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Le solidaire et le populaire
Petite sociologie rustique du champ de la coopération Nord-Sud, des bienfaiteurs qui le peuplent, des peuples qui en bénéficient, des postures et impostures rebelles qui le façonnent.
Il y a des âmes que Dieu a créées plus fortes afin que d’autres puissent s’y appuyer.
Épitaphe d’un messire de l’aristocratie belge, philanthrope à ses heures, décédé en 2008.
Trente ans d’immersion dans le noble monde de la solidarité internationale m’autorisent à revenir sur un double constat. Celui du profil plutôt « bien né », tendance « bourgeois bohème », du « solidaire » ; et celui de son rapport équivoque au « populaire », pour lequel ou au nom duquel il s’engage. Un constat banal et évident certes, mais plus souvent gardé sous le boisseau qu’assumé comme tel dans le milieu.
Le solidaire
« Bien né » le militant, le professionnel, le parrain de la solidarité internationale ? C’était vrai à l’origine, dès les balbutiements de l’aide aux pays « sous-développés », de la coopération « publique » au développement, des premières ONG apparues dans la foulée des décolonisations. Ce l’est aujourd’hui encore, à l’heure du pragmatisme et du managérialisme, aux lendemains de l’altermondialisme et de l’humanitarisme, aux surlendemains de l’internationalisme et du tiers-mondisme.
La surreprésentation de « belles âmes » de l’aristocratie ou de la (haute) bourgeoisie catholique parmi les fondateurs ou dans les conseils d’administration de l’«aide aux pauvres » n’est sans doute plus ce qu’elle fut — encore que… on croise toujours proportionnellement bien plus d’héritiers à particule dans le milieu de la bienfaisance sans frontières que dans d’autres secteurs d’activités plus prosaïques1 —, mais la prédominance d’enfants de « bonne famille » n’y a, quant à elle, pas faibli.
Elle s’est peut-être même accrue, avec la généralisation du niveau d’instruction universitaire dans les rangs de la coopération et, concomitamment, la stagnation, voire la diminution ces vingt dernières années, de l’accès — outrageusement bas — de fils et filles du monde populaire à l’université… et donc, au champ de la solidarité internationale. Champ de la solidarité internationale auquel le modeste en phase d’ascension sociale aurait d’ailleurs tendance à préférer, par inclination, des horizons plus « nouveaux riches », moins aristocratiquement « désintéressés ».
Si le caractère situé socialement et culturellement du profil des acteurs de la solidarité internationale est déjà flagrant au Nord, que dire alors des niveaux d’asymétrie — symbolique et plus — atteints au Sud dans les rapports entre le solidaire et le populaire, l’aidant et l’aidé, l’«expat » et le « groupe cible », ou plutôt les « partenaires internationaux » et les « partenaires locaux », pour le formuler dans un langage plus politiquement correct ? Là-bas aussi d’ailleurs, « sur le terrain », « outre-mer », un même clivage tend à prévaloir entre professionnels des ONG du Sud, souvent universitaires urbains, et communautés de base, organisations populaires, coopératives paysannes… des « régions reculées ».
Et puis c’est connu, s’expatrier comme coopérant « au bout du monde » revient souvent à gagner quelques degrés (supplémentaires) sur l’échelle sociale. L’occasion, par exemple, de s’offrir (disons d’accepter) l’«indispensable » 4x4 climatisé pour pouvoir « être opérationnel en contexte difficile », ou encore les services empressés d’un petit personnel de maison… si bon marché. Avec légitimation de circonstance : « Ici, ce n’est pas pareil tu sais, les autochtones ont vraiment besoin de ce job, ils veulent tous travailler chez un coopérant2 ».
C’est comme ça. La sociologie des mouvements sociaux et du changement social, toutes écoles confondues, l’a mis au jour depuis des lustres : l’«entrepreneur social », le « défenseur du peuple », le « militant moral », l’«intellectuel engagé », le « philanthrope professionnel » partage rarement l’extraction sociale du groupe pour lequel il se mobilise. Issu d’un monde qui n’est pas régi par la rareté ou la nécessité matérielle, à la différence de ses « partenaires locaux du Sud », voire de ses « méritants » collègues d’origine populaire, le solidaire s’en distingue surtout par la richesse de son portefeuille de « capitaux3 ». Des capitaux non pas tant économiques que culturels, sociaux, militants4, spatiaux5… à fort potentiel « symbolique ».
La plupart de ces atouts distinctifs ont été reçus en héritage, tout comme cette aisance que l’on croirait naturelle à les faire fructifier. Étonnamment, le solidaire n’en a pas souvent conscience. En commun avec la « petite bourgeoisie intellectuelle » analysée par Lalive d’Épinay en 1990 déjà6 et les profils « altruistes », « philanthropes », « altermondialistes7 » épluchés par d’autres études, le solidaire « n’estime pas appartenir à une catégorie privilégiée » ou « ne connait pas la position sociale qu’il occupe ». D’une certaine façon, il se considère au-dessus de la mêlée ou en marge du système de classes, capable d’échapper à son déterminisme.
Bien qu’il émane objectivement des couches aisées, moyennes ou supérieures, subjectivement il s’affirme d’abord comme individu-sujet, mû par une indéfectible éthique de conviction et une volonté personnelle de « changer le monde ». S’il reconnait faire partie d’une certaine élite, ce n’est certainement pas celle de l’argent — qu’il affiche comme dernière motivation à son engagement —, mais bien celle de l’esprit et du cœur. L’élite de ceux qui, « concernés », s’interrogent et s’impliquent. En opposition aux passifs, aux résignés, aux égoïstes. La posture induit un agréable sentiment de supériorité morale8.
L’éthos du solidaire
L’éthos du solidaire et sa représentation particulière du populaire ne sont pas des abstractions oiseuses. Certes les identités sociales et culturelles d’hier ont perdu en monolithisme et automatisme ce qu’elles ont gagné aujourd’hui en hétérogénéité et complexité. N’empêche. D’intimes liens subsistent entre catégories sociales, registres culturels et « styles de vie9 ». Entre l’éventail des bagages et héritages de la figure solidaire, d’une part, et, de l’autre, ses postures, son rapport à l’espace, à ses contemporains et à elle-même. Mais l’altruiste sans frontières n’est pas là pour se déconstruire ! Coresponsable de l’avenir de l’humanité, de la fin des inégalités de genre, du développement du Sud et du recyclage des déchets, il entend influer sur le cours des choses. Son épanouissement personnel, « souci des autres » oblige, passe par celui de la collectivité.
Ses engagements sont de tous les instants. « Citoyen du monde » sans attache exclusive, ni appartenance excluante, il pense et agit à la fois « localement et globalement ». Il est de ceux qui font l’histoire et non de ceux qui la subissent comme une fatalité ou un destin. Choisir des espaces de valorisation, en quête d’autoréalisation personnelle, de reconnaissance sociale et de consonance existentielle, hors des autoroutes de la réussite strictement professionnelle ou économique, relève du profil solidaire10. Il fuit l’enlisement dans le quotidien, l’assoupissement dans le matériel, mais aussi l’avilissement du travail manuel. Il jauge les sociétés à l’aune de sa mission, celle d’une « planète » à transformer, à reconstruire telle qu’elle devrait être, « juste » et « durable ».
L’altruiste bobo a fait le tour du monde ou presque… ou bientôt11. En toute « convivialité ». Son hypermobilité va de soi, d’autant qu’elle s’exerce pour le bien des visités, des immobiles, des statiques… ou des migrants par nécessité12. Il n’aime ni le tourisme de masse, ni la télévision (il a d’ailleurs « fait le choix de s’en passer » et le répète tellement que cela semble lui couter), ni les sports de compétition, ni les grandes surfaces commerciales. Aux périodes et endroits populeux et aux artéfacts asservissants, il préfère la « vraie rencontre », « humaine », « enrichissante », la découverte « hors des sentiers battus », le loisir « coopératif » et la consommation « équitable ».
En perpétuelle quête d’«authenticité » et d’échanges d’«égal à égal », il délaissera les spectacles et ambiances « trop » populaires pour les festivals « nomades, métissés et engagés13 » entre gens biens : des musiques d’«ailleurs » et du multiculturel cajolant, des postures insoumises et de l’idéologie convenue. Sans nécessairement le conceptualiser, le solidaire est ardemment convaincu que la relation subjective entre deux êtres peut échapper au rapport objectif entre deux positions. Chez lui, des images esthétisantes de pauvres du Sud14 agrémentent l’intérieur, par petites touches exotiques. Le penchant artistique astreint à l’idéal éthique.
Résumons-nous : naissance du bon côté, expériences socialisatrices épanouissantes, mobilité à l’envi, aisance matérielle, mais surtout relationnelle, intellectuelle et culturelle, mission altruiste, rebelle attitude, souci écologique, sens éthique…, le solidaire veut changer le « système » dont il est l’enfant gâté, hypersensible aux injustices sociales, aux inégalités abyssales, aux pillages structurels et aux ravages environnementaux sur lesquels ce maudit « modèle de développement » repose. À n’en plus douter, il est des engagements commodes et des générosités confortables. « Des gratte-papiers, de beaux parleurs, tes amis !», opinait mon père ouvrier maçon, manœuvre sur chantier dès ses treize ans15.
Bien sûr, le profil solidaire souffre des variantes et des inflexions. Au-delà de l’homologie de fond, il faut reconnaitre les différenciations internes à l’éthos générique. Selon le degré d’implication et de cohérence, l’ordre des motivations actives à l’heure de l’engagement, le niveau de radicalité, la génération d’appartenance, la formation, la trajectoire, etc., une galerie d’«idéaux-types », sous-profils de la figure altruiste, s’ouvre, qu’il vaudrait la peine de développer… Pour l’exemple, épinglons-en juste quelques-uns, croisés de-ci de-là.
Le chrétien compassé qui bat sa coulpe à coup d’«option préférentielle pour les pauvres » ; l’anticonformiste rabique qui accorde le label « alternatif » aux seuls camarades qui s’y… conforment ; l’aristocrate culturaliste dont l’enchantement pour les identités lointaines n’a d’égal que l’aveuglement à la sienne ; le citoyen du monde qui s’y balade sans entraves pour sensibiliser au respect des souverainetés locales ; l’intellectuel tiers-mondiste qui prône déconnexion et mobilisation des masses de son balcon sur le lac Léman ; l’artiste concernée dont les gros plans de gosses guatémaltèques et de pêcheurs sri-lankais rehaussent les cartes postales solidaires ; le rasta altermondialiste en rupture de ban avec son père diplomate, mais en osmose avec sa mère psychologue ; la féministe orthodoxe dont la prévisibilité et la carrière ne font plus qu’un avec la cause des maraichères de Bamako où elle va régulièrement « se ressourcer » ; le consultant décroissant dont la maison de maitre est « à quinze minutes à peine du centre-ville à vélo et proche de l’aéroport pour mes missions internationales » qui lui rapportent en un seul jour l’équivalent du salaire annuel de l’indigène andin qu’il conseille ; etc.
Le populaire… aux yeux du solidaire
Le rapport entretenu par les « bien nés » de la solidarité internationale avec le « peuple », proche ou lointain, vaudrait aussi de plus longs développements. Car le second — le « peuple », les « couches populaires », les « classes subalternes », les « pauvres », les « petites gens », les « humbles », les « opprimés » — est d’abord un objet construit par les premiers, les « défenseurs du peuple », mais aussi les intellectuels de métier qui le nomment, parlent de lui, pour lui ou en son nom. À les en croire d’ailleurs, « dire le peuple ne semble pas pouvoir échapper » au « populisme de bon aloi, d’un côté », au « misérabilisme condescendant, de l’autre16 ». Les deux options d’une seule alternative : « Vision angélique du peuple porteur de potentialités révolutionnaires ou s’accomplissant dans la joie des bonheurs simples. Ou bien vison dépréciative construite à l’aune de la culture légitime, exprimant manques culturels et distance symbolique17. »
L’oscillation permanente et parfois subite entre ces deux regards — célébration versus déploration – m’avait frappé dès mes premiers pas de coopérant au Nicaragua dans les années 1980. Le peuple « valeureux » ou « héroïque » de la revolución sandinista un jour, le peuple « versatile » ou « trompé » par la contra-revolución le lendemain. En retour, du jour au lendemain, les « compañeros internacionalistas » furent taxés (enfin ouvertement et à leurs dépens) de « sandalistas »18, dans les rues de ce pays chéri alors de la solidarité internationale. À Gaza, au Guatemala19, en Afrique du Sud, au Chiapas, en Belgique et ailleurs, pareil. Idéalisation versus mépris. Le populaire paré ingénument de toutes les vertus émancipatrices ou, à l’inverse, blâmé pour son apathie, son consumérisme, son aliénation.
Si l’on creuse un peu ce dilemme dans lequel tend à se cantonner l’essentiel des lectures du populaire par le solidaire, quatre figures plus précises du « peuple » apparaissent assez vite. Les propos et les publications des acteurs de la solidarité internationale, publics et privés, les étalent jusqu’à plus soif. Selon que le solidaire considère ou non la capacité d’action autonome du populaire (« peuple-sujet » versus « peuple-objet ») et que ce dernier corresponde ou pas à l’image idéale de l’acteur en voie d’émancipation à laquelle aspire le premier (« célébration » versus « déploration »), le même paysan burkinabé, la même femme de ménage philippine, le même ouvrier wallon incarnera tantôt la figure du « dominé », tantôt celle du « beauf », tantôt celle du « conscientisé », tantôt enfin celle du « résistant20 ».
Le premier (façon de parler), le « dominé », n’est pas la représentation la moins répandue dans le milieu, ni la moins juste. Le populaire, plus souvent le pauvre, l’exploité, l’opprimé, l’exclu… est d’abord vu comme une victime21. Victime de mécanismes structurels de domination, d’exploitation, de discrimination, d’aliénation, tant économique, que politique et culturelle. Victor Hugo avait raison, « c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». S’ils sont des centaines de millions à ne pas manger à leur faim, les causes se situent bien dans ces logiques de confiscation/concentration extrême des ressources, des richesses et du pouvoir. Qui plus est, ils — les pauvres — n’en ont pas vraiment conscience, manipulés, abusés, évincés qu’ils sont par l’idéologie dominante et la culture « légitime ». Il revient au solidaire de les mettre au parfum.
Si le « dominé » suscite la compassion ou l’indignation du solidaire, le « beauf », lui, génère le mépris ou la déception de la « belle âme » rebelle. C’est la figure du peuple « veau », « mouton » — « le silence des pantoufles » — qui n’est pas comme l’on voudrait qu’il soit, comme il devrait être. Ce peuple, conformiste, passif et conservateur, qui préfère McDo et The Voice, panem et circenses, à l’«engagement citoyen pour un monde plus juste ». Primaire, le populaire ose même douter des vertus du grand bain multiculturel. Il a peur de l’étranger, le mesquin. Il décourage le solidaire dans sa mission mobilisatrice, qui ne peut plus grand-chose pour lui. Ni modo, il faut alors « changer de peuple ». Comme ce cinéaste belge de retour au Chiapas dans son village maya de prédilection, sujet de ses chroniques filmées jusque-là, et qui changea de village subitement lorsqu’il découvrit que le sien n’avait pas rejoint la séduisante rébellion zapatiste. « Ils m’ont déçu », expliqua-t-il.
La figure du « conscientisé » est sans doute moins présente aujourd’hui dans le discours du solidaire qu’elle ne le fut hier. Mais elle fait toujours sens, chez les chrétiens socialistes en particulier, dans l’éducation populaire en général. Le conscientisé est le populaire dont on a ouvert les yeux, que l’on a rendu conscient des chaines qui l’assujettissent, auquel on indique la voie de la libération, de l’affranchissement, de l’émancipation, de l’épanouissement. La mission première du solidaire, sous toutes ses formes, est d’ailleurs précisément là, dans son rôle d’«avant-garde », de « mise en route citoyenne », de mobilisation pour le changement social, voire révolutionnaire, par la transmission verticale ou l’accompagnement horizontal, plus ou moins paternalistes. Le pauvre conscientisé est le « bon élève » de la solidarité internationale.
Déploration | Célébration | |
Peuple-Objet | Hétéro-aliénation le « dominé » Misérabilisme, légitimisme, victimisation, compassion… |
Hétéro-émancipation le « conscientisé » Paternalisme, volontarisme, avant-gardisme, léninisme… |
Peuple-Sujet | Auto-aliénation le « beauf » Désenchantement, déception, mépris, stigmatisation de la passivité, du conservatisme, du conformisme populaire… |
Auto-émancipation le « résistant » Enchantement, idéalisation, sacralisation, illusion populiste, spontanéiste, mythification du bon sauvage… |
B. Duterme, 2009
Le « résistant », lui, fait carton plein. C’est le partenaire idéal de la coopération, le peuple autonome, le peuple rebelle, le « peuple debout », qui transfigure sa pauvreté en richesse. Engagé dans un processus d’affirmation politique, économique, culturelle de sa propre identité et de ses propres valeurs, il ne s’en laisse pas compter. Il est « digne » dans son opiniâtreté, « opiniâtre » dans sa dignité. On frise le mythe du bon sauvage « dont on a tant à apprendre » : malgré « des siècles d’oppression », il est empreint d’une « sagesse ancestrale » et porteur d’un mode de vie harmonieux, égalitaire, « en osmose avec Mère Nature ». Les plus culturalistes y voient le retour du véritable ; les plus socialistes, le soulèvement des damnés ; les plus écologistes, la conscience des équilibres ; les plus démocrates, le triomphe de la participation. Idéalisation benoite, militantisme réenchanté.
Épilogue
On admettra que ces quatre caricatures — le dominé, le beauf, le conscientisé, le résistant — en disent plus sur les lunettes du solidaire que sur les réalités du populaire. Et si elles charrient tout de même quelques éléments de vérité, elles mettent surtout en évidence la difficulté des altruistes de vocation (nés du bon côté) à appréhender l’autre (né de l’autre), leur « objet social » en somme. Comment dès lors rendre justice aux traits propres dont la condition populaire est porteuse ? En donnant la parole à ceux qui en sont issus, pardi ! « Qu’il nous le dise, lui, le peuple, puisqu’il en vient !» ou la légitimité du « transfuge de classe », seul habilité à transmettre ce dont il a fait l’expérience ?
Las. Hormis d’heureuses exceptions — de rares ouvrages, surtout littéraires, d’auteurs qui mettent en scène leurs origines modestes —, la plupart des travaux sociologiques sur la question « participent, selon Marc-Henry Soulet, à disqualifier le transfuge comme porte-parole légitime des classes populaires. Trop conformiste, donc plus tourné vers les classes dominantes, suradapté (excès de zèle), donc peu crédible, aberrant quantitativement, donc peu fiable, souffrant (de conflits d’identités et de mal-intégration), donc enfermé sur ses propres difficultés… bref pas un bon témoin, pas capable de porter la voix du peuple22 ». C’est dit, l’enfant du peuple, le « déclassé par le haut », qui se serait perdu dans le champ de la solidarité internationale ne pourra pas aider ses coreligionnaires bobos à réduire le hiatus — c’est un euphémisme — qui affecte leur rapport au populaire.
- Cf. notamment M. de Saint-Martin, L’espace de la noblesse, Métailié, 1993.
- Cf. le contondant et imparable ouvrage de Fr. de Negroni, Les colonies de vacances (1977, réédité en 2007 chez L’Harmattan), qui y aligne férocement les us et coutumes de ses collègues coopérants, « avatar néocolonial de la présence française dans le tiers-monde ».
- Dans le sens bourdieusien du terme, l’ensemble des attributs, ressources, compétences, relations, savoir-vivre… hérités par un individu de son environnement social.
- Cf. F. Poupeau, Dominación y movilizaciones-Estudios sociológicos sobre el capital militante y el capital escolar, Ferreyra Editor, 2007.
- Ressources et dispositions liées à l’appropriation de l’espace par la mobilité et la maitrise des distances.
- Par « petite bourgeoisie intellectuelle », Chr. Lalive d’Épinay entend « un ensemble bien typé, caractérisé par l’exercice de métiers sociaux orientés vers la relation à autrui, voire le service d’autrui, métiers auxquels ses adeptes associent l’idée de vocation et qui supposent une formation scolaire poussée, aujourd’hui le plus souvent universitaire ou para-universitaire » (« Récits de vie, ethos et comportement : pour une exégèse sociologique », dans Rémy J. et al., université St-Louis, 1990).
- Diverses études ont établi et confirmé l’extrême « surreprésentation » (au regard de leur poids démographique réel) de jeunes universitaires occidentaux lors des Forums sociaux de Porto Alegre et d’ailleurs. Cf. notamment E. Agrikoliansky et I. Sommier (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste, La Dispute, 2005.
- Cf. par exemple I. Gran, ONG !, POL, 2003. Ou A. Franssen, « Du bout du monde », Antipodes, n° 136, 1996.
- Cf. notamment B. Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004.
- Cf. les travaux de G. Bajoit sur l’altruisme comme logique d’action produite par la « gestion relationnelle de soi » (G. Bajoit, L’altruisme chez les jeunes, inéd., 2000).
- Les CV des candidats à un poste dans une ONG sont à cet égard édifiants. De 1985 à aujourd’hui, la liste des pays déjà visités à l’âge de vingt-cinq ans est allée en s’allongeant considérablement, jusqu’à être progressivement remplacée ces dernières années par des formules plus synthétiques du type : « Expériences (ou divers séjours) en Asie, Afrique et Amérique latine ». Cf. notamment B. Montulet et Chr. Mincke, « L’idéologie mobilitaire », Politique, n° 64, avril 2010.
- Extrait du film Carnets de voyage (2004), ce court dialogue dans une remorque entre Ernesto (futur Che) Guevara, l’archétype du rebelle de bonne famille, et un couple de pauvres qui migre « pour trouver du travail » et qui questionne : « Et vous, vous voyagez aussi pour trouver du travail, non ? Pourquoi alors ?» « Nous, on voyage… pour voyager », répond Guevara dans un sourire. « Grâce à eux, je me suis senti plus proche de l’espèce humaine », ponctue-t-il alors en voix off.
- Cf. « Ne dites plus “World Music”», Le Soir, 2 juillet 2015 ; « Esperanzah ! : pour un autre monde », En Marche, juillet 2015.
- Ceux-là mêmes chez lesquels on retrouve plutôt des posters de Rihanna ou Ronaldo.
- Plus exactement (et ironiquement), il lançait : « I va djà longtè avu une brouche, cti-là. »
- M‑H. Soulet (dir.), Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, Fribourg, Academic Press, 2011.
- Ibidem. Cf. aussi C. Grignon, J.-Cl. Passeron, Le Savant et le Populaire-Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil, 2015 (1re édition : 1989).
- Mot-valise égratignant les partisans sandinistes (occidentaux) porteurs de sandales (en « terrain » tropical). Cf. B. Duterme, « Nicaragua volverá a ser República ?», Ventana, mars 1991 ; F. E. Babb, « Recycled Sandalistas : From Revolution to Resorts in the New Nicaragua », American Anthropologist, 106/3, 2004.
- Cf. B. Duterme, « De Guevara à Rigoberta », La Revue nouvelle, septembre 1993.
- Restera à attribuer à chaque « sous-profil » du solidaire évoqué plus haut, sa perception du populaire privilégiée en fonction des situations. Exercice facile à très facile.
- « Vous, les plus humbles, les exploités, les pauvres et les exclus…», pape François, Le Monde, 11 juillet 2015.
- M‑H. Soulet, « Dire le peuple, les déchirures des sciences sociales », dans Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, op. cit.