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Le “social” en question

Numéro 6 Juin 2006 par Théo Hachez

juin 2006

Concer­ta­tion, conflit, par­te­naires, agi­ta­tion, rap­ports, rela­tions, dia­logue, avan­tages, lois, pro­gram­ma­tion, conquête, pro­grès…: autant de mots qui, lorsqu’ils s’attachent à l’adjectif « social », lui confèrent en retour un sens pré­cis. Quelque part au croi­se­ment de la pro­duc­tion et de la répar­ti­tion des richesses, ce social-là ren­voie à des inéga­li­tés, à des posi­tions dif­fé­ren­ciées et poten­tiel­le­ment conflic­tuelles, mais aus­si à un espace […]

Concer­ta­tion, conflit, par­te­naires, agi­ta­tion, rap­ports, rela­tions, dia­logue, avan­tages, lois, pro­gram­ma­tion, conquête, pro­grès…: autant de mots qui, lorsqu’ils s’attachent à l’adjectif « social », lui confèrent en retour un sens pré­cis. Quelque part au croi­se­ment de la pro­duc­tion et de la répar­ti­tion des richesses, ce social-là ren­voie à des inéga­li­tés, à des posi­tions dif­fé­ren­ciées et poten­tiel­le­ment conflic­tuelles, mais aus­si à un espace de tran­sac­tion orga­ni­sée qui s’est impo­sé à la com­pé­ti­tion ano­mique des inté­rêts domi­nants par l’entrée en scène et la recon­nais­sance d’acteurs col­lec­tifs. C’est aus­si à par­tir de là aus­si que se sont éla­bo­rées et géné­ra­li­sées les formes de redis­tri­bu­tion aux­quelles s’identifient nos sociétés.

Le pro­pos du pré­sent dos­sier, et d’un ensemble ulté­rieur qui le com­plè­te­ra1, est d’explorer l’actualité du social. Dans cette pre­mière par­tie, avec Michel Capron, on s’attachera à une de ses mani­fes­ta­tions les plus spec­ta­cu­laires : la grève. L’intérêt de la contri­bu­tion de Jean-Marie Léo­nard est de nous confron­ter à une ana­lyse de ter­rain, celle du sec­teur non mar­chand, en pleine crois­sance, où les tra­vailleurs, entre voca­tion et exploi­ta­tion, ont dû se construire une iden­ti­té et la faire recon­naitre. Dans ce contexte inédit, les rela­tions sociales ne peuvent en effet être la simple trans­po­si­tion de ce qu’elles sont dans le sec­teur pri­vé. Mais cette dif­fé­rence demande à être construite sur des repré­sen­ta­tions qui coa­lisent les tra­vailleurs et les usa­gers ou béné­fi­ciaires des ser­vices pres­tés plu­tôt que de les oppo­ser. Cela seul peut mettre en res­pon­sa­bi­li­té les ins­ti­tu­tions employeuses comme celles qui les financent, ce qui les force à prendre en compte comme légi­times les inté­rêts des travailleurs.

Ain­si le social montre des visages contras­tés. Car si l’affirmation conqué­rante d’une iden­ti­té signale une créa­ti­vi­té, le rele­vé des grèves de la der­nière décen­nie nous ren­seigne sur leur carac­tère rela­ti­ve­ment moins fré­quent, mais sur­tout de plus en plus défen­sif voire déses­pé­ré. Au milieu de cas plus dis­crets, la mémoire garde la trace de conflits qui ne sont pas deve­nus emblé­ma­tiques par hasard (Forges de Cla­becq, Renault Vil­vorde, Sabe­na…). À noter que les chiffres rele­vés remettent en cause cer­tains cli­chés résis­tants quant aux dif­fé­rences régio­nales obser­vées. Entre les deux grèves géné­rales qui fixent les termes de l’analyse (1993, le « plan glo­bal » à l’automne der­nier avec le « pacte des géné­ra­tions »), on ne voit pas seule­ment deux moments où se joue l’articulation du social et du poli­tique, mais aus­si la remise en ques­tion de l’usage même de la grève et ses moda­li­tés. La mul­ti­pli­ca­tion des actions patro­nales en jus­tice, puis la conclu­sion d’un accord entre par­te­naires sociaux, son appli­ca­tion et enfin sa dénon­cia­tion de fait par cer­taines orga­ni­sa­tions patro­nales fla­mandes consti­tuent une séquence dont les enjeux sont mul­tiples. À tra­vers les ques­tions rela­tives à la repré­sen­ta­ti­vi­té, se joue la légi­ti­mi­té du social comme pro­duc­teur de normes en regard de l’autorité judi­ciaire. En amont, toute une presse a témoi­gné, par ses prises de posi­tion diver­gentes, de la fra­gi­li­té d’une « culture » du social et de sa transmission.

Quelle pièce se joue aujourd’hui sur cette scène naguère cen­trale du social2 ? Les pro­cé­dures, les ins­ti­tu­tions spé­cia­li­sées et les délé­ga­tions qui les habitent sont tou­jours en place et orga­nisent les petits comme les grands ren­dez-vous. On négo­cie dans les entre­prises, dans les sec­teurs et au niveau inter­pro­fes­sion­nel : les acteurs repré­sen­ta­tifs y tiennent encore leur rôle et, à l’issue de péri­pé­ties plus ou moins dra­ma­tiques, des arbi­trages s’élaborent… ou s’imposent. Mais, comme on le ver­ra dans la seconde par­tie de ce dos­sier, ce fonc­tion­ne­ment a mini­ma n’est pas assu­ré pour l’avenir.

Tout se passe donc comme si le social avait son his­toire der­rière lui : comme le sou­ligne Michel Moli­tor, il n’est plus asso­cié à la conquête et au pro­grès, mais plu­tôt à la résis­tance, au repli sur le front étroit des droits acquis qui tend à exclure et à expo­ser de fait ceux que la socié­té sala­riale a reje­tés à sa marge. Dans une socié­té indi­vi­dua­liste de chô­mage de masse et de déré­gu­la­tion, où l’économie se donne pour une nature, l’action col­lec­tive comme la conscience qui l’accompagne et la sou­tient s’en res­sentent : l’investissement mili­tant est tra­ver­sé par le doute et, au mieux, se trouve d’autres ter­rains plus exal­tants où les enjeux se des­sinent sur des hori­zons plus clairs. Ou se réfu­gie dans des com­pen­sa­tions utopiques.

Par­tant de l’idée que le res­sort du social, ce qui le fait exis­ter comme enjeu, c’est l’action col­lec­tive, on ne peut qu’en appe­ler à son pro­fond renou­veau. Pour Michel Moli­tor, cela ne va pas sans une rup­ture indis­pen­sable : les heures de gloire des trois décen­nies d’après-guerre, avec le plein-emploi et la crois­sance forte, doivent ces­ser de jouer le rôle de réfé­rences syn­di­cales plus ou moins conscientes ou expli­cites. C’est à par­tir de la donne d’aujourd’hui, des alliances qu’elle sug­gère avec les plus fra­giles et de l’élargissement du front à d’autres com­bats citoyens, qu’il faut mobi­li­ser le social de demain et non en jetant un regard nos­tal­gique ou nar­cis­sique dans le rétroviseur.

Cet appel à un renou­veau de l’action col­lec­tive donne tout son sens à la contri­bu­tion de Georges Lié­nard et Pierre Reman qui s’interrogent sur les condi­tions d’émergence et les moda­li­tés d’existence des êtres col­lec­tifs contem­po­rains. Toute dis­cus­sion sur ce point com­mence par la mise en ques­tion des abus d’un indi­vi­dua­lisme métho­do­lo­gique qui reporte sur son objet, les conduites col­lec­tives, le pos­tu­lat qu’elles ne peuvent que reflé­ter la somme des inté­rêts indi­vi­duels. L’action col­lec­tive enga­gée dans la conjonc­ture d’un conflit peut se décou­vrir créa­trice tant au plan cultu­rel (construc­tion d’identités, repré­sen­ta­tion des enjeux…) qu’au plan stra­té­gique. Reste à obser­ver que cette « valeur ajou­tée » que mobi­lise l’action com­mune n’est pas don­née d’avance. Variable ou poten­tielle : tan­tôt elle pose l’être col­lec­tif en agent, tan­tôt en acteur, tan­tôt en sujet. Une telle pers­pec­tive est assu­ré­ment plus enthou­sias­mante que celle des théo­ri­ciens libé­raux qui, lorsque leurs petits cal­culs de l’intérêt indi­vi­duel ou caté­go­riel sont débor­dés, recourent au « voile de l’ignorance » comme ultime expli­ca­tion. C’est ain­si : dans ce que les uns attri­buent à l’intelligence col­lec­tive les autres n’envisagent que le voile de l’ignorance. Mobi­li­sa­teur de repré­sen­ta­tions du monde, et des hommes qui y vivent ensemble, le social res­te­ra le moyen de les chan­ger, du moment qu’il fait par­tie encore de notre façon de les appréhender.

  1. Les textes publiés dans les deux dos­siers sont issus d’un col­loque orga­ni­sé par la Fopes en l’honneur de l’éméritat de Michel Moli­tor et de celui de Michel Capron.
  2. Une relec­ture atten­tive de la presse quo­ti­dienne serait très ins­truc­tive sur la place qu’y tient le social : autre­fois iden­ti­fiée par une rubrique, son actua­li­té tend à se dis­soudre dans le trai­te­ment des nou­velles éco­no­miques voir financières.

Théo Hachez


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