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Le solidaire et le populaire

Numéro 7 - 2015 par Bernard Duterme

novembre 2015

Petite socio­lo­gie rus­tique du champ de la coopé­ra­tion Nord-Sud, des bien­fai­teurs qui le peuplent, des peuples qui en béné­fi­cient, des pos­tures et impos­tures rebelles qui le façonnent.

Articles

Il y a des âmes que Dieu a créées plus fortes afin que d’autres puissent s’y appuyer.

Épi­taphe d’un mes­sire de l’aristocratie belge, phi­lan­thrope à ses heures, décé­dé en 2008.

Trente ans d’immersion dans le noble monde de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale m’autorisent à reve­nir sur un double constat. Celui du pro­fil plu­tôt « bien né », ten­dance « bour­geois bohème », du « soli­daire » ; et celui de son rap­port équi­voque au « popu­laire », pour lequel ou au nom duquel il s’engage. Un constat banal et évident certes, mais plus sou­vent gar­dé sous le bois­seau qu’assumé comme tel dans le milieu.

Le solidaire

« Bien né » le mili­tant, le pro­fes­sion­nel, le par­rain de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale ? C’était vrai à l’origine, dès les bal­bu­tie­ments de l’aide aux pays « sous-déve­lop­pés », de la coopé­ra­tion « publique » au déve­lop­pe­ment, des pre­mières ONG appa­rues dans la fou­lée des déco­lo­ni­sa­tions. Ce l’est aujourd’hui encore, à l’heure du prag­ma­tisme et du mana­gé­ria­lisme, aux len­de­mains de l’altermondialisme et de l’humanitarisme, aux sur­len­de­mains de l’internationalisme et du tiers-mondisme.

La sur­re­pré­sen­ta­tion de « belles âmes » de l’aristocratie ou de la (haute) bour­geoi­sie catho­lique par­mi les fon­da­teurs ou dans les conseils d’administration de l’«aide aux pauvres » n’est sans doute plus ce qu’elle fut — encore que… on croise tou­jours pro­por­tion­nel­le­ment bien plus d’héritiers à par­ti­cule dans le milieu de la bien­fai­sance sans fron­tières que dans d’autres sec­teurs d’activités plus pro­saïques1 —, mais la pré­do­mi­nance d’enfants de « bonne famille » n’y a, quant à elle, pas faibli.

Elle s’est peut-être même accrue, avec la géné­ra­li­sa­tion du niveau d’instruction uni­ver­si­taire dans les rangs de la coopé­ra­tion et, conco­mi­tam­ment, la stag­na­tion, voire la dimi­nu­tion ces vingt der­nières années, de l’accès — outra­geu­se­ment bas — de fils et filles du monde popu­laire à l’université… et donc, au champ de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Champ de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale auquel le modeste en phase d’ascension sociale aurait d’ailleurs ten­dance à pré­fé­rer, par incli­na­tion, des hori­zons plus « nou­veaux riches », moins aris­to­cra­ti­que­ment « désintéressés ».

Si le carac­tère situé socia­le­ment et cultu­rel­le­ment du pro­fil des acteurs de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale est déjà fla­grant au Nord, que dire alors des niveaux d’asymétrie — sym­bo­lique et plus — atteints au Sud dans les rap­ports entre le soli­daire et le popu­laire, l’aidant et l’aidé, l’«expat » et le « groupe cible », ou plu­tôt les « par­te­naires inter­na­tio­naux » et les « par­te­naires locaux », pour le for­mu­ler dans un lan­gage plus poli­ti­que­ment cor­rect ? Là-bas aus­si d’ailleurs, « sur le ter­rain », « outre-mer », un même cli­vage tend à pré­va­loir entre pro­fes­sion­nels des ONG du Sud, sou­vent uni­ver­si­taires urbains, et com­mu­nau­tés de base, orga­ni­sa­tions popu­laires, coopé­ra­tives pay­sannes… des « régions reculées ».

Et puis c’est connu, s’expatrier comme coopé­rant « au bout du monde » revient sou­vent à gagner quelques degrés (sup­plé­men­taires) sur l’échelle sociale. L’occasion, par exemple, de s’offrir (disons d’accepter) l’«indispensable » 4x4 cli­ma­ti­sé pour pou­voir « être opé­ra­tion­nel en contexte dif­fi­cile », ou encore les ser­vices empres­sés d’un petit per­son­nel de mai­son… si bon mar­ché. Avec légi­ti­ma­tion de cir­cons­tance : « Ici, ce n’est pas pareil tu sais, les autoch­tones ont vrai­ment besoin de ce job, ils veulent tous tra­vailler chez un coopé­rant2 ».

C’est comme ça. La socio­lo­gie des mou­ve­ments sociaux et du chan­ge­ment social, toutes écoles confon­dues, l’a mis au jour depuis des lustres : l’«entrepreneur social », le « défen­seur du peuple », le « mili­tant moral », l’«intellectuel enga­gé », le « phi­lan­thrope pro­fes­sion­nel » par­tage rare­ment l’extraction sociale du groupe pour lequel il se mobi­lise. Issu d’un monde qui n’est pas régi par la rare­té ou la néces­si­té maté­rielle, à la dif­fé­rence de ses « par­te­naires locaux du Sud », voire de ses « méri­tants » col­lègues d’origine popu­laire, le soli­daire s’en dis­tingue sur­tout par la richesse de son por­te­feuille de « capi­taux3 ». Des capi­taux non pas tant éco­no­miques que cultu­rels, sociaux, mili­tants4, spa­tiaux5… à fort poten­tiel « symbolique ».

La plu­part de ces atouts dis­tinc­tifs ont été reçus en héri­tage, tout comme cette aisance que l’on croi­rait natu­relle à les faire fruc­ti­fier. Éton­nam­ment, le soli­daire n’en a pas sou­vent conscience. En com­mun avec la « petite bour­geoi­sie intel­lec­tuelle » ana­ly­sée par Lalive d’Épinay en 1990 déjà6 et les pro­fils « altruistes », « phi­lan­thropes », « alter­mon­dia­listes7 » éplu­chés par d’autres études, le soli­daire « n’estime pas appar­te­nir à une caté­go­rie pri­vi­lé­giée » ou « ne connait pas la posi­tion sociale qu’il occupe ». D’une cer­taine façon, il se consi­dère au-des­sus de la mêlée ou en marge du sys­tème de classes, capable d’échapper à son déterminisme.

Bien qu’il émane objec­ti­ve­ment des couches aisées, moyennes ou supé­rieures, sub­jec­ti­ve­ment il s’affirme d’abord comme indi­vi­du-sujet, mû par une indé­fec­tible éthique de convic­tion et une volon­té per­son­nelle de « chan­ger le monde ». S’il recon­nait faire par­tie d’une cer­taine élite, ce n’est cer­tai­ne­ment pas celle de l’argent — qu’il affiche comme der­nière moti­va­tion à son enga­ge­ment —, mais bien celle de l’esprit et du cœur. L’élite de ceux qui, « concer­nés », s’interrogent et s’impliquent. En oppo­si­tion aux pas­sifs, aux rési­gnés, aux égoïstes. La pos­ture induit un agréable sen­ti­ment de supé­rio­ri­té morale8.

L’éthos du solidaire

L’éthos du soli­daire et sa repré­sen­ta­tion par­ti­cu­lière du popu­laire ne sont pas des abs­trac­tions oiseuses. Certes les iden­ti­tés sociales et cultu­relles d’hier ont per­du en mono­li­thisme et auto­ma­tisme ce qu’elles ont gagné aujourd’hui en hété­ro­gé­néi­té et com­plexi­té. N’empêche. D’intimes liens sub­sistent entre caté­go­ries sociales, registres cultu­rels et « styles de vie9 ». Entre l’éventail des bagages et héri­tages de la figure soli­daire, d’une part, et, de l’autre, ses pos­tures, son rap­port à l’espace, à ses contem­po­rains et à elle-même. Mais l’altruiste sans fron­tières n’est pas là pour se décons­truire ! Cores­pon­sable de l’avenir de l’humanité, de la fin des inéga­li­tés de genre, du déve­lop­pe­ment du Sud et du recy­clage des déchets, il entend influer sur le cours des choses. Son épa­nouis­se­ment per­son­nel, « sou­ci des autres » oblige, passe par celui de la collectivité.

Ses enga­ge­ments sont de tous les ins­tants. « Citoyen du monde » sans attache exclu­sive, ni appar­te­nance excluante, il pense et agit à la fois « loca­le­ment et glo­ba­le­ment ». Il est de ceux qui font l’histoire et non de ceux qui la subissent comme une fata­li­té ou un des­tin. Choi­sir des espaces de valo­ri­sa­tion, en quête d’autoréalisation per­son­nelle, de recon­nais­sance sociale et de conso­nance exis­ten­tielle, hors des auto­routes de la réus­site stric­te­ment pro­fes­sion­nelle ou éco­no­mique, relève du pro­fil soli­daire10. Il fuit l’enlisement dans le quo­ti­dien, l’assoupissement dans le maté­riel, mais aus­si l’avilissement du tra­vail manuel. Il jauge les socié­tés à l’aune de sa mis­sion, celle d’une « pla­nète » à trans­for­mer, à recons­truire telle qu’elle devrait être, « juste » et « durable ».

L’altruiste bobo a fait le tour du monde ou presque… ou bien­tôt11. En toute « convi­via­li­té ». Son hyper­mo­bi­li­té va de soi, d’autant qu’elle s’exerce pour le bien des visi­tés, des immo­biles, des sta­tiques… ou des migrants par néces­si­té12. Il n’aime ni le tou­risme de masse, ni la télé­vi­sion (il a d’ailleurs « fait le choix de s’en pas­ser » et le répète tel­le­ment que cela semble lui cou­ter), ni les sports de com­pé­ti­tion, ni les grandes sur­faces com­mer­ciales. Aux périodes et endroits popu­leux et aux arté­facts asser­vis­sants, il pré­fère la « vraie ren­contre », « humaine », « enri­chis­sante », la décou­verte « hors des sen­tiers bat­tus », le loi­sir « coopé­ra­tif » et la consom­ma­tion « équitable ».

En per­pé­tuelle quête d’«authenticité » et d’échanges d’«égal à égal », il délais­se­ra les spec­tacles et ambiances « trop » popu­laires pour les fes­ti­vals « nomades, métis­sés et enga­gés13 » entre gens biens : des musiques d’«ailleurs » et du mul­ti­cul­tu­rel cajo­lant, des pos­tures insou­mises et de l’idéologie conve­nue. Sans néces­sai­re­ment le concep­tua­li­ser, le soli­daire est ardem­ment convain­cu que la rela­tion sub­jec­tive entre deux êtres peut échap­per au rap­port objec­tif entre deux posi­tions. Chez lui, des images esthé­ti­santes de pauvres du Sud14 agré­mentent l’intérieur, par petites touches exo­tiques. Le pen­chant artis­tique astreint à l’idéal éthique.

Résu­mons-nous : nais­sance du bon côté, expé­riences socia­li­sa­trices épa­nouis­santes, mobi­li­té à l’envi, aisance maté­rielle, mais sur­tout rela­tion­nelle, intel­lec­tuelle et cultu­relle, mis­sion altruiste, rebelle atti­tude, sou­ci éco­lo­gique, sens éthique…, le soli­daire veut chan­ger le « sys­tème » dont il est l’enfant gâté, hyper­sen­sible aux injus­tices sociales, aux inéga­li­tés abys­sales, aux pillages struc­tu­rels et aux ravages envi­ron­ne­men­taux sur les­quels ce mau­dit « modèle de déve­lop­pe­ment » repose. À n’en plus dou­ter, il est des enga­ge­ments com­modes et des géné­ro­si­tés confor­tables. « Des gratte-papiers, de beaux par­leurs, tes amis !», opi­nait mon père ouvrier maçon, manœuvre sur chan­tier dès ses treize ans15.

Bien sûr, le pro­fil soli­daire souffre des variantes et des inflexions. Au-delà de l’homologie de fond, il faut recon­naitre les dif­fé­ren­cia­tions internes à l’éthos géné­rique. Selon le degré d’implication et de cohé­rence, l’ordre des moti­va­tions actives à l’heure de l’engagement, le niveau de radi­ca­li­té, la géné­ra­tion d’appartenance, la for­ma­tion, la tra­jec­toire, etc., une gale­rie d’«idéaux-types », sous-pro­fils de la figure altruiste, s’ouvre, qu’il vau­drait la peine de déve­lop­per… Pour l’exemple, épin­glons-en juste quelques-uns, croi­sés de-ci de-là.

Le chré­tien com­pas­sé qui bat sa coulpe à coup d’«option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres » ; l’anticonformiste rabique qui accorde le label « alter­na­tif » aux seuls cama­rades qui s’y… conforment ; l’aristocrate cultu­ra­liste dont l’enchantement pour les iden­ti­tés loin­taines n’a d’égal que l’aveuglement à la sienne ; le citoyen du monde qui s’y balade sans entraves pour sen­si­bi­li­ser au res­pect des sou­ve­rai­ne­tés locales ; l’intellectuel tiers-mon­diste qui prône décon­nexion et mobi­li­sa­tion des masses de son bal­con sur le lac Léman ; l’artiste concer­née dont les gros plans de gosses gua­té­mal­tèques et de pêcheurs sri-lan­kais rehaussent les cartes pos­tales soli­daires ; le ras­ta alter­mon­dia­liste en rup­ture de ban avec son père diplo­mate, mais en osmose avec sa mère psy­cho­logue ; la fémi­niste ortho­doxe dont la pré­vi­si­bi­li­té et la car­rière ne font plus qu’un avec la cause des marai­chères de Bama­ko où elle va régu­liè­re­ment « se res­sour­cer » ; le consul­tant décrois­sant dont la mai­son de maitre est « à quinze minutes à peine du centre-ville à vélo et proche de l’aéroport pour mes mis­sions inter­na­tio­nales » qui lui rap­portent en un seul jour l’équivalent du salaire annuel de l’indigène andin qu’il conseille ; etc.

Le populaire… aux yeux du solidaire

Le rap­port entre­te­nu par les « bien nés » de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale avec le « peuple », proche ou loin­tain, vau­drait aus­si de plus longs déve­lop­pe­ments. Car le second — le « peuple », les « couches popu­laires », les « classes subal­ternes », les « pauvres », les « petites gens », les « humbles », les « oppri­més » — est d’abord un objet construit par les pre­miers, les « défen­seurs du peuple », mais aus­si les intel­lec­tuels de métier qui le nomment, parlent de lui, pour lui ou en son nom. À les en croire d’ailleurs, « dire le peuple ne semble pas pou­voir échap­per » au « popu­lisme de bon aloi, d’un côté », au « misé­ra­bi­lisme condes­cen­dant, de l’autre16 ». Les deux options d’une seule alter­na­tive : « Vision angé­lique du peuple por­teur de poten­tia­li­tés révo­lu­tion­naires ou s’accomplissant dans la joie des bon­heurs simples. Ou bien vison dépré­cia­tive construite à l’aune de la culture légi­time, expri­mant manques cultu­rels et dis­tance sym­bo­lique17. »

L’oscillation per­ma­nente et par­fois subite entre ces deux regards — célé­bra­tion ver­sus déplo­ra­tion – m’avait frap­pé dès mes pre­miers pas de coopé­rant au Nica­ra­gua dans les années 1980. Le peuple « valeu­reux » ou « héroïque » de la revo­lu­ción san­di­nis­ta un jour, le peuple « ver­sa­tile » ou « trom­pé » par la contra-revo­lu­ción le len­de­main. En retour, du jour au len­de­main, les « com­pañe­ros inter­na­cio­na­lis­tas » furent taxés (enfin ouver­te­ment et à leurs dépens) de « san­da­lis­tas »18, dans les rues de ce pays ché­ri alors de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. À Gaza, au Gua­te­ma­la19, en Afrique du Sud, au Chia­pas, en Bel­gique et ailleurs, pareil. Idéa­li­sa­tion ver­sus mépris. Le popu­laire paré ingé­nu­ment de toutes les ver­tus éman­ci­pa­trices ou, à l’inverse, blâ­mé pour son apa­thie, son consu­mé­risme, son aliénation.

Si l’on creuse un peu ce dilemme dans lequel tend à se can­ton­ner l’essentiel des lec­tures du popu­laire par le soli­daire, quatre figures plus pré­cises du « peuple » appa­raissent assez vite. Les pro­pos et les publi­ca­tions des acteurs de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, publics et pri­vés, les étalent jusqu’à plus soif. Selon que le soli­daire consi­dère ou non la capa­ci­té d’action auto­nome du popu­laire (« peuple-sujet » ver­sus « peuple-objet ») et que ce der­nier cor­res­ponde ou pas à l’image idéale de l’acteur en voie d’émancipation à laquelle aspire le pre­mier (« célé­bra­tion » ver­sus « déplo­ra­tion »), le même pay­san bur­ki­na­bé, la même femme de ménage phi­lip­pine, le même ouvrier wal­lon incar­ne­ra tan­tôt la figure du « domi­né », tan­tôt celle du « beauf », tan­tôt celle du « conscien­ti­sé », tan­tôt enfin celle du « résis­tant20 ».

Le pre­mier (façon de par­ler), le « domi­né », n’est pas la repré­sen­ta­tion la moins répan­due dans le milieu, ni la moins juste. Le popu­laire, plus sou­vent le pauvre, l’exploité, l’opprimé, l’exclu… est d’abord vu comme une vic­time21. Vic­time de méca­nismes struc­tu­rels de domi­na­tion, d’exploitation, de dis­cri­mi­na­tion, d’aliénation, tant éco­no­mique, que poli­tique et cultu­relle. Vic­tor Hugo avait rai­son, « c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le para­dis des riches ». S’ils sont des cen­taines de mil­lions à ne pas man­ger à leur faim, les causes se situent bien dans ces logiques de confiscation/concentration extrême des res­sources, des richesses et du pou­voir. Qui plus est, ils — les pauvres — n’en ont pas vrai­ment conscience, mani­pu­lés, abu­sés, évin­cés qu’ils sont par l’idéologie domi­nante et la culture « légi­time ». Il revient au soli­daire de les mettre au parfum.

Si le « domi­né » sus­cite la com­pas­sion ou l’indignation du soli­daire, le « beauf », lui, génère le mépris ou la décep­tion de la « belle âme » rebelle. C’est la figure du peuple « veau », « mou­ton » — « le silence des pan­toufles » — qui n’est pas comme l’on vou­drait qu’il soit, comme il devrait être. Ce peuple, confor­miste, pas­sif et conser­va­teur, qui pré­fère McDo et The Voice, panem et cir­censes, à l’«engagement citoyen pour un monde plus juste ». Pri­maire, le popu­laire ose même dou­ter des ver­tus du grand bain mul­ti­cul­tu­rel. Il a peur de l’étranger, le mes­quin. Il décou­rage le soli­daire dans sa mis­sion mobi­li­sa­trice, qui ne peut plus grand-chose pour lui. Ni modo, il faut alors « chan­ger de peuple ». Comme ce cinéaste belge de retour au Chia­pas dans son vil­lage maya de pré­di­lec­tion, sujet de ses chro­niques fil­mées jusque-là, et qui chan­gea de vil­lage subi­te­ment lorsqu’il décou­vrit que le sien n’avait pas rejoint la sédui­sante rébel­lion zapa­tiste. « Ils m’ont déçu », expliqua-t-il.

La figure du « conscien­ti­sé » est sans doute moins pré­sente aujourd’hui dans le dis­cours du soli­daire qu’elle ne le fut hier. Mais elle fait tou­jours sens, chez les chré­tiens socia­listes en par­ti­cu­lier, dans l’éducation popu­laire en géné­ral. Le conscien­ti­sé est le popu­laire dont on a ouvert les yeux, que l’on a ren­du conscient des chaines qui l’assujettissent, auquel on indique la voie de la libé­ra­tion, de l’affranchissement, de l’émancipation, de l’épanouissement. La mis­sion pre­mière du soli­daire, sous toutes ses formes, est d’ailleurs pré­ci­sé­ment là, dans son rôle d’«avant-garde », de « mise en route citoyenne », de mobi­li­sa­tion pour le chan­ge­ment social, voire révo­lu­tion­naire, par la trans­mis­sion ver­ti­cale ou l’accompagnement hori­zon­tal, plus ou moins pater­na­listes. Le pauvre conscien­ti­sé est le « bon élève » de la soli­da­ri­té internationale.

Per­cep­tions du popu­laire par le solidaire
Déplo­ra­tion Célé­bra­tion
Peuple-Objet Hété­ro-alié­na­tion
le « dominé »
Misé­ra­bi­lisme, légi­ti­misme, vic­ti­mi­sa­tion, compassion…
Hété­ro-éman­ci­pa­tion
le « conscientisé »
Pater­na­lisme, volon­ta­risme, avant-gar­disme, léninisme…
Peuple-Sujet Auto-alié­na­tion
le « beauf »
Désen­chan­te­ment, décep­tion, mépris, stig­ma­ti­sa­tion de la pas­si­vi­té, du conser­va­tisme, du confor­misme populaire…
Auto-éman­ci­pa­tion
le « résistant »
Enchan­te­ment, idéa­li­sa­tion, sacra­li­sa­tion, illu­sion popu­liste, spon­ta­néiste, mythi­fi­ca­tion du bon sauvage…

B. Duterme, 2009

Le « résis­tant », lui, fait car­ton plein. C’est le par­te­naire idéal de la coopé­ra­tion, le peuple auto­nome, le peuple rebelle, le « peuple debout », qui trans­fi­gure sa pau­vre­té en richesse. Enga­gé dans un pro­ces­sus d’affirmation poli­tique, éco­no­mique, cultu­relle de sa propre iden­ti­té et de ses propres valeurs, il ne s’en laisse pas comp­ter. Il est « digne » dans son opi­niâ­tre­té, « opi­niâtre » dans sa digni­té. On frise le mythe du bon sau­vage « dont on a tant à apprendre » : mal­gré « des siècles d’oppression », il est empreint d’une « sagesse ances­trale » et por­teur d’un mode de vie har­mo­nieux, éga­li­taire, « en osmose avec Mère Nature ». Les plus cultu­ra­listes y voient le retour du véri­table ; les plus socia­listes, le sou­lè­ve­ment des dam­nés ; les plus éco­lo­gistes, la conscience des équi­libres ; les plus démo­crates, le triomphe de la par­ti­ci­pa­tion. Idéa­li­sa­tion benoite, mili­tan­tisme réenchanté.

Épilogue

On admet­tra que ces quatre cari­ca­tures — le domi­né, le beauf, le conscien­ti­sé, le résis­tant — en disent plus sur les lunettes du soli­daire que sur les réa­li­tés du popu­laire. Et si elles char­rient tout de même quelques élé­ments de véri­té, elles mettent sur­tout en évi­dence la dif­fi­cul­té des altruistes de voca­tion (nés du bon côté) à appré­hen­der l’autre (né de l’autre), leur « objet social » en somme. Com­ment dès lors rendre jus­tice aux traits propres dont la condi­tion popu­laire est por­teuse ? En don­nant la parole à ceux qui en sont issus, par­di ! « Qu’il nous le dise, lui, le peuple, puisqu’il en vient !» ou la légi­ti­mi­té du « trans­fuge de classe », seul habi­li­té à trans­mettre ce dont il a fait l’expérience ?

Las. Hor­mis d’heureuses excep­tions — de rares ouvrages, sur­tout lit­té­raires, d’auteurs qui mettent en scène leurs ori­gines modestes —, la plu­part des tra­vaux socio­lo­giques sur la ques­tion « par­ti­cipent, selon Marc-Hen­ry Sou­let, à dis­qua­li­fier le trans­fuge comme porte-parole légi­time des classes popu­laires. Trop confor­miste, donc plus tour­né vers les classes domi­nantes, sur­adap­té (excès de zèle), donc peu cré­dible, aber­rant quan­ti­ta­ti­ve­ment, donc peu fiable, souf­frant (de conflits d’identités et de mal-inté­gra­tion), donc enfer­mé sur ses propres dif­fi­cul­tés… bref pas un bon témoin, pas capable de por­ter la voix du peuple22 ». C’est dit, l’enfant du peuple, le « déclas­sé par le haut », qui se serait per­du dans le champ de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale ne pour­ra pas aider ses core­li­gion­naires bobos à réduire le hia­tus — c’est un euphé­misme — qui affecte leur rap­port au populaire.

  1. Cf. notam­ment M. de Saint-Mar­tin, L’espace de la noblesse, Métai­lié, 1993.
  2. Cf. le conton­dant et impa­rable ouvrage de Fr. de Negro­ni, Les colo­nies de vacances (1977, réédi­té en 2007 chez L’Harmattan), qui y aligne féro­ce­ment les us et cou­tumes de ses col­lègues coopé­rants, « ava­tar néo­co­lo­nial de la pré­sence fran­çaise dans le tiers-monde ».
  3. Dans le sens bour­dieu­sien du terme, l’ensemble des attri­buts, res­sources, com­pé­tences, rela­tions, savoir-vivre… héri­tés par un indi­vi­du de son envi­ron­ne­ment social.
  4. Cf. F. Pou­peau, Domi­na­ción y movi­li­za­ciones-Estu­dios socioló­gi­cos sobre el capi­tal mili­tante y el capi­tal esco­lar, Fer­rey­ra Edi­tor, 2007.
  5. Res­sources et dis­po­si­tions liées à l’appropriation de l’espace par la mobi­li­té et la mai­trise des distances.
  6. Par « petite bour­geoi­sie intel­lec­tuelle », Chr. Lalive d’Épinay entend « un ensemble bien typé, carac­té­ri­sé par l’exercice de métiers sociaux orien­tés vers la rela­tion à autrui, voire le ser­vice d’autrui, métiers aux­quels ses adeptes asso­cient l’idée de voca­tion et qui sup­posent une for­ma­tion sco­laire pous­sée, aujourd’hui le plus sou­vent uni­ver­si­taire ou para-uni­ver­si­taire » (« Récits de vie, ethos et com­por­te­ment : pour une exé­gèse socio­lo­gique », dans Rémy J. et al., uni­ver­si­té St-Louis, 1990).
  7. Diverses études ont éta­bli et confir­mé l’extrême « sur­re­pré­sen­ta­tion » (au regard de leur poids démo­gra­phique réel) de jeunes uni­ver­si­taires occi­den­taux lors des Forums sociaux de Por­to Alegre et d’ailleurs. Cf. notam­ment E. Agri­ko­lians­ky et I. Som­mier (dir.), Radio­gra­phie du mou­ve­ment alter­mon­dia­liste, La Dis­pute, 2005.
  8. Cf. par exemple I. Gran, ONG !, POL, 2003. Ou A. Frans­sen, « Du bout du monde », Anti­podes, n° 136, 1996.
  9. Cf. notam­ment B. Lahire, La culture des indi­vi­dus. Dis­so­nances cultu­relles et dis­tinc­tion de soi, La Décou­verte, 2004.
  10. Cf. les tra­vaux de G. Bajoit sur l’altruisme comme logique d’action pro­duite par la « ges­tion rela­tion­nelle de soi » (G. Bajoit, L’altruisme chez les jeunes, inéd., 2000).
  11. Les CV des can­di­dats à un poste dans une ONG sont à cet égard édi­fiants. De 1985 à aujourd’hui, la liste des pays déjà visi­tés à l’âge de vingt-cinq ans est allée en s’allongeant consi­dé­ra­ble­ment, jusqu’à être pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cée ces der­nières années par des for­mules plus syn­thé­tiques du type : « Expé­riences (ou divers séjours) en Asie, Afrique et Amé­rique latine ». Cf. notam­ment B. Mon­tu­let et Chr. Mincke, « L’idéologie mobi­li­taire », Poli­tique, n° 64, avril 2010.
  12. Extrait du film Car­nets de voyage (2004), ce court dia­logue dans une remorque entre Ernes­to (futur Che) Gue­va­ra, l’archétype du rebelle de bonne famille, et un couple de pauvres qui migre « pour trou­ver du tra­vail » et qui ques­tionne : « Et vous, vous voya­gez aus­si pour trou­ver du tra­vail, non ? Pour­quoi alors ?» « Nous, on voyage… pour voya­ger », répond Gue­va­ra dans un sou­rire. « Grâce à eux, je me suis sen­ti plus proche de l’espèce humaine », ponc­tue-t-il alors en voix off.
  13. Cf. « Ne dites plus “World Music”», Le Soir, 2 juillet 2015 ; « Espe­ran­zah ! : pour un autre monde », En Marche, juillet 2015.
  14. Ceux-là mêmes chez les­quels on retrouve plu­tôt des pos­ters de Rihan­na ou Ronaldo.
  15.  Plus exac­te­ment (et iro­ni­que­ment), il lan­çait : « I va djà long­tè avu une brouche, cti-là. »
  16. M‑H. Sou­let (dir.), Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, Fri­bourg, Aca­de­mic Press, 2011.
  17. Ibi­dem. Cf. aus­si C. Gri­gnon, J.-Cl. Pas­se­ron, Le Savant et le Popu­laire-Misé­ra­bi­lisme et popu­lisme en socio­lo­gie et en lit­té­ra­ture, Seuil, 2015 (1re édi­tion : 1989).
  18. Mot-valise égra­ti­gnant les par­ti­sans san­di­nistes (occi­den­taux) por­teurs de san­dales (en « ter­rain » tro­pi­cal). Cf. B. Duterme, « Nica­ra­gua vol­verá a ser Repú­bli­ca ?», Ven­ta­na, mars 1991 ; F. E. Babb, « Recy­cled San­da­lis­tas : From Revo­lu­tion to Resorts in the New Nica­ra­gua », Ame­ri­can Anthro­po­lo­gist, 106/3, 2004.
  19. Cf. B. Duterme, « De Gue­va­ra à Rigo­ber­ta », La Revue nou­velle, sep­tembre 1993.
  20. Res­te­ra à attri­buer à chaque « sous-pro­fil » du soli­daire évo­qué plus haut, sa per­cep­tion du popu­laire pri­vi­lé­giée en fonc­tion des situa­tions. Exer­cice facile à très facile.
  21. « Vous, les plus humbles, les exploi­tés, les pauvres et les exclus…», pape Fran­çois, Le Monde, 11 juillet 2015.
  22. M‑H. Sou­let, « Dire le peuple, les déchi­rures des sciences sociales », dans Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, op. cit.

Bernard Duterme


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