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Le soignant et la mort. Approche historique des strates de l’ethos médical
Le soin est aussi ancien que l’humanité. Au cours de son histoire, des paradigmes l’ont structuré. Au paradigme « maternant » initial se sont superposés d’autres paradigmes liés à l’état de la médecine de l’époque : accepter la maladie et la mort comme des fatalités devant lesquelles on est impuissant, mettre en œuvre toutes les ressources scientifiques et techniques pour maintenir la vie à tout prix, entendre les demandes des patients. La situation actuelle se caractérise précisément par cette superposition de paradigmes divers qui demeurent prégnants. Il en résulte une diversité d’attitudes et de comportements des soignants devant la mort, qui suscite les questions éthiques actuelles.
Toute vie se termine par la mort, c’est là une vérité jamais contredite. En général, il est tout aussi vrai que chaque individu tient à entretenir sa vie et tente de reculer le moment de sa mort. Comment ces deux vérités s’articulent-elles dans la longue histoire de l’humanité et du soin ?
Aux origines
Depuis que les êtres humains sont sur terre, ils ont sans doute éprouvé deux préoccupations : respecter et entretenir la vie, et respecter ces corps morts qui ont abrité la vie. Enterrer ses morts, voilà, je pense, la signature de l’humain. Pour entretenir la vie, des humains se sont aussi préoccupés depuis toujours de la santé d’autres humains. Ainsi la mère a‑t-elle veillé son enfant nouveau-né. Et, si elle avait la capacité de s’occuper de ce petit être si fragile, alors elle avait aussi le don de s’occuper des malades et des mourants. La femme a donc été désignée comme première « soignante », celle qui a naturellement la capacité de « prendre soin de l’autre ». La mort était alors une réalité qui s’inscrivait dans la ligne de la vie. Le « soignant » avait pour mission d’entretenir la vie, de soigner les malades et d’accompagner les mourants. Ce premier paradigme dit « maternant » a sans doute été universel et a accompagné l’apparition du genre humain sur la planète.
Au Moyen-Âge
Vers 550 de notre ère, une communauté religieuse eut l’idée, à Lyon d’accueillir de manière plus structurée les malades et les mourants en libérant une salle aménagée en dortoir. L’hospice était né. Le roi Childebert, fils de Clovis, premier roi chrétien des Francs, et sa femme la très pieuse reine Ultrogothe dont le prénom signifie « Secours de Dieu », semblent avoir joué un grand rôle. La reine aurait donné l’impulsion à la création du premier hospice, et, sous l’autorité du roi, le mouvement se serait répandu très vite dans tout le royaume d’alors. C’est ainsi qu’Auguste Croze en relate l’histoire1.
Les femmes sont toujours à la commande, mais elles sont maintenant consacrées à Dieu : sans enfants, elles auront à s’occuper des malades et des mourants, comme elles, fils et filles de Dieu. Dans cette démarche de soin, point d’ambigüité. Dieu donne la vie et il la reprend lorsqu’il le décide. Dès lors, le travail du soignant consiste simplement à entretenir la vie. Les moyens sont élémentaires : offrir le gite et le couvert, tenter de contrer les maladies souvent par la diète, la saignée, des applications de cataplasmes et de sangsues, le tout agrémenté de tisanes, d’infusions et de décoctions. Dans ce contexte, la mort est un évènement naturel, accepté comme manifestation de la volonté divine. On accompagne le mourant, on tente de le préparer à sa propre mort. Le suicide est strictement interdit par la religion, et moralement et pénalement condamné2.
Un tiers intervient donc dans la relation soignant-soigné : Dieu. Pour accomplir sa mission — entretenir la vie — le soignant se tourne vers Dieu, et lui demande « Que dois-je faire avec ce malade ? » Et Dieu répond au travers des enseignements des religieux qui doivent être strictement suivis : le malade doit tout faire pour entretenir sa vie et sa santé ! Le soin se confond avec la morale religieuse. Si un patient ne mange plus, le soignant peut lui imposer un gavage. Si un patient soumis à la diète pour son bien est surpris à manger, il se retrouve au cachot. Et si un soignant est surpris à donner à manger, par compassion, à un malade mis à la diète, alors il risque le double de la peine de cachot : on ne s’oppose pas à un ordre venant de Dieu via la mère abbesse ! Visiter l’Hôtel-Dieu de Paris, situé en face de Notre-Dame, permet de percevoir et de comprendre l’autorité qu’avait la mère abbesse sur les soignants et sur les malades.
La maladie est elle-même perçue et comprise comme témoignage d’une faute. Des maladies sont « honteuses », en lien souvent avec une sexualité débridée (maladies vénériennes) ou témoins d’une hygiène déplorable (tuberculose). La souffrance est alors un moyen de rédemption de l’âme, et la mort une manifestation de la volonté de Dieu. Le soignant — religieux — en accompagne simplement le « mystère », à la fois en soignant (donner à boire, humecter les lèvres, assurer le confort), mais aussi religieusement (veiller dans la prière). La mort a donc sa place dans l’hospice, et le soignant l’accepte sans la contrer. Comment aurait-il pu agir autrement ? Durant des siècles, il ne dispose en vérité que de moyens simples qui lui permettent d’entretenir la vie (et donc de remplir sa mission). Pas de problème éthique en ce temps-là. Nous sommes bien loin de ce qui sera qualifié ultérieurement d’« acharnement thérapeutique ». Cette démarche soignante est totalement en phase avec la culture du moment. Tout le monde sait qu’il a l’obligation morale d’entretenir sa santé — physique, psychique et spirituelle grâce aux moyens que lui donne l’enseignement religieux — et qu’il doit accepter qu’un jour Dieu le rappelle à lui. Cette période s’étendra sur de longs siècles.
Au XIXe siècle
Un réel bouleversement intervient lors de la révolution industrielle qui, pour le monde du soin, débute vers 1850 dans les pays dits « industrialisés ». En 1846, deux Américains, William Morton (1819 – 1868) et Horace Wells (1815 – 1848) découvrent et appliquent avec succès l’effet anesthésiant de l’éther. Ignace Philippe Semmelweis (1818 – 1865), médecin hongrois travaillant à Vienne, fait appliquer dès 1847 ses principes d’hygiène qui sont encore la base de l’asepsie moderne. Wilhelm Roentgen (1845 – 1923), physicien allemand, découvre en 1895 de curieux rayonnements qu’il appellera « rayons x ». En novembre de cette année, il réalise la première radiographie, celle de la main de sa femme ! Dans ce contexte de recherche, de découverte et d’enthousiasme devant la « Science » un médecin français — Claude Bernard (1818 – 1878) — révolutionne le concept même de médecine. Son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale deviendra un bestseller mondial. Claude Bernard veut que la pratique de la médecine se fasse dans le cadre rigoureux de la science, avec sa démarche particulière : à partir d’une observation, on formule une hypothèse que l’on soumet à une expérimentation méthodique. De l’analyse minutieuse des résultats, on tirera les conclusions. Il s’agit par là de chercher à élever la médecine au rang de véritable science, de « science dure » (à la différence des sciences dites « molles » : philosophie, psychologie, droit…) Avant Claude Bernard, la médecine avait le statut d’« art », et on parle encore maintenant de l’« art infirmier » et de l’« art médical », notamment dans les lois qui régissent leurs pratiques.
La médecine scientifique
Le maitre mot de la médecine expérimentale est l’objectivité. Comme saint Thomas, il faut voir pour identifier le mal : examen clinique, prise de sang, radiographie. Au terme de cette mise en lumière, le médecin décide du normal et du pathologique. « Vous n’avez rien » signifie « je ne vois rien ». Déjà pour Vésale (1514 – 1564), la dissection du corps humain visait à découvrir l’anatomie, et ainsi à mieux comprendre son fonctionnement. La mort elle-même devient objet d’observation. L’autopsie pratiquée dans les grands hôpitaux souvent universitaires vise à connaitre les raisons « objectives » de la mort d’un patient, et cela importe beaucoup car la mort signe l’échec de la médecine moderne. Sous l’impulsion de la démarche scientifique, l’hospice s’est transformé petit à petit en hôpital fait pour entretenir la vie à tout prix. Le patient en fin de vie n’intéresse pas le médecin car « il n’y a plus rien à faire » Le corps mort est relégué rapidement dans la morgue, salle souvent sinistre coincée entre un atelier et une réserve au dernier sous-sol de l’hôpital. L’historien français Philippe Ariès (1914 – 1984) a admirablement décrit ce glissement subtil qui s’est opéré chez les soignants face à la mort. Dans ses Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen-Âge à nos jours3, il parle d’une mort « apprivoisée » durant le Moyen-Âge pour devenir une mort « rejetée » par la suite. Si le soignant et le médecin se sentent plus « utiles » à côté de quelqu’un qui se meurt, c’est parce qu’ils s’investissent de plus en plus dans ce qui est leur mission depuis toujours : entretenir la vie.
Et le médecin aura de plus en plus de moyens pour remplir cet objectif : les techniques lui apportent les machines qui permettront de suppléer aux organes défaillants chez le malade : respirateur, pacemakeur, sonde gastrique ou urinaire, perfusions… La vie du malade est analysée, contrôlée, mise à nu sur l’écran placé à son chevet, et sans lui parler on connait ses besoins. Un ami médecin, chef d’un service de réanimation, me lança un jour cette boutade qui en dit long. « Lorsque Dieu veut rappeler à lui un de mes patients, il doit d’abord me téléphoner… » ! Dans ce contexte de toute-puissance médicale, la mort, devenue objet de contrôle, est repoussée le plus tard possible. Elle devient pathologique : elle n’est pas normale — elle est même indécente — lorsque les soignants ont déployé tout leur arsenal. Vécue comme un échec, elle suscite diverses attitudes chez les soignants : s’étonner d’une mort non prévue dans leur plan de soins, s’en culpabiliser, voire en vouloir au malade. Cet état des pratiques de soins durera jusqu’aux années 1980 environ.
À nouveau, ce rejet de la mort s’inscrit dans le contexte culturel du moment qui promeut la consommation et ses corolaires : il faut rester jeune et en bonne santé. Dès lors, le mensonge devient une pratique courante : une possible mort dans l’immédiat ne peut être dite, la réponse à donner au patient qui interroge se doit d’être « optimiste » car le mourant informé de son état pourrait « se laisser aller », déprimer, voire, horreur, se suicider… Ce mensonge était probablement aussi et surtout alimenté par l’incapacité du soignant d’accompagner une mort ressentie comme un échec. Façon élégante de se détourner de toute réflexion à propos de sa propre mort ! Combien de morts a‑t-on volées ainsi… ?
C’est aussi dans ce contexte culturel que se développe le mythe — car c’en est un ! — des « prodigieuses victoires de la médecine » qui permettraient l’immortalité : greffes d’organes, découvertes de substances anticancéreuses… Il faut se rappeler que, par de tels soins, le soignant permet à la personne qui lui fait face dans le colloque singulier de vivre plus longtemps. Mais ce qui le permet à tous les autres, c’est l’amélioration de la santé publique : avoir accès à l’eau potable, détruire les larves de moustiques, contrôler les viandes et salades. Malicieusement, j’interroge parfois mes confrères médecins : « À votre avis, si la médecine continue sur sa lancée de grandes découvertes, jusqu’à quel âge l’homme peut-il espérer vivre ? » Les réponses fusent après un petit temps de réflexion : « Cent-cinquante ans ? Cent-soixante ? Peut-être plus dans une centaine d’années ? » Je dois alors rappeler ce que prédisait déjà feu le professeur Christian de Duve, prix Nobel de médecine : l’être humain est génétiquement programmé pour vivre plus ou moins cent-vingt ans. Vivre plus longtemps exigerait des manipulations génétiques risquées. L’étonnant dans ces réponses est de subodorer que le médecin pourrait croire que, parce qu’il a la possibilité technique de repousser la mort de ce patient-là, il aura aussi un jour le pouvoir quasi divin de repousser la mort programmée de toute l’espèce humaine…
Un malaise…
Dès le milieu des années 1970, un malaise transparait dans le monde de l’hôpital : l’acharnement thérapeutique. On aurait pu parler de dérapage du soin, cela correspondait à la réalité du quotidien. C’est la situation de Karen Ann Quinlan qui, aux États-Unis, suscitera d’abord des questions ! En 1975, alors qu’elle vient d’avoir vingt-et-un ans, Karen-Ann tombe dans un coma profond lors d’une fête durant laquelle elle aurait consommé alcool et médicaments alors qu’elle suit un régime amaigrissant. Transportée à l’hôpital, les médecins ne peuvent que constater rapidement les dégâts provoqués sur le cerveau par l’arrêt respiratoire d’une durée de quinze à vingt minutes. Karen-Ann est inconsciente. L’électro-encéphalogramme montre une activité lente et irrégulière. Mise sous respirateur et nourrie par sonde naso-gastrique, la patiente ne répond à aucun stimulus. Après quelques mois d’attente et ayant compris que Karen-Ann ne sortirait sans doute jamais de ce coma, ses parents demandent aux médecins de débrancher le respirateur qui, selon les soignants, assure la survie de leur fille. La direction de l’hôpital demande à la Justice l’autorisation de poser ce geste car elle craint d’être accusée d’homicide involontaire. Elle avance aussi un autre argument : les parents ne peuvent pas formuler une telle demande car leur fille est majeure ! Après des débats nourris, entre juristes, dans la presse et dans le public, une Cour suprême reconnait la légitimité de la demande des parents en 1976. Ceux-ci devront encore trouver une institution de soins acceptant d’accueillir et d’extuber leur fille. À la stupéfaction générale, Karen-Ann continue à respirer par elle-même… Elle le fera durant neuf ans, sans reprendre conscience, nourrie par sonde naso-gastrique et mourra en 1985 d’une complication respiratoire, dix ans après être tombée dans le coma.
Certes, d’autres cas cliniques rapportés dans les médias susciteront, eux aussi, le débat, mais l’histoire de Karen-Ann Quinlan est à rappeler car c’est sans doute dans ce contexte-là que la notion d’« acharnement thérapeutique » est apparue pour la première fois dans le vocabulaire commun des soignants et des soignés. Jusqu’alors, le soignant, convaincu que sa mission était toujours bien d’entretenir la vie, utilisait « sans réfléchir » des moyens toujours plus performants à cette fin. Contrer la mort était devenu de plus en plus facile, mais avec l’histoire Quinlan, les conséquences de ces maintiens en vie posaient question pour la première fois : que faire de ces états végétatifs qui survivent ? quelle vie avons-nous entretenue ? quel handicap avons-nous imposé à ce nouveau-né ? quel confort de vie accordons-nous à ces déments gavés, attachés, sous contrôle ? Le soignant découvrait qu’il n’est peut-être pas fait pour entretenir « à tout prix » la vie de l’autre et donc à contrario, qu’il n’est pas fait non plus pour contrer « à tout prix » la mort de l’autre.
Des patients se dressent…
Les soignants seront vivement encouragés dans leur réflexion par les patients eux-mêmes qui, nouvellement appelés « usagers des services de santé », vont leur faire savoir qu’ils s’opposent à ce que l’on « s’acharne sur eux ». Pour la première fois dans l’histoire du soin, le malade se dresse debout devant le soignant, alors qu’avant il ne pouvait que subir sans broncher, couché dans son lit. Et pour la première fois, il ose dire à son médecin que finalement c’est bien lui, le malade, qui sait ce qui est bon et bien pour lui : fini de se tourner vers Dieu ou vers la Science ! Sa future mort devient « son affaire à lui », le patient. Il fait savoir aux soignants comment il veut finir sa vie, déclaration anticipée ou testament de vie dans lequel il décrit ce qu’il peut accepter ou non, jusqu’où il autorise le médecin à aller dans l’utilisation des techniques de réanimation. En réalité, soignants et soignés sont bien d’accord sur un point : ce n’est pas parce que la technique existe que l’on doit forcément l’utiliser. Tel est d’ailleurs le sens de la loi Léonetti, adoptée par le Sénat français le 12 avril 2005 : « Ces actes [de soins] ne doivent pas être poursuivis par obstination déraisonnable. Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, les soins peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris. Dans ce cas, le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de vie en dispensant les soins visés à l’article L. 1110-104. » Cette loi a été promulguée moins de deux ans après la mort de Vincent Humbert que j’évoquerai ci-dessous. L’histoire dramatique de ce patient a mis en lumière les liens de « subordination » du soignant aux lois de son pays quant à son rapport professionnel à la mort : un soignant est avant tout un citoyen se devant de respecter ces lois. Or les lois parlent de la mort : elles ont longtemps interdit le suicide, elles condamnent souvent l’assassinat. Que cet acte soit posé par un soignant n’y change rien. Dans certains pays, dont la Belgique, l’euthanasie est dépénalisée pour autant que l’acte soit posé dans le respect strict des conditions énumérées dans la loi. Est-il anecdotique de rappeler que la loi belge rend responsable du cadavre le dernier médecin à s’être occupé du mort ? C’est à ce médecin qu’il incombe de veiller au respect du cadavre… !
Des médecins s’engagent…
Voici donc l’histoire de Vincent Humbert et de son dernier médecin, Frédéric Chaussoy. En septembre 2000, Vincent Humbert (1981 – 2003) est victime d’un accident de la route. Après neuf mois de coma, il se réveille tétraplégique, aveugle et muet. Il communique par un mouvement du pouce. En novembre 2002, il adresse une requête au président de la République pour avoir le droit de mourir. Le 24 septembre 2003, Marie Humbert, sa mère, lui administre, à sa demande, des soporifiques. Le patient est intubé et réanimé par le docteur Chaussoy, alors présent dans l’établissement de soins. Ce médecin s’informe ensuite sur ce patient et son histoire, et une rencontre avec la famille de Vincent le convainc qu’il n’aurait pas dû le réanimer. Il explique sa démarche réflexive dans un livre, Je ne suis pas un assassin5. Le 26 septembre, il prend en effet la décision d’injecter à Vincent une substance qui doit l’empêcher de mourir asphyxié après qu’il soit débranché de son respirateur. « [Vincent] ne parvient ni à respirer ni à cesser de respirer. La machine n’est plus là pour le faire à sa place. Tout seul, il ne peut pas. Je sais que l’issue est inéluctable. Il va se mettre à transpirer, devenir bleu, s’étouffer peu à peu, et puis mourir asphyxié. Je sais aussi que ça peut prendre des dizaines de minutes ; une demi-heure, peut-être plus… Mon devoir de médecin, c’est de l’aider. Je vais le faire. À 10 h 47, le cœur s’arrête de battre. Vincent est mort. C’est ce qu’il voulait. Je l’ai juste aidé à quitter sa prison. Et j’espère que ça ne va pas m’y envoyer, moi. À perpétuité… » Le docteur Chaussoy a donc décidé d’enfreindre la loi, au vu et au su de tout le monde : une horde de journalistes stationnait sur le parking devant l’hôpital, l’« affaire Humbert » étant devenue médiatique.
Ce médecin sera traduit en justice. Il aurait pu être poursuivi pour coups et blessures volontaires ayant entrainé la mort avec l’intention de la donner, c’est-à-dire d’assassinat, passible de la peine de prison à perpétuité ! Il sera poursuivi pour avoir administré un poison susceptible d’entrainer la mort. Reconnu coupable, il bénéficiera de la suspension du prononcé. Le docteur Chaussoy pratique son art dans un pays dont la Justice poursuit volontiers le médecin accusé de n’avoir pas été jusqu’au bout de toutes les possibilités pour « entretenir la vie » de ses patients. La loi confirme donc que le soignant est bien là pour repousser la mort « à tout prix ». Devant Vincent Humbert, le docteur Chaussoy a perçu que, dans sa pratique, d’autres valeurs l’animent. Il estime qu’entretenir la vie de Vincent « à tout prix » serait de l’acharnement thérapeutique, acharnement pourtant encore légal et même obligatoire en France à ce moment-là, sous peine de poursuites pour « non-assistance à personne en danger ». C’est pourquoi il a réanimé Vincent « sans réfléchir ». Mais ensuite, il ressent qu’il est là, face à ce patient-là, dans l’obligation morale de répondre au souhait de Vincent. Il transgresse la loi, il rend compte de son acte à la société. Mais sans le vouloir sans doute, il va amener celle-ci à s’interroger sur les valeurs qu’elle place dans l’acte de soin. « Ne serait-il pas plus facile d’agir au nom de la souffrance pour que l’individu, la personne, soit la seule à décider de sa fin et non la société qu’il faut parfois bousculer pour qu’elle avance ? » Ainsi s’exprime Bernard Kouchner, dans la préface du livre cité. Et la société sera bousculée par cette mort. La loi Léonetti modifie « culturellement » le rapport du soignant à la mort : elle confirme que le soignant n’est plus fait pour « entretenir la vie à tout prix », la mort revient dans le champ du soin. Rappelons que l’Église catholique, par la voix de Jean-Paul II (Evangelium vitæ, Lettre encyclique du 25 mars 1995), avait déjà reconnu que l’acharnement thérapeutique n’était pas une obligation morale : « Il faut distinguer de l’euthanasie la décision de renoncer à ce qu’on appelle l’acharnement thérapeutique, c’est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu’elles sont désormais disproportionnées par rapport aux résultats que l’on pourrait espérer ou encore parce qu’elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la mort s’annonce imminente et inévitable, on peut en conscience renoncer à des traitements qui ne procureraient qu’un sursis précaire et pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil cas. » Jean-Paul II rappelle aussi les propos tenus par le pape Pie XII, le 24 février 1957, en réponse à des questions posées par des médecins à propos de l’utilisation des analgésiques en fin de vie, « Pie XII avait déjà déclaré qu’il est licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques, même avec l’effet d’amoindrir la conscience et d’abréger la vie. »
Une attention renouvelée à la mort
En réalité, la mort était déjà réapparue dans les préoccupations de certains soignants. Aux États-Unis, la docteure Elisabeth Kübler-Ross (1926 – 2004) publie son essai On Death and Dying6. Le « mouvement des soins palliatifs » fut lancée par la docteure Cicely Saunders (1918 – 2005) qui fonda en 1967 le St Christopher’s Hospice, à Londres, où elle développa le concept de « total pain », la douleur globale physique et psychologique, mais aussi sociale et spirituelle. Elle utilisa, entre autres, la morphine, substance connue depuis des siècles. Le dieu grec Morphée est souvent représenté avec des pavots dans les mains, les Romains connaissaient bien l’opium et c’est à un médecin suisse, Paracelse (1493 – 1541), que l’on doit la teinture de Laudanum, puissant analgésique. Pourtant, avant les travaux de la Dre Saunders, les médecins n’utilisaient quasi jamais la morphine : ils craignaient de voir se développer une assuétude au produit, et de plus, ne pouvaient courir le risque d’abréger la vie du malade car cette substance agit sur le centre respiratoire. Ce phantasme d’une morphine qui abrège la vie est encore bien présent dans le monde du soin… Mort fine ! En France, le docteur Maurice Abiven (1924 – 2007) fut le pionnier de la diffusion du mouvement des soins palliatifs et développa la première unité de soins palliatifs à l’hôpital de la Cité universitaire, en 1987. Le docteur Charles-Henri Rapin (1947 – 2008), gériatre de renom, fonda le Centre de soins continus des hôpitaux universitaires de Genève, en 1983. La mort réapparait ainsi dans les préoccupations des soignants et sa négation fait place à l’empathie pour le mourant. Mais cette mort devient, elle aussi, « médicalisée » : la douleur est évaluée (échelle de la douleur…), contrôlée, on développe et on donne des « soins de confort ». Dans ce contexte, l’acharnement devient une aberration. L’accompagnement est le maitre mot. La mort vient naturellement, comme au Moyen-Âge, mais dans un contexte de soins.
Le malade va en outre vouloir contrôler sa propre mort : demander l’euthanasie active ou passive, ou l’assistance au suicide. Jusqu’à présent dans l’histoire du soin, seul le soignant se positionnait devant la mort de l’autre : il pouvait la refuser, s’acharner contre elle, l’accompagner, voire y être indifférent ! Le silence était de rigueur et même le mensonge. Désormais, il est interpelé par le malade, la mort devient l’affaire du patient conscient et du soignant.
La demande d’euthanasie est aussi en lien avec les « prodigieuses victoires de la médecine » : c’est sans doute parce que l’on fait vivre les malades « jusqu’au bout » de leur maladie qu’on les amène alors à demander l’euthanasie afin d’éviter une mort qui leur semble horrible et impossible à vivre. Une rencontre personnelle en témoigne. Un homme d’une quarantaine d’années demande l’euthanasie. Il remercie d’abord la médecine qui lui a permis de (sur)vivre durant quelques mois à un cancer du foie. La première manifestation de sa maladie entraina une dégradation de son état général, et très vite, il tomba dans un coma lié, me dit-il, à la présence d’ammonium dans le sang. Il y a quelques années, il serait sans doute mort dans ce coma, et cela lui paraissait être une mort bien douce, « dans son sommeil ». Les médecins l’ont tiré de ce coma et il fut alors très heureux de pouvoir poursuivre sa vie : merci les docteurs. Quelques mois plus tard, il fit une infection sur le liquide d’ascite qu’il avait dans le ventre, conséquence du cancer du foie. Admis à l’hôpital, dans un état subcomateux, il aurait donc pu là encore « glisser doucement dans la mort ». Mais à nouveau les médecins lui administrent un traitement efficace, et il sort de son état morbide. À nouveau, merci les docteurs, il est heureux de pouvoir continuer à vivre, même s’il ne se fait pas d’illusion sur son devenir, ses médecins l’ayant informé d’une mort certaine à plus ou moins brève échéance. Il demande alors : comment vais-je mourir ? Les médecins l’informent dans la vérité : ce sera très probablement d’une rupture des varices qui entourent son œsophage. Il sait ce que cela signifie : il a vu en mourir son propre père qui avait le même cancer et le même âge que lui… ! Son père, le regard terrorisé, a brutalement vomi tout son sang, le mur en était tout éclaboussé. Ces souvenirs ne permettent pas à ce malade de supporter l’idée qu’il pourrait mourir ainsi devant son fils. Il fait alors savoir que « le moment arrivé », il demandera l’euthanasie. Il me dit encore que, sans en leur en faire le reproche, c’était quand même « un peu à cause des médecins qu’il devait maintenant demander l’euthanasie » : « Les médecins ne m’ont jamais abandonné tant qu’ils pouvaient faire quelque chose pour moi, j’espère qu’ils ne vont pas me laisser tomber maintenant qu’ils ne peuvent plus rien faire pour me sauver. » Propos interpelant. Est-ce donc bien le médecin qui, après avoir écarté la mort naturelle en mettant en œuvre sa démarche scientifique, a involontairement ramené dans la lumière la question de la mort qui, repoussée, devient alors violente ?
En conclusion
Actuellement, dans une équipe de soins, il n’y a plus d’unanimité quant au rapport à la mort. Les différents paradigmes qui ont émaillé l’histoire du soin sont tous toujours en action. Ils constituent des strates qui se sont accumulées les unes sur les autres, permettant à chaque soignant d’avoir son propre regard face à la mort. C’est là l’origine de tensions éthiques dans les équipes de soignants. Ainsi, tel soignant estimera qu’il est effectivement fait pour entretenir la vie, et ses croyances religieuses lui permettront d’affirmer que seul Dieu peut reprendre la vie. À ses côtés, un autre soignant affirmera de manière tout aussi péremptoire que tout vivant est propriétaire de sa vie et de sa mort. Certains soignants estimeront que certes ils ne sont pas « pour » l’acharnement thérapeutique, mais ils considèrent que l’acte d’euthanasie n’appartient pas au monde du soin. D’autres ayant de fortes convictions religieuses estimeront qu’il est de leur devoir d’accompagner un malade avec qui ils ont cheminé lorsque ce malade formule une demande d’euthanasie. Un débat est donc là, qu’il faut susciter et entendre. Il est d’autant plus riche que le patient s’y invite lui aussi avec son propre regard sur « sa » mort. Ainsi, le malade peut s’en remettre à son soignant, comme au bon vieux temps : « C’est vous qui savez ce qui est bon pour moi. » Au contraire, il peut vouloir contrôler sa mort, il pose des questions, formule des demandes, tente d’imposer ses exigences. Le soignant peut-il les entendre ? Est-il dans l’obligation d’y répondre ? Est-ce une obligation légale ou déontologique qui pourrait le contraindre ? Est-ce pour lui une obligation morale de ne pas répondre à la demande de non-acharnement, d’euthanasie ?
Dans le lointain de notre histoire, la mort était apprivoisée : elle s’inscrivait dans un projet d’abord naturel devenu rapidement divin, et était acceptée, bon gré mal gré, par le soignant comme par le mourant. Avec l’arrivée de la science médicale, elle fut rejetée : elle devint l’ennemi à vaincre, elle fut mise « sous contrôle » des machines et des ordinateurs, livrée au seul pouvoir des soignants. Parce qu’elle fut trop longtemps bafouée et que la dignité de l’homme fut ainsi mise à mal, elle a refait surface, elle s’est installée entre le soignant et le soigné, lequel, cette fois, estime avoir des choses à dire sur sa propre mort : son moment et ses modalités… La mort contrôlée se discute donc, à deux ou à plusieurs. Car on reparle de la mort en famille, lorsque le mourant formule une demande d’euthanasie, ou de sédation ou encore une limite dans les soins. Bien souvent, très souvent, il en informe ses proches, avec toutes les émotions que cela suscite. La mort cesse dès lors d’être tabou. L’entourage ne peut plus en nier l’approche, et le mensonge n’a plus sa place. On ose enfin parler de ce qui va arriver, de la façon dont vont se dérouler les derniers instants. Le travail du deuil commence dès le moment où le malade annonce son intention de quitter sa famille.
Dans ces allées et venues entre un rapport parfois proche et parfois éloigné avec la fin de vie, il reste que, sans doute depuis toujours et sans doute pour longtemps encore, notre propre mort nous fera peur, cette peur profonde que Freud avait nommée l’angoisse de mort. Le soignant, seul face à sa propre mort, l’éprouve aussi. Dès lors, s’il veut prétendre à pouvoir accompagner le mourant, il doit avoir pris le temps de réfléchir à sa propre finitude, à sa propre mort. S’il ne peut se libérer de cette angoisse de mort, il entrera en résonance avec l’angoisse du mourant, et il sera tenté de nier cette mort, de la « techniquer » avec froideur, ou encore de la dissimuler sous le mensonge. Le soignant en soins palliatifs pourrait croire qu’en apprivoisant la mort de l’autre, il apprivoisera ainsi sa propre mort. Il s’agit là d’un mythe.
- A. Croze, L’Hôtel-Dieu de Lyon, édité par les laboratoires CIBA, 1939. Ce récit n’est pas absolument certain, quoi qu’il en soit de sa publication, mais rien ne permet d’en douter…
- Récemment, en Angleterre, les juristes ont demandé aux politiques d’abroger une loi qui, même si elle n’était plus d’application depuis des années, rappelait une curieuse position morale : elle précisait qu’il fallait attraire devant les tribunaux les morts par suicide afin de leur intenter un procès au terme duquel ils étaient condamnés… à la pendaison ! On pendait donc un corps mort, et son héritage était confisqué à la famille au profit de l’État, sans doute pour punir celle-ci, et en tout cas pour donner un sérieux avertissement à qui aurait l’idée de se donner la mort.
- Coll. « Points Histoire », Seuil, 1975 ; réédition 1977.
- Code de la santé publique (France), 1re partie, Livre Ier, Titre Ier, chapitre préliminaire : Droits de la personne, art. L.1110 – 5.
- Oh Éditions, 2004.
- New York, Macmillan Publishing Company, 1969. Trad. franç. : Les derniers instants de la vie, Labor et Fides