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Le suicide du journalisme

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - journalisme média par

septembre 2014

C’est ce qu’on appelle un « phé­no­mène de socié­té ». Ou un « buzz ». Enfin, un truc qui fera les gorges chaudes pen­dant deux semaines. Il vau­drait mieux n’en rien dire tant c’est idiot… et tant cela tire son seul effet de l’avidité de cha­cun à le com­men­ter. Mais comme on en parle, c’est une « actu ». Il faut donc […]

C’est ce qu’on appelle un « phé­no­mène de socié­té ». Ou un « buzz ». Enfin, un truc qui fera les gorges chaudes pen­dant deux semaines. Il vau­drait mieux n’en rien dire tant c’est idiot… et tant cela tire son seul effet de l’avidité de cha­cun à le com­men­ter. Mais comme on en parle, c’est une « actu ». Il faut donc en faire un article dans la presse quotidienne. 

Peu importe ce que c’est.

Il se fait que j’ai iro­ni­sé à ce sujet sur Twit­ter… Cent-qua­rante carac­tères, ça se prête fort bien à des saillies cyniques… un tweet à la mer, qui passe, est par­fois relayé, puis dis­pa­rait dans les oubliettes de l’Internet.

Mais un jour­na­liste char­gé d’écrire sur ce sujet bru­lant voit pas­ser mes sar­casmes. Il entame une dis­cus­sion pri­vée via un réseau social pour me deman­der si j’accepte de répondre à ses ques­tions. Je lui réponds que je n’ai aucun avis auto­ri­sé ; seule­ment, sans doute, une cer­taine dose d’humour noir. « Même en off ? », me demande-t-il. 

Je lui écris ce que je pense : que les jour­na­listes doivent s’exprimer, don­ner leur opi­nion, que c’est cer­tai­ne­ment plus inté­res­sant que de faire des comptes ren­dus fac­tuels. En effet, nous avons bien davan­tage besoin de points de vue que de rela­tions ser­viles d’évènements.

Il est un jour­na­liste de talent. Il tra­vaille pour un grand quo­ti­dien. De notre échange, il res­sort qu’il n’a nul­le­ment besoin de moi pour avoir un avis sur la ques­tion. Ni pour trou­ver les mots. Ni pour l’autorité dont je serais inves­ti, je n’en ai pas sur la ques­tion et j’en aurais encore moins en m’exprimant mas­qué. Mais il a besoin de moi… 

En effet, sa rédac­tion ne le lais­se­ra pas s’exprimer comme il l’entend… sauf s’il peut pré­tendre qu’il ne fait que rap­por­ter des pro­pos. Ceux d’autrui, d’un incon­nu, de n’importe qui, gla­nés sur la toile, à l’occasion d’un micro-trot­toir ou au cours d’une inter­view. Tout, n’importe quoi, mais ne pas avoir à s’attribuer de consi­dé­ra­tions per­son­nelles. Trier les pro­pos, ne pas rendre compte de la diver­si­té des points de vue, inter­ro­ger une per­sonne dont on sait par avance ce qu’elle dira et pour la rai­son pré­cise qu’elle le dira, ins­tru­men­ta­li­ser tota­le­ment le tiers, tout cela ne pose pas pro­blème. C’est s’exprimer en son nom propre qui est un péché. 

Voi­là qui est inquié­tant à (au moins) deux titres. 

D’une part, s’il est évident qu’il est deve­nu fort dif­fi­cile d’exercer le métier de jour­na­liste, il appa­rait que c’est en (bonne?) par­tie dû à la façon dont les jour­na­listes eux-mêmes — et les rédac­tions au pre­mier chef — conçoivent leur métier. Fina­le­ment, dans le cas qui nous occupe, c’est la rédac­tion de ce jour­na­liste elle-même qui entend le rava­ler au rang de plu­mi­tif. Sans doute est-il alors moins dan­ge­reux… Cer­tai­ne­ment est-il moins inté­res­sant. Per­sonne d’autre que des jour­na­listes, ici, pour inter­dire les opi­nions, l’expression, le point de vue et l’analyse personnelle. 

D’autre part, outre cette auto-émas­cu­la­tion des jour­na­listes, se pose la ques­tion de leur res­pon­sa­bi­li­té. Fina­le­ment, ce qui sous-tend cette stra­té­gie, c’est la croyance que, s’il peut affir­mer qu’il ne fait que relayer la parole d’autrui, le jour­na­liste n’est pas res­pon­sable du conte­nu de son article. À fran­che­ment par­ler, je ne crois pas que mon inter­lo­cu­teur en soit per­son­nel­le­ment convain­cu, mais il sait que cette croyance est com­mune dans son milieu pro­fes­sion­nel et qu’en l’invoquant, il se met à l’abri. Com­ment lui en vou­loir ? Nous retrou­vons ici un tra­vers dont nous avons déjà dénon­cé une autre forme : celui de pen­ser que le jour­na­liste n’est pas tota­le­ment res­pon­sable de ce qu’il choi­sit de mon­trer, des posi­tions de ceux qu’il décide de relayer. Certes, il est des pro­pos déplai­sants dont il importe de rendre compte, mais le jour­na­liste reste tenu de pou­voir jus­tifier de l’utilité de son rap­port. En effet, tout écho qu’il donne à un fait ou à une opi­nion résulte de son choix, ce dont il répond. La ten­ta­tion de la déres­pon­sa­bi­li­sa­tion est l’instrument qui per­met à des médias de publier, sous l’étiquette « opi­nion » ou « carte blanche », les pires affa­bu­la­teurs, des col­por­teurs de contre­vé­ri­tés, de mal­sains « mal-pen­sants » qui empoi­sonnent nos médias. Bien enten­du, cha­cun est libre de publier qui bon lui semble, mais pas en niant sa res­pon­sa­bi­li­té, ne serait-ce qu’au regard de la déon­to­lo­gie ou de cri­tères de qua­li­té journalistiques. 

Voi­là com­ment, même pour trai­ter du « buzz » du moment, des jour­na­listes peuvent n’avoir aucune marge de manœuvre, com­ment on les empêche d’être des voix, des intel­lec­tuels impli­qués dans leur socié­té. Le jour­na­lisme serait-il mort ? Se serait-il suicidé ?