes pour finalement s’entendre dire par le chef de service de gastroentérologie :
- Madame Brown, les examens ne montrent rien de grave. C’est fonctionnel. Ça va passer. C’est nerveux, sans doute.
(Entendez : ça fait mal, mais on ne sait absolument pas vous dire pourquoi). « Antidouleurs trois fois par jour, et du repos ! » furent les seules consignes que nous reçûmes avant d’emballer les affaires de Meg et de déguerpir de cet hôpital hautement inhospitalier.
C’est avec une certaine déception que nous rentrâmes chez moi ce jour-là, abattus de ne pas connaitre quelle affliction frappait donc Meg. Les analgésiques calmèrent rapidement la douleur, mais la boule était toujours visible et palpable dans la partie supérieure de l’abdomen de ma pauvre amie qui était, on la comprend, démoralisée par ce qui lui arrivait, de plus durant les vacances qu’elle s’était enfin octroyées. Devant un tel mystère étiologique, je me sentais perdu et incapable de la rassurer. La biomédecine, celle de Barry, nous a tant habitués à obtenir des certitudes que cette énigme-là ne manqua pas de m’angoisser. Que fallait-il faire ? Voir davantage de spécialistes ? Que Meg se mette à la diète ? Qu’elle rentre au Canada ? Était-ce nerveux ? Un burn-out insidieux, peut-être ? De ma période montréalaise, je me souviens d’une jeune femme très émotive, une « éponge », diraient certains. Toujours contaminée par les problèmes des autres, leurs colères, leurs rires et leurs tristesses. Sans carapace pour se protéger de la violence du monde. Sans un sous-marin au fond d’elle pour s’abriter. On formait un beau duo à l’époque, deux éponges ensemble qui renforçaient mutuellement leurs mélancolies et leurs inquiétudes, ça montait souvent dans les tours. L’empathie, c’est tout bénéfice pour les gens dont on se soucie, mais surtout destructeur pour soi-même. Ou alors était-ce justement parce qu’elle était en vacances que Meg avait développé ce trouble « fonctionnel » ? À vrai dire, quand on se met au repos, nos vieux démons peuvent ressurgir. Comme à la fonte des glaces. Pendant les congés, on découvre en nous des corps ensevelis depuis des mois, voire des années, que l’agitation du quotidien avait contribué à dissimuler. On se drague comme le fond d’un étang. Les garde-fous ne font plus leur œuvre et l’insanité montre, parfois, le bout de son nez.
C’est ici que je dois ouvrir une courte parenthèse sur Megan et sa passion pour les médecines alternatives. L’étudiante que j’avais rencontrée à Montréal il y a quinze ans était prompte à dénoncer la dangerosité des médicaments. À l’époque déjà, elle se soignait principalement avec des huiles essentielles, se livrait à des jeûnes mensuels destinés à la détoxifier et réagissait dès que l’on prononçait le mot « vaccin » (ce qui est étonnant de la part de quelqu’un travaillant désormais au service d’un groupe d’assurances). J’en avais fait l’expérience lorsque, terrassé par une banale grippe et l’angoisse corolaire d’être malade, elle m’avait envoyé consulter son kiné-sio-logue (j’épèle pour éviter la confusion avec l’autre!) qui, par imposition des mains, avait « tout remis en ordre » pour la modique somme de 70 $, me recommandant surtout « de bien boire » après la séance, un précieux (et onéreux) conseil que j’appliquai à la lettre. Voilà pourquoi je ne fus pas étonné quand Meg débarqua le surlendemain du non-diagnostic gastroentérologique (de son « rien » comme elle disait) avec le nom d’une voyante-médium-thérapeute bruxelloise, Madame Staune, qu’elle avait dénichée sur le Net et qui, insistait-elle, n’avait obtenu « que des commentaires positifs ». Pour soutenir une Canadienne dans la souffrance, j’allais, une fois encore, devoir suspendre ma méfiance, ou plutôt mon rationalisme, légendaire…
Deux jours plus tard, nous sommes devant un grand immeuble de facture récente dans un quartier huppé de Bruxelles, le Châtelain. J’ai en tête l’image d’une vieille dame ridée et édentée, aux longs cheveux bouclés recouverts d’un châle, fumant cigarette sur cigarette, à l’accent est européen marqué et, surtout, penchée sur une boule de cristal (même si l’adresse chic me fait penser que nous ne sommes pas au bout de nos surprises). La sonnette est dotée d’une caméra vidéo qui nous inspecte avant de nous laisser entrer au son d’un « troisième étage ». C’est une femme blonde dans la quarantaine, en tailleur, talons hauts et rouge à lèvres électrique, qui ouvre la porte. Elle nous salue chaleureusement, une poignée de main professionnelle (vous voyez celle que l’on enseigne aux étudiants des écoles de commerce?), et nous invite à la suivre dans la première pièce à droite. Je suis frappé par la blancheur immaculée du lieu et par sa décoration minimaliste : une table, trois chaises, le tout très design. Pas un cadre au mur. Pas un bibelot. Juste du blanc, à l’image de la dentition de notre extralucide. Alors que l’on prend place, je ne peux m’empêcher de fixer les longues jambes bronzées et soigneusement épilées à travers le bureau vitré de madame Staune.
Devant elle sont posés trois iPad et une cannette de Coke Zéro inattendue. La voyante m’interrompt d’emblée quand je veux lui expliquer que Meg ne comprend pas le français ; elle a fait une formation à Palo Alto en Californie et parle couramment anglais. En anglais donc, Megan lui raconte la raison de notre visite et, soulevant son teeshirt jusqu’en dessous de ses seins en forme de poire, lui montre la petite tumescence qui orne le haut de son abdomen. S’ensuit une série de questions précises : taille, âge, poids, lieu et heure de naissance, signe astrologique, alimentation, fréquence et consistance des selles, et j’en passe, autant d’informations que la prophétesse encode dans son iPad numéro 1. Le deuxième iPad représente une boule de cristal. Oui, vous ne rêvez pas, une boule de cristal digitale ! J’ignore le rôle du troisième appareil. Après quelques manipulations mécaniques entre iPad 1, 2 et 3, le front de notre pythie se détend. Visiblement, elle a trouvé.
- Voici ce que l’algorithme propose, lance-t-elle. Il a établi votre profil astral. Il y a quelque chose qui vous mine.
- Un algorithme?, fais-je interloqué.
- Je travaille avec une application de voyance inventée par Facebook, me répond-elle droit dans les yeux, le plus sérieusement du monde.
- Vous avez eu des problèmes professionnels récemment ?
Megan opine du chef.
- Je me cherche, dit-elle. Je voudrais recommencer des études, peut-être. Mon boulot m’épuise. Tout cela n’a pas de sens.
- Vous êtes ascendant Taureau. La conjonction Soleil-Vénus est très bonne pour vous. Malheureusement, Pluton…
- Oui, toujours Pluton… Petite, mais nocive!, réplique Meg qui semble avoir décodé les propos sibyllins de madame Irma 2.0.
Staune saisit iPad 2. Elle scrute à nouveau la boule de cristal. Meg me fait un sourire en coin. J’ai du mal à imaginer qu’elle puisse prendre notre voyante 5G au sérieux.
- Ici, je repère clairement un déséquilibre, fait-elle en tournant l’iPad vers nous et en indiquant une zone plus sombre avec son doigt au vernis rouge. Il faut rééquilibrer. Je vous imprime les résultats.
Elle pose alors sous mes yeux ébahis un diagramme fait de cercles, flèches et autres signes kabbalistiques et le commente dans un langage abstrus que je vous épargne (je n’ai d’ailleurs rien retenu de tout cela à l’heure où j’écris ces lignes).
- Pour ce qui est du traitement, poursuit-elle : trois bains de pieds par jour dans la mer. Pendant une semaine. Et buvez beaucoup d’eau (encore!).
Puis, elle enchaine :
- J’accepte aussi les paiements par smartphone.
Une fois dans la rue, je ne peux contenir plus longtemps mon fou rire.
- Nous venons de vivre une expérience surréaliste, non?, m’esclaffai-je.
Meg ne partage manifestement pas mon incrédulité. Nous partons demain à la mer du Nord !
*******
Voilà deux jours que nous sommes dans une petite station balnéaire coquette posée au milieu des dunes. Dans le train qui nous amenait à la côte flamande, je me suis remémoré l’abondance de fois où nous sommes venus ici avec mes parents. Plonger nos orteils dans l’eau froide et revigorante et essayer le reste du corps en avançant millimètre par millimètre. S’empiffrer de moules frites, avec une « montagne de frites » s’exclamait mon paternel dont le cholestérol tutoyait les cimes du sommet LDL. Faire du vélo, et observer ces vieux couples fripés qui pédalent l’un derrière l’autre, toujours avec monsieur devant et madame à la peine. Manger des glaces tous les jours à 16 heures tapantes. Faire du minigolf quand on a déjà épuisé toutes les activités possibles, le cerf-volant, les châteaux de sable, ou encore le cuistax. Parfois, Barry nous retrouvait avec femme et enfants, et on batifolait ensemble sur la plage pour autant que le soleil, souvent capricieux, le permette.
Dès notre arrivée, une fois installés dans la petite auberge où, chaque jour, nous attendait posé sur la table de la salle commune un cake moelleux préparé par Maaike, la maitresse des lieux, un rituel « triquotidien » s’était mis en place. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il grêle, nous marchions quelques centaines de mètres jusqu’à la plage, ôtions nos chaussures, traversions le sable tendre et rejoignions le bord de mer pour que Meg puisse y immerger ses petons. La séance durait grosso modo trente minutes pendant lesquelles ma Canadienne méditait, les pattes fichées dans le sable mouillé. Elle respirait en harmonie avec le ressac. Et tu ferais bien d’en faire de même, ajoutait-elle avec son regard moqueur.
Trois fois par jour, j’observais la scène, un peu en retrait. Je n’y croyais pas aux fadaises de madame Staune, mais quand même… J’en étais venu à adopter la posture cynique d’un « pourquoi pas ». Vu que c’est fonctionnel, pourquoi ne pas essayer tout et n’importe quoi. Et puis mon esprit s’évadait. Dans mon souvenir — cela faisait bien trente ans que je n’avais plus mis les pieds ici —, la mer n’était pas aussi noire. Enfant, elle me semblait plutôt de couleur verte, comme les algues qui y pullulaient. Mais aujourd’hui, des reflets sombres et menaçants se dessinaient sur toute sa surface. On aurait dit qu’un encrier s’y était déversé, et cela même alors que le soleil brillait. Je ne me rappelle pas une telle noirceur, avais-je lancé à Meg au sortir de sa méditation. Ses pieds étaient, de fait, plantés dans une soupe de bile noire. Un autre phénomène étrange, c’était l’odeur. Il faut le dire crument : ça puait dans cette ville ! Un miasme fétide, comme celui des égouts ou d’un œuf pourri et qui, à la longue, vous attrapait la gorge et vous faisait pleurer. Les yeux de Meg étaient rouges et gonflés.
- C’est quoi cette odeur?, avions-nous demandé à notre aubergiste Maaike.
- Quelle odeur?, avait-elle répondu en passant sa main dans ses longs cheveux blonds.
Le pharmacien à la chemise rose, chez qui nous avions acheté mes pansements antiacidités oubliés à Bruxelles, ne flairait rien non plus. Le propriétaire du bar où nous prenions notre lunch habituel, le vendeur de glaces de 16 heures tapantes ainsi que la vieille dame en Porsche qui avait failli nous renverser alors que nous faisions un tour à vélo, non plus. Bref, personne ne sentait rien de cette exhalaison putride dont ni Meg ni moi ne parvenions à saisir la cause.
Le soir, avant de rentrer boire une tisane « Nuit reposante » à la valériane, nous marchions dans la bourgade, très calme en cette période hors saison. Après avoir emprunté une large rue de villas cossues où flottaient de nombreux drapeaux nationalistes, rebaptisée par nos soins les Champs-Élysées, nous nous arrêtions sur une jolie petite place, faite d’un terreplein fleuri qui, lui-même, avait la particularité d’exhiber une statue de Sigmund Freud. Eh oui, vous avez bien lu, un père de la psychanalyse en bronze trônait, assis sur un banc, au milieu d’un parterre de tulipes. Une plaque commémorative rappelait que Sigmund, lors de sa fuite de Vienne en 1938 au moment de l’Anschluss, avait passé six mois ici chez des amis et collègues avant de rejoindre l’Angleterre. La ville faisait d’ailleurs commerce autour de cette présence. On pouvait visiter la maison où Freud avait séjourné. Un restaurant spécialisé dans la préparation des poulpes se nommait « Le Freud ». Dans le calme des soirées du bord de mer, Meg aimait s’allonger à côté du psychanalyste et poser sa tête sur ses genoux, tandis que je m’asseyais sur l’herbe à côté.
Mais, malgré nos efforts thérapeutiques intenses, l’excroissance abdominale persistait, de même que la douleur que les drogues ne contribuaient qu’à atténuer.
- Elle s’étend, non?, m’avait demandé Meg en épousant sa forme du bout d’un doigt.
J’avais alors approché mon nez de la grosseur pour l’inspecter. Force était de constater que la boursoufflure avait non seulement doublé de volume, mais que de petites striures noires avaient fait leur apparition sur cette mystérieuse protubérance. Des images épouvantables d’un alien se développant dans ce ventre m’effleurèrent l’esprit.
Je tentai de ne pas m’alarmer en présence de Meg. Pourtant, le soir même, je fus pris d’une de ces détestables insomnies. À peine allongé, mon cerveau se mit à produire des pensées anxieuses qui s’enchainaient les unes aux autres. De l’inexplicable bouffissure de Meg, voici que je me voyais l’enterrer dans un cimetière bruxellois, loin des siens, emportée par un mal inconnu. Alors je me levai, enfilai mes vêtements et entamai une balade dans la ville silencieuse, histoire d’aérer cette caboche en surchauffe. Il était 2 heures du matin, tout le monde dormait et je me sentais étonnamment libre à déambuler de la sorte.
Mon vagabondage nocturne m’amena intuitivement aux Champs-Élysées et au square où se trouvait Freud. Il y avait quelque chose de mélancolique à le voir seul, ce grand homme, figé dans la nuit, cigare au bec, petites lunettes circulaires sur le nez. Son air était sévère, tel qu’on le remarque sur les photos de l’époque. Il portait un costume trois-pièces, une cravate minuscule, une montre de poche avec sa chaine ainsi qu’une bague à l’annulaire de la main droite. Le sculpteur avait poussé le réalisme jusqu’à détailler les lacets croisés de ses bottines. Dépassait de la poche de son veston un livre sur lequel était écrit en allemand Die Traumdeutung (L’interprétation du rêve), l’un de ses textes majeurs pour qui s’intéresse à la psychanalyse. Je m’installai à ses côtés et, ainsi que le faisait Meg, posai ma tête sur ses genoux de bronze qui, à cette heure tardive, irradièrent d’une brusque froideur dans mon cou. Encore ein de ces foudus touristes ! À bart mes betits-henfants, bersonne n’aurait chamais osé fenir s’azeoir zur moi comme ça !
L’air marin était frais. Je pouvais le sentir pénétrer mes narines, puis ressortir réchauffé. Quelques étoiles parsemaient un ciel très dégagé. Tout était calme. Le vent balayait mes avant-bras (quelle idée de quitter l’auberge en teeshirt!). Encore ein type gui zouffre d’eine néfroze d’hangoize. Arh ! Ein Inzomniak ! Bauffre de moi ! N’ai-che bas décha azez zoufert ? Je me demandai s’il était bien nécessaire que nous restions plus longtemps. Tout cela, les pieds dans l’eau, semblait éminemment vain. Quelque chose avait changé ici depuis mon enfance. Un sentiment d’inquiétante étrangeté (oui, je sais, je fais mon freudien!) entourait la ville, sans que je puisse expliquer quoi exactement. Les gens avaient l’air tristes. Ridés et flasques. Ils ont tout ce qu’ils veulent. Grosses voitures, grandes maisons remplies de gadgets électroniques, frigos pleins à craquer. Mais c’est comme si la vitalité les avait désertés. Moi cela fait zeptante-zinq ans gue che zuis coincé ici, baufre idiot ! Ja, die gens zont trisdes. Arh ! Ils zont riches, mais fous afez fous comme ils zont zompres ? Zompres ! La bulzion de fie les as guittés, c’est le bulzion de mort gui kagne ! Tout deffient zompre, und ça zent tellement mauffais ! Certes, on tend souvent à être nostalgique de ces moments de notre enfance. Avant que mes parents n’aient divorcé. Avant la découverte de la finitude humaine. Avant les premières désillusions de l’adolescence. Avant que les responsabilités de l’âge adulte et les névroses concomitantes n’apparaissent avec fracas. À gui le dites-fous ! Fous zeirez ein très pon batient ! Mais ce n’était pas que moi. Il y avait quelque chose de foutu dans cette ville que ni les glaces ni les tours à vélo ne parvenaient à dissimuler. Quelque chose de profondément pourri. Les termites en avaient grignoté les fondations et le tout menaçait de s’effondrer. Eine fobie des termites ? Intérezant ! Et un sentiment d’urgence m’habitait. Il nous fallait partir. Nous enfuir. Prendre un cuistax ou un pédalo et détaler à toute vitesse. Très pien ! Zela fous fera zinguante euros ! Und che ne fous dis bas : À la zemaine prochaine ! Je me levai en craquant mon dos et mes genoux. Tout était toujours paisible. Freud était impassible. Je restai planté là encore quelques secondes. Puis, instinctivement, je m’approchai de lui, tapotai sa tête et lui fis une bise. Bouah ! Horreur ! Foudez-moi le camb ! Gontre-tranzfert très nékadif !
De retour à l’auberge, je plongeai dans le sommeil et je dormis profondément comme je n’avais plus roupillé depuis longtemps. Devant les œufs du petit déjeuner, j’exprimai à Meg mon souhait de rentrer à Bruxelles.
- Tu trouves cela efficace toi, les bains de pieds ?
- Elle a dit une semaine, non ?
Un aurevoir au rivage et à la sculpture de Freud plus tard, et nous étions de retour à Bruxelles. Meg était abattue, moi aussi. Elle décida de changer son billet d’avion et de retourner séance tenante à Montréal pour y consulter ses thérapeutes « à elle ». Les adieux furent déchirants. On ne s’était pas vus depuis quinze ans et rien ne permettait de dire que nous nous retrouverions de sitôt. J’aperçois encore sa petite tête aux cheveux bouclés derrière les vitres de la douane et mon cœur se serre.
Après l’aéroport, je rentrai à la maison où m’attendait mon chat Boris que j’avais négligé depuis quelque temps et qui me le fit bien comprendre en me tournant le dos. Pendant des heures, je zappai devant la télévision. Je restai pétrifié de longues minutes devant des images de jeunes francophones d’extrême droite paradant dans les rues de Bruxelles et hurlant « On est chez nous ! On est chez nous ! ». Puis, je tombai finalement sur un film décent qui racontait les relations houleuses entre Freud et Jung. On oublie souvent à quel point la science est une pratique guerrière avec des égos surdimensionnés et des blessures narcissiques qui partent en sucette. Tard dans la nuit, je fus réveillé par la réception d’un message sur mon portable. C’était Megan fraichement débarquée à Montréal.
- Derek, c’est incroyable!!!! La boule au ventre a disparu. Et les douleurs aussi. Je ne comprends rien. Une fois que je suis montée dans l’avion, tout a disparu ! Je t’écris demain pour te raconter en détail.
Eh bien voilà, c’était psychologique, me dis-je en reposant le téléphone à côté du lit. Tout ça pour ça ! Oy vey… Je rigolais intérieurement. Une cure de Tranxène aurait fait l’affaire.
Pendant la nuit, je fus assailli de songes intenses, notamment un dans lequel la statue de Freud, en marbre cette fois, se mettait à bouger et s’humanisait. Furibard, Sigmund me poursuivait à travers un champ de pavot, hurlant des insultes en allemand et finissait par me saisir par les jambes. Ligoté, j’étais étendu sur son divan, le vrai, celui de Vienne. Dans mon rêve, je me disais : « Enfin un analyste qui n’est pas de marbre » ! Je transpirai abondamment, me retournant sans arrêt jusqu’au matin. Je fus réveillé par une douleur sourde et lancinante qui traversait le haut de ma bedaine. Pas possible, fis-je estomaqué alors que mon palpitant commençait à battre la chamade. Après m’être rapidement frotté les yeux et le front, et avoir étiré mes membres dans les quatre directions, je me palpai la partie supérieure du ventre. Un gonflement était apparu.