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Le stade Antigone

Numéro 2 Mars 2024 par Aline Andrianne

mars 2024

Par­mi les héroïnes qui ont tra­ver­sé les siècles et ont étrillé les ima­gi­na­tions, cer­taines figures se démarquent et se rap­pellent à nous, de manière insis­tante, ou plu­tôt devrais-je dire, se rap­pellent à moi. Si Freud s’est ser­vi du mythe asso­cié au père de la jeune femme – faut-il encore nom­mer ce fameux com­plexe ? –, il a tour­né le dos à la fille. Or, avec le déve­lop­pe­ment et la recon­nais­sance pro­gres­sive de cette phase entre l’âge enfant – non, nous ne sommes pas direc­te­ment nés matures, et oui, même les nour­ris­sons sont capables de res­sen­tir la dou­leur – et ce sacro­saint âge adulte, est appa­rue cette latence par­fois décriée, par­fois enjo­li­vée qu’est l’adolescence. Cet âge des affi­lia­tions, des rébel­lions, des cer­ti­tudes, des conquêtes, auquel on a (peut-être) injus­te­ment trop asso­cié Antigone.

Billet d'humeur

Parmi les héroïnes qui ont tra­ver­sé les siècles et ont étrillé les ima­gi­na­tions, cer­taines figures se démarquent et se rap­pellent à nous, de manière insis­tante, ou plu­tôt devrais-je dire, se rap­pellent à moi. Si Freud s’est ser­vi du mythe asso­cié au père de la jeune femme – faut-il encore nom­mer ce fameux com­plexe ? –, il a tour­né le dos à la fille. Or, avec le déve­lop­pe­ment et la recon­nais­sance pro­gres­sive de cette phase entre l’âge enfant – non, nous ne sommes pas direc­te­ment nés matures, et oui, même les nour­ris­sons sont capables de res­sen­tir la dou­leur – et ce sacro­saint âge adulte, est appa­rue cette latence par­fois décriée, par­fois enjo­li­vée qu’est l’adolescence. Cet âge des affi­lia­tions, des rébel­lions, des cer­ti­tudes, des conquêtes, auquel on a (peut-être) injus­te­ment trop asso­cié Antigone.

Dans une cer­taine lec­ture du mythe, des textes, de l’histoire telle qu’elle nous est contée dans les diverses ver­sions qui émaillent nos – ma – biblio­thèques, Anti­gone se dresse face à l’injustice, sans usage de la force. Elle vient avec sa parole et sa morale, qu’elle offre en pâture à l’avidité du pou­voir et au cynisme de la gou­ver­nance. Elle oppose le droit à une sépul­ture digne pour tout homme à la logique de l’exemple puni­tif, par nature dis­pro­por­tion­né et injuste. Elle refuse d’accepter moins que ce que le droit consacre, le droit à une vie et une mort digne. Elle refuse d’accepter moins que ce qu’elle offri­rait elle-même. 

Et nous, et moi, qu’ai-je accep­té ? Qu’avons-nous abdiqué ?

Com­ment accep­ter tout un bat­tage média­tique autour d’un pré­sident de par­ti fla­mand de l’extrême droite – soi-disant à « ostra­ci­ser » à l’aide d’un « cor­don média­tique » – qui n’a pour seul résul­tat que de main­te­nir ledit poli­ti­cien en tête des son­dages de popu­la­ri­té au Nord du pays ?1

Com­ment accep­ter que, dans le même temps, la secré­taire d’État à l’asile et à la migra­tion – faut-il encore mettre des majus­cules quand ces mots ont été vidés de leur sub­stance par les ges­tion­naires mêmes de cette admi­nis­tra­tion ? –, qui renie le droit inter­na­tio­nal, et qui bafoue au pas­sage, a mini­ma, les droits humains, reste tran­quille­ment en poste, sans être inquié­tée ni remise en ques­tion ? Les plus cyniques diront qu’on peut rire, quand le dos­sier en arrive à des absur­di­tés extrêmes : des huis­siers de jus­tice qui confisquent aux col­la­bo­ra­teurs de cette secré­taire délé­tère… leurs machines à café2pour rem­bour­ser en mon­naie de singe cette dette désho­no­rante. Com­bien de machine à café fau­dra-t-il rendre pour pal­lier l’inhumanité de nos poli­tiques d’in-accueil ? 

Com­ment tolé­rer qu’un pré­sident du conseil euro­péen puisse, visi­ble­ment en toute in-conscience de la digni­té de son poste et de l’importance de la conti­nui­té du pou­voir, décider dans les pre­mières mesures de la ronde élec­to­rale de faire un pas de côté, de se reti­rer pour mieux reve­nir, comme un boo­me­rang, car il aurait tiré la liste aux élec­tions euro­péennes de son propre par­ti3 ? Il est vrai que, dans ce monde où les flexi-jobs et les emplois pré­caires pul­lulent, il faut pen­ser à sa car­rière, et se pré­mu­nir de toute chute sociale. Il en va de l’image que ce poli­ti­cien aura à tenir devant le juge impla­cable qu’est son père. Cepen­dant, dans le concours de danse auquel il était ins­crit, d’autres juges ont fina­le­ment poin­té le bout de leur nez, et si notre homme veut gar­der des par­te­naires de tan­go pour l’avenir, fina­le­ment, il devra bien res­ter dans la danse4 – à moins qu’il ne trouve une autre pirouette in-accep­table dans l’intervalle jusqu’aux élec­tions de juin prochain.

Com­ment ne pas grin­cer des dents – voire vou­loir mordre – quand la ques­tion de la conso­li­da­tion du droit à l’avortement n’est mise à l’agenda poli­tique qu’en période élec­to­rale pour affir­mer un blo­cage de la pen­sée5, une fer­me­ture totale aux dis­cours des méde­cins et acteurs de ter­rain ? Il est vrai que, de tout temps, les femmes ont dû conqué­rir de dure lutte les droits qui concernent leur corps, leur auto­no­mie, leur vie. Faut-il pour autant que leurs uté­rus soient sys­té­ma­ti­que­ment le champ dévas­té d’un mar­chan­dage poli­tique ? Quand ce droit aura été remi­sé au pla­card, quelles oppres­sions nous revien­dront en back­lash ?

Com­ment com­prendre qu’un (pré­sident de par­ti) social-démo­crate, for­cé de démis­sion­ner de son poste au par­le­ment pour pro­pos racistes6, soit tou­jours envi­sa­gé comme « le joueur vedette qu’on ne laisse pas sur le banc de touche » pour les élec­tions ayant lieu six mois plus tard ? Nous, popu­la­tion gui­dée par ces aveugles, sommes-nous donc si oublieux des ornières du pas­sé et des affronts récents ? Avons-nous donc si peu de mémoire, ou bien man­quons-nous juste, col­lec­ti­ve­ment, de gui­gnols à mettre à la tête d’un pays de toute manière diri­gé par l’économie inter­na­tio­nale néolibérale ?

Com­ment, même à un niveau local, soi-disant de « proxi­mi­té », les élus com­mu­naux osent-ils retar­der leurs réponses à des questions/interpellations citoyennes légi­times, pour ne rendre leur avis que deux mois après récep­tion des demandes, oppor­tu­né­ment le jour de la Saint-Nico­las ? Dans ce cas-là, qui est-on sup­po­sé remer­cier ? Le grand saint, pour nous avoir offert en cadeau quelques mots pour essuyer le refus déso­lant qu’ils consignent, ou le poli­ti­cien, pour avoir eu le cou­rage de jus­ti­fier l’inaction de ses poli­tiques d’aménagements du territoire ?

Com­ment com­prendre le cou­rage poli­tique dont font montre les repré­sen­tants de notre classe poli­tique – les uns en raco­lant les élec­teurs avec de fausses décla­ra­tions et en se défaus­sant ensuite, lorsque le pot aux roses est révé­lé, sur l’in-expé­rience7 de leur ser­vice d’étude ; les autres en tai­sant un tra­fic de cocaïne8 au sein même de leur cabi­net ? Je ne pense plus qu’il faille s’étonner de la décon­nexion de nos diri­geants : leur atti­tude démontre trop bien leur dés­in­té­rêt pour la chose publique et l’intérêt commun.

Alors, oui, maman, je suis en colère, j’éructe, je ges­ti­cule – en vain –, et sur­tout, j’ai peur. Parce que je n’ai pas le cynisme de fer­mer les yeux, parce que je ne veux pas accep­ter ce monde d’inégalités, de dis­cri­mi­na­tions, d’injustices. Parce que je me demande si une immo­la­tion – ou une inhu­ma­tion in vivo – devant les ins­ti­tu­tions belges pour­rait enfin pro­vo­quer une réac­tion intel­li­gente du monde poli­tique ou un « prin­temps des peuples » de mes concitoyens. 

 

 
  1. Cf. RTBF info, 12 octobre 2023, https://www.rtbf.be/article/sondage-le-choix-des-belges-vlaams-belang-et-n-va-en-tete-rendent-la-flandre-difficilement-gouvernable-rousseau-le-plus-populaire-11270422
  2. Cf. La Libre, 11 jan­vier 2024, https://www.lalibre.be/belgique/judiciaire/2024/01/11/congelateur-et-machine-a-cafe-du-cabinet-moor-saisis-par-huissier-LLT3HVAXABEEZEWXMBOPXKLTBI/
  3. Cf. France24, 8 jan­vier 2024, http://tinyurl.com/26vzp9jt
  4. Cf. Le Soir, 26 jan­vier 2024, https://www.lesoir.be/564161/article/2024 – 01-26/­charles-michel-se-retire-de-lelec­tion-euro­peenne
  5.  Cf. Le Soir, 28 jan­vier 2024, https://www.lesoir.be/564379/article/2024 – 01-28/ivg-sam­my-mah­di-cdv-ne-croit-pas-une-majo­rite-de-rechange
  6. Cf. La RTBF, 7 décembre 2023, https://www.rtbf.be/article/conner-rousseau-vooruit-ex-president-de-parti-desormais-ex-depute-11297425
  7. Cf. L’Echo, 19 jan­vier 2024, https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/economie/raoul-hedebouw-nous-avons-fait-une-erreur-de-raisonnement-sur-colruyt/10520448.html
  8. Cf. Le Soir, 26 jan­vier 2024, https://www.lesoir.be/564049/article/2024 – 01-26/de-la-cocaine-au-cabi­net-de-caro­line-desir-huit-sus­pects-mis-la-dis­po­si­tion-du

Aline Andrianne


Auteur

Aline Andrianne est romaniste, professeure de français et français langue étrangère. École Européenne (EEB2).