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Le syndrome de l’éponge

Numéro 8 - 2019 - 7. Italique fiction RevueNouvelle par Derek Moss

décembre 2019

Avoir le mal du pays. Cet état, vous l’avez cer­tai­ne­ment res­sen­ti un jour ou l’autre. Après des vacances un peu trop longues ou un voyage pro­fes­sion­nel dans un endroit déplai­sant. Le désir de retour­ner chez soi, de rega­gner ses pénates, de retrou­ver ses habi­tudes. Un havre espé­ré. Sans doute, une banale nos­tal­gie pour l’utérus. Mais […]

Italique

Avoir le mal du pays. Cet état, vous l’avez cer­tai­ne­ment res­sen­ti un jour ou l’autre. Après des vacances un peu trop longues ou un voyage pro­fes­sion­nel dans un endroit déplai­sant. Le désir de retour­ner chez soi, de rega­gner ses pénates, de retrou­ver ses habi­tudes. Un havre espé­ré. Sans doute, une banale nos­tal­gie pour l’utérus. Mais si la nos­tal­gie est l’aspiration au retour (éty­mo­lo­gi­que­ment : la souf­france de ne pas pou­voir reve­nir), qu’en est-il de l’envie de fuir un pays ? Y a‑t-il un mot spé­ci­fique pour dési­gner cela ? Je ne pense pas. Les Alle­mands, qui ont tou­jours un terme pour carac­té­ri­ser des états émo­tion­nels com­plexes, en ont cer­tai­ne­ment inven­té un, mais je ne le connais pas. Évi­dem­ment, et cela est tris­te­ment d’actualité, il y a celles et ceux qui se sauvent par néces­si­té, guerres, dis­cri­mi­na­tions, pré­ca­ri­té éco­no­mique, autant de rai­sons qui poussent des migrants déses­pé­rés à se lan­cer dans un périlleux voyage. S’échapper d’un envi­ron­ne­ment que l’on habite parce qu’il n’est plus hos­pi­ta­lier, voire ne l’a jamais été, mais qu’il est désor­mais deve­nu fran­che­ment hos­tile. Chez les Juifs de la dia­spo­ra, vous enten­drez, avec un mélange d’humour et de fata­lisme, que « les valises sont tou­jours prêtes » pour témoi­gner de l’angoisse de tous les ins­tants de devoir trou­ver, en cas de per­sé­cu­tions, un asile ailleurs. Et puis, il y a aus­si celles et ceux qui sou­haitent fuir pour la bonne rai­son qu’ils ne se retrouvent plus dans les valeurs poli­tiques et morales de leur com­mu­nau­té de vie. Ils sont affec­tés par l’atmosphère qui y règne. En anglais, le terme « home­si­ck­ness », qui signi­fie « le mal du pays », peut être tri­tu­ré de manière à lui faire expri­mer autre chose : My home makes me sick. Je n’en dis pas plus pour l’instant, mais, vous allez le com­prendre, l’histoire que je vais vous racon­ter est celle d’un de ces lieux qui rendent malade.

Megan est une amie cana­dienne de Mont­réal, de la par­tie anglo­phone de la ville, venue séjour­ner à Bruxelles pour quelques mois. Nous nous sommes connus à l’époque où j’y étu­diais les sciences sociales à la pres­ti­gieuse uni­ver­si­té McGill. Je n’avais jamais autant tra­vaillé de ma vie que lors de cette année aca­dé­mique pas­sée dans l’éthique pro­tes­tante, et je n’avais jamais été aus­si dépri­mé, les deux étant très cer­tai­ne­ment liés. Megan, qui m’avait abor­dé à Mont-Royal parce que j’avais l’air « per­du » et « mignon » (lost and cute), avait contri­bué à rendre mon séjour bien plus léger, m’emmenant au ciné­ma, boire des coups, man­ger des pou­tines et ren­con­trer ses amis. Quelques flirts ini­tiaux s’étaient rapi­de­ment trans­for­més en une ami­tié qui s’est pour­sui­vie par-delà les années prin­ci­pa­le­ment grâce à la toile. Quand je l’ai accueillie à l’aéroport bar­dée de ses valises et avec une furieuse envie de chan­ger d’air, elle cor­res­pon­dait exac­te­ment aux sou­ve­nirs que j’avais conser­vés de cette jeune fille fluette, aux che­veux bou­clés châ­tain clair et aux grands yeux bruns cachés der­rière ses lunettes d’institutrice. C’est étrange comme la tem­po­ra­li­té connait des cir­con­vo­lu­tions qui lui sont propres dès lors qu’il est ques­tion d’émotions et d’attachement. Meg, je l’ai retrou­vée sem­blable, après tant d’années, « comme si c’était hier » ne dit-on pas ?

Durant ses pre­mières semaines à Bruxelles, ma Cana­dienne joua au tou­riste. Il s’agissait de son pre­mier grand voyage en Europe, un évè­ne­ment pour cette qua­dra­gé­naire qui avait pas­sé son exis­tence à s’exténuer dans une com­pa­gnie d’assurances qui ne la ren­dait pas heu­reuse. Je ne vous inflige pas le détail de ses visites pour les­quelles je me suis bien évi­dem­ment défi­lé tant le tou­risme m’insupporte. Mon­ther­lant a écrit quelque part que le tou­risme, c’est se livrer à « mille niai­se­ries » que l’on ne ferait pas chez soi et qui nous font cou­rir jus­te­ment parce que l’on est loin de chez soi. Je suis entiè­re­ment d’accord avec lui. Je ne suis pas trop « culture ». Lors de ses déam­bu­la­tions urbaines, Meg tom­ba sur plu­sieurs ras­sem­ble­ments de citoyens inquiets de la mon­tée du natio­na­lisme et du racisme dans le pays. L’extrême droite fla­mande fai­sait son retour triom­phal sur la scène poli­tique belge, et les pro­tes­ta­tions se mul­ti­pliaient à Bruxelles.

Un same­di dans l’après-midi, alors que nous étions sup­po­sés nous ren­con­trer pour une tasse de café, je reçus un SMS de Meg : « Sor­ry. Mal à l’estomac. Voyons-nous plus tard ». Je l’appelai pour m’enquérir de son état, qui sem­blait peu alar­mant, et nous post­po­sâmes notre ren­dez-vous au jour sui­vant. Mais, le len­de­main matin, la dou­leur s’était inten­si­fiée. Une peine aigüe dans la zone médiane du ventre, au-des­sus du nom­bril, l’empêchait de se mou­voir, lui fai­sant pen­ser à une colite. Cela com­men­çait à l’inquiéter. Je pris aus­si­tôt la déci­sion de l’emmener voir, en urgence, mon oncle Bar­ry, le grand frère de ma mère, un méde­cin géné­ra­liste tou­jours en acti­vi­té mal­gré ses sep­tante ans.

Bar­ry nous avait don­né ren­dez-vous dans son cabi­net l’après-midi même, ce bureau qui avait été, jadis, un espace de jeux pour mes cou­sins et moi-même. Lors des réunions fami­liales chez ton­ton Bar­ry, nous nous y infil­trions pour faire jou­jou avec la table à exa­men élec­trique — elle mon­tait et des­cen­dait si l’on appuyait sur un gros bou­ton rouge — et pour tri­po­ter les seringues, les abaisse-langues en bois, les gazes et autre maté­riel thé­ra­peu­tique. Avec le temps, à force de déro­ber spa­ra­draps, petits bis­tou­ris et ouate, je m’étais confec­tion­né une véri­table trousse de méde­cin jusqu’à ce qu’elle soit décou­verte (sous mon lit) par ma mère et res­ti­tuée à un Bar­ry hilare. Avant de prendre conscience des vicis­si­tudes de la car­rière médi­cale et de l’obstacle insur­mon­table que consti­tue­raient mes indé­crot­tables hypo­con­dries, j’avais d’ailleurs vou­lu deve­nir doc­teur, sur les traces mon oncle.

Une fois sur place, j’expliquai la situa­tion à Bar­ry, vu que Meg ne par­lait pas un mot de fran­çais. Tout sou­rire, il l’invita à s’allonger sur la fameuse table d’examen. Ses grandes mains ras­su­rantes se mirent à pal­per le frêle abdo­men de Megan, s’enfonçant dans les plis de ses entrailles et sus­ci­tant chez elle un léger ric­tus de dou­leur pour lequel Bar­ry s’excusa. Il tâta métho­di­que­ment tout ce qu’il pou­vait tâter en ponc­tuant ses gestes de « OK » qui ryth­maient l’anamnèse, puis fit pivo­ter son impo­sante car­casse vers moi et me dit d’une voix calme et profonde :

  • Je vais devoir faire un tou­cher rectal.

Je m’approchai de lui, fei­gnant de ne pas avoir bien entendu.

  • Un quoi ?
  • Un tou­cher rec­tal. C’est tota­le­ment indo­lore, mais je veux véri­fier qu’il n’y a pas d’obstruction.

Plus tard, Megan me racon­te­ra en hur­lant de rire la tête qui fut la mienne à la suite de l’annonce faite par Bar­ry, elle qui ne com­pre­nait pas un mot de la scène. J’étais deve­nu livide. Bégayant. Trem­blant. Mes mains s’agitaient dans l’air cher­chant à contrô­ler l’insaisissable. De grosses gouttes de sueur per­laient sur mon front. Je lui sem­blais tota­le­ment décon­te­nan­cé, comme un enfant per­du dans un grand maga­sin. Bar­ry avait, quant à lui, lan­cé les opé­ra­tions : sai­sir un gant en plas­tique à usage unique, le dérou­ler de tout son long — ce qui pro­dui­sit un bruit « plac » typique —, l’enfiler doigt après doigt et l’enduire de vase­line. Alors qu’il signi­fia à Meg de reti­rer son pan­ta­lon, alors que mon oncle s’apprêtait à sodo­mi­ser (oui, soyons clairs, car c’est bien de cela dont il s’agit) une ancienne copine et désor­mais amie sous mes yeux prêts à se révul­ser, je m’interposai entre lui et la table d’examen.

  • Ça ne va pas être pos­sible, dis-je à Bar­ry avec l’assurance d’un petit gar­çon qui vient de com­mettre une bêtise.

Avec sa main engan­tée en l’air, il me toi­sa de son mètre nonante :

  • Qu’est-ce qui ne va pas, Derek ?
  • Euh…
  • Je suis un pro­fes­sion­nel, tu sais. Ici, je ne suis plus ton oncle. Je fais mon métier. Il faut écar­ter tout risque d’occlusion intes­ti­nale. Ça peut être sérieux.

Je bafouillai en mon­trant du doigt le gant avec une gri­mace de répulsion :

  • Tu ne peux pas faire ça, là, devant moi.
  • Va dans la salle d’attente.
  • On va y aller, tu sais. C’est mieux comme ça.

En un quart de seconde, j’avais attra­pé le sac de Meg, sa main à elle et l’avais diri­gée vers la porte du cabi­net. Elle était hilare, mal­gré la souf­france. Pan­tois, Bar­ry était plan­té au milieu de son bureau, le gant en l’air. Cela va sans dire, je ne le vis plus pen­dant un cer­tain temps. Com­ment avais-je osé dou­ter de ses compétences ?

L’épisode avec Bar­ry pas­sé, nous en étions tou­jours au même stade, c’est-à-dire nulle part. Les dou­leurs de Megan s’étaient encore accen­tuées, mais avec la par­ti­cu­la­ri­té qu’elles avaient migré du côté droit supé­rieur de son abdo­men. Dans le taxi qui nous rame­nait chez moi, elle avait, en outre, remar­qué qu’un léger gon­fle­ment sous-cuta­né était appa­ru au niveau du foie. On s’était déci­dés à aller direc­te­ment aux urgences de l’hôpital le plus proche. Là-bas, ma pauvre amie fut ins­pec­tée de fond en comble. Radio­gra­phie, bilan héma­to­lo­gique et uri­naire, pal­pa­tions et pal­pa­tions encore par dif­fé­rents méde­cins qui s’agitaient autour de sa bedaine souf­frante. Des ren­dez-vous pour les jours à venir furent fixés. Un tuyau par-ci, un autre par-là, scan­ner des entrailles, ponc­tion de la tumé­fac­tion, IRM de la panse. Après une semaine d’investigations spé­léo­lo­giques dans les vis­cères de Meg, et des kilos de Tran­xène pour moi (qui pal­pite à la simple vue d’une blouse blanche), LE diag­nos­tic tom­ba enfin : « rien ». Eh oui, il lui avait fal­lu endu­rer toutes ces intru­sions déplai­santes pour fina­le­ment s’entendre dire par le chef de ser­vice de gastroentérologie :

  • Madame Brown, les exa­mens ne montrent rien de grave. C’est fonc­tion­nel. Ça va pas­ser. C’est ner­veux, sans doute.

(Enten­dez : ça fait mal, mais on ne sait abso­lu­ment pas vous dire pour­quoi). « Anti­dou­leurs trois fois par jour, et du repos ! » furent les seules consignes que nous reçûmes avant d’emballer les affaires de Meg et de déguer­pir de cet hôpi­tal hau­te­ment inhospitalier.

C’est avec une cer­taine décep­tion que nous ren­trâmes chez moi ce jour-là, abat­tus de ne pas connaitre quelle afflic­tion frap­pait donc Meg. Les anal­gé­siques cal­mèrent rapi­de­ment la dou­leur, mais la boule était tou­jours visible et pal­pable dans la par­tie supé­rieure de l’abdomen de ma pauvre amie qui était, on la com­prend, démo­ra­li­sée par ce qui lui arri­vait, de plus durant les vacances qu’elle s’était enfin octroyées. Devant un tel mys­tère étio­lo­gique, je me sen­tais per­du et inca­pable de la ras­su­rer. La bio­mé­de­cine, celle de Bar­ry, nous a tant habi­tués à obte­nir des cer­ti­tudes que cette énigme-là ne man­qua pas de m’angoisser. Que fal­lait-il faire ? Voir davan­tage de spé­cia­listes ? Que Meg se mette à la diète ? Qu’elle rentre au Cana­da ? Était-ce ner­veux ? Un burn-out insi­dieux, peut-être ? De ma période mont­réa­laise, je me sou­viens d’une jeune femme très émo­tive, une « éponge », diraient cer­tains. Tou­jours conta­mi­née par les pro­blèmes des autres, leurs colères, leurs rires et leurs tris­tesses. Sans cara­pace pour se pro­té­ger de la vio­lence du monde. Sans un sous-marin au fond d’elle pour s’abriter. On for­mait un beau duo à l’époque, deux éponges ensemble qui ren­for­çaient mutuel­le­ment leurs mélan­co­lies et leurs inquié­tudes, ça mon­tait sou­vent dans les tours. L’empathie, c’est tout béné­fice pour les gens dont on se sou­cie, mais sur­tout des­truc­teur pour soi-même. Ou alors était-ce jus­te­ment parce qu’elle était en vacances que Meg avait déve­lop­pé ce trouble « fonc­tion­nel » ? À vrai dire, quand on se met au repos, nos vieux démons peuvent res­sur­gir. Comme à la fonte des glaces. Pen­dant les congés, on découvre en nous des corps ense­ve­lis depuis des mois, voire des années, que l’agitation du quo­ti­dien avait contri­bué à dis­si­mu­ler. On se drague comme le fond d’un étang. Les garde-fous ne font plus leur œuvre et l’insanité montre, par­fois, le bout de son nez.

C’est ici que je dois ouvrir une courte paren­thèse sur Megan et sa pas­sion pour les méde­cines alter­na­tives. L’étudiante que j’avais ren­con­trée à Mont­réal il y a quinze ans était prompte à dénon­cer la dan­ge­ro­si­té des médi­ca­ments. À l’époque déjà, elle se soi­gnait prin­ci­pa­le­ment avec des huiles essen­tielles, se livrait à des jeûnes men­suels des­ti­nés à la détoxi­fier et réagis­sait dès que l’on pro­non­çait le mot « vac­cin » (ce qui est éton­nant de la part de quelqu’un tra­vaillant désor­mais au ser­vice d’un groupe d’assurances). J’en avais fait l’expérience lorsque, ter­ras­sé par une banale grippe et l’angoisse coro­laire d’être malade, elle m’avait envoyé consul­ter son kiné-sio-logue (j’épèle pour évi­ter la confu­sion avec l’autre!) qui, par impo­si­tion des mains, avait « tout remis en ordre » pour la modique somme de 70 $, me recom­man­dant sur­tout « de bien boire » après la séance, un pré­cieux (et oné­reux) conseil que j’appliquai à la lettre. Voi­là pour­quoi je ne fus pas éton­né quand Meg débar­qua le sur­len­de­main du non-diag­nos­tic gas­troen­té­ro­lo­gique (de son « rien » comme elle disait) avec le nom d’une voyante-médium-thé­ra­peute bruxel­loise, Madame Staune, qu’elle avait déni­chée sur le Net et qui, insis­tait-elle, n’avait obte­nu « que des com­men­taires posi­tifs ». Pour sou­te­nir une Cana­dienne dans la souf­france, j’allais, une fois encore, devoir sus­pendre ma méfiance, ou plu­tôt mon ratio­na­lisme, légendaire…

Deux jours plus tard, nous sommes devant un grand immeuble de fac­ture récente dans un quar­tier hup­pé de Bruxelles, le Châ­te­lain. J’ai en tête l’image d’une vieille dame ridée et éden­tée, aux longs che­veux bou­clés recou­verts d’un châle, fumant ciga­rette sur ciga­rette, à l’accent est euro­péen mar­qué et, sur­tout, pen­chée sur une boule de cris­tal (même si l’adresse chic me fait pen­ser que nous ne sommes pas au bout de nos sur­prises). La son­nette est dotée d’une camé­ra vidéo qui nous ins­pecte avant de nous lais­ser entrer au son d’un « troi­sième étage ». C’est une femme blonde dans la qua­ran­taine, en tailleur, talons hauts et rouge à lèvres élec­trique, qui ouvre la porte. Elle nous salue cha­leu­reu­se­ment, une poi­gnée de main pro­fes­sion­nelle (vous voyez celle que l’on enseigne aux étu­diants des écoles de com­merce?), et nous invite à la suivre dans la pre­mière pièce à droite. Je suis frap­pé par la blan­cheur imma­cu­lée du lieu et par sa déco­ra­tion mini­ma­liste : une table, trois chaises, le tout très desi­gn. Pas un cadre au mur. Pas un bibe­lot. Juste du blanc, à l’image de la den­ti­tion de notre extra­lu­cide. Alors que l’on prend place, je ne peux m’empêcher de fixer les longues jambes bron­zées et soi­gneu­se­ment épi­lées à tra­vers le bureau vitré de madame Staune.

Devant elle sont posés trois iPad et une can­nette de Coke Zéro inat­ten­due. La voyante m’interrompt d’emblée quand je veux lui expli­quer que Meg ne com­prend pas le fran­çais ; elle a fait une for­ma­tion à Palo Alto en Cali­for­nie et parle cou­ram­ment anglais. En anglais donc, Megan lui raconte la rai­son de notre visite et, sou­le­vant son tee­shirt jusqu’en des­sous de ses seins en forme de poire, lui montre la petite tumes­cence qui orne le haut de son abdo­men. S’ensuit une série de ques­tions pré­cises : taille, âge, poids, lieu et heure de nais­sance, signe astro­lo­gique, ali­men­ta­tion, fré­quence et consis­tance des selles, et j’en passe, autant d’informations que la pro­phé­tesse encode dans son iPad numé­ro 1. Le deuxième iPad repré­sente une boule de cris­tal. Oui, vous ne rêvez pas, une boule de cris­tal digi­tale ! J’ignore le rôle du troi­sième appa­reil. Après quelques mani­pu­la­tions méca­niques entre iPad 1, 2 et 3, le front de notre pythie se détend. Visi­ble­ment, elle a trouvé.

  • Voi­ci ce que l’algorithme pro­pose, lance-t-elle. Il a éta­bli votre pro­fil astral. Il y a quelque chose qui vous mine.
  • Un algo­rithme?, fais-je interloqué.
  • Je tra­vaille avec une appli­ca­tion de voyance inven­tée par Face­book, me répond-elle droit dans les yeux, le plus sérieu­se­ment du monde.
  • Vous avez eu des pro­blèmes pro­fes­sion­nels récemment ?

Megan opine du chef.

  • Je me cherche, dit-elle. Je vou­drais recom­men­cer des études, peut-être. Mon bou­lot m’épuise. Tout cela n’a pas de sens.
  • Vous êtes ascen­dant Tau­reau. La conjonc­tion Soleil-Vénus est très bonne pour vous. Mal­heu­reu­se­ment, Pluton…
  • Oui, tou­jours Plu­ton… Petite, mais nocive!, réplique Meg qui semble avoir déco­dé les pro­pos sibyl­lins de madame Irma 2.0.

Staune sai­sit iPad 2. Elle scrute à nou­veau la boule de cris­tal. Meg me fait un sou­rire en coin. J’ai du mal à ima­gi­ner qu’elle puisse prendre notre voyante 5G au sérieux.

  • Ici, je repère clai­re­ment un dés­équi­libre, fait-elle en tour­nant l’iPad vers nous et en indi­quant une zone plus sombre avec son doigt au ver­nis rouge. Il faut rééqui­li­brer. Je vous imprime les résultats.

Elle pose alors sous mes yeux éba­his un dia­gramme fait de cercles, flèches et autres signes kab­ba­lis­tiques et le com­mente dans un lan­gage abs­trus que je vous épargne (je n’ai d’ailleurs rien rete­nu de tout cela à l’heure où j’écris ces lignes).

  • Pour ce qui est du trai­te­ment, pour­suit-elle : trois bains de pieds par jour dans la mer. Pen­dant une semaine. Et buvez beau­coup d’eau (encore!).

Puis, elle enchaine :

  • J’accepte aus­si les paie­ments par smartphone.

Une fois dans la rue, je ne peux conte­nir plus long­temps mon fou rire.

  • Nous venons de vivre une expé­rience sur­réa­liste, non?, m’esclaffai-je.

Meg ne par­tage mani­fes­te­ment pas mon incré­du­li­té. Nous par­tons demain à la mer du Nord !

*******

Voi­là deux jours que nous sommes dans une petite sta­tion bal­néaire coquette posée au milieu des dunes. Dans le train qui nous ame­nait à la côte fla­mande, je me suis remé­mo­ré l’abondance de fois où nous sommes venus ici avec mes parents. Plon­ger nos orteils dans l’eau froide et revi­go­rante et essayer le reste du corps en avan­çant mil­li­mètre par mil­li­mètre. S’empiffrer de moules frites, avec une « mon­tagne de frites » s’exclamait mon pater­nel dont le cho­les­té­rol tutoyait les cimes du som­met LDL. Faire du vélo, et obser­ver ces vieux couples fri­pés qui pédalent l’un der­rière l’autre, tou­jours avec mon­sieur devant et madame à la peine. Man­ger des glaces tous les jours à 16 heures tapantes. Faire du mini­golf quand on a déjà épui­sé toutes les acti­vi­tés pos­sibles, le cerf-volant, les châ­teaux de sable, ou encore le cuis­tax. Par­fois, Bar­ry nous retrou­vait avec femme et enfants, et on bati­fo­lait ensemble sur la plage pour autant que le soleil, sou­vent capri­cieux, le permette.

Dès notre arri­vée, une fois ins­tal­lés dans la petite auberge où, chaque jour, nous atten­dait posé sur la table de la salle com­mune un cake moel­leux pré­pa­ré par Maaike, la mai­tresse des lieux, un rituel « tri­quo­ti­dien » s’était mis en place. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il grêle, nous mar­chions quelques cen­taines de mètres jusqu’à la plage, ôtions nos chaus­sures, tra­ver­sions le sable tendre et rejoi­gnions le bord de mer pour que Meg puisse y immer­ger ses petons. La séance durait gros­so modo trente minutes pen­dant les­quelles ma Cana­dienne médi­tait, les pattes fichées dans le sable mouillé. Elle res­pi­rait en har­mo­nie avec le res­sac. Et tu ferais bien d’en faire de même, ajou­tait-elle avec son regard moqueur.

Trois fois par jour, j’observais la scène, un peu en retrait. Je n’y croyais pas aux fadaises de madame Staune, mais quand même… J’en étais venu à adop­ter la pos­ture cynique d’un « pour­quoi pas ». Vu que c’est fonc­tion­nel, pour­quoi ne pas essayer tout et n’importe quoi. Et puis mon esprit s’évadait. Dans mon sou­ve­nir — cela fai­sait bien trente ans que je n’avais plus mis les pieds ici —, la mer n’était pas aus­si noire. Enfant, elle me sem­blait plu­tôt de cou­leur verte, comme les algues qui y pul­lu­laient. Mais aujourd’hui, des reflets sombres et mena­çants se des­si­naient sur toute sa sur­face. On aurait dit qu’un encrier s’y était déver­sé, et cela même alors que le soleil brillait. Je ne me rap­pelle pas une telle noir­ceur, avais-je lan­cé à Meg au sor­tir de sa médi­ta­tion. Ses pieds étaient, de fait, plan­tés dans une soupe de bile noire. Un autre phé­no­mène étrange, c’était l’odeur. Il faut le dire cru­ment : ça puait dans cette ville ! Un miasme fétide, comme celui des égouts ou d’un œuf pour­ri et qui, à la longue, vous attra­pait la gorge et vous fai­sait pleu­rer. Les yeux de Meg étaient rouges et gonflés.

  • C’est quoi cette odeur?, avions-nous deman­dé à notre auber­giste Maaike.
  • Quelle odeur?, avait-elle répon­du en pas­sant sa main dans ses longs che­veux blonds.

Le phar­ma­cien à la che­mise rose, chez qui nous avions ache­té mes pan­se­ments anti­aci­di­tés oubliés à Bruxelles, ne flai­rait rien non plus. Le pro­prié­taire du bar où nous pre­nions notre lunch habi­tuel, le ven­deur de glaces de 16 heures tapantes ain­si que la vieille dame en Porsche qui avait failli nous ren­ver­ser alors que nous fai­sions un tour à vélo, non plus. Bref, per­sonne ne sen­tait rien de cette exha­lai­son putride dont ni Meg ni moi ne par­ve­nions à sai­sir la cause.

Le soir, avant de ren­trer boire une tisane « Nuit repo­sante » à la valé­riane, nous mar­chions dans la bour­gade, très calme en cette période hors sai­son. Après avoir emprun­té une large rue de vil­las cos­sues où flot­taient de nom­breux dra­peaux natio­na­listes, rebap­ti­sée par nos soins les Champs-Ély­sées, nous nous arrê­tions sur une jolie petite place, faite d’un ter­re­plein fleu­ri qui, lui-même, avait la par­ti­cu­la­ri­té d’exhiber une sta­tue de Sig­mund Freud. Eh oui, vous avez bien lu, un père de la psy­cha­na­lyse en bronze trô­nait, assis sur un banc, au milieu d’un par­terre de tulipes. Une plaque com­mé­mo­ra­tive rap­pe­lait que Sig­mund, lors de sa fuite de Vienne en 1938 au moment de l’Anschluss, avait pas­sé six mois ici chez des amis et col­lègues avant de rejoindre l’Angleterre. La ville fai­sait d’ailleurs com­merce autour de cette pré­sence. On pou­vait visi­ter la mai­son où Freud avait séjour­né. Un res­tau­rant spé­cia­li­sé dans la pré­pa­ra­tion des poulpes se nom­mait « Le Freud ». Dans le calme des soi­rées du bord de mer, Meg aimait s’allonger à côté du psy­cha­na­lyste et poser sa tête sur ses genoux, tan­dis que je m’asseyais sur l’herbe à côté.

Mais, mal­gré nos efforts thé­ra­peu­tiques intenses, l’excroissance abdo­mi­nale per­sis­tait, de même que la dou­leur que les drogues ne contri­buaient qu’à atténuer.

  • Elle s’étend, non?, m’avait deman­dé Meg en épou­sant sa forme du bout d’un doigt.

J’avais alors appro­ché mon nez de la gros­seur pour l’inspecter. Force était de consta­ter que la bour­souf­flure avait non seule­ment dou­blé de volume, mais que de petites striures noires avaient fait leur appa­ri­tion sur cette mys­té­rieuse pro­tu­bé­rance. Des images épou­van­tables d’un alien se déve­lop­pant dans ce ventre m’effleurèrent l’esprit.

Je ten­tai de ne pas m’alarmer en pré­sence de Meg. Pour­tant, le soir même, je fus pris d’une de ces détes­tables insom­nies. À peine allon­gé, mon cer­veau se mit à pro­duire des pen­sées anxieuses qui s’enchainaient les unes aux autres. De l’inexplicable bouf­fis­sure de Meg, voi­ci que je me voyais l’enterrer dans un cime­tière bruxel­lois, loin des siens, empor­tée par un mal incon­nu. Alors je me levai, enfi­lai mes vête­ments et enta­mai une balade dans la ville silen­cieuse, his­toire d’aérer cette caboche en sur­chauffe. Il était 2 heures du matin, tout le monde dor­mait et je me sen­tais éton­nam­ment libre à déam­bu­ler de la sorte.

Mon vaga­bon­dage noc­turne m’amena intui­ti­ve­ment aux Champs-Ély­sées et au square où se trou­vait Freud. Il y avait quelque chose de mélan­co­lique à le voir seul, ce grand homme, figé dans la nuit, cigare au bec, petites lunettes cir­cu­laires sur le nez. Son air était sévère, tel qu’on le remarque sur les pho­tos de l’époque. Il por­tait un cos­tume trois-pièces, une cra­vate minus­cule, une montre de poche avec sa chaine ain­si qu’une bague à l’annulaire de la main droite. Le sculp­teur avait pous­sé le réa­lisme jusqu’à détailler les lacets croi­sés de ses bot­tines. Dépas­sait de la poche de son ves­ton un livre sur lequel était écrit en alle­mand Die Traum­deu­tung (L’interprétation du rêve), l’un de ses textes majeurs pour qui s’intéresse à la psy­cha­na­lyse. Je m’installai à ses côtés et, ain­si que le fai­sait Meg, posai ma tête sur ses genoux de bronze qui, à cette heure tar­dive, irra­dièrent d’une brusque froi­deur dans mon cou. Encore ein de ces fou­dus tou­ristes ! À bart mes betits-hen­fants, ber­sonne n’aurait cha­mais osé fenir s’azeoir zur moi comme ça !

L’air marin était frais. Je pou­vais le sen­tir péné­trer mes narines, puis res­sor­tir réchauf­fé. Quelques étoiles par­se­maient un ciel très déga­gé. Tout était calme. Le vent balayait mes avant-bras (quelle idée de quit­ter l’auberge en tee­shirt!). Encore ein type gui zouffre d’eine néfroze d’hangoize. Arh ! Ein Inzom­niak ! Bauffre de moi ! N’ai-che bas décha azez zou­fert ? Je me deman­dai s’il était bien néces­saire que nous res­tions plus long­temps. Tout cela, les pieds dans l’eau, sem­blait émi­nem­ment vain. Quelque chose avait chan­gé ici depuis mon enfance. Un sen­ti­ment d’inquiétante étran­ge­té (oui, je sais, je fais mon freu­dien!) entou­rait la ville, sans que je puisse expli­quer quoi exac­te­ment. Les gens avaient l’air tristes. Ridés et flasques. Ils ont tout ce qu’ils veulent. Grosses voi­tures, grandes mai­sons rem­plies de gad­gets élec­tro­niques, fri­gos pleins à cra­quer. Mais c’est comme si la vita­li­té les avait déser­tés. Moi cela fait zep­tante-zinq ans gue che zuis coin­cé ici, baufre idiot ! Ja, die gens zont trisdes. Arh ! Ils zont riches, mais fous afez fous comme ils zont zompres ? Zompres ! La bul­zion de fie les as guit­tés, c’est le bul­zion de mort gui kagne ! Tout def­fient zompre, und ça zent tel­le­ment mauf­fais ! Certes, on tend sou­vent à être nos­tal­gique de ces moments de notre enfance. Avant que mes parents n’aient divor­cé. Avant la décou­verte de la fini­tude humaine. Avant les pre­mières dés­illu­sions de l’adolescence. Avant que les res­pon­sa­bi­li­tés de l’âge adulte et les névroses conco­mi­tantes n’apparaissent avec fra­cas. À gui le dites-fous ! Fous zei­rez ein très pon batient ! Mais ce n’était pas que moi. Il y avait quelque chose de fou­tu dans cette ville que ni les glaces ni les tours à vélo ne par­ve­naient à dis­si­mu­ler. Quelque chose de pro­fon­dé­ment pour­ri. Les ter­mites en avaient gri­gno­té les fon­da­tions et le tout mena­çait de s’effondrer. Eine fobie des ter­mites ? Inté­re­zant ! Et un sen­ti­ment d’urgence m’habitait. Il nous fal­lait par­tir. Nous enfuir. Prendre un cuis­tax ou un péda­lo et déta­ler à toute vitesse. Très pien ! Zela fous fera zin­guante euros ! Und che ne fous dis bas : À la zemaine pro­chaine ! Je me levai en cra­quant mon dos et mes genoux. Tout était tou­jours pai­sible. Freud était impas­sible. Je res­tai plan­té là encore quelques secondes. Puis, ins­tinc­ti­ve­ment, je m’approchai de lui, tapo­tai sa tête et lui fis une bise. Bouah ! Hor­reur ! Fou­dez-moi le camb ! Gontre-tranz­fert très nékadif !

De retour à l’auberge, je plon­geai dans le som­meil et je dor­mis pro­fon­dé­ment comme je n’avais plus rou­pillé depuis long­temps. Devant les œufs du petit déjeu­ner, j’exprimai à Meg mon sou­hait de ren­trer à Bruxelles.

  • Tu trouves cela effi­cace toi, les bains de pieds ?
  • Elle a dit une semaine, non ?

Un aure­voir au rivage et à la sculp­ture de Freud plus tard, et nous étions de retour à Bruxelles. Meg était abat­tue, moi aus­si. Elle déci­da de chan­ger son billet d’avion et de retour­ner séance tenante à Mont­réal pour y consul­ter ses thé­ra­peutes « à elle ». Les adieux furent déchi­rants. On ne s’était pas vus depuis quinze ans et rien ne per­met­tait de dire que nous nous retrou­ve­rions de sitôt. J’aperçois encore sa petite tête aux che­veux bou­clés der­rière les vitres de la douane et mon cœur se serre.

Après l’aéroport, je ren­trai à la mai­son où m’attendait mon chat Boris que j’avais négli­gé depuis quelque temps et qui me le fit bien com­prendre en me tour­nant le dos. Pen­dant des heures, je zap­pai devant la télé­vi­sion. Je res­tai pétri­fié de longues minutes devant des images de jeunes fran­co­phones d’extrême droite para­dant dans les rues de Bruxelles et hur­lant « On est chez nous ! On est chez nous ! ». Puis, je tom­bai fina­le­ment sur un film décent qui racon­tait les rela­tions hou­leuses entre Freud et Jung. On oublie sou­vent à quel point la science est une pra­tique guer­rière avec des égos sur­di­men­sion­nés et des bles­sures nar­cis­siques qui partent en sucette. Tard dans la nuit, je fus réveillé par la récep­tion d’un mes­sage sur mon por­table. C’était Megan frai­che­ment débar­quée à Montréal.

  • Derek, c’est incroyable!!!! La boule au ventre a dis­pa­ru. Et les dou­leurs aus­si. Je ne com­prends rien. Une fois que je suis mon­tée dans l’avion, tout a dis­pa­ru ! Je t’écris demain pour te racon­ter en détail.

Eh bien voi­là, c’était psy­cho­lo­gique, me dis-je en repo­sant le télé­phone à côté du lit. Tout ça pour ça ! Oy vey… Je rigo­lais inté­rieu­re­ment. Une cure de Tran­xène aurait fait l’affaire.

Pen­dant la nuit, je fus assailli de songes intenses, notam­ment un dans lequel la sta­tue de Freud, en marbre cette fois, se met­tait à bou­ger et s’humanisait. Furi­bard, Sig­mund me pour­sui­vait à tra­vers un champ de pavot, hur­lant des insultes en alle­mand et finis­sait par me sai­sir par les jambes. Ligo­té, j’étais éten­du sur son divan, le vrai, celui de Vienne. Dans mon rêve, je me disais : « Enfin un ana­lyste qui n’est pas de marbre » ! Je trans­pi­rai abon­dam­ment, me retour­nant sans arrêt jusqu’au matin. Je fus réveillé par une dou­leur sourde et lan­ci­nante qui tra­ver­sait le haut de ma bedaine. Pas pos­sible, fis-je esto­ma­qué alors que mon pal­pi­tant com­men­çait à battre la cha­made. Après m’être rapi­de­ment frot­té les yeux et le front, et avoir éti­ré mes membres dans les quatre direc­tions, je me pal­pai la par­tie supé­rieure du ventre. Un gon­fle­ment était apparu.

Derek Moss


Auteur

anthropologue