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Le “social” en question
Concertation, conflit, partenaires, agitation, rapports, relations, dialogue, avantages, lois, programmation, conquête, progrès…: autant de mots qui, lorsqu’ils s’attachent à l’adjectif « social », lui confèrent en retour un sens précis. Quelque part au croisement de la production et de la répartition des richesses, ce social-là renvoie à des inégalités, à des positions différenciées et potentiellement conflictuelles, mais aussi à un espace […]
Concertation, conflit, partenaires, agitation, rapports, relations, dialogue, avantages, lois, programmation, conquête, progrès…: autant de mots qui, lorsqu’ils s’attachent à l’adjectif « social », lui confèrent en retour un sens précis. Quelque part au croisement de la production et de la répartition des richesses, ce social-là renvoie à des inégalités, à des positions différenciées et potentiellement conflictuelles, mais aussi à un espace de transaction organisée qui s’est imposé à la compétition anomique des intérêts dominants par l’entrée en scène et la reconnaissance d’acteurs collectifs. C’est aussi à partir de là aussi que se sont élaborées et généralisées les formes de redistribution auxquelles s’identifient nos sociétés.
Le propos du présent dossier, et d’un ensemble ultérieur qui le complètera1, est d’explorer l’actualité du social. Dans cette première partie, avec Michel Capron, on s’attachera à une de ses manifestations les plus spectaculaires : la grève. L’intérêt de la contribution de Jean-Marie Léonard est de nous confronter à une analyse de terrain, celle du secteur non marchand, en pleine croissance, où les travailleurs, entre vocation et exploitation, ont dû se construire une identité et la faire reconnaitre. Dans ce contexte inédit, les relations sociales ne peuvent en effet être la simple transposition de ce qu’elles sont dans le secteur privé. Mais cette différence demande à être construite sur des représentations qui coalisent les travailleurs et les usagers ou bénéficiaires des services prestés plutôt que de les opposer. Cela seul peut mettre en responsabilité les institutions employeuses comme celles qui les financent, ce qui les force à prendre en compte comme légitimes les intérêts des travailleurs.
Ainsi le social montre des visages contrastés. Car si l’affirmation conquérante d’une identité signale une créativité, le relevé des grèves de la dernière décennie nous renseigne sur leur caractère relativement moins fréquent, mais surtout de plus en plus défensif voire désespéré. Au milieu de cas plus discrets, la mémoire garde la trace de conflits qui ne sont pas devenus emblématiques par hasard (Forges de Clabecq, Renault Vilvorde, Sabena…). À noter que les chiffres relevés remettent en cause certains clichés résistants quant aux différences régionales observées. Entre les deux grèves générales qui fixent les termes de l’analyse (1993, le « plan global » à l’automne dernier avec le « pacte des générations »), on ne voit pas seulement deux moments où se joue l’articulation du social et du politique, mais aussi la remise en question de l’usage même de la grève et ses modalités. La multiplication des actions patronales en justice, puis la conclusion d’un accord entre partenaires sociaux, son application et enfin sa dénonciation de fait par certaines organisations patronales flamandes constituent une séquence dont les enjeux sont multiples. À travers les questions relatives à la représentativité, se joue la légitimité du social comme producteur de normes en regard de l’autorité judiciaire. En amont, toute une presse a témoigné, par ses prises de position divergentes, de la fragilité d’une « culture » du social et de sa transmission.
Quelle pièce se joue aujourd’hui sur cette scène naguère centrale du social2 ? Les procédures, les institutions spécialisées et les délégations qui les habitent sont toujours en place et organisent les petits comme les grands rendez-vous. On négocie dans les entreprises, dans les secteurs et au niveau interprofessionnel : les acteurs représentatifs y tiennent encore leur rôle et, à l’issue de péripéties plus ou moins dramatiques, des arbitrages s’élaborent… ou s’imposent. Mais, comme on le verra dans la seconde partie de ce dossier, ce fonctionnement a minima n’est pas assuré pour l’avenir.
Tout se passe donc comme si le social avait son histoire derrière lui : comme le souligne Michel Molitor, il n’est plus associé à la conquête et au progrès, mais plutôt à la résistance, au repli sur le front étroit des droits acquis qui tend à exclure et à exposer de fait ceux que la société salariale a rejetés à sa marge. Dans une société individualiste de chômage de masse et de dérégulation, où l’économie se donne pour une nature, l’action collective comme la conscience qui l’accompagne et la soutient s’en ressentent : l’investissement militant est traversé par le doute et, au mieux, se trouve d’autres terrains plus exaltants où les enjeux se dessinent sur des horizons plus clairs. Ou se réfugie dans des compensations utopiques.
Partant de l’idée que le ressort du social, ce qui le fait exister comme enjeu, c’est l’action collective, on ne peut qu’en appeler à son profond renouveau. Pour Michel Molitor, cela ne va pas sans une rupture indispensable : les heures de gloire des trois décennies d’après-guerre, avec le plein-emploi et la croissance forte, doivent cesser de jouer le rôle de références syndicales plus ou moins conscientes ou explicites. C’est à partir de la donne d’aujourd’hui, des alliances qu’elle suggère avec les plus fragiles et de l’élargissement du front à d’autres combats citoyens, qu’il faut mobiliser le social de demain et non en jetant un regard nostalgique ou narcissique dans le rétroviseur.
Cet appel à un renouveau de l’action collective donne tout son sens à la contribution de Georges Liénard et Pierre Reman qui s’interrogent sur les conditions d’émergence et les modalités d’existence des êtres collectifs contemporains. Toute discussion sur ce point commence par la mise en question des abus d’un individualisme méthodologique qui reporte sur son objet, les conduites collectives, le postulat qu’elles ne peuvent que refléter la somme des intérêts individuels. L’action collective engagée dans la conjoncture d’un conflit peut se découvrir créatrice tant au plan culturel (construction d’identités, représentation des enjeux…) qu’au plan stratégique. Reste à observer que cette « valeur ajoutée » que mobilise l’action commune n’est pas donnée d’avance. Variable ou potentielle : tantôt elle pose l’être collectif en agent, tantôt en acteur, tantôt en sujet. Une telle perspective est assurément plus enthousiasmante que celle des théoriciens libéraux qui, lorsque leurs petits calculs de l’intérêt individuel ou catégoriel sont débordés, recourent au « voile de l’ignorance » comme ultime explication. C’est ainsi : dans ce que les uns attribuent à l’intelligence collective les autres n’envisagent que le voile de l’ignorance. Mobilisateur de représentations du monde, et des hommes qui y vivent ensemble, le social restera le moyen de les changer, du moment qu’il fait partie encore de notre façon de les appréhender.
- Les textes publiés dans les deux dossiers sont issus d’un colloque organisé par la Fopes en l’honneur de l’éméritat de Michel Molitor et de celui de Michel Capron.
- Une relecture attentive de la presse quotidienne serait très instructive sur la place qu’y tient le social : autrefois identifiée par une rubrique, son actualité tend à se dissoudre dans le traitement des nouvelles économiques voir financières.