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Le sujet au cœur de la nouvelle question sociale

Numéro 12 Décembre 2003 par Abraham Franssen

décembre 2003

Chômeurs, délinquants, élèves en décrochage scolaire et autres font désormais l’objet de processus d’insertion dont l’apparente diversité présente cependant des traits communs : un projet individualisé concrétisé dans un contrat dont l’objectif est l’autonomisation des personnes. Ce qui se joue ici est, en réalité, une transformation de la manière d’intervenir de l’État — qui, de « providentiel », devient « social actif ». Mais ces changements ont à leur tour des répercussions sur les pratiques des travailleurs sociaux et celles des assujettis sociaux, changements au travers desquels se développe une nouvelle fabrique du sujet, qui masque le contrôle social.

Sur le terrain des politiques sociales et du travail social, aux frontières et aux intersections de différents champs — éducation, formation et emploi, aide à la jeunesse, secteur sociopénal… -, on observe depuis une quinzaine d’années la multiplication de « dispositifs sociaux » destinés aux publics désignés ou reconnus comme « précarisés ou exclus » en vue de favoriser leur « (ré)-insertion » et leur « autonomie ». Qu’il s’agisse des politiques de formation et de mise au travail dirigées vers les chômeurs, du traitement de la délinquance juvénile, des modes d’accompagnement des assistés sociaux ou encore de la gestion des élèves en décrochage scolaire, les réponses mises en oeuvre dans la gestion « des déficients et des déviants », de ceux qui, parce qu’ils n’en ont pas les ressources ou n’en partagent pas les normes, sont catégorisés par les pouvoirs publics comme « posant problèmes » à la collectivité, ont en effet profondément évolué.

Reformulant et spécifiant la problématique générale de la cohésion sociale, l’« insertion » et la « sécurisation » tendent aujourd’hui à désigner la finalité générale d’une diversité de processus (de formation, d’intervention, de prévention, de socialisation, d’orientation) mis en oeuvre par différents opérateurs sociaux (travailleurs sociaux, éducateurs, enseignants, placeurs, case-managers, gestionnaires de projets, accompagnateurs, médiateurs, conseillers d’orientation…) vis-à-vis de publics variés : chômeurs (plan d’accompagnement des chômeurs), minimexés (contrat d’intégration), élèves en décrochage (S.A.S.), jeunes « délinquants » (contrats de sécurité…).

Par-delà leur hétérogénéité, ces dispositifs ont en commun leur logique de traitement et de projet individualisé, la poursuite d’objectifs d’autonomisation des usagers, ainsi que des formes de contractualisation de l’aide impliquant que l’usager soit coproducteur du service, l’accent étant mis sur le milieu de vie. Sur le plan institutionnel, ils mettent le plus souvent en oeuvre des mécanismes de territorialisation locale, de mise en réseau et en partenariat des intervenants sociaux. Sur le plan organisationnel, ils impliquent généralement de nouveaux critères d’évaluation et de subsidiation de l’action (logique de projet, d’évaluation par les résultats, de partenariat, de qualité de service…).

Une société en mutation

Ces évolutions transforment en profondeur les modes classiques d’intervention de l’État et de ses institutions. Pendant longtemps, c’est la référence à « la crise » qui a servi d’impératif catégorique pour justifier les nouvelles missions et modalités de ce que Robert Castel appelle le « social-assistantiel », à savoir : l’existence d’interventions spécialisées (éducative, thérapeutique, disciplinaire…) à destination de certaines catégories de populations reconnues ou désignées comme déficientes ou déviantes par rapport à l’ordre réglé des échanges sociaux. Depuis peu, le vocable d’« État social actif » — par opposition à l’« État providence » — s’impose à partir du champ politique pour légitimer les nouveaux modes d’intervention de l’État à l’égard des « décrochés » de la société de marché : aux mécanismes assistantiels et assuranciels de l’État providence, réputé « passif », il s’agit désormais d’agréger ou de substituer des mesures d’incitation et des dispositifs d’accompagnement favorisant l’activation et l’activité des allocataires sociaux sur un marché de l’emploi lui-même recomposé dans ses exigences, ses injonctions et ses modalités (flexibilisation, individualisation, mobilisation…).

Ces inflexions idéologiques et pratiques des politiques publiques transforment en profondeur les rôles professionnels de ceux qui en sont les opérateurs (travailleurs sociaux, éducateurs…). Garants et gardiens de la norme à l’égard de ceux qui en sont à la marge, les « métiers de l’intégration » — catégorie professionnelle (d’)intermédiaire(s) — sont ainsi confrontés à des recompositions de leurs rôles et de leurs identités.

Quelles sont les transformations normatives auxquelles sont soumis les professionnels des métiers de l’intégration ? Quelles sont les tensions qui en résultent pour leurs rôles et leurs identités professionnelles ? Comment y réagissent-ils, individuellement et collectivement, discursivement et pratiquement, en vue de recomposer leurs rôles et identités ? Ce sont là les questions auxquelles je chercherai à répondre, pour elles-mêmes, mais en visant également ainsi à mieux identifier la manière dont ces recompositions des rôles et des identités participent de — et à — la mutation sociale et culturelle de notre société d’ancienne industrialisation.

Ces questions se posent également à propos des destinataires-bénéficiairesassujettis- usagers-clients des institutions et des dispositifs de gestion de la précarité : pour un jeune en décrochage scolaire, un minimexé employé dans le cadre d’un article 60, un chômeur, une personne en « maladie-invalidité »… quels sont les modes de gestion identitaires de son expérience sociale ? Comment se construit-il comme sujet alors même qu’il est « assujetti » ? À quelles ressources sociales et à quelles normes culturelles fait-il appel pour établir son identité personnelle et sociale ?

S’inscrivant sur la toile de fond des mutations structurelles et culturelles qui traversent nos sociétés (« nouvel esprit du capitalisme et métamorphoses de la question sociale »), les faisant chaque fois davantage participer de la « société des individus » pressentie de longue date par les premiers sociologues de la modernité, l’objet de cet article portera sur les transformations normatives dans les champs des politiques sociales, éducatives et pénales, et sur les implications de ces transformations sur les rôles sociaux et la construction identitaire de ceux qui en sont les opérateurs — les « travailleurs sociaux » au sens large — et de ceux qui en sont les destinataires — les « assujettis sociaux ».

Pour le dire de manière plus systématique, il s’agit, à partir de divers terrains du secteur social-assistantiel de l’espace belge francophone, en premier lieu, d’examiner les transformations des modes d’intervention et de régulation sociale, que l’on pourrait résumer par le passage de l’« État providence » à l’« État social actif » (de l’intégration à l’insertion, des institutions aux dispositifs, de la socialisation à la subjectivation, la contractualisation et l’individualisation des dispositifs d’aide et de prise en charge…).

Ensuite, il s’agit de décrire et d’analyser les implications de ces transformations normatives sur les rôles sociaux et la construction identitaire de ceux qui en sont les opérateurs — les « travailleurs sociaux » — et de ceux qui en sont les destinataires — les « assujettis sociaux ».

L’hypothèse que je développerai ici est qu’au travers des changements vécus par les institutions sociales-assistantielles, leurs agents et leurs publics se dessinent les contours d’un nouveau mode de production des subjectivités, d’une « nouvelle fabrique des individus » ou plus exactement d’une nouvelle fabrique du sujet.

La nouvelle fabrique du sujet s’impose au point de conjonction du nouvel esprit du capitalisme et des métamorphoses de la question sociale, au point de rencontre des dispositifs sociaux de gestion des surnuméraires et de la gestion de soi des individus-sujets.

Dans un premier temps, j’analyserai plus spécifiquement le déploiement des politiques sociales au cours de ces vingt dernières années — avec un centrage particulier sur les politiques promues par le « gouvernement arc-enciel » dans la mesure où celui-ci a affiché résolument sa volonté de réformer les finalités et modalités « de lutte contre la précarité ». Au travers des évolutions (idéologiques, institutionnelles, pratiques) des réponses données par l’État à la question sociale dans différents champs d’intervention sociale (en particulier dans le champ de l’aide sociale et dans celui de l’aide à la jeunesse), je chercherai à mettre à l’épreuve l’hypothèse de la mise en place d’un « nouveau dispositif de gestion des précarités », qui, par-delà la finalité d’« insertion » qu’il proclame et les logiques de « sécurisation » qui l’animent, peut être qualifié d’« assujettissement » et de « subjectivation ».

Plus précisément, l’hypothèse testée ici est que, au travers de la multiplicité confuse des mesures, réformes, innovations, discursives, institutionnelles et pratiques, on assiste à la mise en place d’un dispositif global de gestion et d’assujettissement des individus précaires, centré sur le contrôle des risques et l’adaptabilité subjectivante (qui se décline en « employabilité », « resocialisation », « autonomisation ») des individus relevant de catégories particulières de populations reconnues ou désignées comme déficientes ou déviantes par rapport aux normes comportementales et identitaires (à dominante psychosociale et relationnelle, donc) induites et/ou imposées par la recomposition des rapports sociaux contemporains.

Au regard des deux premiers types historiques de régulation des déviances — celui du modèle disciplinaire pénal correspondant à la citoyenneté politique et celui du modèle « protectionnel » social correspondant à la citoyenneté sociale -, c’est poser l’hypothèse d’un troisième modèle de gestion des déviances et des déficiences correspondant au type d’échange généralisé, dominé par le paradigme du marché et des réseaux, qui s’instaure dans une « société d’individus », à l’heure « P » (« postmoderne », « post-socialdémocrate », « postindustrielle » et « postconventionnelle »…).

L’état social actif ou la recherche de la troisième voie

Si elle arrive sur le tard, comme justification à postériori de pratiques déjà profondément ancrées autant que comme référence idéologique pour l’avenir, la notion d’« État social actif » condense un certain nombre d’évolutions dans le traitement et la gestion des marges, des risques et de la précarité, et plus largement dans la manière de concevoir l’articulation entre le social et les individus, de définir les droits et devoirs réciproques liés à la participation sociale.

Si le concept émerge au début des années nonante, d’une part à partir de la référence aux « politiques actives du marché du travail » promue par l’O.C.D.E., et d’autre part à partir d’auteurs « post-sociaux-démocrates », cherchant à définir une « troisième voie » entre social-démocratie classique et libéralisme dérégulateur, il ne devient véritablement enjeu idéologique qu’à partir de son appropriation par le champ politique. Cette appropriation s’effectuant de manière relativement convergente, simultanée, et concertée au niveau européen, notamment à partir des positionnements respectifs incarnés par Tony Blair, New Labour, Gerhard Schröder, Neue Mitte, qui proclament le dépassement des lignes d’opposition historiques entre gauche et droite (capital versus travail, État versus marché, droits sociaux versus devoirs et contraintes), en appellent à un « renouvellement du projet social-démocrate », renonçant à ses lubies égalitaristes et à ses rigidités étatistes et désormais réconcilié avec le marché, le sens de la responsabilité et de l’initiative1.

Pour la Belgique, c’est à partir de son introduction dans la déclaration gouvernementale de juillet 1999 que l’État social actif devient idéologie de gouvernement. Dans le cadre de l’accord de gouvernement fédéral conclu le 14 juillet 1999, le gouvernement belge s’est engagé à faire de la Belgique un État social actif. « Dans le passé, l’accent a été trop souvent mis sur une approche négative. La paupérisation et l’insécurité sociale étaient surtout combattues par des allocations de chômage et de C.P.A.S. Cependant, garantir des revenus, surtout quand ceux-ci restent faibles, ne suffit pas à faire de personnes aidées des citoyens à part entière. L’approche actuelle offre trop peu de perspectives, tant au niveau financier que social. Un État social actif doit faire en sorte que des personnes ne soient pas mises à l’écart et que chacun, tant les hommes que les femmes, tout en étant assuré d’un haut niveau de protection sociale, puisse contribuer de manière créative à la société et concilier cela avec une qualité de vie personnelle. L’État social actif investit dans les gens, la formation, l’emploi et pas uniquement dans les allocations. Concrètement, le gouvernement veut mener une politique active de formation et d’emploi visant à augmenter le taux d’activité. En effet, le taux d’activité belge n’est que de 57,3 % alors que le taux moyen de nos trois principaux concurrents commerciaux atteint 61,7 % et que le taux moyen des pays qui nous entourent atteint 64,4 %. »

Promue par Frank Vandenbroucke et Guy Verhofstadt, élèves prodiges de la classe politique belge (flamande) — l’un, ex-jeune premier du Parti socialiste flamand et ministre des Affaires sociales, apparait avant tout soucieux de doter le discours social-démocrate d’un corpus idéologique offensif et moderne ; le second, ex- « baby-Thatcher » des années quatre-vingt, leader des libéraux flamands, devenu Premier ministre, apparait converti à une approche plus consensuelle -, la notion va rapidement aimanter les débats au sein des milieux universitaires, politiques, syndicaux, associatifs : « leurre néolibéral » ou « authentique refondation du contrat social » ? concept de « gauche » ou de « droite » ? retour au « Workfare State » ou « réforme qualitative du Welfare State » ? C’est à la fois sur la base des principaux textes qui, dans l’espace politique belge, constituent le corpus doctrinal de l’État social actif et sur la base des débats qu’ils suscitent que j’en exposerai les principales caractéristiques.

Asphyxie et impuissance de l’état providence

Au fondement de la justification de l’État social actif, on retrouve l’analyse déjà évoquée sur les « limites » et « impasses » de l’ancien État social, qualifié de « traditionnel », de « providence », ou encore de « passif ».

Argumentation technico-financière tout d’abord, liée aux évolutions structurelles et culturelles de l’économie et de la société contemporaine. Le vieillissement de la population, lié à la structure démographique et à l’allongement de la durée de vie, a pour effet que, « toutes choses étant égales par ailleurs », les dépenses de la sécurité sociale en matière de pensions et de soins de santé, par ailleurs confrontées à l’évolution de l’offre et de la demande de soins, ne cessent de croitre alors même que le poids des « inactifs » par rapport aux « actifs » augmente avec le vieillissement ; les transformations de la structure de la population active, avec la présence croissante des femmes parmi les demandeurs d’emploi, conjuguées au relèvement des exigences à l’embauche, ont pour effet la persistance d’un important chômage structurel, source de dépenses directes par les allocations de chômage, et indirectes par le lien causal entre inactivité et pathologies psychologiques et somatiques. Bref, alors que les besoins de financement des risques traditionnellement couverts par la sécurité sociale ne cessent et ne cesseront d’augmenter, les ressources de financement traditionnelles de la sécurité sociale, sur la base des cotisations des actifs, ne cessent de se réduire, du moins proportionnellement. En 1970, la Belgique comptait près de deux actifs pour un allocataire. Aujourd’hui, ce rapport est d’un actif pour un allocataire ; l’augmentation du « taux de dépendance », soit le rapport entre actifs et inactifs, étant due pour moitié au chômage et pour moitié à la pension.

Argumentation « sociologico-normative » ensuite, par le constat posé de « l’impuissance de l’État social traditionnel » à assurer aux allocataires sociaux une réelle protection. Les modes classiques d’intervention de l’État social, intervenant ex post et par une compensation financière, se révèlent insuffisants — voire producteurs d’effets pervers — pour faire face à « l’apparition structurelle de nouveaux facteurs de risques » que constitue principalement le faible niveau de qualification des personnes. Ici, pour Frank Vandenbroucke, « le livre de recettes de l’État social traditionnel fait défaut. Ce ne sont pas la vieillesse, ni un accident, ni la maladie, et encore moins une dépression conjoncturelle passagère, qui entrainent l’exclusion. La cause principale en est les “nouvelles exigences du travail qui transforment les personnes productives en handicapés”. L’État social traditionnel leur propose une allocation, mais pas d’issue. Il leur offre une consolation matérielle, mais pas de nouvelles chances ».

Les mécanismes assurantiels et assistantiels en permettant, sinon en favorisant, l’inactivité prolongée des allocataires et des assistés sociaux est source de tous les maux et pathologies tant individuelles que collectives : perte de qualification, perte de sens de l’existence, sentiment d’inutilité sociale, troubles psychosomatiques, qui représentent une charge couteuse pour la collectivité autant que pour l’individu. Comme le commente Christian Arnsperger, dans le raisonnement de l’État social actif, « la seule allocation compensatoire, et donc non activatrice, s’avère trompeuse et même socialement dangereuse, créatrice à la fois de troubles civiques (délinquance) et de troubles médicaux (dépression et autres pathologies liées au sentiment d’inutilité sociale) ». Elle est également moralement répréhensible comme le dénote l’expression stigmatisante choisie par Guy Verhofstadt, parlant d’assistés condamnés « à une vie aux crochets de la société ».

De même, en continuant à présupposer un modèle de carrière professionnelle linéaire et une cellule familiale stable, les instruments « traditionnels » sont jugés inadéquats pour prendre en compte les transformations, choisies ou subies, des modes de vie (individualisation, variation des situations familiales, aspiration à se réaliser en dehors de la sphère laborale, pluriactivité…) et des trajectoires d’emploi (flexibilité, pause-carrière, nécessité de formation et de recyclage…).

Bref, une grande partie des présupposés (modèle familial traditionnel, marché du travail homogène, économie stable centrée sur la production de masse, régulation des économies nationales par les politiques publiques keynésiennes…) au fondement de l’État social « providence » se trouvent aujourd’hui invalidés. Ce sont les évolutions qui invitent à « des adaptations systématiques de l’architecture de l’État social ». « Les missions existantes de l’État social réclament aujourd’hui non seulement quantité d’efforts supplémentaires, mais il s’y ajoute de nouvelles missions. L’État social traditionnel ne répond pas correctement au nouveau besoin qui consiste à combiner vie familiale, travail et formation », ou plus prosaïquement aux nécessités de l’adaptation des « inactifs » en « actifs » (Vandenbroucke).

Objectifs et modalités de l’état social actif

Face aux « limites » avérées ou déclarées de l’État social traditionnel, « passif », l’État social actif vise à une « société de personnes actives » tout en prétendant ne pas renoncer à l’objectif d’une protection sociale adéquate.

Au paradigme de la « dépendance assistée », il s’agit d’opposer un paradigme de la « participation active de chacun ». « La participation active à la société est précisément une des chances essentielles que chaque individu doit recevoir. Elle est une des conditions du respect de soi-même, de la réalisation de soi et de l’épanouissement personnel. La participation active constitue un avantage pour chaque individu. Encourager la participation sociale, également pour les « maillons faibles » de la société, doit faire partie intégrante et constituer l’objectif d’une politique sociale » (Vandenbroucke). En ce sens, il ne s’agit plus seulement d’assurer les revenus, mais aussi d’augmenter les possibilités de participation sociale, de façon à accroitre le nombre des personnes actives dans la société. Posée comme un droit, au regard des exigences éthiques de la réalisation de soi, la participation apparait aussi comme un « devoir » de réciprocité dans l’échange social.

De cette participation sociale, concrètement, l’emploi demeure la pierre de touche et le critère opératoire. Le « plein emploi », ou du moins l’augmentation significative du taux d’activité — le taux d’activité à atteindre endéans les dix ans a été fixé à 70 % (pour 57,3 % actuellement) -, est ainsi posé comme un objectif majeur. Dans les faits, cet objectif porte sur les catégories aujourd’hui les plus sujettes à l’inactivité, que celle-ci soit subie ou volontaire : les jeunes, les femmes, les personnes peu qualifiées et les personnes âgées, en situation de préretraite ou de retraite, et encore potentiellement actives. Alors que durant les années quatre-vingt et nonante, de nombreuses mesures ont visé à accélérer le passage du monde du travail ou du chômage vers le groupe des inactifs — via la prépension, la prolongation de l’obligation scolaire, le développement de l’interruption de carrière -, les mesures « actives » se donnent au contraire pour objectif d’intégrer davantage au marché de l’emploi inactifs et demandeurs d’emploi.

Au-delà du taux d’emploi, l’État social vise à une meilleure employabilité des profils, et à de plus grandes adaptabilité et flexibilité des trajectoires de vie et de carrière. Adaptabilité de tous ceux qui se retrouvent actuellement inactifs par défaut d’employabilité ou de motivation — en agissant sur les facteurs situationnels et personnels qui prolongent leur situation de « dépendance » -, mais de manière plus large, de l’ensemble des citoyens. Pour ce faire, l’État social est incité à redéfinir ses modalités d’intervention, voire la philosophie qui les inspire.

En premier lieu, l’État social doit désormais être « actif » en supprimant ou en corrigeant les mécanismes de l’actuel système de sécurité sociale qui découragent les gens au lieu de les pousser à être actifs, de façon à ce que le filet de protection sociale ne constitue plus un piège à l’emploi (et donc en stimulant le travail (peu qualifié) sur le plan financier par l’activation des allocations sociales ou par un crédit fiscal). Il en va de même en matière de soins de santé (éviter la dépendance et la surconsommation médicale).

Cette activation implique également un investissement privilégié « dans les gens », par la formation, l’information, l’accompagnement psychosocial, en vue de renforcer leurs compétences et capacités à la participation sociale autonome. « L’État social actif se définit comme celui qui investit dans les gens, la formation, l’emploi et pas un des deux dans les allocations », indique Guy Verhofstadt. Au-delà de la sphère « travail », c’est dans les différentes sphères d’existence qu’il s’agit d’encourager la gestion des risques et la prise en charge des individus par eux-mêmes. À la dépendance, à la passivité et à l’irresponsabilité que peut induire « l’État social traditionnel », il s’agit de substituer le couple « autonomie-responsabilité » : « Pas de droits sans responsabilités » pourrait en être la devise. Là où la social-démocratie traditionnelle concevait des droits comme des revendications inconditionnelles, l’autonomie croissante des individus doit aller de pair avec un élargissement de la responsabilité, et donc des obligations individuelles, comprises avant tout comme la manifestation de « bonnes » dispositions à la participation. Les allocations de chômage, par exemple, doivent entrainer l’obligation de rechercher activement du travail. Idem pour l’octroi de l’aide sociale, qui tend à être subordonnée au respect d’un « contrat d’intégration » conclu entre le demandeur et le C.P.A.S.

En second lieu, l’État social actif se veut également préventif et « proactif ». Alors que l’État social « providence » est essentiellement « réactif » — ce n’est qu’après l’apparition d’un risque social qu’il agit par l’intermédiaire de ses organes qui déploient leur arsenal d’allocations et d’actions -, l’État social actif n’attend pas qu’un risque social se produise ; il met, au contraire, l’accent sur la « prévention ». Il ne se limite pas à l’octroi d’allocations compensatrices, il vise surtout des investissements préventifs.

L’objectif de prévention peut, bien entendu, continuer à être entendu dans une visée de « prévention générale », au travers des politiques d’éducation, de « formation continuée tout au long de la vie », de conditions de vie, de travail et de revenu, etc. mais ce n’est pas à vrai dire l’approche qui semble ici privilégiée. En effet, l’argument principal avancé pour justifier l’approche préventive est la prévisibilité accrue des risques sociaux. En matière de pathologies, de précarité sociale, d’échec scolaire… — la liste est potentiellement infinie -, l’amélioration de la connaissance des facteurs de risque et les recoupements statistiques possibles grâce à l’informatisation permettent une connaissance fine des risques encourus par chaque catégorie particulière, voire par chaque individu : risques médicaux en fonction des antécédents familiaux, risques d’échec scolaire en fonction du niveau socioculturel des parents, risque de chômage en fonction de l’âge, du sexe, du niveau de formation, du lieu de résidence, risque de surendettement en fonction de la structure des revenus et des dépenses du ménage…

L’objectif général de « prévention » ne doit pas être identifié aux politiques à visée générale, telles qu’elles ont pu se déployer en matière scolaire ou de soins de santé dans les années soixante, dans une approche linéaire, homogénéisante et à visée universelle. Elle se veut ici ciblée, spécifique, catégorielle et individuelle, dans une logique de « discrimination positive » en vue d’assurer « l’égalité des chances de participation » et de prévenir de couteuses ruptures. Si celles-ci surviennent néanmoins, et pour autant qu’elles ne puissent être imputées à un défaut de prévoyance ou à la responsabilité de la personne elle-même, les soins assurés par le « filet de protection » restent indispensables, mais il ne faut pas seulement une « prévoyance », il faut aussi une « surveillance », afin de supprimer dans les meilleurs délais la dépendance à l’aide prodiguée.

Une troisième caractéristique de l’État social actif est qu’il doit faire du « sur-mesure » afin de réaliser ses objectifs. « En effet, une politique de prévoyance et de surveillance n’est efficace que si elle assure aussi des soins sur mesure » (Vandenbroucke). À la définition de droits universaux ou définis selon des critères catégoriels administratifs, l’État social actif doit préférer une intervention déterminée sur la base d’une identification ciblée et précise des besoins. En matière de chômage, de soins de santé, de handicap, les politiques menées doivent s’individualiser par un accompagnement personnalisé et contractualisé. C’est autour de la personne, de sa situation ou du problème traité que doivent s’agencer de manière « ad-hoc-cratique » (versus « bureaucratique ») les moyens disponibles.

En quatrième lieu, « l’État social actif ne dirige pas mais il délègue. Il ne doit pas être une autorité purement donneuse d’ordres, mais une autorité qui oriente les individus et les organismes en les encourageant à choisir les voies voulues » (Vandenbroucke). C’est ici le principe de responsabilisation de tous les acteurs qui prévaut (système d’« enveloppes fermées » plutôt que financement linéaire, « autonomie administrative », « principe de subsidiarité », « obligation de qualité et résultats », « évaluation », « contrat de gestion »). Ici aussi, l’autonomie relative accordée aux acteurs de terrain a pour contrepartie la responsabilité. De manière plus large, on voit poindre là une redéfinition du rôle de l’État comme agent de coordination, d’impulsion et de facilitation des différentes initiatives de « self-help » de la société civile (par exemple via l’encouragement à s’occuper de ses vieux parents ou d’un enfant handicapé plutôt que de les placer).

Bref, « l’État social actif entreprenant est proactif, il investit dans les personnes, il travaille sur mesure et il donne davantage de responsabilité à tous les acteurs. Par conséquent, l’État social actif est un État de personnes actives qui se fixe pour objectif la participation active de tous et la protection sociale » (Vandenbroucke).

L’état social actif est une idéologie

« Voilà, Mesdames et Messieurs, l’enjeu de l’État social actif. Ce n’est ni un voeu pieux ni un discours creux, mais une méthode particulièrement concrète et tangible permettant “d’activer” les personnes et ainsi élargir l’assise de la prospérité et du bien-être. Un outil pour rapprocher davantage encore liberté et égalité. Et clairement un modèle qui n’exclut personne, ni ne condamne à une vie aux crochets de la société » (Verhofstadt).

Comme toute idéologie, celle de l’État social actif comporte une dimension utopique. Elle préfigure une société idéale débarrassée de toute conflictualité sociale2, conciliant protection sociale et autonomie assumée, où chacun pourrait disposer d’un emploi — puisque le plein emploi y serait réalisé, y compris pour les femmes3 -, mais également disposer des ressources et du temps lui permettant de s’engager librement « dans diverses activités permettant d’inspirer le respect et le respect de soi : par exemple, prodiguer des soins à un ami ou à un membre de famille, réaliser des actions sociales ou culturelles volontaires, reprendre une formation ou se recycler professionnellement », disposer d’une retraite active valorisée par la collectivité. Soutenu par une éducation permettant de gommer les inégalités de départ, encouragé à se former tout au long de sa vie, gérant sa santé de manière préventive, l’individu responsable ne verrait pas sa volonté d’entreprendre découragée par des normes homogénéisantes, une fiscalité décourageante ou des allocations sociales inconditionnelles qui le piègeraient dans une fausse sécurité, mais il serait au contraire incité à l’activité, aux différents moments de sa vie par des différentes mesures législatives, fiscales et sociales ciblées. En cas de maladie ou d’accident dans sa trajectoire sociale et professionnelle, il se verrait proposer un « package de mesures sur mesure » en vue de favoriser son rétablissement le plus prompt. En contrepartie de cette autonomie, il lui reviendrait de participer activement à la gestion des risques de son existence, d’assumer pleinement la responsabilité de ses choix et les inégalités légitimes de situation qui pourraient en résulter. « Le meilleur des mondes » de l’individualisme démocratique n’est pas loin.

Comme toute idéologie, celle de l’État social actif comporte également une tache aveugle, moins par ce qu’elle énonce que par ce qu’elle tait et par les présupposés implicites du raisonnement. Ainsi, les « évolutions de société » — et en particulier « le marché » — n’y sont pas lues en termes conflictuels, comme résultant et faisant l’objet de rapports de force, mais y sont présentées comme autant d’évolutions objectives. En particulier, le « contexte macroéconomique » de la globalisation marchande, les exigences de compétitivité qu’il impose et les effets de sélection qu’il opère n’y est pas remis en question, mais tend à être présenté comme une variable exogène à laquelle les populations, et en particulier les plus fragilisées, sont invitées à s’adapter au mieux, dans « une société compétitive basée sur la connaissance ». C’est ici l’économique qui englobe le social et le social ne questionne plus les politiques qu’en termes d’autonomie et d’insécurité ; autrement dit, en termes de responsabilités individuelles. Politiquement, le raisonnement semble également « entériner le fait qu’il est devenu politiquement impensable d’agir sur la redistribution par des actions touchant le mode de financement (de la sécurité sociale et des fonctions collectives) et qu’il ne reste donc qu’à agir sur les prestations à l’égard des allocataires sociaux ».

La « nouvelle question sociale » se compose alors d’un ensemble de dysfonctionnements, parmi lesquels la mobilité déficiente, le manque d’employabilité ou d’adaptabilité des salarié(e)s seraient du ressort de la responsabilité individuelle. « Dans cette optique, seul le montant des rémunérations (cout du travail) et des prestations de sécurité sociale relèverait encore d’une problématique contextuelle incitant ou désincitant les employeurs et les salarié(e)s dans leurs conduites (piège) à l’emploi. Ce qui, au total, résume bien le déplacement des responsabilités des employeurs vers l’État et de l’État vers les individus » (Bellal et Bouquin). Dans cette optique toujours, vantant le projet de l’État social actif, le Premier ministre Guy Verhofsfadt a été plus explicite en présentant la réduction linéaire des cotisations sociales des employeurs décidée par son gouvernement comme la première des mesures entrant dans ce cadre. C’est de fait, en termes budgétaires, la plus conséquente.

Comme toute idéologie, cette vision de l’État social fait l’objet de disputes et de conflits, visant à la légitimer, à la disqualifier ou à se l’approprier. C’est ainsi que Christian Arnsperger en distingue une version « de droite », « consistant à poser l’État comme agent disciplinaire qui ré-active des personnes anciennement exemptes de toute obligation en leur appliquant un schéma de sanction dès lors qu’elles tentent de se dérober à leur devoir civique de participation (d’emploi, de formation, voire de thérapie) », et une version « de gauche », « consistant à poser l’État comme l’agent qui aide tous les membres de la société à mieux prévenir les “risques sociaux”, en leur proposant un schéma d’incitation (à se former, à entreprendre économiquement et socialement…) ». Le discours sur l’État social actif laisse ainsi ouvertes au débat de nombreuses questions portant sur l’exercice des responsabilités respectives du marché, des pouvoirs publics, des personnes elles-mêmes, sur le travail comme droit, comme devoir moral et comme vecteur central de la réalisation de soi, sur les conditions et la qualité des emplois visés. Participation à l’emploi ou participation à la vie sociale ? Participation comme droit ou comme devoir ?

In fine, c’est la question des « couts » qui est et sera déterminante pour départager les versions en présence. Pour être à la hauteur des ambitions affichées, la réalisation des objectifs assignés par l’État social actif implique des investissements en matière d’éducation, de formation continue, de crèches, de prévention à la santé, etc., autrement importants que ceux effectués aujourd’hui — inversant ainsi les tendances observables depuis deux décennies et reposant la question de la redistribution et de l’impôt. À moins que le discours de l’État social actif ne constitue qu’un paravent aux politiques libérales de réforme fiscale, de réduction des charges patronales et de plus grande sélectivité des prestations sociales, en renouvelant, une nouvelle fois, le « pari » de la baisse des « charges » et de la dérégulation des « entraves » au capital pour « stimuler la croissance, donc l’emploi, donc les rentrées fiscales, donc les moyens budgétaires des pouvoirs publics ».

Les mesures prises

Comme toute idéologie, celle de l’État social actif se vérifie, en fin de compte, à son usage social et aux politiques et mesures qu’elle sert à justifier.

Parallèlement aux mesures fiscales et d’abaissement des charges patronales sur le travail, qu’elles soient générales et inconditionnelles, ou qu’elles soient spécifiques aux emplois jeunes et aux « emplois de fin de carrière » pour les personnes âgées de plus de cinquante ans — mesures dont on peut évidemment discuter, au regard des effets de substitution et d’aubaine dont profitent les entreprises, les effets bénéfiques du point de vue même des objectifs de création d’emplois qui leur sont assignés -, plusieurs programmes, réformes et mesures ont été impulsés par le gouvernement « arcen- ciel » en vue de concrétiser l’« État social actif ». Sans chercher à détailler l’ensemble des politiques fiscales, d’emploi, d’intégration sociale, de santé qui pourraient rentrer dans ce cadre, par ailleurs fort lâche, j’en retiendrai les projets les plus emblématiques, ceux dont la mise en scène médiatique visait précisément à reconfigurer symboliquement et politiquement l’approche de l’exclusion, et plus largement de la combinatoire des droits, des revenus, du travail et de la responsabilité collective et individuelle face aux risques sociaux.

Le « plan Rosetta »

Présenté en 1999 et surnommé « Rosetta » en référence à un film des frères Dardenne racontant l’errance rageuse d’une jeune chômeuse, le plan « premier emploi jeune », dans une approche d’activation préventive, se donne pour objectif de proposer un emploi à tout jeune au plus tard dans les six mois qui suivent son départ de l’école. L’idée est qu’il faut éviter que les jeunes ne s’enlisent et « ne dépérissent » dans cette période de latence entre la fin de leurs études et leur insertion sur le marché de l’emploi. À cette fin, le dispositif mis en oeuvre repose sur une triple logique d’activation.

Une logique d’incitation : les employeurs sont encouragés à prendre en service les jeunes sortis des écoles, et ce en contrepartie d’une diminution des charges, qui devient plus importante à mesure que davantage de jeunes à risque reçoivent un emploi.

Une logique de « sur-mesure » : le plan « Rosetta » illustre bien la logique de « mesures sur mesure » puisque la détermination des catégories de jeunes (selon le niveau de qualification) pouvant prétendre à la mesure est effectuée au niveau sous-régional (via les comités subrégionaux de l’emploi et de la formation) et que le « groupe cible » peut être révisé en fonction des évolutions du marché de l’emploi.

Une logique de suivi individualisé des trajectoires : le jeune non qualifié qui n’est pas gardé par l’employeur peut bénéficier d’un « parcours d’insertion ». Si à l’issue de celui-ci, il n’a toujours pas d’emploi, il donnera lieu à une activation des allocations sociales de près de 500 euros par mois, réduisant d’autant son cout pour l’employeur.

« Troque l’aide pour un boulot »

Fin mars 2000, le gouvernement arc-en-ciel a présenté une batterie de mesures visant à favoriser l’insertion des allocataires sociaux sur le marché de l’emploi. Il s’agit d’une part de lever une série de « pièges » financiers et administratifs qui découragent chômeurs et minimexés de rechercher et de trouver un emploi ; d’autre part, de proposer aux allocataires sociaux et à leurs employeurs potentiels une série de passerelles et d’incitants favorisant le retour ou l’entrée dans le monde du travail salarié de ceux qui en ont été durablement exclus.

Regroupées sous l’intitulé « Troque l’aide pour un boulot », ces mesures se fondent sur un principe « simple et de bon sens » : plutôt que de payer chômeurs et minimexés à ne rien faire — ce qui, d’un point de vue individuel, entretient leur déqualification et leur démoralisation, et d’un point de vue statistique, contribue au maintien d’un taux élevé de chômage et d’inactivité -, l’activation des allocations sociales, accompagnée de la mise en place de filières d’insertion adaptée, doit stimuler la motivation et l’intérêt des allocataires à l’emploi et permettre aux employeurs d’engager à un moindre cout ces personnes difficilement employables au regard des exigences actuelles du marché de l’emploi.

On pourrait s’interroger sur l’imaginaire social que charrie la formule « Troque l’aide pour un boulot », et s’étonner de voir ainsi un État moderne légitimer à l’ère du capitalisme intégral son action en mobilisant des références qui évoquent un système d’échanges précapitalistes et non monétaires. On pourrait aussi s’interroger sur la forme quasi impérative de la formule qui la joue à la fois « sympa » et infantilisante, du style échange de verroterie pour amadouer ces bons sauvages un peu bornés et supposés rétifs aux charmes du travail que sont les Sabine et les Gaston4. Mais là n’est pas l’essentiel. Contre la « passivité » des politiques sociales de l’État providence, l’État doit désormais inciter les allocataires sociaux à sortir de leur condition de dépendance, à s’activer pour s’insérer sur le marché de l’emploi.

Pour ce faire, diverses mesures sont mises en avant, dont principalement, d’abord l’augmentation des subventions de l’État aux C.P.A.S. qui engage des allocataires sociaux dans le cadre d’un article 60, qualifié d’« emploi social » dans la mesure où il vise essentiellement à (re)socialiser l’allocataire social avec les normes de l’emploi, ainsi qu’un élargissement des possibilités d’emploi dans ce cadre vers le secteur privé qui pourra ainsi disposer d’une main-d’oeuvre à moindre cout. Par ailleurs, je cite : « Les chances de transition professionnelle peuvent être améliorées si les bénéficiaires du minimum des moyens d’existence bénéficient d’un bon accompagnement et encadrement (s’approprier un rythme de travail, la ponctualité, la coopération avec d’autres personnes), ciblé sur le travail, pendant et après l’occupation sociale. Une nouvelle base règlementaire sera établie pour que les employeurs privés puissent bénéficier pendant douze mois de la prime d’encadrement et d’accompagnement de 250 euros au maximum par mois complet ou jours assimilés. »

Vient ensuite le travail intérimaire d’insertion. Ici non plus, les arguments mobilisés, suffisamment explicites, ne nécessitent aucun commentaire additionnel : « En vue de l’intégration des groupes défavorisés de la société dans le circuit de travail normal, il importe de renforcer la discrimination positive de notre groupe-cible en donnant une plus grande priorité aux personnes qui n’ont pas ou peu d’expérience professionnelle. La plupart des personnes qui font partie de la population des bénéficiaires d’une aide sociale du C.P.A.S. ont besoin de stimulants supplémentaires pour s’en sortir. Grâce à un encadrement, une expérience de travail et une formation, elles seront préparées pour le marché du travail, ce qui augmente leurs chances de décrocher un contrat définitif. Des voix s’élèvent de plus en plus, de toutes parts, en vue d’utiliser plus activement le travail intérimaire (les services d’entreprise de travail intérimaire d’insertion) ou le détachement (les groupements d’employeurs) comme instrument intermédiaire sur le marché du travail afin de mettre l’offre et la demande en concordance et de le soutenir financièrement par les pouvoirs publics » (Programme Printemps, « Troque l’aide pour un boulot », mars 2001).

Au travers de ces dispositions, c’est bien l’activation des allocations et des allocataires sociaux qui est recherchée, en privilégiant à tous crins leur insertion sur le marché de l’emploi, les emplois en question s’étendant, par le bas, aux emplois à temps partiels et aux emplois temporaires — donnant aux travailleurs ainsi activés un statut hybride, situé entre celui de travailleur et d’allocataire sociaux. Par ailleurs, les mesures annoncées consacrent le rôle des firmes privées de travail intérimaire comme agences de placement, tout en leur garantissant, sur fonds publics, la rentabilité de la « mission sociale » qu’elles sont désormais en droit d’exercer. L’introduction des opérateurs privés enfonce un coin dans ce qui était jusque-là considéré comme de la responsabilité des pouvoirs publics. Comme le proclame un des slogans publicitaires des agences d’intérim : « Nous faisons du temporaire une valeur sûre. »

Du « minimum de revenus d’existence » au « revenu d’intégration »

Le projet de réforme du minimex présenté par le gouvernement arc-en-ciel s’inscrit également dans la perspective de l’« État social actif ». Présenté au cours de l’été 2000 par le ministre de l’Intégration sociale, le socialiste flamand Johan Vande Lanotte, il n’a cessé depuis de faire l’objet de vifs débats, tant il apparait, aux yeux de ses promoteurs comme de ses détracteurs, comme une inflexion fondamentale de la logique sociale-assistantielle mise en oeuvre jusque-là par les C.P.A.S.

L’octroi du minimex était, depuis sa mise en place en 1974, assimilé à un ultime filet de sauvetage et à une dernière protection pour les personnes qui passent au travers des mailles du filet de la sécurité sociale, leur assurant un « minimum de revenus d’existence » afin de leur permettre de « mener une vie conforme à la dignité humaine ». Si l’obtention du minimum de moyens d’existence n’a jamais formellement été garantie comme un droit inconditionnel (l’octroi du minimex reste conditionné à une enquête sociale établissant l’état de besoin et, par ailleurs, les étrangers en séjour illégal et les demandeurs d’asile ne peuvent prétendre à son bénéfice), l’usage de son octroi a pourtant bien conduit à le considérer comme un socle minimal de base, qui, depuis son introduction comme principe, a été rendu accessible à des catégories quantitativement et qualitativement plus larges de demandeurs.

Avec le projet de réforme, l’esprit de 1974 est renversé : l’obtention de revenus minimums n’est plus considérée comme un quasi-droit et comme le socle à partir duquel peut se déployer un travail social plus qualitatif, elle n’est envisagée que comme l’une des modalités possibles du « droit à l’intégration » (les deux autres étant le droit à l’emploi et le droit à un projet individualisé d’intégration sociale) ; et surtout, il s’agirait désormais d’une modalité conditionnée et conditionnelle. L’octroi d’un minimum de revenus d’existence, qui serait désormais qualifié de « revenu d’intégration », ne se justifierait que comme la contrepartie à la disponibilité et à la disposition du demandeur d’aide sociale à accepter un « emploi adapté » ou du moins à s’engager dans un projet d’intégration sur le marché de l’emploi, « sauf raison de santé ou d’équité ».

D’une responsabilité collective face aux risques encourus par les individus, on glisse vers une stigmatisation de la responsabilité individuelle. De la lecture du texte proposé, il ressort que le recours au C.P.A.S. est essentiellement le résultat de mauvaises orientations de vie : formation, comportements, etc. qu’il faut corriger ; et qu’un nombre important de personnes, de jeunes en particulier, ont besoin d’être fortement incitées à s’impliquer dans la vie sociale sous peine de s’enliser dans l’inactivité et l’exclusion. Du droit, établi sur la base de l’état de besoin, on passerait — d’aucuns diraient qu’on reviendrait — au « mérite », évalué par le C.P.A.S. sur la base des indications du législateur. Alors que la mise en place du minimex avait été conçue dans une logique d’une extension de la couverture sociale (dont il avait d’ailleurs été envisagé qu’elle puisse être intégrée au système assurantiel), le projet de réforme affirme l’illégitimité, voire l’illégalité de la seule aide financière accordée au pauvre valide. En contrepartie, il affirme désormais la primauté du droit — devoir au travail, considéré comme vecteur par excellence de l’intégration sociale. La possibilité d’un choix du demandeur d’aide sociale à se limiter à l’obtention d’un revenu minimal, tend à être niée et l’activité obligée de l’ayant droit est promue. Comme l’explicite l’exposé des motifs du projet : « Le droit à l’intégration sociale est assuré par le C.P.A.S. lorsqu’il propose un travail à une personne apte. Pour percevoir le revenu vital, l’intéressé doit en effet être disposé à accepter un travail. »

Les autres extraits de cet exposé des motifs, et du projet de loi, sont tout aussi explicites.

Exposé des motifs : Chacun doit pouvoir trouver sa place dans notre société, contribuer solidairement à son développement et se voir garantir un droit à l’émancipation personnelle. La solidarité responsable, garante de la cohésion sociale de notre société, doit être dynamique ; elle ne peut être synonyme de résignation impuissante. Pour répondre aux attentes, tant des personnes précarisées elles-mêmes, qui aspirent à « s’en sortir », que des C.P.A.S., les politiques sociales doivent évoluer de l’assistance strictement financière vers l’action sociale […] Participer à la vie sociale peut prendre plusieurs formes ; néanmoins accéder à un emploi rémunéré reste l’une des manières les plus sûres d’acquérir son autonomie.

Art. 10 : Dans l’attente d’un emploi lié à un contrat de travail, ou dans le cadre d’un projet individualisé d’intégration sociale, ou si la personne ne peut, pour des raisons de santé ou d’équité, travailler, elle peut prétendre au revenu d’intégration.

Art. 30.2 : Si l’intéressé ne respecte pas sans motif légitime ses obligations prévues dans le contrat contenant un projet individualisé, le paiement du revenu d’intégration peut, après avis du travailleur social ayant en charge le dossier, être suspendu (un mois, puis 3 mois en cas de récidive).

Projet de loi concernant le droit à l’intégration sociale, ministère des Affaires sociales, de la Santé publique et de l’Environnement, octobre 2001. 

La disponibilité et la mise au travail sont en fait la pierre angulaire du projet de réforme qui consacre la primauté du travail sur le revenu. Prolongeant et systématisant la logique introduite en 1993 par le « contrat d’intégration » prévoyant que l’octroi et le maintien du minimum de moyens d’existence à un bénéficiaire de dix-huit à vingt-cinq ans sont subordonnés à la signature et au respect d’un contrat contenant un projet individualisé d’intégration sociale (sauf raisons de santé et d’équité), le projet entend cibler de manière prioritaire les jeunes (qui représentent plus du quart des personnes bénéficiant du minimex en Belgique et dont le nombre a triplé en dix ans). Il pose la mise au travail comme droit effectif à l’intégration sociale et lui donne la priorité sur l’octroi du revenu minimum.

« Il est inacceptable tant pour le jeune que pour la société de maintenir des jeunes dans une situation de dépendance permanente et sans issue qui maintient et renforce l’exclusion. » Par conséquent, « il est important pour les jeunes d’avoir rapidement une chance de disposer d’une première expérience professionnelle » (exposé des motifs du projet de loi d’octobre 2001).

En conséquence, le projet de loi vise à garantir « le droit à l’intégration sociale à tous les jeunes à partir de leur majorité », l’octroi du minimex étant considéré comme la preuve d’une non-intégration de la personne, et le C.P.A.S. étant juge des voies que ladite intégration doit prendre dont la mise à l’emploi constitue toutefois la finalité principale et ultime. « Pour certains, il s’agira d’une première expérience professionnelle ; pour d’autres, il s’agira, par la formation, par des études de plein exercice ou par un parcours social individualisé, d’augmenter ses chances d’obtenir un premier emploi » (exposé des motifs du projet de loi d’octobre 2001). En outre, le revenu d’intégration n’est dû (coulé en forme de projet individualisé d’intégration sociale) que dans la mesure où la mise au travail, qui doit se faire dans les trois mois, n’est pas concrétisée.

Pour les plus de vingt-cinq ans, le projet de loi pose le droit au revenu d’intégration mais le lie à un contrat d’intégration sociale si le C.P.A.S. le désire. « Le droit à l’intégration sociale est assuré par le C.P.A.S. lorsqu’il propose un travail à une personne apte à travailler. Pour percevoir le revenu d’intégration, l’intéressé doit en effet, en principe, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, être disposé à accepter un travail. Tant que l’insertion professionnelle ne réussit pas, l’intéressé a droit à un revenu d’intégration. » À la demande de la personne ou du C.P.A.S., cet engagement peut se traduire par un projet individualisé d’intégration sociale. Le projet décrit le parcours de la personne ainsi que les efforts d’accompagnement auxquels s’engage le C.P.A.S. Le droit subjectif à l’intégration sociale est ainsi clairement incorporé dans un contrat avec la société. Sémantiquement, la qualification de « revenu d’intégration » se substituant à celle de « minimum de revenus d’existence » tend à indiquer que « l’octroi d’un revenu est bien la contrepartie de l’engagement de l’intéressé à s’intégrer socialement dans la mesure du possible ».

De même, les C.P.A.S. — centres publics d’aide sociale — vont être requalifiés en centres publics d’action sociale, « ceux-ci ne devant pas seulement être le dernier rempart contre l’exclusion sociale, ils doivent surtout être un tremplin vers l’intégration sociale ».

Faisant de l’emploi le passage obligé de l’intégration sociale, invitant les C.P.A.S. à proposer endéans les trois mois un emploi adapté à tous les demandeurs de moins de vingt-six ans (et le demandeur à l’accepter), le projet pose évidemment la question de la nature et du type d’emplois visés. Il ne suffit pas de proclamer le droit ou l’obligation au travail ou à l’emploi, il s’agit surtout de le rendre effectif ; et cela s’avère d’autant plus difficile que l’État se refuse désormais aux programmes volontaristes de créations d’emplois publics ou semi-publics, tels qu’ils ont pu se déployer à la fin des années septante et dans les années quatre-vingt.

Faisant de l’emploi le passage obligé de l’intégration sociale, invitant les C.P.A.S. à proposer endéans les trois mois un emploi adapté à tous les demandeurs de moins de vingt-six ans (et le demandeur à l’accepter), le projet pose évidemment la question de la nature et du type d’emplois visés. Il ne suffit pas de proclamer le droit ou l’obligation au travail ou à l’emploi, il s’agit surtout de le rendre effectif ; et cela s’avère d’autant plus difficile que l’État se refuse désormais aux programmes volontaristes de créations d’emplois publics ou semi-publics, tels qu’ils ont pu se déployer à la fin des années septante et dans les années quatre-vingt.

Aussitôt connu, le projet de réforme du minimex, malgré le consensus libéral- socialiste dont il fait l’objet au niveau gouvernemental, a suscité de nombreuses critiques et oppositions. Il faut relever que cette opposition, animée par la Ligue des droits de l’homme, est surtout menée par les associations de terrain, les collectifs et coordinations de travailleurs sociaux ainsi que les rares comités de minimexés existants plutôt que par les organisations syndicales.

Ces oppositions portent, tout d’abord, sur le principe même d’une conditionnalisation et d’une contractualisation de l’aide sociale considérée comme un retour à la tutelle paternaliste et au contrôle social des pauvres.

Elles portent, ensuite, sur les modalités d’intégration promues qui font du travail le passage obligé et quasi exclusif de la participation sociale légitime, au détriment d’autres « choix de vie » possibles. Elles portent, enfin, sur la faisabilité et le réalisme d’un projet proclamant l’impératif de la mise ou de la remise à l’emploi rapide d’un public précisément caractérisé par une précarité et une fragilité multidimensionnelle. Alors que le chômage est structurel, que les services de placement peinent à réduire le « noyau dur » des chômeurs peu qualifiés et de longue durée, on voit mal de quelle manière les C.P.A.S. pourraient accomplir, autrement qu’à la marge, la mission principale d’insertion socioprofessionnelle qui leur serait désormais conférée, sauf précisément à dégrader les termes du rapport salarial et à multiplier les jobs domestiques et de surveillance.

À ce jour, le débat public a conduit le gouvernement à aménager les expressions les plus dures de son projet (en donnant quelques garanties procédurales au demandeur et en remplaçant l’expression « mise au travail » par celle de « mise à l’emploi adapté »). Gageons cependant que, quel que soit le compromis final sur l’équilibre et la conditionnalité des droits et des devoirs, il ne ferait qu’infléchir la réforme en gestation vers un schéma plus ou moins sanctionnel ou plus ou moins incitatif, sans en remettre en cause la logique centrale d’activation.

Le déploiement des dispositifs de gestion des précarités

Publics cibles, discriminations positives, accompagnement individualisé, formation, incitations… Somme toute, le discours de l’État social actif et les mesures qu’il met en oeuvre ne font que prolonger les nombreux dispositifs et mesures visant à l’employabilité des précaires et des surnuméraires du marché de l’emploi, et, de manière plus large, à l’adaptabilité des différentes catégories reconnues ou désignées comme souffrant d’un déficit d’intégration. Pour ceux-ci, il y a un certain temps déjà que l’action des pouvoirs publics ne se limite pas à l’octroi d’une allocation financière, qui est d’ailleurs loin d’être inconditionnelle et universelle, et qu’elle consiste ou s’accompagne de modalités d’intervention, préventives ou réactives, définies sur une base catégorielle ou individuelle, et visant à leur « activation ».

Sur la base du diagnostic affirmant qu’une frange importante des personnes potentiellement actives se trouvent exclues du marché de l’emploi pour cause d’inadéquation de leur motivation et de leurs compétences aux exigences de la compétitivité marchande — donc en fin de compte pour des raisons qui leur sont personnellement attribuables et qui n’ont pas grandchose à voir avec des mécanismes structurels d’exclusion -, ces quinze dernières années ont vu fleurir les « dispositifs d’insertion ». Dans différents champs — éducation, formation et emploi, aide sociale, politique de la jeunesse, politique de la ville… -, on a ainsi pu observer la multiplication de dispositifs sociaux destinés aux publics en déficit d’intégration sociale. Avant de revenir plus en détail sur certains d’entre eux, on peut tenter un balisage — incomplet — des différents champs où ont été mis en oeuvre ces dispositifs spécifiques qui supposent ciblage catégoriel et contractualisation de l’aide à l’égard des groupes et personnes concernés en vue de favoriser leur « activation ».

Premièrement, les politiques de formation et d’emploi. C’est en premier lieu sur le terrain des politiques de lutte contre le chômage que se sont développés différents programmes, mesures et dispositifs d’insertion. On peut ainsi distinguer, d’abord, les mesures destinées aux chômeurs, essentiellement en vue de les préparer au marché de l’emploi et de les en rapprocher. Il s’agit en particulier des différents dispositifs mis en oeuvre au sein du Forem : plans d’accompagnement des chômeurs, ateliers de recherche active d’emploi, « passerelle intérim », « job coaching »… De nombreux associations et prestataires de services sont également présents sur ce terrain. On peut aussi signaler les A.L.E (agences locales pour l’emploi) permettant aux particuliers de faire appel aux chômeurs et minimexés, à un tarif compétitif par rapport à ceux « du travail au noir », pour des petites tâches domestiques et ponctuelles5. Ensuite, les mesures d’incitation à l’embauche de catégories spécifiques : « plan formation insertion » (stage pour les demandeurs d’emplois.), réduction catégorielle des charges des employeurs… Et enfin, les dispositifs d’insertion par l’activité économique : A.I.D (action intégrée de développement), E.F.P (entreprises de formation par le travail), certaines entreprises du secteur de l’économie sociale. On est ici dans des dispositifs qui mixent logique sociale et logiques de formation et de production économique.

Deuxièmement, le travail social. De manière croissante, les politiques d’aide sociale sont invitées à « sortir leurs usagers de l’assistance ». Les C.P.A.S. sont invités à dépasser l’octroi d’allocations sociales et à favoriser des stratégies actives d’insertion dans différents domaines (logement, emploi, formation, endettement), ce qui s’est traduit par la mise en place de nombreux services spécialisés (job service, cellule d’insertion sociale et professionnelle…) et la construction de réseaux de partenariat avec les associations et services vise à favoriser l’insertion sociale et/ou professionnelle de différentes catégories d’« assistés sociaux ».

Troisièmement, les politiques de la ville sont, depuis les années quatrevingt, un autre terrain privilégié de mise en oeuvre de dispositifs spécifiques : les contrats de sécurité, le programme « développement social de quartier », le programme « quartier d’initiatives ». Face au constat de la déstructuration et de l’anomie sociale, il s’agit désormais de « retisser le lien social », de « recréer les conditions du vivre-ensemble », généralement sur une base locale et territoriale. La mise en place des contrats de sécurité et de dispositifs qui visent à réduire le sentiment d’insécurité et à développer les conditions du vivre-ensemble, la définition de zones d’intervention prioritaires en vue de compenser les déficits cumulés sur un territoire, l’action des missions locales qui cherchent à mobiliser et à coordonner les différents acteurs locaux, participent de la même logique de développement et de contrôle social local. Au constat du caractère multidimensionnel de la crise d’intégration sociale, répond, sur une base territoriale locale, une multiplication de dispositifs visant une prise en compte globale des personnes et des populations « exclues ».

Quatrièmement, le secteur de l’Aide à la jeunesse, pendant longtemps dominé par la logique de l’hébergement, voit ses missions et ses modalités évoluer dans le sens d’une « réconciliation avec le milieu de vie du jeune », de l’élaboration de « projets pédagogiques individualisés » et de la « prévention générale en milieu de vie ».

Cinquièmement, le secteur de l’aide aux personnes handicapées est également redéfini en vue de favoriser la pleine intégration de ces personnes. À côté des ateliers protégés déjà anciens, la réforme récente de l’Awiph (Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées) vise à favoriser leur intégration professionnelle via une brochette de mesures incitatives.

Sixièmement, le secteur scolaire : au-delà de l’école et ses différentes filières (général, technique, professionnel) qui en tant que telles peuvent être analysées comme autant de dispositifs d’insertion, des dispositifs spécifiques ont été mis en place ces dernières années en vue de favoriser l’accrochage scolaire et la formation professionnelle des jeunes en décrochage scolaire : ce sont les Cefa (Centre d’enseignement et de formation en alternance) et les dispositifs d’accrochage scolaire (S.A.S.).

Caractéristiques transversales des dispositifs de gestion des précarités

Dispositifs d’insertion et dispositifs de sécurisation, souvent confondus et imbriqués, ont en commun d’être des dispositifs de gestion des précarités, et surtout des précarisés. Ils s’adressent, de manière préférentielle et « positivement discriminatoire », aux groupes sociaux et surtout aux individus en déficit d’intégration et de participation sociale.

Sous la coupole idéologique de l’« État social actif » qui vise à légitimer des pratiques qui se sont instaurées de manière éparse, et ont pu se concevoir elles-mêmes comme autant de bricolages improvisés pour tenter de colmater les failles et brèches de la société, ces dispositifs ont bien pour finalité explicite d’assurer la « cohésion sociale » en agissant directement sur les comportements autant que sur les psychismes des « marginalisés » de la société de marché.

Par-delà la diversité des contextes d’émergence, des modalités institutionnelles, des référents théoriques, constituent-ils pour autant un « dispositif global de subjectivation » ? S’il est toujours risqué de ramener conceptuellement la diversité des pratiques et des discours à un instrument unique et d’attribuer à celui-ci une fonction de reproduction sociale, on peut à tout le moins en dégager une série de caractéristiques transversales.

L’« autonomie du sujet » comme principe de légitimité

La première marque de la nouvelle fabrique du sujet est sans doute qu’elle se légitime et s’exerce désormais au nom de l’individu lui-même. Dans les différents champs du travail social, éducatif, et même au sein des dispositifs sécuritaires, on observe semblable mutation des principes de légitimité : c’est désormais au nom de sa propre autonomie, à conquérir par l’individu considéré comme déficient, que la relation assistantielle est motivée. Celleci d’ailleurs réfute les qualifications d’« assistance », de « prise en charge », de « protection » pour s’énoncer comme accompagnement, soutien, guidance dans le cheminement de l’individu vers la conquête de son autonomie, dans son développement vocationnel, personnel et professionnel.

Ainsi, nous l’avons évoqué, les éducateurs de l’Aide à la jeunesse sont invités à passer d’un modèle orthopédagogique de normalisation des conduites du jeune et de substitution à la famille défaillante à un accompagnement qui favorise l’autonomie du jeune et sa réconciliation avec le milieu de vie. Les assistants sociaux sont invités à passer d’une logique d’assistance, apportée à des bénéficiaires définis en fonction de leur appartenance à une catégorie d’ayants droit, à une logique d’insertion, où l’aide est davantage conditionnée à un projet individuel6.

Si elle tend à dissimuler la normativité sociale qui demeure au fondement de toute intervention, la finalité d’« autonomie » ne doit pour autant pas être comprise comme individualisme désocialisé, mais au contraire comme capacité de participation sociale — le premier critère opératoire en étant la sortie du dispositif d’aide ; le second, l’insertion sur le marché de l’emploi. Ces injonctions, paradoxales tendent à reporter sur les individus la charge de leur insertion, et plus globalement de leur production et de leur gestion de soi. « Sois toi-même, sois autonome » est la nouvelle injonction relayée par les différentes institutions d’aide qui apparaissent non pas comme apportant directement la réponse au problème identifié (l’emploi, le revenu, le logement.), mais comme autant de ressources (d’accompagnement, d’écoute, de conseil, d’information, d’aide logistique, de formation…) à disposition de l’individu pour trouver la réponse à son problème.

L’individualisation de l’intervention sociale

Ces finalités autonomisatrices vont de pair avec une individualisation du traitement et de l’accompagnement. « Parcours d’insertion » basés sur le suivi individuel, voire la « traçabilité » des usagers, dans le domaine de la formation professionnelle. « Contrats d’intégration » pour habiller le minimex des jeunes. Obligation de l’élaboration de « projets pédagogiques individualisés » dans le secteur de l’Aide à la jeunesse, y compris dans le secteur de l’hébergement. Pratique du « contrat » individualisé dans les établissements scolaires. On passe ainsi d’une logique de traitement uniformisé des individus, considérés sous l’angle de leur appartenance à une catégorie prédéterminée, à une logique de traitement personnalisé d’individus, davantage appréhendés dans leur singularité et dans leur globalité — du moins telle est l’intention explicite. Cette individualisation se veut chaque fois plus fine, poussant vers une « adéquation » de l’offre institutionnelle à la demande et aux besoins supposés du bénéficiaire. Ainsi, le « parcours d’insertion » — dont les différentes étapes (« intégration dans la société et développement individuel », « employabilité », « qualification », « mise à l’emploi ») correspondaient pourtant déjà à une volonté de « coller » au mieux à la trajectoire des individus — se voit remis en question pour la trop grande « rigidité » et « linéarité » du « parcours-type » qu’il propose, et il est envisagé de le « recentrer sur le bénéficiaire, en privilégiant l’approche intégrée au détriment de l’approche séquentielle » (« Évaluation du parcours d’insertion », Observatoire wallon de l’emploi, décembre 2000).

On s’oriente ainsi vers une logique de « case-management individualisé », où un professionnel négocie un projet avec un usager, et veille au suivi de sa mise en oeuvre au travers des différents dispositifs mobilisés.

Parallèlement, la volonté d’établir une « cohérence globale », exhaustive et sans discontinuité, des réponses apportées entraine une « mise en réseau » et une « coordination » (au niveau communal, subrégional, régional) de l’offre en vue d’en assurer la continuité et la complémentarité.

Le projet comme vecteur identitaire de la transformation de soi

Cette individualisation du traitement repose sur la notion de « projet ». Celui-ci est à la fois le « point de départ » et le « point d’aboutissement » de toute intervention, sa condition et sa finalité. Qu’il s’agisse du chômeur sommé de définir son « projet professionnel », des jeunes « désoeuvrés » incités à se mobiliser autour d’un « projet de citoyenneté » — dont dépendra le financement de leur « activité » -, du « mineur en danger » dont il s’agit de faire émerger et de respecter le « projet de vie », du « projet de quartier » auquel les habitants des quartiers « à discrimination positive » sont invités à participer, le « projet » constitue la référence ultime du travail social et éducatif. Il constitue la condition même de toute intervention à visée psychosociale qui, dans la mesure où elle est orientée vers une adaptation de l’individu, implique que celui-ci s’implique dans la résolution de « son problème ». De condition au fondement de la relation assistantielle, la « mise en projet » (à « faire émerger », à « susciter », à « accompagner »… ) en vient à être considérée comme une fin en soi.

Une fois le « projet » acquis, « le plus dur » est fait. La logique de projet implique en effet que le sujet reconnaisse l’incomplétude de sa situation et l’inadéquation de ses cognitions et comportements, qu’il manifeste sa disposition et sa disponibilité à s’impliquer dans un processus de « changement », qu’il s’accorde sur des objectifs à poursuivre — objectifs dont l’intervenant est garant du « réalisme » en aidant « la personne à acquérir une juste représentation de sa situation, de ses ressources et de ses contraintes ». Bref, par son projet, l’assujetti se manifeste comme « sujet » et comme « acteur », en devenir, de son devenir. Il consent, reconnait, acquiesce ou se soumet au bien-fondé de l’intervention dont il est l’objet, et dont, via la définition de « son projet », il est investi comme sujet. La référence au « projet » permet ainsi de légitimer l’aide apportée en complétant le mandat social de l’intervenant d’un « mandat personnel » conféré par « le demandeur » ou à tout le moins « négocié » avec celui-ci.

Ces injonctions à l’autonomie individuelle et au projet, posées comme impératif absolu et nimbées de la légitimité des discours critiques (de l’analyse institutionnelle, de l’antipsychiatrie, de l’éducation permanente : « respecter la demande », « ne pas imposer », « renforcer les capacités d’action »…) ne s’effectuent pas sans difficultés et paradoxes. Le paradoxe inhérent à l’injonction à l’autonomie se trouve renforcé par le caractère contraint ou (semi)-contraint de l’aide apportée. Que l’on se situe dans un schéma incitatif où la participation permet l’accès à des bénéfices secondaires ou que l’on soit plus directement dans un schéma sanctionnel, où une insuffisante participation entraine l’exclusion ou des mesures punitives, le travail des intervenants consiste précisément à surmonter la difficulté de favoriser l’émergence du projet sous contrainte. En outre, dès lors qu’elle est définie comme norme sociale, l’injonction à l’autonomie a des effets discriminants en opérant un clivage, au sein des populations désaffiliées, entre ceux qui manifestent un désir et une capacité d’intégration et peuvent dans une certaine mesure « négocier » un projet de vie et donner un contenu à un projet d’insertion et ceux qui se révèlent « inaptes », « incapables » ou « rétifs » à la logique du projet.

Une logique conditionnelle et contractuelle

Les dispositifs sociaux ne se satisfont plus de garantir les droits et les devoirs de l’usager en fonction de son appartenance à une catégorie sociale ou institutionnelle prédéfinie (les « élèves », les « chômeurs », les « jeunes placés »). Ils tendent, sinon à conditionner, du moins à accompagner leur intervention d’une exigence de performance de la part de l’usager, considéré individuellement. La notion de contrat — et l’on peut évidemment discuter de l’égalité des deux parties qu’il implique, voire la considérer comme une fiction idéologique mystificatrice — est ainsi au centre d’un nombre croissant de dispositifs, à l’exemple du « contrat d’intégration » auxquels sont obligatoirement soumis les jeunes de moins de vingt-six ans demandeurs du minimex. L’obtention d’un droit (le minimex) repose sur un contrat d’insertion fondé sur des engagements réciproques : celui de l’intéressé qui s’engage à participer à des actions ou des activités définies avec lui ; celui du C.P.A.S. qui s’engage à offrir des actions et des activités d’insertion correspondant à ses besoins. En cela, on peut qualifier de « contractuelle » la nouvelle logique de solidarité et de contrôle qui se met en place dans les champs sociaux, éducatifs, et même pénaux.

Une régulation normative « postdisciplinaire »

Ces recompositions des modes de la régulation social impliquent également des formes de dépassement du mode « disciplinaire » d’exercice de l’autorité, caractérisé par la référence à une norme substantielle, formelle et hétérosanctionnée au profit d’une procéduralisation accrue de l’accomplissement de la norme. Plutôt que d’être imposée, la définition du « juste » est chaque fois à construire, de manière localisée, situationnelle et individuelle (déformalisation, désubstantialisation, instance de médiation et de participation). Les assujettis sociaux sont invités à être partenaires et acteurs de leur insertion sociale. Ce nouveau rapport à l’autorité se manifeste notamment dans la procéduralisation et la juridictionnalisation accrue des rapports entre usagers et professionnels. On peut également observer cette transformation du mode d’exercice de l’autorité à travers la mise en oeuvre de nouveaux dispositifs de médiation et de gestion de la norme (médiateurs divers et ombudsmans, pratique du contrat) qui se traduisent par le passage d’un mode de socialisation vertical à un mode de socialisation en apparence plus horizontal, fondé sur la participation des usagers à la définition des objectifs et à leur évaluation (« autoévaluation »).

Les nouveaux dispositifs mis en oeuvre dans le champ des politiques sociales peuvent être appréhendés comme des dispositifs « postdisciplinaires », mais non moins contraignants, de gestion des identités et des comportements. Si la sanction a cédé, en partie, la place à la médiation, et la culpabilisation à la psychologisation, il s’agit toujours bien de l’exercice d’un contrôle social, d’autant plus efficace et prégnant qu’il s’exerce désormais au nom de l’autonomie de l’individu.

De la socialisation à la subjectivation

Avec le primat affiché de l’autonomie et les modalités de sa mise en oeuvre, c’est toute la conception de la socialisation qui se trouve bousculée. Alors que celle-ci était classiquement conçue comme une intégration dans des normes sociales, elle est aujourd’hui définie comme autoconstruction de son identité. L’individu socialement intégré, ce n’est plus tant celui qui est conforme, qui est défini par ses appartenances à des catégories collectives que l’individu qui fait la preuve de son autonomie, de sa flexibilité identitaire, spatiale, professionnelle, qui est capable de construire sa place. Le contrôle ne vise plus à la normalisation, mais au contraire à l’innovation.

Dans le modèle de socialisation industriel, on pouvait dire : plus l’individu est socialisé, plus il est autonome. C’est par l’intériorisation de la norme et la contrainte externe que l’individu pouvait se constituer comme sujet. Aujourd’hui, culturellement, c’est l’autonomie qui est au centre de la socialisation. Plus l’individu est autonome, plus il est authentique et créatif, plus il sait trouver en lui les ressources de sa gestion de soi sans se référer à des règles prédéfinies, plus il sera considéré comme socialisé. Car si l’« ancien mode de socialisation » (acquérir des normes, intérioriser ses rôles sociaux) représentait bien un assujettissement et une subjectivation (en se disciplinant, l’individu devient sujet), de la même manière, le « nouveau mode de subjectivation » (effectuer un travail sur soi, être créatif, réflexif…) constitue bien une socialisation (être conforme à des attentes sociales, à des critères d’embauche, etc.) dont les exigences sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont désormais identifiées à la personnalité même de l’individu et plus seulement à l’accomplissement de ses rôles sociaux. On peut ainsi observer la manière dont les différents dispositifs d’insertion professionnelle, de recherche d’emploi, de remise à niveau ne se limitent plus à des objectifs de formation et de qualification professionnelle, mais donnent ainsi une place accrue aux dimensions du savoir-être (assertivité, écoute, parole) et du savoir-paraitre (présentation de soi, C.V., apparence vestimentaire) des individus. Bref, la morale de l’authenticité va de pair avec un travail précis de mise en conformité.

Il faudrait bien entendu détailler de manière plus fine les divers outils méthodologiques et pédagogiques qui concourent à ce processus de subjectivation : l’entretien individuel qui invite le sujet à dire sa « vérité », le parcours d’insertion qui doit accompagner la construction d’une trajectoire professionnelle, la pratique du contrat et l’autoévaluation qui visent à impliquer le sujet dans son projet, les initiatives de « sport-aventure » (« escalader le mont Blanc », « faire de la voile en haute mer ») ou de « trekking humanitaire » (« traverser le désert en 2 CV pour apporter des médicaments dans un village du Burkina Faso ») qui, en sortant un petit groupe d’« irrécupérables » de leur « milieu habituel », en les plongeant dans une « expérience humaine inédite », où la « solidarité est nécessaire à la survie de chacun », doit permettre à chacun « de se confronter aux autres et à lui-même ».…

On pourrait aussi revenir sur la relation qu’entretiennent ces pratiques aux modèles théoriques en vogue dans les différents champs (notamment au niveau de la formation continuée des professionnels). De fait, on pourrait détailler la manière dont les sciences de l’homme actuelles (psychanalyse, sociologie clinique, sociologie de l’expérience et du sujet, herméneutique, toutes devenues « postpositivistes ») ne correspondent plus au projet de maitrise du « sujet de la raison sociale », mais contribuent plutôt au processus de production du « sujet de l’authenticité ». En cela, les politiques et les pratiques sociales se définissent en résonance avec la sphère des nouveaux concepts et paradigmes des sciences humaines qui ont introduit ces dernières années une approche plus biographique des problèmes sociaux, insistant davantage sur la dynamique des trajectoires individuelles que sur le poids des catégories collectives, en appelant à une « prise en compte du sujet ».

La transformation des modes de l’action publique : de l’institution au dispositif

Sur le plan des modes d’action des pouvoirs publics, alors que les politiques sociales « classiques » étaient mises en oeuvre au niveau central, s’appliquant généralement à l’ensemble du territoire national de manière homogène et standardisée, les « nouveaux dispositifs sociaux de gestion de la précarité » se caractérisent généralement par une série de caractéristiques et de logiques d’action spécifiques.

Ces dispositifs sont expérimentaux, au sens où leur continuité est soumise à évaluation, mais aussi parce qu’ils ne s’appliquent généralement qu’à certains territoires.

Ces dispositifs sont décentralisés, promus et financés par l’État, mais mis en oeuvre au niveau local (communal, subrégional…). On observe ainsi une communalisation des politiques sociales et sécuritaires. Qu’il s’agisse des politiques mises en oeuvre par les C.P.A.S. ou les missions locales, des A.L.E., des contrats de sécurité ou des contrats de quartier, l’État, dans ses composantes fédérées et fédérale, mise sur l’autonomie communale pour mettre en oeuvre des politiques nationales ou régionales en se contentant d’en imposer les cadres formels, procéduraux et budgétaires. Pour autant, cette délégation de l’action sociale au niveau local reste conditionnée à des critères de financement (taux de financement plus ou moins élevés selon le degré de conformité) et d’évaluation, critères dont le pouvoir subsidiant garde la maitrise.

Ces dispositifs sont territorialisés (quartier, zones…) dans une logique de « discrimination positive ». Des politiques d’éducation et d’insertion professionnelle aux divers dispositifs de sécurisation et d’animation communautaire, la tendance est à l’implémentation locale des dispositifs, qui doivent se déployer au plus près des réalités sociales des groupes cibles circonscrits. Les nouvelles stratégies de gestion de la précarité, qu’elles soient « socioéconomiques » ou « sociopénales », poursuivant des finalités parfois conjuguées d’insertion et de sécurisation, se résument le plus souvent au traitement spatial du problème (aménagement du territoire, rénovation…) et aux dispositifs d’insertion sociale locale (développement social dans les quartiers, zones d’initiatives privilégiées et quartiers d’initiatives, zones d’éducation prioritaire, régie de quartier, mission locale d’insertion, agence locale pour l’emploi, contrat de sécurité, contrat de quartier…).

Ces dispositifs répondent à une logique contractuelle et de financement par projet, à durée déterminée par opposition à un financement stabilisé d’institutions. La logique contractuelle ne concerne pas que la relation entre les professionnels et les usagers. Elle tend également à définir le mode de fonctionnement des travailleurs et de leurs institutions. Les intervenants et les structures où ils travaillent sont en effet également invités, de manière croissante et contraignante, à définir leur projet professionnel et institutionnel. Dès lors que le sens de leurs missions ne va plus de soi, il est à construire réflexivement. L’institution scolaire, par exemple, n’avait pas à définir son projet éducatif et pédagogique dans la mesure où ses finalités apparaissaient claires et indiscutables ; elles sont aujourd’hui devenues un enjeu à négocier entre les différents acteurs. Le financement par projet, les procédures d’évaluation des résultats, les exigences d’une gestion financière contrôlée vont également dans le sens d’une contractualisation des politiques sociales.

Ces dispositifs se caractérisent par l’introduction d’une ingénierie managériale, gérant « l’insertion » dans une logique de « flux », transformant les commissaires de quartiers en « managers de sécurité » et les travailleurs sociaux en « job-coachers », au risque de voir les critères d’efficience, animés par le paradigme de la « qualité totale » (ou tolérance « zéro »), s’imposer aux critères de justice et au risque de voir la rationalité gestionnaire technique éluder la question du sens et de la pertinence même de l’intervention.

Bref, le « dispositif » se substitue à l’« institution » et à l’« administration » comme mode d’action sociale. Le déploiement des « dispositifs » — le terme est désormais consacré dans les discours et les textes officiels — représente une rupture par rapport à la logique « étatiste » d’une puissance publique se développant et se répandant par des institutions publiques stables disposant d’une autorité, d’un pouvoir de contrainte et d’une capacité de vérification normative, instauratrices de l’ordre, à la fois de défense sociale (défendre la société contre les déviants) et de protection sociale (défendre les individus contre les dérapages et les risques de la vie en société).

En Belgique, ce modèle étatiste a toujours été contrebalancé par l’importance du « secteur associatif privé non marchand », dans un contexte de coexistence concurrentielle entre piliers chrétien et socialiste. Dispersées et relativement peu professionnalisées, une multitude d’associations — sous la personnalité juridique d’A.S.B.L. — ont ainsi historiquement été présentes, de manière « caritative tout d’abord », « humanitaire » ensuite, sur les différents terrains d’action sociale que les pouvoirs publics délaissaient ou sur lesquels leur intervention était contestée au nom de la défense des principes de subsidiarité et de liberté subsidiée ou de la critique du modus operandi « bureaucratique » de l’État. En cela, la logique du « dispositif » se substitue également à l’action civile et spontanée des associations, qu’elle vise désormais à réguler et ordonner, non pas y substituant l’action des pouvoirs publics mais en les intégrant dans un cadre plus large et coordonné d’intervention.

Le dispositif apparait ainsi comme une forme hybride entre action publique et action associative. Mis en place par des textes légaux qui fixent des objectifs généraux et définissent une ligne et des critères de financement et de fonctionnement, il vise en même temps à laisser aux acteurs décentralisés une responsabilité dans la formulation de leurs « projets spécifiques » et la définition de leurs moyens d’action.

En outre, les dispositifs comportent généralement une dimension territoriale limitée, effectuant ainsi le passage entre une politique sociale de portée nationale (ciblage d’une population à travers des critères statutaires et administratifs objectivés) en une politique d’action sociale qui vise un groupe précis sur un territoire précis (la « bande de la place Houwaert », le « quartier Saint-Antoine »…).

Sur le plan organisationnel, la forme rhizomatique tend à se substituer au modèle pyramidal. « Les formes d’action sociale organisées sous forme de pyramides hiérarchiques et autoritaires cèdent progressivement le pas à des organisations sociales rhizomatiques, aux niveaux hiérarchiques écrasés, avec des mises en réseau plus ou moins formalisées, avec des délégations de pouvoir à des acteurs subordonnés » (Ansay). Le « succès » des dispositifs, même lorsqu’ils sont contestés dans leur pertinence, tient ainsi en partie au renforcement parfois important des moyens mis à disposition des acteurs de proximité. Si le pouvoir y est plus diffus que dans les configurations administratives pyramidales, il est d’autant plus l’objet de négociations conflictuelles permanentes entre les différents intervenants, et les dispositifs n’évitent pas les phénomènes d’appropriation, en particulier de la part de l’acteur politique local, qui y voit souvent l’occasion d’un renforcement de ses moyens d’action et de son pouvoir d’influence par le rôle de « maitre d’oeuvre » qui lui est confié dans le processus.

Positivement, on peut voir dans les « dispositifs » l’émergence d’un nouveau système d’action, évitant les « lourdeurs » de l’État administratif tutélaire tout comme l’amateurisme associatif, et à même de valoriser les compétences des intervenants sociaux locaux tout autant que les aspirations « postmatérielles » et « différentialistes » des usagers.

Négativement, on peut y voir une étape supplémentaire dans le délitement de l’État social, abdiquant ses responsabilités propres pour les transférer aux acteurs locaux tout en visant, au travers d’une normativité plus diffuse et processuelle, à étendre son pouvoir de gestion des individus précarisés et exclus. Les dispositifs constituent en effet autant de « micropactes » pour s’occuper des victimes de l’effritement du pacte social. Cette prolifération ordonnée de dispositifs, et leur dissémination dans l’espace social et géographique, dilue et fragmente l’action de l’État fonctionnel et administratif, mais également celle des « grandes institutions sociales traditionnelles » que sont les mutuelles et les syndicats — qui ne cachent d‘ailleurs pas leur méfiance à l’égard de la multiplication de ces actions « périphériques ». En cela, la création de dispositifs est également indicatrice du passage d’une société de travailleurs où les assurances sont financées par les cotisations sociales et gouvernées par des instances de concertation sociale, à une société de supposés citoyens où les assistances sont financées par l’impôt, décidées par les instances politiques et mises en oeuvre au-delà et à côté des automatismes garantis par la loi. En cela également, les dispositifs de lutte contre l’exclusion et l’insécurité témoignent du glissement des politiques « d’intégration » vers les politiques « d’insertion ». Alors que les premières « sont animées par la recherche de grands équilibres, l’homogénéisation de la société à partir du centre », les secondes « obéissent à une logique de discrimination positive. Elles ciblent des populations particulières et des zones singulières de l’espace social et déploient à leur intention des stratégies spécifiques » (Castel).

Un dispositif de gestion des risques ?

Les mises en oeuvre que l’on observe représentent-elles une transformation du paradigme d’intervention des pouvoirs publics dans le sens d’un dispositif globalisé de « gestion des risques » ? Au projet social global transformateur, mettant des équipements collectifs homogènes à disposition de toute la population, et visant à l’égalisation des droits et des conditions, se substitueraient désormais une diversité de projets et dispositifs particuliers centrés sur les « groupes à risques ». Le principe d’une intervention sociale motivée par la conjuration du risque implique également une dimension proactive et préventive. À la réaction sociale, intervenant en aval de la transgression ou de la rupture, dans une logique de défense sociale ou de protection sociale, mais présupposant une égalité formelle des citoyens, se substituerait ou s’ajouterait un objectif de prévention, orienté vers les groupes et les individus les plus susceptibles de perturber l’ordre social ou d’être perturbés par celui-ci. « Il importerait moins désormais d’orienter par la règle le cadre d’un projet social et de créer du sens collectif que de résorber au moindre mal les perturbations d’un système dont il importe de réguler les déséquilibres là où ils se manifestent » (Cartuyvels et alii).

La thèse d’un basculement des politiques sociales vers un modèle centré sur la gestion prévisionnelle des risques, énoncée de longue date par Robert Castel à partir d’observations dans les champs du sociosanitaire, de la psychiatrie et de la santé mentale, ne manque pas d’arguments, ni d’illustrations qui la corroborent et l’actualisent.

Nous l’avons vu, le projet d’« État social actif » repose bien sur l’idéologie d’une gestion préventive et ciblée des risques, cette prévention et ce ciblage étant techniquement rendus possibles par l’identification fine des facteurs de risques là où les mécanismes de solidarité de l’État providence tendaient à collectiviser le risque en le recouvrant d’« un voile d’ignorance ».

De même, on observe effectivement la mise en oeuvre d’une « gestion prévisionnelle des profils humains » ou de « programmation des populations » appuyée sur une combinatoire de fragmentation des droits (et obligations…) liés à la sécurité sociale, de conceptions standardisées abstraites des comportements à risque et d’outils de programmation de l’offre sociale. Ainsi, par exemple, dans les secteurs de la santé mentale, de l’aide aux personnes âgées et de l’insertion socioprofessionnelle, la poursuite des finalités de « qualité de service » et d’« adaptation de l’offre » entraine la mise en oeuvre de nouvelles mesures d’une part de monitoring et de catégorisation des publics cibles en fonction de facteurs de risque (dossier unique, informatisation, signalement, diagnostic, prévention décontextualisée, orientation) et, d’autre part, de contrôle de l’efficacité et de la qualité de la production des services (contractualisation, ingénierie managériale) (Lemaigre).

Toutefois, par rapport à la thèse de Robert Castel mettant l’accent sur l’emprise des logiques gestionnaires et technocratiques subordonnant le « technicien » (le travailleur social) à l’administratif et menaçant la relation thérapeutique ou assistantielle « intersubjective » en évacuant le sujet concret derrière la somme des facteurs de risques, on peut pointer que, si les modalités d’une gestion en termes de flux et de facteurs de risques sont bien présentes, elles ne conduisent pas pour autant à évacuer le caractère relationnel de l’aide et la visée de subjectivation globale de l’intervention. Celle-ci se trouve au contraire, de manière intensifiée, au centre du travail opéré dans une optique globale de prise en charge individuelle, multidimensionnelle et continue.

La multiplication des intervenants agissant successivement ou simultanément sur les différentes facettes d’un « cas », si elle se traduit dans un premier temps par un morcèlement dans lequel se perd (mais aussi se protège) la personne — aboutit aussi, en réaction précisément à ce constat, à établir des « réunions d’évaluation de cas » réunissant l’ensemble des intervenants. Puisant leurs références dans l’analyse systémique, les travailleurs sociaux cherchent à construire une perception synthétique de l’accumulation des problèmes de leurs clients en vue de mettre en place des modalités d’intervention collant, par leur caractère systématique, au « système » des souffrances auxquelles ils sont confrontés.

La multiplication des intervenants agissant successivement ou simultanément sur les différentes facettes d’un « cas », si elle se traduit dans un premier temps par un morcèlement dans lequel se perd (mais aussi se protège) la personne — aboutit aussi, en réaction précisément à ce constat, à établir des « réunions d’évaluation de cas » réunissant l’ensemble des intervenants. Puisant leurs références dans l’analyse systémique, les travailleurs sociaux cherchent à construire une perception synthétique de l’accumulation des problèmes de leurs clients en vue de mettre en place des modalités d’intervention collant, par leur caractère systématique, au « système » des souffrances auxquelles ils sont confrontés.

En outre, quand bien même elle affiche des objectifs précis de « mise en conformité », l’intervention psychosociale ne se limite généralement pas à une perspective adéquationniste ou comportementaliste de réduction des risques. Ne serait-ce que par l’idéologie des travailleurs sociaux qui la mettent en oeuvre, non sans tensions par rapport aux exigences plus instrumentales, elle prétend poursuivre une visée plus globale d’« autonomisation » de la personne et de « création du lien social ». Paradoxalement, cette persistance d’un discours « humaniste » sur les finalités nobles de l’intervention est sans doute la condition de son efficacité instrumentale et en fait un moyen de contrôle plus subtil.

De la sorte, la gestion des risques ne doit pas simplement s’entendre en référence à un imaginaire technocratique désincarné. Elle est au contraire terriblement incarnée, portant directement sur les corps et les psychismes des individus qui en sont les destinataires. Elle est gestion de la gestion des risques par les individus. L’ensemble des batteries d’indicateurs, des techniques gestionnaires de programmation, des procédures et des discours mobilisés s’effectue in fine, dans l’action sur (« avec ») une personne concrète, du moins quand cette complexité ne se perd pas elle-même dans son propre montage.

De l’assurantiel à l’assistantiel et du social au pénal…?

Faut-il qualifier le dispositif global ainsi mis en place de « sociosécuritaire » ? D’aucuns mettent en effet en relation l’affaiblissement de l’État comme régulateur économique et social et le surinvestissement dans les discours et dispositifs sécuritaires, voire pointent le glissement et le basculement des politiques d’intégration vers une police de l’exclusion, le passage des utopies tempérées de l’égalisation et de l’émancipation de tous les citoyens à la criminalisation des franges précarisées de la population ou du moins à leur gestion sociosécuritaire. Dans une société marquée par un accroissement des inégalités socioéconomiques, la gestion des « illégalismes populaires » tend à devenir la préoccupation première de l’action politique, et sa principale ressource de légitimation. De l’assurantiel à l’assistantiel et du social au pénal, le détricotage de l’État social a pour corollaire le renforcement des mécanismes de contrôle à l’encontre des populations les plus fragilisées.

C’est notamment la thèse que Philippe Mary exprime avec le plus de netteté en parlant de la dérive « de l’État social vers l’État pénal ». De ce point de vue, au sein même du champ pénal (avec la médiation pénale, les travaux d’intérêt général), et de manière plus large au sein du travail social et de l’Aide à la jeunesse, le développement de modalités souples et déformalisées de gestion de la norme manifeste une extension des modalités de surveillance et de contrôle.

De fait, il est plus facile de répondre aux défis que pose le chômage en encadrant les chômeurs plutôt que les acteurs dominants du marché ; il est plus facile de répondre au sentiment d’insécurité en s’en prenant aux « jeunes allochtones » — au moins, ils sont faciles à identifier et en plus ils sont souvent dans la rue et concentrés dans les mêmes quartiers — qu’en s’attaquant aux formes plus structurelles et institutionnelles de violence qui produisent une « insécurité d’existence ».

Bien sûr, on connait les justifications de chacune de ces logiques prise isolément : comment ne pas reconnaitre que l’inadéquation de leur profil et de leurs compétences, ainsi que le cout de leur engagement, représente un frein à l’insertion des personnes les moins qualifiées ? Comment imaginer, à l’échelle d’une région ou même d’un pays, favoriser la localisation durable de filiales de multinationales, autrement qu’en leur proposant les conditions les plus « attractives », et donc en s’abstenant de toute mesure coercitive qui réduirait les avantages comparatifs ? Comment ne pas admettre que la délinquance urbaine représente un véritable préjudice pour ceux qui en sont victimes et qu’elle nécessite des réponses adaptées, à la fois préventives et répressives ? Comment ignorer que toute mesure de régulation du capital ne fera qu’intensifier l’évasion fiscale organisée et la délocalisation des entreprises ?

Ce faisant, cette focalisation des politiques d’insertion et de sécurisation sur le local et les groupes à risques n’est que l’expression d’un rapport de force qui vise à soustraire les rapports marchands de la régulation politique et démocratique — alors qu’il s’agit bien de rapports sociaux au moins aussi déterminants pour la qualité du vivre-ensemble que les relations de voisinage ou de quartier. Bref, tout se passe comme si le marché était hors de la société. Il relève de la fatalité, de la main invisible, et possède sa propre Loi (celle du marché). Encadrer et orienter au mieux les comportements et les mentalités des plus vulnérables et laisser le champ libre aux acteurs privés marchands les plus puissants : on a bien les deux versants du projet de société libéral et sécuritaire. À l’horizon de cette dérive se dresse le spectre à deux têtes du « Workfare State » et de la criminalisation de la misère, sur le modèle des États-Unis.

Nuancer le diagnostic

Si la thèse ainsi énoncée, et que l’on retrouve en filigrane de la caractérisation des « nouvelles politiques sociales » analysées, est incontestable, elle appelle toutefois quelques nuances, sous peine d’alimenter une analyse critique tautologique fournissant certes des ressources argumentatives nécessaires à la respiration démocratique, mais condamnant dans le même temps l’analyse et l’action politique et sociale à l’impuissance, en proposant une représentation fermée de la société tout entière assujettie aux mécanismes du pouvoir et du contrôle. On s’expose alors au risque théorique et analytique de rabattre les « contradictions secondaires » sur la « contradiction principale », d’évacuer l’épaisseur du jeu social au profit de l’imposition d’une logique unidimensionnelle.

Tout d’abord, il ne faudrait pas s’en tenir à une image d’Épinal de la « société industrielle à État providence », idéalisée par la mémoire sélective d’un âge d’or paternaliste. Il faut aussi en rappeler le poids des hiérarchies sociales, l’emprise du modèle disciplinaire d’imposition de la norme, l’absence de droits reconnus aux catégories minorisées, la prégnance du modèle familialiste, limitant l’accès des femmes au marché du travail et confinant les violences intrafamiliales dans la sphère domestique.

De même, l’écart entre les utopies de démocratisation, voire de révolution, et les pesanteurs de la reproduction a parfois confiné à la mystification et il a en tout cas conduit au désenchantement. Si le destin des discours critiques est d’être progressivement incorporé et récupéré dans les stratégies de légitimation du pouvoir, s’exposant dès lors à être dénoncés à leur tour comme idéologies mystificatrices, ou « barbarie douce » (Le Goff), on ne saurait pour autant trop vite oublier les reproches adressés aux politiques sociales « traditionnelles » qui, opaques et aveugles aux « malheurs intimes », instituaient une « solidarité froide » ignorant, voire malmenant les aspirations à la reconnaissance et à la participation des usagers, imposant, au nom de l’universalité de la norme, une conception socialement déterminée de la vie bonne. Là où il y a quinze ans à peine, le chômeur était condamné à la file de pointage quotidienne et stigmatisante, il est aujourd’hui reçu individuellement dans le bureau d’un « conseiller d’orientation » en vue de définir son « projet d’intégration ». Ni « pire » ni « meilleure », finalement, il ne s’agit là que d’une variation des modalités d’exercice de la solidarité et du contrôle social.

Ensuite, l’arbre des « nouvelles politiques sociales » ne doit pas masquer la forêt touffue des « anciennes politiques sociales ». Si les dispositifs de gestion de la précarité s’imposent en première ligne de manière ostensible et même ostentatoire, ils ne doivent pas conduire à occulter la massivité des politiques sectorielles classiques.

La nouveauté procède par aménagement, par complexification et superposition plutôt que par suppression et remplacement. En outre, la nouveauté est relative et les temporalités se chevauchent. Plutôt que la thèse d’un basculement global des mécanismes assurantiels vers les mécanismes assistantiels, et des politiques émancipatrices vers des dispositifs de surveillance, il s’agit plutôt d’envisager la manière dont les aménagements effectués à l’égard des marges se combinent aux recompositions opérées au « centre » ou, à l’inverse, la manière dont ils permettent d’en assurer la permanence.

Le danger serait précisément de privilégier, dans la production politique comme scientifique, dans l’ordre du pouvoir comme dans celui du savoir, les réponses immédiatement lisibles et visibles, centrées sur les effets, en faisant l’impasse sur ce qui se passe dans le tronc central : « dispositif d’accrochage scolaire » ou « écoles des devoirs » permettant de gérer le tropplein et le manque du système scolaire, qui peut ainsi se perpétuer dans ses hiérarchies et logiques de relégation, « loi de comparution immédiate » (« snelrecht ») pour les flagrants délits présentée comme réponse à la demande sociale d’une justice « plus rapide et plus proche du citoyen » plutôt que réforme de l’institution judiciaire, « activation et insertion des allocataires sociaux » plutôt que redéfinition de la place de l’emploi et du travail dans la structure sociale. On risque ainsi de bricoler de l’intégration sociale faite de réparation, de substitution et de compensation, déconnectée de la « société ordinaire ».

De même, il ne faut pas confondre les discours et les pratiques. À prendre trop au sérieux les représentations discursives, on risque de sombrer dans le gouffre qui les sépare des pratiques. On l’a vu à propos du décret de 1991 sur l’Aide à la jeunesse dont les finalités émancipatrices vont de pair avec des modalités de signalement et de contrôle parfois plus prégnantes que celles imposées par l’ordre judiciaire classique. À l’inverse, les « contrats de sécurité et de société », malgré leurs finalités sécuritaires proclamées, n’empêchent pas la réalisation en leur sein de projets authentiquement émancipateurs, au gré des dynamiques particulières impulsées par ceux qui en sont les opérateurs. Loin des fantasmes de « plein emploi » ou de « tolérance zéro », loin également de la rationalité gestionnaire se concevant comme agencement de moyens en vue de la réalisation d’un objectif, le déploiement des dispositifs (et les effets qu’ils produisent) est de part en part subverti et remodelé par le jeu social qu’ils prétendent agencer. Malgré les efforts déployés pour objectiver l’évaluation de leur impact, l’impossible mesure des « résultats », en termes d’« insertion » et de « sécurisation », manifeste l’écart entre les « énoncés », les « dénoncés » et les « effectués ».

Ces écarts, paradoxes et effets d’optique éclairent sans doute l’efficace propre des dispositifs de gestion de la précarité. Là où leur performance performative se déploie, c’est de manière discutable sur leur terrain propre et de manière plus certaine dans l’imaginaire social qu’ils contribuent à conforter : celui d’une société et d’une sociabilité reposant sur la capacité de chaque individu à y participer de manière autonome. Avant d’être des dispositifs de gestion pratique des « exclus », il s’agit de dispositifs de gestion symbolique des « inclus », traçant les frontières d’un ordre social postconventionnel, énonçant pour chacun, et non sans régression autoritaire pour ceux auxquels ils s’appliquent directement, les exigences de subjectivation et de participation à la société de marché. C’est en cela que l’exclusion et l’insécurité, au-delà de la méthode de gouvernement et des bénéfices politiques de légitimation qu’elle rapporte, constituent un mode de gouvernementabilité, dans une dialectique historique entre le social « plein et intégrateur » des sociétés industrielles à État providence, le social « délié, émietté, fracturé » des « années de crise », et le type de reliance et d’inscription symbolique fondé sur l’individu promu par la « société de marché à État social actif ». Comme le proclamait la déclaration de la coalition gouvernementale libérale, socialiste et écologiste : « La voie vers le XXIe siècle est ouverte. »

Les « nouveaux métiers » du social

Dans une société « en crise et en mutation », les « travailleurs des métiers de l’intégration » — catégorie transversale recouvrant une diversité de métiers, de statuts et de lieux d’activité (assistants sociaux, éducateurs, enseignants, médiateurs, agents psycho-médico-sociaux de différentes catégories du secteur « social-assistantiel » — C.P.A.S, services sociaux des mutualités, centres d’accueil…) et dispositifs (contrats de sécurité, politiques de la ville), éducateurs de l’Aide à la jeunesse (en milieu ouvert, en institutions d’hébergement ou d’enfermement de jeunes délinquants…) — se retrouvent en « première ligne » de la lutte contre l’exclusion sociale et constituent le « dernier rempart » de la solidarité sociale. Leur travail les met en contact avec tous ceux qui, parce qu’ils n’en ont pas les ressources ou n’en respectent pas les normes, sont fragilisés et marginalisés par un jeu social dur, opaque et sélectif : allocataires sociaux, personnes malades ou handicapées, jeunes délinquants ou en difficulté, chômeurs, adolescents en échec scolaire…

Les différents métiers de l’intégration, relevant du secteur non marchand public ou privé, se caractérisent par le double exercice de la solidarité et du contrôle social. D’une part, ils sont chargés de mettre en oeuvre la solidarité collective à l’égard des populations à la marge, d’en assurer l’insertion, la formation, la rééducation en vue d’en assurer l’intégration dans une société de plus en plus compétitive ; d’autre part, de manière inhérente à leur rôle, ils sont chargés de les contrôler, en veillant, parfois par l’exercice de la contrainte et de la pression, au respect des normes (scolaires, sociales, comportementales) des différentes institutions, et par-delà, de l’ordre social, dont ils sont les agents salariés. À des degrés divers selon la nature de leur travail, ils sont à la fois des « passeurs » et des « gardes-frontières ».

Pour la plupart, les définitions de leurs rôles se sont construites dans le cadre de l’État providence et en référence au modèle culturel de la société industrielle. La définition de leurs missions, liées à la régulation des tensions sociales de l’industrialisation, faisait sens dans une société qui se modernisait et s’intégrait autour des valeurs du progrès et de la raison. Le poids central de l’éthique du travail y favorisait la légitimité d’un modèle d’action disciplinaire (la discipline et les disciplines), dont l’institution fermée (l’école, le home…) est l’expression la plus nette. La promesse d’une société progressivement pacifiée et réconciliée figurait également à l’horizon de leur action. De même, pendant longtemps, les revendications statutaires et d’affirmation professionnelle de ces différentes catégories ont pu être identifiées au progrès du bien commun. Il y avait une convergence objective entre le mouvement de professionnalisation de ces catégories, la satisfaction d’une demande sociale croissante, et l’extension de l’espace d’intervention de l’État.

Or, précisément comme nous venons de l’examiner, les conditions de l’intégration sociale de leurs publics, tout comme celles d’exercice de leurs rôles, connaissent depuis plusieurs années de profondes transformations. Qu’est-ce qu’être « intégré » aujourd’hui ? Et par conséquent qu’est-ce qu’« intégrer » ? Les normes, les valeurs collectives, les modèles culturels qui légitimaient les pratiques du travail social connaissent des bouleversements importants. Les attentes et les besoins des publics de ces différents métiers se transforment, ainsi que le cadre et les conditions de travail de ces métiers eux-mêmes. Tantôt par petites touches, tantôt par ruptures brutales, au travers des transformations de leurs missions, de leurs modes d’intervention et de leurs pratiques de terrain, les travailleurs sociaux et, de manière plus large, ceux des métiers de l’intégration sont à la fois témoins et acteurs — sinon, parfois les victimes — des mutations du mode d’exercice de la solidarité et du contrôle social dans nos sociétés.

L’analyse de l’évolution des différentes dimensions de leurs rôles permet de discerner plusieurs tendances communes aux « métiers de l’intégration ».

Le rapport aux finalités est marqué par l’incertitude et la difficulté d’articuler des finalités contradictoires, entre finalités intégratrices, remises en cause, et nouvelles finalités « autonomisatrices », inatteignables et paradoxales.

Le mode légitime d’exercice de l’autorité, dans les relations avec les usagers est profondément remis en question.

Les compétences sont en évolution et en complexification rapide. Les exigences d’une « professionnalité » plus technique, réflexive et spécialisée entrent en conflit avec le modèle de la polyvalence relationnelle qui a longtemps caractérisé les « professions sociales »

Qu’il s’agisse de catégories tentant de préserver leur statut social et les prérogatives qui y sont attachées ou de catégories en lutte pour leur reconnaissance, le sentiment de dévalorisation statutaire est vif. Au-delà des rétributions matérielles, il s’agit d’un sentiment de non-reconnaissance sociale et symbolique de leur contribution allant jusqu’au mépris et à la stigmatisation.

C’est dans cette difficile transition entre un rôle traditionnel en perte de légitimité et l’émergence de nouveaux rôles, aux contours encore incertains, que l’identité professionnelle des travailleurs des métiers de l’intégration se voit éprouvée de manière singulière.

Au-delà de la « matérialité » des évolutions, les travailleurs des métiers de l’intégration sont confrontés à une profonde transformation de l’espace symbolique et idéologique au travers duquel ils constituent leur identité. Au-delà des pratiques effectives, qui ont même plutôt tendance à se caractériser par leur permanence, ce qui se trouve ébranlé, c’est bien le modèle culturel du progrès et la raison, l’imaginaire collectif de l’intégration et la normativité disciplinaire qui l’accompagnait. Non qu’il faille succomber au mythe d’un âge d’or d’un social plein et d’un travail social intégrateur — ce modèle culturel était soumis aux mêmes ambivalences et les institutions qui l’incarnaient n’étaient certes pas plus enviables ni pour ceux qui en étaient les agents ni pour ceux qui en étaient les destinataires -, mais à tout le moins il constituait un point d’appui contre lequel la critique, souvent virulente, pouvait s’exercer, permettant une construction des identités en contre-point. C’est cet horizon de sens, par rapport auquel les agents d’intégration pouvaient s’inscrire en positif ou en négatif, qui s’est estompé. Plus parfois qu’aux difficultés matérielles et objectives de leur travail, les tensions éprouvées par les « métiers de l’intégration » sont liées à la perte ou à la transformation- mutation de leurs repères d’action, c’est-à-dire à la perte de l’espace symbolique qui constituait l’horizon de sens de leur rôle et qui fondait leur identité professionnelle. Les choses ne vont peut-être pas objectivement plus mal (souvent même, elles vont mieux), mais la conviction des lendemains qui chantent a cédé la place au sentiment que demain ne sera pas mieux qu’hier.

Des principes incontestables ?

De ce point de vue, toute la « difficulté » des références légitimantes au sujet autonome, de l’imaginaire de l’insertion et des dispositifs sociaux qui l’effectuent, est de désamorcer les possibilités critiques. Comment « s’opposer », dès lors que les ressorts principaux de la contestation — l’affirmation de l’autonomie du sujet, l’opposition de sa revendication émancipatrice aux obstacles et impositions qui lui font barrière — sont devenus les principes de légitimation dominants ? Comment « mettre à distance », dès lors que les dispositifs reposent, du moins en partie, sur l’implication tant des travailleurs que des usagers, et que toute opposition apparait comme la manifestation d’un conservatisme ou d’une inadaptation psychologique ? Comment transgresser la norme dès lors que celle-ci est mobile et procéduralisée ?

L’extension et l’approfondissement des modes d’intervention du secteur assistantiel, la construction des catégories qui l’accompagnent, l’identification des problèmes sociaux comme problèmes catégoriels, voire personnels, et, à un autre niveau, la mise en place des nouveaux modes de gestion des dispositifs sociaux et de leurs travailleurs, constituent bien une rationalisation accrue de la vie sociale, mais une rationalisation paradoxale dans la mesure où elle s’accomplit directement au nom du sujet lui-même.

Paradoxale, également, au sens où les travailleurs des métiers de l’intégration en ont souvent été les agents porteurs et dynamiques. La plupart des dispositifs d’insertion aujourd’hui systématiquement promus par les acteurs dirigeants correspondent à des innovations et projets pilotes mis en oeuvre à l’initiative des travailleurs eux-mêmes qui y ont trouvé un espace pour pallier les insuffisances du travail social « classique » et pour échapper au cadre routinier du modèle disciplinaire ou institutionnel qui les frustrait. Qu’il s’agisse de la logique du contrat, du principe de l’action en milieu ouvert, des mesures de médiation ou des peines réparatrices pour les jeunes délinquants, du travail même d’accompagnement individualisé en vue de l’insertion, ces « nouveaux modes de traitement social » se sont construits dans la contestation et l’alternative au modèle orthopédagogique, disciplinaire et institutionnel avant d’être progressivement repris comme la nouvelle forme même du social-assistantiel. En cela, le modèle postdisciplinaire de gestion du social, couplé à l’individuation et à la sélectivité de la prise en charge des usagers, représente un mode de contrôle social et réalise une forme d’emprise et d’assujettissement plus forte et plus subtile, tant pour les travailleurs que pour les usagers.

C’est sans doute cette emprise diffuse, souvent bienveillante et s’énonçant au nom de principes de légitimité incontestables, qui est visée par les travailleurs sociaux lorsqu’ils mettent en exergue les logiques d’encadrement sécuritaire ou de réduction marchande. Ces logiques sont bien présentes, parfois de manière brutale et caricaturale, mais le thème de la « marchandisation » et celui de l’« intrusion des logiques sécuritaires » ne sont peutêtre pas tant à prendre au pied de la lettre que comme l’indicateur de la prégnance ressentie d’une logique de contrôle qui spécifie leur rôle d’opérateurs sociaux comme agents d’insertion, emprise qui est à la fois celle qui pèse sur les travailleurs et celle qu’ils sont amenés à exercer sur leurs publics.

Résistances et ruses

Face à celle-ci, le discours de la plainte des travailleurs sociaux constitue, également et au-delà de la gestion identitaire, une forme de distanciation et de résistance. Résistance subjective, tout d’abord, qui tient à la dynamique du sujet lui-même et à son exigence de ne pas être réduit aux rôles prescrits ; résistance idéologique, ensuite, dans la manifestation d’un désaccord politique face à la violence des rapports sociaux contemporains et au rôle qu’ils sont amenés à y jouer ; résistance professionnelle aussi et surtout, comme défense d’un espace d’autonomie professionnelle face aux logiques hiérarchiques et bureaucratiques rendues plus subtiles par l’introduction d’une gestion plus managériale, programmée et réflexive des services sociaux.

Cette résistance s’opère au niveau des discours. Elle s’opère également au niveau des pratiques, dans les multiples ruses grâce auxquelles les travailleurs aménagent les missions et modalités qui leur sont prescrites, dans les multiples stratégies d’aménagement, de contournement et de détournement grâce auxquelles ils parviennent à rendre compatible l’introduction de nouvelles injonctions avec les contraintes internes et externes de leur rôle, et à préserver ainsi leur zone d’autonomie professionnelle. Ainsi par exemple, dans la mesure où la mise en oeuvre du « contrat d’intégration » à conclure avec le demandeur d’aide sociale implique que l’assistant social justifie ses pratiques, établisse des objectifs à atteindre et à évaluer, il aura tendance à privilégier, dans la nomenclature des objectifs à atteindre, ceux qui lui « permettent de ne pas dévoiler son intimité avec le bénéficiaire et de maintenir le voile d’ombre à l’égard du contrôle institutionnel », et à justifier les non-conclusions, croissantes, d’un contrat d’intégration pour des motifs d’« équité » — l’observation fine montrant que cette rubrique recouvre à la fois des raisons d’opposition idéologique et de surcharge du travailleur social.

L’humour constitue également une modalité de résistance ou une stratégie de gestion de celle-ci. Au pathos, on répondra par le comique. Ainsi lorsque le sociologue résuma leur plainte : « Débordés, peu reconnus, impuissants »…, un assistant social a ponctué d’un « mais on fait un métier formidable » provoquant un éclat de rire général, relativisant ainsi la portée du constat et exprimant l’ambivalence des travailleurs sociaux à l’égard de leur propre discours et de processus dont ils sont à la fois les victimes et les bénéficiaires, les agents et les acteurs. L’humour, et plus encore l’ironie, est une manière de rester sujet en mettant à distance les tensions identitaires. Plus finement dit : « L’humour est une façon de se tirer d’embarras sans pour autant se sortir d’affaire. » Les fonctionnaires auront tendance à raconter des « bonnes blagues » sur la fonction publique : « Pourquoi n’y at- il pas de meubles en bois dans les administrations ? Parce que le bois travaille. » Les enseignants font circuler des pastiches de la ministre, fustigeant les attaques dont ils sont l’objet. Les éducateurs riront de leur (auto)dévalorisation : « Les éducateurs n’ont pas de bureau, et s’ils en avaient, ils seraient dans la cave. » Les infirmières pratiqueront avec entrain un humour macabre et/ou salace. Les assistants sociaux sont enclins à l’autodérision (« De quoi avez-vous peur ? », demande une assistante sociale à une petite vieille. « De la maladie ? De la mort ? De la solitude ? »… « Des assistantes sociales », répond la petite vieille) Dans cet exemple, l’identité de l’assistant social est-elle représentée par le personnage du dessin, qui caricature une assistante sociale « nonnette » ? Est-elle dans le geste du travailleur social qui affiche ce poster dans son bureau, mais sans qu’il soit visible par l’usager ? Ou dans le rire collectif des assistants sociaux se racontant la blague7 ?

Confrontés à une mutation sans précédent des rapports sociaux et du modèle culturel où ils ont constitué leurs rôles, les travailleurs sociaux et les éducateurs, comme d’autres catégories de « professionnels de l’intégration », y réagissent en partie par un discours de la plainte et de la dénonciation. Certes, on a indiqué que cette plainte ne se réduit pas à la rationalisation et à la justification d’une expérience professionnelle « difficile », mais qu’elle est aussi une expression politique face à la violence des rapports sociaux contemporains.

Les nouvelles frontières

À partir de la production idéologique de l’« État social actif » et des mesures qu’elle légitime dans les secteurs de l’aide sociale et de l’aide et de la protection de la jeunesse, le déploiement des dispositifs de gestion de la précarité a ainsi été envisagé comme un espace privilégié, mais non exclusif, où s’effectue la fabrique contemporaine du sujet. Parce qu’ils portent explicitement sur des individus reconnus ou désignés comme insuffisamment sujets d’eux-mêmes, au sens d’une capacité de gestion autonome répondant aux exigences productives et normatives de la participation sociale, les dispositifs d’insertion et de sécurisation — nouvelles formes des politiques sociales assistantielles — tracent, du même coup, les (nouvelles) frontières des représentations légitimes de « l’individu » et de « la société ».

Par la définition idéale et normative du sujet « actif » dont ils se prévalent, par leurs finalités de « mise en projet en vue de l’autonomie » et leurs modalités procédurales et contractuelles, par leur centrage sur l’individu déficient, le « groupe à risque » ou le microterritoire, et par-delà leurs objectifs proclamés d’insertion ou de sécurisation, les dispositifs de gestion des précarités sont bien porteurs d’un projet d’assujettissement « postdisciplinaire » de leurs bénéficiaires-destinataires-clients. Redéfinissant l’équilibre des droits et des devoirs entre individus et collectivité politique, ils infléchissent le modèle assurantiel, protectionnel et assistantiel historiquement constitué dans le cadre de l’« État providence » dans le sens d’une injonction contraignante à la responsabilité individuelle des citoyens dans la gestion de leurs « situations personnelles », tissant, autour d’eux, un réseau de signalement, de surveillance et d’accompagnement psychosocial à la gestion de soi.

Sous peine d’être réduit à une technologie sociale, le dispositif global ainsi constitué par l’enchevêtrement rhizomatique de dispositifs particuliers, ne peut être compris pour lui-même et au regard de ses buts conscients. Il doit en effet être resitué comme construction sociale intervenant dans le « champ d’historicité » (modèle culturel et système de rapports de classe) de la société contemporaine, comme réponse symbolique et politique plus que pratique, à la problématisation de la « nouvelle question sociale », et aux figures de l’altérité sociale de l’exclusion et de l’insécurité qu’elle érige. Plus concrètement, les glissements opérés, s’ils n’effacent pas d’emblée l’architecture des politiques redistributives et sectorielles « traditionnelles », interviennent dans le contexte d’une redéfinition des fonctions et des modes de légitimation de l’État, renonçant progressivement à son rôle de « grand régulateur » des équilibres économiques et sociaux, pour se centrer sur des fonctions d’adaptation à la société de marché dans un rôle d’accompagnement et d’encadrement des précaires et des surnuméraires en amont, en aval et aux marges du « système productif ».

L’attention s’est ensuite portée sur la manière dont ceux qui en sont les opérateurs — les travailleurs des métiers de l’intégration-insertion — effectuent ces mutations des finalités et des modalités assignées au travail social et éducatif. En abordant, dans l’ordre des discours sur leurs pratiques plus que dans celui des discours de leurs pratiques, leurs rôles et leurs identités professionnelles, on a pu en indiquer les recompositions et les tensions, inhérentes aux ambivalences de leur fonction d’intermédiaire de la solidarité comme du contrôle social, mais aussi accentuées par la « tempête » de la « crise-mutation » de société. On a surtout pu pointer les différentes modalités, « défensives » ou « offensives », d’appropriation subjective et discursive par lesquelles ils sauvegardent leur identité, pour eux-mêmes et vis-à-vis des autruis significatifs de leurs rôles.

Précisément, en définissant leur identité et leur rôle social en contrepoint des fonctions (de « surveillance » et d’« insertion ») qui leur sont prétendument assignées, les travailleurs des métiers de l’intégration ne se définissent pas seulement comme « opérateurs », mais affirment leur autonomie « contre » les institutions et les dispositifs qui les emploient. Si le jeu identitaire de victimisation et d’héroïsation ainsi déployé sert aux besoins de reconnaissance et d’affirmation d’une gestion et d’une présentation de soi dans les espaces organisationnels et sociaux — et se reflète dans l’espace de la recherche lui-même -, il contribue sans doute de manière paradoxale à l’efficacité propre du travail social, tout en aménageant ses modalités, voire en subvertissant ses finalités.

  1. C’est en termes emphatiques que Guy Verhofstadt présente pour sa part la « troisième voie » : « Ce qu’on qualifiait de “gauche” et de “droite” à l’époque communiste, deviennent maintenant les composantes sociale et libérale du même renouveau. Leurs plus grands adversaires sont les ennemis du socialisme et du libéralisme. Leur seul avenir réside dans l’alliance de la liberté et de l’égalité, selon le projet démocratique des Lumières et selon le progrès inauguré par les révolutions politique et industrielle […]. Ce que nous appelons État social actif constitue un des leviers les plus puissants de ce renouveau. C’est le signal le plus clair indiquant que libéralisme et socialisme, croissance économique et protection sociale peuvent non seulement aller de pair mais qu’en outre, ils ne peuvent prendre leur essor que dans cette relation », Guy Verhofstadt, op cit.
  2. politique qui dépasse l’opposition entre croissance économique et protection sociale. Pendant des années, cet antagonisme a été le noeud de toute discussion idéologique ou politique. Il fallait choisir entre croissance économique ou protection sociale, entre le modèle atlantique ou le modèle rhénan. L’État social actif postule l’inutilité de cette opposition ; en d’autres termes : croissance économique et taux d’activité élevé garantissent la meilleure protection sociale. Cette garantie ne peut présenter un caractère permanent que s’il est simultanément tenu compte du respect pour le développement durable de notre société. », Guy Verhofstadt, op cit.
  3. De plus, « la féminisation du marché du travail peut tout aussi bien être un argument pour appuyer l’activation de l’homme aux activités ménagères », Frank Vandenbroucke, op. cit.
  4. On aura reconnu les prénoms utilisés il y a quelques années lors d’une campagne promotionnelle pour les « agences locales pour l’emploi » (A.L.E.) sur la rime : « Sabine fait la cuisine » et « Gaston tond le gazon ».
  5. Fortement contestées au moment de leur mise en place, dans la mesure où il leur était reproché de favoriser la création d’une nouvelle domesticité (« Gaston et Sabine ») et de faire éclater la notion même d’emploi en « petits boulots », les A.L.E semblent aujourd’hui durablement installées avec une moyenne mensuelle d’environ 40 000 personnes utilisant le dispositif (septembre 2000), les chômeurs ayant même tendance à demander de pouvoir dépasser le plafond mensuel de 45 heures autorisé, en vue d’améliorer le niveau de leurs revenus.
  6. Cette promotion de l’autonomie comme valeur cardinale déborde largement le champ des dispositifs d’insertion stricto sensu. Le nouveau décret sur les missions de l’enseignement en Communauté française de Belgique précise que « l’épanouissement de la personne » est la première mission de l’école. La suppression du redoublement à certains niveaux, la possibilité d’individualiser les trajectoires scolaires, l’introduction de la participation des élèves vont également dans le sens de finalités définies en référence à l’autonomie et à l’autodétermination du sujet individuel. Il en va de même pour la politique d’aide aux personnes handicapées où le nouveau décret vise la désinstitutionnalisation de la prise en charge de la personne handicapée, qui doit conquérir son autonomie. On pourrait ainsi multiplier les exemples de cette nouvelle logique. Partout, il est question d’« autonomie », de « contrat », d’« évaluation », de « projet », de « négociation », d’« accompagnement » et d’« orientation ».
  7. Tous ne partageront pourtant pas ces formes de distances au rôle : celles-ci s’inscrivent sur un éventail à un extrême duquel on trouvera la figure de l’assistant social « sérieux » (« un peu coincé », se moqueront ses collègues) qui se situe davantage dans une logique de justification et, à l’autre extrême, celle de l’assistant social « idéaliste » (« petite fleur », ironiseront ses collègues) qui, au cynisme entre collègues, préfèrera l’humour avec les usagers pour « dédramatiser les situations vécues ».

Abraham Franssen


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