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Le soignant et la mort. Approche historique des strates de l’ethos médical

Numéro 10 Octobre 2013 par Raymond Gueibe

octobre 2013

Le soin est aus­si ancien que l’humanité. Au cours de son his­toire, des para­digmes l’ont struc­tu­ré. Au para­digme « mater­nant » ini­tial se sont super­po­sés d’autres para­digmes liés à l’état de la méde­cine de l’époque : accep­ter la mala­die et la mort comme des fata­li­tés devant les­quelles on est impuis­sant, mettre en œuvre toutes les res­sources scien­ti­fiques et tech­niques pour main­te­nir la vie à tout prix, entendre les demandes des patients. La situa­tion actuelle se carac­té­rise pré­ci­sé­ment par cette super­po­si­tion de para­digmes divers qui demeurent pré­gnants. Il en résulte une diver­si­té d’attitudes et de com­por­te­ments des soi­gnants devant la mort, qui sus­cite les ques­tions éthiques actuelles.

Toute vie se ter­mine par la mort, c’est là une véri­té jamais contre­dite. En géné­ral, il est tout aus­si vrai que chaque indi­vi­du tient à entre­te­nir sa vie et tente de recu­ler le moment de sa mort. Com­ment ces deux véri­tés s’articulent-elles dans la longue his­toire de l’humanité et du soin ?

Aux origines

Depuis que les êtres humains sont sur terre, ils ont sans doute éprou­vé deux pré­oc­cu­pa­tions : res­pec­ter et entre­te­nir la vie, et res­pec­ter ces corps morts qui ont abri­té la vie. Enter­rer ses morts, voi­là, je pense, la signa­ture de l’humain. Pour entre­te­nir la vie, des humains se sont aus­si pré­oc­cu­pés depuis tou­jours de la san­té d’autres humains. Ain­si la mère a‑t-elle veillé son enfant nou­veau-né. Et, si elle avait la capa­ci­té de s’occuper de ce petit être si fra­gile, alors elle avait aus­si le don de s’occuper des malades et des mou­rants. La femme a donc été dési­gnée comme pre­mière « soi­gnante », celle qui a natu­rel­le­ment la capa­ci­té de « prendre soin de l’autre ». La mort était alors une réa­li­té qui s’inscrivait dans la ligne de la vie. Le « soi­gnant » avait pour mis­sion d’entretenir la vie, de soi­gner les malades et d’accompagner les mou­rants. Ce pre­mier para­digme dit « mater­nant » a sans doute été uni­ver­sel et a accom­pa­gné l’apparition du genre humain sur la planète.

Au Moyen-Âge

Vers 550 de notre ère, une com­mu­nau­té reli­gieuse eut l’idée, à Lyon d’accueillir de manière plus struc­tu­rée les malades et les mou­rants en libé­rant une salle amé­na­gée en dor­toir. L’hospice était né. Le roi Chil­de­bert, fils de Clo­vis, pre­mier roi chré­tien des Francs, et sa femme la très pieuse reine Ultro­gothe dont le pré­nom signi­fie « Secours de Dieu », semblent avoir joué un grand rôle. La reine aurait don­né l’impulsion à la créa­tion du pre­mier hos­pice, et, sous l’autorité du roi, le mou­ve­ment se serait répan­du très vite dans tout le royaume d’alors. C’est ain­si qu’Auguste Croze en relate l’histoire1.

Les femmes sont tou­jours à la com­mande, mais elles sont main­te­nant consa­crées à Dieu : sans enfants, elles auront à s’occuper des malades et des mou­rants, comme elles, fils et filles de Dieu. Dans cette démarche de soin, point d’ambigüité. Dieu donne la vie et il la reprend lorsqu’il le décide. Dès lors, le tra­vail du soi­gnant consiste sim­ple­ment à entre­te­nir la vie. Les moyens sont élé­men­taires : offrir le gite et le cou­vert, ten­ter de contrer les mala­dies sou­vent par la diète, la sai­gnée, des appli­ca­tions de cata­plasmes et de sang­sues, le tout agré­men­té de tisanes, d’infusions et de décoc­tions. Dans ce contexte, la mort est un évè­ne­ment natu­rel, accep­té comme mani­fes­ta­tion de la volon­té divine. On accom­pagne le mou­rant, on tente de le pré­pa­rer à sa propre mort. Le sui­cide est stric­te­ment inter­dit par la reli­gion, et mora­le­ment et péna­le­ment condam­né2.

Un tiers inter­vient donc dans la rela­tion soi­gnant-soi­gné : Dieu. Pour accom­plir sa mis­sion — entre­te­nir la vie — le soi­gnant se tourne vers Dieu, et lui demande « Que dois-je faire avec ce malade ? » Et Dieu répond au tra­vers des ensei­gne­ments des reli­gieux qui doivent être stric­te­ment sui­vis : le malade doit tout faire pour entre­te­nir sa vie et sa san­té ! Le soin se confond avec la morale reli­gieuse. Si un patient ne mange plus, le soi­gnant peut lui impo­ser un gavage. Si un patient sou­mis à la diète pour son bien est sur­pris à man­ger, il se retrouve au cachot. Et si un soi­gnant est sur­pris à don­ner à man­ger, par com­pas­sion, à un malade mis à la diète, alors il risque le double de la peine de cachot : on ne s’oppose pas à un ordre venant de Dieu via la mère abbesse ! Visi­ter l’Hôtel-Dieu de Paris, situé en face de Notre-Dame, per­met de per­ce­voir et de com­prendre l’autorité qu’avait la mère abbesse sur les soi­gnants et sur les malades.

La mala­die est elle-même per­çue et com­prise comme témoi­gnage d’une faute. Des mala­dies sont « hon­teuses », en lien sou­vent avec une sexua­li­té débri­dée (mala­dies véné­riennes) ou témoins d’une hygiène déplo­rable (tuber­cu­lose). La souf­france est alors un moyen de rédemp­tion de l’âme, et la mort une mani­fes­ta­tion de la volon­té de Dieu. Le soi­gnant — reli­gieux — en accom­pagne sim­ple­ment le « mys­tère », à la fois en soi­gnant (don­ner à boire, humec­ter les lèvres, assu­rer le confort), mais aus­si reli­gieu­se­ment (veiller dans la prière). La mort a donc sa place dans l’hospice, et le soi­gnant l’accepte sans la contrer. Com­ment aurait-il pu agir autre­ment ? Durant des siècles, il ne dis­pose en véri­té que de moyens simples qui lui per­mettent d’entretenir la vie (et donc de rem­plir sa mis­sion). Pas de pro­blème éthique en ce temps-là. Nous sommes bien loin de ce qui sera qua­li­fié ulté­rieu­re­ment d’« achar­ne­ment thé­ra­peu­tique ». Cette démarche soi­gnante est tota­le­ment en phase avec la culture du moment. Tout le monde sait qu’il a l’obligation morale d’entretenir sa san­té — phy­sique, psy­chique et spi­ri­tuelle grâce aux moyens que lui donne l’enseignement reli­gieux — et qu’il doit accep­ter qu’un jour Dieu le rap­pelle à lui. Cette période s’étendra sur de longs siècles.

Au XIXe siècle

Un réel bou­le­ver­se­ment inter­vient lors de la révo­lu­tion indus­trielle qui, pour le monde du soin, débute vers 1850 dans les pays dits « indus­tria­li­sés ». En 1846, deux Amé­ri­cains, William Mor­ton (1819 – 1868) et Horace Wells (1815 – 1848) découvrent et appliquent avec suc­cès l’effet anes­thé­siant de l’éther. Ignace Phi­lippe Sem­mel­weis (1818 – 1865), méde­cin hon­grois tra­vaillant à Vienne, fait appli­quer dès 1847 ses prin­cipes d’hygiène qui sont encore la base de l’asepsie moderne. Wil­helm Roent­gen (1845 – 1923), phy­si­cien alle­mand, découvre en 1895 de curieux rayon­ne­ments qu’il appel­le­ra « rayons x ». En novembre de cette année, il réa­lise la pre­mière radio­gra­phie, celle de la main de sa femme ! Dans ce contexte de recherche, de décou­verte et d’enthousiasme devant la « Science » un méde­cin fran­çais — Claude Ber­nard (1818 – 1878) — révo­lu­tionne le concept même de méde­cine. Son Intro­duc­tion à l’étude de la méde­cine expé­ri­men­tale devien­dra un best­sel­ler mon­dial. Claude Ber­nard veut que la pra­tique de la méde­cine se fasse dans le cadre rigou­reux de la science, avec sa démarche par­ti­cu­lière : à par­tir d’une obser­va­tion, on for­mule une hypo­thèse que l’on sou­met à une expé­ri­men­ta­tion métho­dique. De l’analyse minu­tieuse des résul­tats, on tire­ra les conclu­sions. Il s’agit par là de cher­cher à éle­ver la méde­cine au rang de véri­table science, de « science dure » (à la dif­fé­rence des sciences dites « molles » : phi­lo­so­phie, psy­cho­lo­gie, droit…) Avant Claude Ber­nard, la méde­cine avait le sta­tut d’« art », et on parle encore main­te­nant de l’« art infir­mier » et de l’« art médi­cal », notam­ment dans les lois qui régissent leurs pratiques.

La médecine scientifique

Le maitre mot de la méde­cine expé­ri­men­tale est l’objectivité. Comme saint Tho­mas, il faut voir pour iden­ti­fier le mal : exa­men cli­nique, prise de sang, radio­gra­phie. Au terme de cette mise en lumière, le méde­cin décide du nor­mal et du patho­lo­gique. « Vous n’avez rien » signi­fie « je ne vois rien ». Déjà pour Vésale (1514 – 1564), la dis­sec­tion du corps humain visait à décou­vrir l’anatomie, et ain­si à mieux com­prendre son fonc­tion­ne­ment. La mort elle-même devient objet d’observation. L’autopsie pra­ti­quée dans les grands hôpi­taux sou­vent uni­ver­si­taires vise à connaitre les rai­sons « objec­tives » de la mort d’un patient, et cela importe beau­coup car la mort signe l’échec de la méde­cine moderne. Sous l’impulsion de la démarche scien­ti­fique, l’hospice s’est trans­for­mé petit à petit en hôpi­tal fait pour entre­te­nir la vie à tout prix. Le patient en fin de vie n’intéresse pas le méde­cin car « il n’y a plus rien à faire » Le corps mort est relé­gué rapi­de­ment dans la morgue, salle sou­vent sinistre coin­cée entre un ate­lier et une réserve au der­nier sous-sol de l’hôpital. L’historien fran­çais Phi­lippe Ariès (1914 – 1984) a admi­ra­ble­ment décrit ce glis­se­ment sub­til qui s’est opé­ré chez les soi­gnants face à la mort. Dans ses Essais sur l’histoire de la mort en Occi­dent du Moyen-Âge à nos jours3, il parle d’une mort « appri­voi­sée » durant le Moyen-Âge pour deve­nir une mort « reje­tée » par la suite. Si le soi­gnant et le méde­cin se sentent plus « utiles » à côté de quelqu’un qui se meurt, c’est parce qu’ils s’investissent de plus en plus dans ce qui est leur mis­sion depuis tou­jours : entre­te­nir la vie.

Et le méde­cin aura de plus en plus de moyens pour rem­plir cet objec­tif : les tech­niques lui apportent les machines qui per­met­tront de sup­pléer aux organes défaillants chez le malade : res­pi­ra­teur, pace­ma­keur, sonde gas­trique ou uri­naire, per­fu­sions… La vie du malade est ana­ly­sée, contrô­lée, mise à nu sur l’écran pla­cé à son che­vet, et sans lui par­ler on connait ses besoins. Un ami méde­cin, chef d’un ser­vice de réani­ma­tion, me lan­ça un jour cette bou­tade qui en dit long. « Lorsque Dieu veut rap­pe­ler à lui un de mes patients, il doit d’abord me télé­pho­ner… » ! Dans ce contexte de toute-puis­sance médi­cale, la mort, deve­nue objet de contrôle, est repous­sée le plus tard pos­sible. Elle devient patho­lo­gique : elle n’est pas nor­male — elle est même indé­cente — lorsque les soi­gnants ont déployé tout leur arse­nal. Vécue comme un échec, elle sus­cite diverses atti­tudes chez les soi­gnants : s’étonner d’une mort non pré­vue dans leur plan de soins, s’en culpa­bi­li­ser, voire en vou­loir au malade. Cet état des pra­tiques de soins dure­ra jusqu’aux années 1980 environ.

À nou­veau, ce rejet de la mort s’inscrit dans le contexte cultu­rel du moment qui pro­meut la consom­ma­tion et ses coro­laires : il faut res­ter jeune et en bonne san­té. Dès lors, le men­songe devient une pra­tique cou­rante : une pos­sible mort dans l’immédiat ne peut être dite, la réponse à don­ner au patient qui inter­roge se doit d’être « opti­miste » car le mou­rant infor­mé de son état pour­rait « se lais­ser aller », dépri­mer, voire, hor­reur, se sui­ci­der… Ce men­songe était pro­ba­ble­ment aus­si et sur­tout ali­men­té par l’incapacité du soi­gnant d’accompagner une mort res­sen­tie comme un échec. Façon élé­gante de se détour­ner de toute réflexion à pro­pos de sa propre mort ! Com­bien de morts a‑t-on volées ainsi… ?

C’est aus­si dans ce contexte cultu­rel que se déve­loppe le mythe — car c’en est un ! — des « pro­di­gieuses vic­toires de la méde­cine » qui per­met­traient l’immortalité : greffes d’organes, décou­vertes de sub­stances anti­can­cé­reuses… Il faut se rap­pe­ler que, par de tels soins, le soi­gnant per­met à la per­sonne qui lui fait face dans le col­loque sin­gu­lier de vivre plus long­temps. Mais ce qui le per­met à tous les autres, c’est l’amélioration de la san­té publique : avoir accès à l’eau potable, détruire les larves de mous­tiques, contrô­ler les viandes et salades. Mali­cieu­se­ment, j’interroge par­fois mes confrères méde­cins : « À votre avis, si la méde­cine conti­nue sur sa lan­cée de grandes décou­vertes, jusqu’à quel âge l’homme peut-il espé­rer vivre ? » Les réponses fusent après un petit temps de réflexion : « Cent-cin­quante ans ? Cent-soixante ? Peut-être plus dans une cen­taine d’années ? » Je dois alors rap­pe­ler ce que pré­di­sait déjà feu le pro­fes­seur Chris­tian de Duve, prix Nobel de méde­cine : l’être humain est géné­ti­que­ment pro­gram­mé pour vivre plus ou moins cent-vingt ans. Vivre plus long­temps exi­ge­rait des mani­pu­la­tions géné­tiques ris­quées. L’étonnant dans ces réponses est de subo­do­rer que le méde­cin pour­rait croire que, parce qu’il a la pos­si­bi­li­té tech­nique de repous­ser la mort de ce patient-là, il aura aus­si un jour le pou­voir qua­si divin de repous­ser la mort pro­gram­mée de toute l’espèce humaine…

Un malaise…

Dès le milieu des années 1970, un malaise trans­pa­rait dans le monde de l’hôpital : l’achar­ne­ment thé­ra­peu­tique. On aurait pu par­ler de déra­page du soin, cela cor­res­pon­dait à la réa­li­té du quo­ti­dien. C’est la situa­tion de Karen Ann Quin­lan qui, aux États-Unis, sus­ci­te­ra d’abord des ques­tions ! En 1975, alors qu’elle vient d’avoir vingt-et-un ans, Karen-Ann tombe dans un coma pro­fond lors d’une fête durant laquelle elle aurait consom­mé alcool et médi­ca­ments alors qu’elle suit un régime amai­gris­sant. Trans­por­tée à l’hôpital, les méde­cins ne peuvent que consta­ter rapi­de­ment les dégâts pro­vo­qués sur le cer­veau par l’arrêt res­pi­ra­toire d’une durée de quinze à vingt minutes. Karen-Ann est incons­ciente. L’électro-encéphalogramme montre une acti­vi­té lente et irré­gu­lière. Mise sous res­pi­ra­teur et nour­rie par sonde naso-gas­trique, la patiente ne répond à aucun sti­mu­lus. Après quelques mois d’attente et ayant com­pris que Karen-Ann ne sor­ti­rait sans doute jamais de ce coma, ses parents demandent aux méde­cins de débran­cher le res­pi­ra­teur qui, selon les soi­gnants, assure la sur­vie de leur fille. La direc­tion de l’hôpital demande à la Jus­tice l’autorisation de poser ce geste car elle craint d’être accu­sée d’homicide invo­lon­taire. Elle avance aus­si un autre argu­ment : les parents ne peuvent pas for­mu­ler une telle demande car leur fille est majeure ! Après des débats nour­ris, entre juristes, dans la presse et dans le public, une Cour suprême recon­nait la légi­ti­mi­té de la demande des parents en 1976. Ceux-ci devront encore trou­ver une ins­ti­tu­tion de soins accep­tant d’accueillir et d’extuber leur fille. À la stu­pé­fac­tion géné­rale, Karen-Ann conti­nue à res­pi­rer par elle-même… Elle le fera durant neuf ans, sans reprendre conscience, nour­rie par sonde naso-gas­trique et mour­ra en 1985 d’une com­pli­ca­tion res­pi­ra­toire, dix ans après être tom­bée dans le coma.

Certes, d’autres cas cli­niques rap­por­tés dans les médias sus­ci­te­ront, eux aus­si, le débat, mais l’histoire de Karen-Ann Quin­lan est à rap­pe­ler car c’est sans doute dans ce contexte-là que la notion d’« achar­ne­ment thé­ra­peu­tique » est appa­rue pour la pre­mière fois dans le voca­bu­laire com­mun des soi­gnants et des soi­gnés. Jusqu’alors, le soi­gnant, convain­cu que sa mis­sion était tou­jours bien d’entretenir la vie, uti­li­sait « sans réflé­chir » des moyens tou­jours plus per­for­mants à cette fin. Contrer la mort était deve­nu de plus en plus facile, mais avec l’histoire Quin­lan, les consé­quences de ces main­tiens en vie posaient ques­tion pour la pre­mière fois : que faire de ces états végé­ta­tifs qui sur­vivent ? quelle vie avons-nous entre­te­nue ? quel han­di­cap avons-nous impo­sé à ce nou­veau-né ? quel confort de vie accor­dons-nous à ces déments gavés, atta­chés, sous contrôle ? Le soi­gnant décou­vrait qu’il n’est peut-être pas fait pour entre­te­nir « à tout prix » la vie de l’autre et donc à contra­rio, qu’il n’est pas fait non plus pour contrer « à tout prix » la mort de l’autre.

Des patients se dressent…

Les soi­gnants seront vive­ment encou­ra­gés dans leur réflexion par les patients eux-mêmes qui, nou­vel­le­ment appe­lés « usa­gers des ser­vices de san­té », vont leur faire savoir qu’ils s’opposent à ce que l’on « s’acharne sur eux ». Pour la pre­mière fois dans l’histoire du soin, le malade se dresse debout devant le soi­gnant, alors qu’avant il ne pou­vait que subir sans bron­cher, cou­ché dans son lit. Et pour la pre­mière fois, il ose dire à son méde­cin que fina­le­ment c’est bien lui, le malade, qui sait ce qui est bon et bien pour lui : fini de se tour­ner vers Dieu ou vers la Science ! Sa future mort devient « son affaire à lui », le patient. Il fait savoir aux soi­gnants com­ment il veut finir sa vie, décla­ra­tion anti­ci­pée ou tes­ta­ment de vie dans lequel il décrit ce qu’il peut accep­ter ou non, jusqu’où il auto­rise le méde­cin à aller dans l’utilisation des tech­niques de réani­ma­tion. En réa­li­té, soi­gnants et soi­gnés sont bien d’accord sur un point : ce n’est pas parce que la tech­nique existe que l’on doit for­cé­ment l’utiliser. Tel est d’ailleurs le sens de la loi Léo­net­ti, adop­tée par le Sénat fran­çais le 12 avril 2005 : « Ces actes [de soins] ne doivent pas être pour­sui­vis par obs­ti­na­tion dérai­son­nable. Lorsqu’ils appa­raissent inutiles, dis­pro­por­tion­nés ou n’ayant d’autre effet que le seul main­tien arti­fi­ciel de la vie, les soins peuvent être sus­pen­dus ou ne pas être entre­pris. Dans ce cas, le méde­cin sau­ve­garde la digni­té du mou­rant et assure la qua­li­té de vie en dis­pen­sant les soins visés à l’article L. 1110-104. » Cette loi a été pro­mul­guée moins de deux ans après la mort de Vincent Hum­bert que j’évoquerai ci-des­sous. L’histoire dra­ma­tique de ce patient a mis en lumière les liens de « subor­di­na­tion » du soi­gnant aux lois de son pays quant à son rap­port pro­fes­sion­nel à la mort : un soi­gnant est avant tout un citoyen se devant de res­pec­ter ces lois. Or les lois parlent de la mort : elles ont long­temps inter­dit le sui­cide, elles condamnent sou­vent l’assassinat. Que cet acte soit posé par un soi­gnant n’y change rien. Dans cer­tains pays, dont la Bel­gique, l’euthanasie est dépé­na­li­sée pour autant que l’acte soit posé dans le res­pect strict des condi­tions énu­mé­rées dans la loi. Est-il anec­do­tique de rap­pe­ler que la loi belge rend res­pon­sable du cadavre le der­nier méde­cin à s’être occu­pé du mort ? C’est à ce méde­cin qu’il incombe de veiller au res­pect du cadavre… !

Des médecins s’engagent…

Voi­ci donc l’histoire de Vincent Hum­bert et de son der­nier méde­cin, Fré­dé­ric Chaus­soy. En sep­tembre 2000, Vincent Hum­bert (1981 – 2003) est vic­time d’un acci­dent de la route. Après neuf mois de coma, il se réveille tétra­plé­gique, aveugle et muet. Il com­mu­nique par un mou­ve­ment du pouce. En novembre 2002, il adresse une requête au pré­sident de la Répu­blique pour avoir le droit de mou­rir. Le 24 sep­tembre 2003, Marie Hum­bert, sa mère, lui admi­nistre, à sa demande, des sopo­ri­fiques. Le patient est intu­bé et réani­mé par le doc­teur Chaus­soy, alors pré­sent dans l’établissement de soins. Ce méde­cin s’informe ensuite sur ce patient et son his­toire, et une ren­contre avec la famille de Vincent le convainc qu’il n’aurait pas dû le réani­mer. Il explique sa démarche réflexive dans un livre, Je ne suis pas un assas­sin5. Le 26 sep­tembre, il prend en effet la déci­sion d’injecter à Vincent une sub­stance qui doit l’empêcher de mou­rir asphyxié après qu’il soit débran­ché de son res­pi­ra­teur. « [Vincent] ne par­vient ni à res­pi­rer ni à ces­ser de res­pi­rer. La machine n’est plus là pour le faire à sa place. Tout seul, il ne peut pas. Je sais que l’issue est iné­luc­table. Il va se mettre à trans­pi­rer, deve­nir bleu, s’étouffer peu à peu, et puis mou­rir asphyxié. Je sais aus­si que ça peut prendre des dizaines de minutes ; une demi-heure, peut-être plus… Mon devoir de méde­cin, c’est de l’aider. Je vais le faire. À 10 h 47, le cœur s’arrête de battre. Vincent est mort. C’est ce qu’il vou­lait. Je l’ai juste aidé à quit­ter sa pri­son. Et j’espère que ça ne va pas m’y envoyer, moi. À per­pé­tui­té… » Le doc­teur Chaus­soy a donc déci­dé d’enfreindre la loi, au vu et au su de tout le monde : une horde de jour­na­listes sta­tion­nait sur le par­king devant l’hôpital, l’« affaire Hum­bert » étant deve­nue médiatique.

Ce méde­cin sera tra­duit en jus­tice. Il aurait pu être pour­sui­vi pour coups et bles­sures volon­taires ayant entrai­né la mort avec l’intention de la don­ner, c’est-à-dire d’assassinat, pas­sible de la peine de pri­son à per­pé­tui­té ! Il sera pour­sui­vi pour avoir admi­nis­tré un poi­son sus­cep­tible d’entrainer la mort. Recon­nu cou­pable, il béné­fi­cie­ra de la sus­pen­sion du pro­non­cé. Le doc­teur Chaus­soy pra­tique son art dans un pays dont la Jus­tice pour­suit volon­tiers le méde­cin accu­sé de n’avoir pas été jusqu’au bout de toutes les pos­si­bi­li­tés pour « entre­te­nir la vie » de ses patients. La loi confirme donc que le soi­gnant est bien là pour repous­ser la mort « à tout prix ». Devant Vincent Hum­bert, le doc­teur Chaus­soy a per­çu que, dans sa pra­tique, d’autres valeurs l’animent. Il estime qu’entretenir la vie de Vincent « à tout prix » serait de l’acharnement thé­ra­peu­tique, achar­ne­ment pour­tant encore légal et même obli­ga­toire en France à ce moment-là, sous peine de pour­suites pour « non-assis­tance à per­sonne en dan­ger ». C’est pour­quoi il a réani­mé Vincent « sans réflé­chir ». Mais ensuite, il res­sent qu’il est là, face à ce patient-là, dans l’obligation morale de répondre au sou­hait de Vincent. Il trans­gresse la loi, il rend compte de son acte à la socié­té. Mais sans le vou­loir sans doute, il va ame­ner celle-ci à s’interroger sur les valeurs qu’elle place dans l’acte de soin. « Ne serait-il pas plus facile d’agir au nom de la souf­france pour que l’individu, la per­sonne, soit la seule à déci­der de sa fin et non la socié­té qu’il faut par­fois bous­cu­ler pour qu’elle avance ? » Ain­si s’exprime Ber­nard Kouch­ner, dans la pré­face du livre cité. Et la socié­té sera bous­cu­lée par cette mort. La loi Léo­net­ti modi­fie « cultu­rel­le­ment » le rap­port du soi­gnant à la mort : elle confirme que le soi­gnant n’est plus fait pour « entre­te­nir la vie à tout prix », la mort revient dans le champ du soin. Rap­pe­lons que l’Église catho­lique, par la voix de Jean-Paul II (Evan­ge­lium vitæ, Lettre ency­clique du 25 mars 1995), avait déjà recon­nu que l’acharnement thé­ra­peu­tique n’était pas une obli­ga­tion morale : « Il faut dis­tin­guer de l’euthanasie la déci­sion de renon­cer à ce qu’on appelle l’acharnement thé­ra­peu­tique, c’est-à-dire à cer­taines inter­ven­tions médi­cales qui ne conviennent plus à la situa­tion réelle du malade, parce qu’elles sont désor­mais dis­pro­por­tion­nées par rap­port aux résul­tats que l’on pour­rait espé­rer ou encore parce qu’elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situa­tions, lorsque la mort s’annonce immi­nente et inévi­table, on peut en conscience renon­cer à des trai­te­ments qui ne pro­cu­re­raient qu’un sur­sis pré­caire et pénible de la vie, sans inter­rompre pour­tant les soins nor­maux dus au malade en pareil cas. » Jean-Paul II rap­pelle aus­si les pro­pos tenus par le pape Pie XII, le 24 février 1957, en réponse à des ques­tions posées par des méde­cins à pro­pos de l’utilisation des anal­gé­siques en fin de vie, « Pie XII avait déjà décla­ré qu’il est licite de sup­pri­mer la dou­leur au moyen de nar­co­tiques, même avec l’effet d’amoindrir la conscience et d’abréger la vie. »

Une attention renouvelée à la mort

En réa­li­té, la mort était déjà réap­pa­rue dans les pré­oc­cu­pa­tions de cer­tains soi­gnants. Aux États-Unis, la doc­teure Eli­sa­beth Kübler-Ross (1926 – 2004) publie son essai On Death and Dying6. Le « mou­ve­ment des soins pal­lia­tifs » fut lan­cée par la doc­teure Cice­ly Saun­ders (1918 – 2005) qui fon­da en 1967 le St Christopher’s Hos­pice, à Londres, où elle déve­lop­pa le concept de « total pain », la dou­leur glo­bale phy­sique et psy­cho­lo­gique, mais aus­si sociale et spi­ri­tuelle. Elle uti­li­sa, entre autres, la mor­phine, sub­stance connue depuis des siècles. Le dieu grec Mor­phée est sou­vent repré­sen­té avec des pavots dans les mains, les Romains connais­saient bien l’opium et c’est à un méde­cin suisse, Para­celse (1493 – 1541), que l’on doit la tein­ture de Lau­da­num, puis­sant anal­gé­sique. Pour­tant, avant les tra­vaux de la Dre Saun­ders, les méde­cins n’utilisaient qua­si jamais la mor­phine : ils crai­gnaient de voir se déve­lop­per une assué­tude au pro­duit, et de plus, ne pou­vaient cou­rir le risque d’abréger la vie du malade car cette sub­stance agit sur le centre res­pi­ra­toire. Ce phan­tasme d’une mor­phine qui abrège la vie est encore bien pré­sent dans le monde du soin… Mort fine ! En France, le doc­teur Mau­rice Abi­ven (1924 – 2007) fut le pion­nier de la dif­fu­sion du mou­ve­ment des soins pal­lia­tifs et déve­lop­pa la pre­mière uni­té de soins pal­lia­tifs à l’hôpital de la Cité uni­ver­si­taire, en 1987. Le doc­teur Charles-Hen­ri Rapin (1947 – 2008), gériatre de renom, fon­da le Centre de soins conti­nus des hôpi­taux uni­ver­si­taires de Genève, en 1983. La mort réap­pa­rait ain­si dans les pré­oc­cu­pa­tions des soi­gnants et sa néga­tion fait place à l’empathie pour le mou­rant. Mais cette mort devient, elle aus­si, « médi­ca­li­sée » : la dou­leur est éva­luée (échelle de la dou­leur…), contrô­lée, on déve­loppe et on donne des « soins de confort ». Dans ce contexte, l’acharnement devient une aber­ra­tion. L’accompagnement est le maitre mot. La mort vient natu­rel­le­ment, comme au Moyen-Âge, mais dans un contexte de soins.

Le malade va en outre vou­loir contrô­ler sa propre mort : deman­der l’euthanasie active ou pas­sive, ou l’assistance au sui­cide. Jusqu’à pré­sent dans l’histoire du soin, seul le soi­gnant se posi­tion­nait devant la mort de l’autre : il pou­vait la refu­ser, s’acharner contre elle, l’accompagner, voire y être indif­fé­rent ! Le silence était de rigueur et même le men­songe. Désor­mais, il est inter­pe­lé par le malade, la mort devient l’affaire du patient conscient et du soignant.

La demande d’euthanasie est aus­si en lien avec les « pro­di­gieuses vic­toires de la méde­cine » : c’est sans doute parce que l’on fait vivre les malades « jusqu’au bout » de leur mala­die qu’on les amène alors à deman­der l’euthanasie afin d’éviter une mort qui leur semble hor­rible et impos­sible à vivre. Une ren­contre per­son­nelle en témoigne. Un homme d’une qua­ran­taine d’années demande l’euthanasie. Il remer­cie d’abord la méde­cine qui lui a per­mis de (sur)vivre durant quelques mois à un can­cer du foie. La pre­mière mani­fes­ta­tion de sa mala­die entrai­na une dégra­da­tion de son état géné­ral, et très vite, il tom­ba dans un coma lié, me dit-il, à la pré­sence d’ammonium dans le sang. Il y a quelques années, il serait sans doute mort dans ce coma, et cela lui parais­sait être une mort bien douce, « dans son som­meil ». Les méde­cins l’ont tiré de ce coma et il fut alors très heu­reux de pou­voir pour­suivre sa vie : mer­ci les doc­teurs. Quelques mois plus tard, il fit une infec­tion sur le liquide d’ascite qu’il avait dans le ventre, consé­quence du can­cer du foie. Admis à l’hôpital, dans un état sub­co­ma­teux, il aurait donc pu là encore « glis­ser dou­ce­ment dans la mort ». Mais à nou­veau les méde­cins lui admi­nistrent un trai­te­ment effi­cace, et il sort de son état mor­bide. À nou­veau, mer­ci les doc­teurs, il est heu­reux de pou­voir conti­nuer à vivre, même s’il ne se fait pas d’illusion sur son deve­nir, ses méde­cins l’ayant infor­mé d’une mort cer­taine à plus ou moins brève échéance. Il demande alors : com­ment vais-je mou­rir ? Les méde­cins l’informent dans la véri­té : ce sera très pro­ba­ble­ment d’une rup­ture des varices qui entourent son œso­phage. Il sait ce que cela signi­fie : il a vu en mou­rir son propre père qui avait le même can­cer et le même âge que lui… ! Son père, le regard ter­ro­ri­sé, a bru­ta­le­ment vomi tout son sang, le mur en était tout écla­bous­sé. Ces sou­ve­nirs ne per­mettent pas à ce malade de sup­por­ter l’idée qu’il pour­rait mou­rir ain­si devant son fils. Il fait alors savoir que « le moment arri­vé », il deman­de­ra l’euthanasie. Il me dit encore que, sans en leur en faire le reproche, c’était quand même « un peu à cause des méde­cins qu’il devait main­te­nant deman­der l’euthanasie » : « Les méde­cins ne m’ont jamais aban­don­né tant qu’ils pou­vaient faire quelque chose pour moi, j’espère qu’ils ne vont pas me lais­ser tom­ber main­te­nant qu’ils ne peuvent plus rien faire pour me sau­ver. » Pro­pos inter­pe­lant. Est-ce donc bien le méde­cin qui, après avoir écar­té la mort natu­relle en met­tant en œuvre sa démarche scien­ti­fique, a invo­lon­tai­re­ment rame­né dans la lumière la ques­tion de la mort qui, repous­sée, devient alors violente ?

En conclusion

Actuel­le­ment, dans une équipe de soins, il n’y a plus d’unanimité quant au rap­port à la mort. Les dif­fé­rents para­digmes qui ont émaillé l’histoire du soin sont tous tou­jours en action. Ils consti­tuent des strates qui se sont accu­mu­lées les unes sur les autres, per­met­tant à chaque soi­gnant d’avoir son propre regard face à la mort. C’est là l’origine de ten­sions éthiques dans les équipes de soi­gnants. Ain­si, tel soi­gnant esti­me­ra qu’il est effec­ti­ve­ment fait pour entre­te­nir la vie, et ses croyances reli­gieuses lui per­met­tront d’affirmer que seul Dieu peut reprendre la vie. À ses côtés, un autre soi­gnant affir­me­ra de manière tout aus­si péremp­toire que tout vivant est pro­prié­taire de sa vie et de sa mort. Cer­tains soi­gnants esti­me­ront que certes ils ne sont pas « pour » l’acharnement thé­ra­peu­tique, mais ils consi­dèrent que l’acte d’euthanasie n’appartient pas au monde du soin. D’autres ayant de fortes convic­tions reli­gieuses esti­me­ront qu’il est de leur devoir d’accompagner un malade avec qui ils ont che­mi­né lorsque ce malade for­mule une demande d’euthanasie. Un débat est donc là, qu’il faut sus­ci­ter et entendre. Il est d’autant plus riche que le patient s’y invite lui aus­si avec son propre regard sur « sa » mort. Ain­si, le malade peut s’en remettre à son soi­gnant, comme au bon vieux temps : « C’est vous qui savez ce qui est bon pour moi. » Au contraire, il peut vou­loir contrô­ler sa mort, il pose des ques­tions, for­mule des demandes, tente d’imposer ses exi­gences. Le soi­gnant peut-il les entendre ? Est-il dans l’obligation d’y répondre ? Est-ce une obli­ga­tion légale ou déon­to­lo­gique qui pour­rait le contraindre ? Est-ce pour lui une obli­ga­tion morale de ne pas répondre à la demande de non-achar­ne­ment, d’euthanasie ?

Dans le loin­tain de notre his­toire, la mort était appri­voi­sée : elle s’inscrivait dans un pro­jet d’abord natu­rel deve­nu rapi­de­ment divin, et était accep­tée, bon gré mal gré, par le soi­gnant comme par le mou­rant. Avec l’arrivée de la science médi­cale, elle fut reje­tée : elle devint l’ennemi à vaincre, elle fut mise « sous contrôle » des machines et des ordi­na­teurs, livrée au seul pou­voir des soi­gnants. Parce qu’elle fut trop long­temps bafouée et que la digni­té de l’homme fut ain­si mise à mal, elle a refait sur­face, elle s’est ins­tal­lée entre le soi­gnant et le soi­gné, lequel, cette fois, estime avoir des choses à dire sur sa propre mort : son moment et ses moda­li­tés… La mort contrô­lée se dis­cute donc, à deux ou à plu­sieurs. Car on reparle de la mort en famille, lorsque le mou­rant for­mule une demande d’euthanasie, ou de séda­tion ou encore une limite dans les soins. Bien sou­vent, très sou­vent, il en informe ses proches, avec toutes les émo­tions que cela sus­cite. La mort cesse dès lors d’être tabou. L’entourage ne peut plus en nier l’approche, et le men­songe n’a plus sa place. On ose enfin par­ler de ce qui va arri­ver, de la façon dont vont se dérou­ler les der­niers ins­tants. Le tra­vail du deuil com­mence dès le moment où le malade annonce son inten­tion de quit­ter sa famille.

Dans ces allées et venues entre un rap­port par­fois proche et par­fois éloi­gné avec la fin de vie, il reste que, sans doute depuis tou­jours et sans doute pour long­temps encore, notre propre mort nous fera peur, cette peur pro­fonde que Freud avait nom­mée l’angoisse de mort. Le soi­gnant, seul face à sa propre mort, l’éprouve aus­si. Dès lors, s’il veut pré­tendre à pou­voir accom­pa­gner le mou­rant, il doit avoir pris le temps de réflé­chir à sa propre fini­tude, à sa propre mort. S’il ne peut se libé­rer de cette angoisse de mort, il entre­ra en réso­nance avec l’angoisse du mou­rant, et il sera ten­té de nier cette mort, de la « tech­ni­quer » avec froi­deur, ou encore de la dis­si­mu­ler sous le men­songe. Le soi­gnant en soins pal­lia­tifs pour­rait croire qu’en appri­voi­sant la mort de l’autre, il appri­voi­se­ra ain­si sa propre mort. Il s’agit là d’un mythe.

  1. A. Croze, L’Hôtel-Dieu de Lyon, édi­té par les labo­ra­toires CIBA, 1939. Ce récit n’est pas abso­lu­ment cer­tain, quoi qu’il en soit de sa publi­ca­tion, mais rien ne per­met d’en douter…
  2. Récem­ment, en Angle­terre, les juristes ont deman­dé aux poli­tiques d’abroger une loi qui, même si elle n’était plus d’application depuis des années, rap­pe­lait une curieuse posi­tion morale : elle pré­ci­sait qu’il fal­lait attraire devant les tri­bu­naux les morts par sui­cide afin de leur inten­ter un pro­cès au terme duquel ils étaient condam­nés… à la pen­dai­son ! On pen­dait donc un corps mort, et son héri­tage était confis­qué à la famille au pro­fit de l’État, sans doute pour punir celle-ci, et en tout cas pour don­ner un sérieux aver­tis­se­ment à qui aurait l’idée de se don­ner la mort.
  3. Coll. « Points His­toire », Seuil, 1975 ; réédi­tion 1977.
  4. Code de la san­té publique (France), 1re par­tie, Livre Ier, Titre Ier, cha­pitre pré­li­mi­naire : Droits de la per­sonne, art. L.1110 – 5.
  5. Oh Édi­tions, 2004.
  6. New York, Mac­mil­lan Publi­shing Com­pa­ny, 1969. Trad. franç. : Les der­niers ins­tants de la vie, Labor et Fides

Raymond Gueibe


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