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Le sens d’une crise

Numéro 9 Septembre 2007 par Donat Carlier

septembre 2007

Il aurait un pro­blème de méthode et de com­mu­ni­ca­tion. Si les négo­cia­tions de l’O­range bleue ont pié­ti­né dès leur entame cet été, on a vou­lu faire croire tout un moment que ce serait, pour une bonne part, la faute au for­ma­teur lui-même. Yves Leterme a bon dos, même s’il faut recon­naitre qu’il l’offre plus sou­vent qu’à son […]

Il aurait un pro­blème de méthode et de com­mu­ni­ca­tion. Si les négo­cia­tions de l’O­range bleue ont pié­ti­né dès leur entame cet été, on a vou­lu faire croire tout un moment que ce serait, pour une bonne part, la faute au for­ma­teur lui-même.

Yves Leterme a bon dos, même s’il faut recon­naitre qu’il l’offre plus sou­vent qu’à son tour à la fla­gel­la­tion. L’ex­pli­ca­tion fon­da­men­tale du blo­cage est évi­dem­ment ailleurs que dans l’a­na­lyse carac­té­ro­lo­gique des acteurs les plus en vue. Elle réside avant tout dans la dis­pro­por­tion et l’i­na­dé­qua­tion entre d’une part, la com­plexi­té et l’é­pais­seur des désac­cords ins­ti­tu­tion­nels et com­mu­nau­taires et d’autre part, les condi­tions poli­tiques et pra­tiques d’une négo­cia­tion dont la fina­li­té est de for­mer un gou­ver­ne­ment. L’ou­til de la négo­cia­tion pré­gou­ver­ne­men­tale n’est ni appro­prié ni à la mesure du problème.

C’est ce nœud que contri­buent à mas­quer, côté fran­co­phone, la per­son­na­li­sa­tion à outrance, la dra­ma­ti­sa­tion média­tique des anec­dotes et la mise en scène spec­ta­cu­laire des reven­di­ca­tions fla­mandes. L’o­pi­nion publique n’en tombe qu’un peu plus des nues face au cahier des charges fla­mand. Comme si elle ne le connais­sait pas. Comme si nous ne savions pas que les négo­cia­tions ins­ti­tu­tion­nelles consti­tue­raient le plat de résis­tance des débats poli­tiques post-élec­to­raux et que le repli sur une stra­té­gie pure­ment défen­sive de front du refus ne pré­pare que de futures débâcles. À force de s’a­veu­gler col­lec­ti­ve­ment sur l’ef­fi­ca­ci­té des lignes Magi­not, on peut s’at­tendre, pour l’a­ve­nir, à de nou­velles et bien plus hou­leuses tempêtes.

Petit à petit des voix s’é­lèvent (comme celles de Robert Des­champs ou Jean-Jacques Viseur en matière de poli­tiques d’emploi) : cer­taines nou­velles com­pé­tences régio­nales ou com­mu­nau­taires pour­raient être béné­fiques pour toutes les par­ties si elles per­mettent une meilleure col­la­bo­ra­tion entre le fédé­ral, les Régions et les Com­mu­nau­tés… Mais on est loin du compte ; les res­pon­sables poli­tiques fran­co­phones, gros­so modo en phase avec leur élec­to­rat, conti­nuent à cla­mer que les « pro­blèmes com­mu­nau­taires » ne font pas par­tie des « vrais pro­blèmes des gens » et qu’ils ne demandent rien. On n’ose pas ima­gi­ner qu’ils le pensent vrai­ment… C’est faux à deux titres au moins. D’a­bord parce qu’une moi­tié du ménage belge ne veut plus vivre sur les mêmes bases avec l’autre. Le par­te­naire qui veut le sta­tu­quo peut se rebif­fer, ruser tant qu’il peut pour retar­der une échéance que chaque ren­dez-vous élec­to­ral remet démo­cra­ti­que­ment à l’a­gen­da, mena­cer le conjoint de lui faire payer très cher cha­cune des étapes de son éloi­gne­ment, cela ne peut avoir pour effet ultime que de rendre la déchi­rure plus bru­tale. Ensuite, parce que les réformes suc­ces­sives accen­tuent la perte de légi­ti­mi­té démo­cra­tique de l’É­tat belge. Le pou­voir fédé­ral est en effet occu­pé par des par­tis et des hommes qui se pré­sentent à un suf­frage auquel la moi­tié du pays ne peut prendre part, comme a eu le mérite de le rap­pe­ler la pro­po­si­tion de cir­cons­crip­tion fédé­rale du groupe Pavia 1.

Trois condi­tions au moins, quatre au mieux sont à ren­con­trer si l’on veut abor­der plus pro­fon­dé­ment que par des com­pro­mis illu­soires ce pro­blème bien réel que consti­tue la confi­gu­ra­tion ins­ti­tu­tion­nelle belge. La pre­mière est de notre res­pon­sa­bi­li­té, à nous, Wal­lons et Bruxel­lois fran­co­phones. Depuis les années nonante, toute la tac­tique de nos res­pon­sables poli­tiques a consis­té à dif­fé­rer la confron­ta­tion avec l’a­gen­da ins­ti­tu­tion­nel fla­mand. Une tac­tique qui aurait pu consti­tuer une stra­té­gie jus­ti­fiée s’il s’a­gis­sait de se don­ner le temps de construire et de mettre en appli­ca­tion un pro­jet de socié­té plus ambi­tieux qu’un plan Mar­shall ou qu’un plan social pour trois-mille ensei­gnants. En lieu et place, nous avons retar­dé l’é­chéance… sans la pré­pa­rer. Pire, nos manœuvres dila­toires n’ont ser­vi qu’à pré­ser­ver une myriade de petits pou­voirs assis sur eux-mêmes. Nous n’a­vons notam­ment pas vou­lu rompre avec une sur-admi­nis­tra­tion et un empi­le­ment d’ins­tances, peu effi­caces et au-des­sus de nos moyens : Com­mu­nau­té fran­çaise, Région wal­lonne, Région bruxel­loise et Cocof, pro­vinces, com­munes, inter­com­mu­nales, para­sta­taux et outils de redé­ploie­ment éco­no­mique par dizaines…

Mais après plus d’un quart de siècle de régio­na­li­sa­tion en Wal­lo­nie et près de vingt ans à Bruxelles, les constats d’é­chec éclipsent des signes de redres­se­ment trop faibles. Plus de 30 % de chô­mage en moyenne chez les moins de vingt-cinq ans à Bruxelles et en Wal­lo­nie, pour ne prendre que ce seul exemple inquié­tant pour l’a­ve­nir… Il est urgent de réunir l’en­semble de nos moyens pour arbi­trer leur uti­li­sa­tion, en fonc­tion de prio­ri­tés col­lec­ti­ve­ment défi­nies. Conti­nuer à pri­vi­lé­gier le sta­tu­quo ne nous expo­se­ra que plus dure­ment au risque de perte de la pro­tec­tion d’un État social fédé­ral mis à mal par un cer­tain « chau­vi­nisme du bien-être » fla­mand. Ces ten­dances égoïstes sont ali­men­tées par le ras-le-bol d’une Flandre qui finance le sys­tème fédé­ral bien plus que pro­por­tion­nel­le­ment à son impor­tance démo­gra­phique, un ras-le-bol que, face à notre situa­tion, on est bien en peine de tota­le­ment leur repro­cher. C’est donc à nous qu’il appar­tient de faire des choix pour retrou­ver des marges de manœuvre. Pour nous-mêmes, d’a­bord et dans le cadre du rap­port de force avec la Flandre ensuite. Les fran­co­phones de Wal­lo­nie et de Bruxelles doivent se déter­mi­ner, plus exac­te­ment s’au­to­dé­ter­mi­ner sans chaque fois attendre que le débat et les ten­sions du champ poli­tique fla­mands ne le leur imposent.

La deuxième condi­tion est d’ad­mettre que nous avons bien affaire à une crise poli­tique au sens le plus fort du terme : non pas l’ab­sence tem­po­raire et nor­male d’un gou­ver­ne­ment, mais bien, conjoin­te­ment, l’in­ca­pa­ci­té du sys­tème de résoudre vala­ble­ment les pro­blèmes dans un cadre de pen­sée et d’ac­tion désor­mais dépas­sé et le lourd défi­cit en légi­ti­mi­té qui en découle pour une par­tie crois­sante de la popu­la­tion, sur­tout du Nord du pays. Les fran­co­phones com­mencent seule­ment à le com­prendre, mais sont encore loin de l’in­té­grer. Or, une nou­velle et fon­da­men­tale réforme de l’É­tat est cer­tai­ne­ment inévi­table. Et elle peut sans doute deve­nir indis­pen­sable et sou­hai­table à condi­tion qu’elle soit ambi­tieuse. D’en­ver­gure, elle consis­te­rait en un nou­veau contrat de col­la­bo­ra­tion et de soli­da­ri­té entre Com­mu­nau­tés et Régions, tout en met­tant davan­tage les uns et les autres face à leurs res­pon­sa­bi­li­tés res­pec­tives. Il s’a­gi­rait de ten­ter un accord qui cher­che­rait à res­pon­sa­bi­li­ser pour mieux relé­gi­ti­mer la solidarité.

Un tel mode de ges­tion de l’É­tat fédé­ral passe inévi­ta­ble­ment par la négo­cia­tion entre enti­tés fédé­rées et emprunte donc bien des aspects au sys­tème confé­dé­ral. Ceux qu’on entend déjà pous­ser des cris d’or­fraie veulent igno­rer que les ins­ti­tu­tions belges intègrent depuis bien long­temps des élé­ments de confé­dé­ra­lisme, comme l’i­nexis­tence de par­tis fédé­raux, par exemple. Tout le défi est de trou­ver une nou­velle arti­cu­la­tion entre fédé­ra­lisme et confé­dé­ra­lisme qui ne consiste pas en un simple com­pro­mis boi­teux, miné dès le début par les non-dits et les mal­en­ten­dus, mais un accord qui ait un sens mobi­li­sa­teur pour ce que nous vou­lons gar­der en com­mun, pour le bien de tous. Des méca­nismes de res­pon­sa­bi­li­sa­tion sous le moni­to­ring d’une concer­ta­tion entre Régions et fédé­ral per­met­traient peut-être d’en­vi­sa­ger à nou­veau l’é­che­lon belge comme niveau per­ti­nent d’ac­tion. Dans le cadre de cette épure, la pro­po­si­tion de Pavia per­met­trait, par exemple, de contre­ba­lan­cer des traits confé­dé­ra­listes en les ajus­tant à une logique fédé­rale. L’É­tat belge serait alors moins un niveau de pou­voir de plus en plus mai­gri­chon que ce sys­tème de soli­da­ri­té et d’é­changes entre Régions dis­tinctes que l’his­toire a ren­dues étroi­te­ment inter­dé­pen­dantes. L’en­jeu serait alors de retis­ser autre­ment ces liens plu­tôt que de les lais­ser se démanteler.

Mais une telle pers­pec­tive est-elle seule­ment envi­sa­geable ? Elle nous semble au moins aus­si cré­dible que le dis­cours des par­tis fran­co­phones sur les béné­fices de la coopé­ra­tion entre le fédé­ral et les Régions alors qu’ils se montrent lar­ge­ment inca­pables de l’ap­pli­quer dans l’es­pace Wal­lo­nie-Bruxelles. Cette pers­pec­tive parait aus­si « sérieuse » qu’exi­ger des fran­co­phones qu’ils acceptent leur sui­cide éco­no­mique via, par exemple, la régio­na­li­sa­tion de l’im­pôt des socié­tés. Elle est de toute façon moins délé­tère que la remise en cause fran­co­phone des fron­tières lin­guis­tiques. Cette « reven­di­ca­tion » en forme de pro­vo­ca­tion lin­guis­tique consiste en fait à anti­ci­per la fin de l’É­tat pour mieux ten­ter de l’é­vi­ter, en cher­chant à faire recu­ler la Flandre devant la menace… L’é­cran de fumée dres­sé devant notre absence de pro­jet parait bien mince, sur­tout s’il s’a­git de finir par entrer dans un dia­logue confé­dé­ral à recu­lons, sans l’a­vouer et donc sans obte­nir les contre­par­ties qui nous per­met­traient de réel­le­ment nous redresser.

Troi­sième condi­tion : une telle réforme, pro­fonde et juste, devrait contri­buer à res­tau­rer le carac­tère démo­cra­tique et la légi­ti­mi­té de notre sys­tème poli­tique. La négo­cier dans les courts délais récla­més par la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment est impen­sable. Les négo­cia­teurs actuels devraient « seule­ment » en affir­mer l’in­ten­tion par­ta­gée et en fixer des prin­cipes métho­do­lo­giques pré­sa­geant, au-delà de négo­cia­tions inévi­ta­ble­ment dures sur des inté­rêts diver­gents, un tra­vail de fond impli­quant, vu l’en­jeu, tous les par­tis démocratiques.

Cette « table ronde » aurait pour objec­tif de cla­ri­fier l’a­ve­nir de la Bel­gique sur lequel, comme l’a consta­té Yves Leterme, le consen­sus fait actuel­le­ment défaut. Mais pour en dis­cu­ter encore faut-il pou­voir comp­ter, et c’est une qua­trième condi­tion, sur une forme d’É­tat un mini­mum « sta­bi­li­sée ». Seule la N‑VA a le mérite de l’a­voir dit : son modèle et but final est l’in­dé­pen­dance de la Flandre. Avec Hugues Dumont, on aime­rait bien que les autres par­tis fla­mands éclairent notre lan­terne sur leur « objec­tif à long terme », mais on craint qu’ils ne puissent pré­ci­ser leur vision au-delà de la dyna­mique d’une Flandre la plus forte et auto­nome pos­sible, au besoin dans une Bel­gique com­plè­te­ment vidée de sa sub­stance (c’est-à-dire une confé­dé­ra­tion pure et simple). Au moins peut-on essayer d’exi­ger que les par­tis fla­mands expli­citent le cadre dans lequel ils veulent encore s’ins­crire pen­dant un laps de temps suf­fi­sam­ment long et à quelles conditions.

Le fait que cette der­nière condi­tion ne soit pas rem­plie ne remet­trait pas en cause les trois pre­mières. Elles n’en devien­draient que d’au­tant plus vitales : dépas­ser nos petits com­pro­mis intra­fran­co­phones pour déga­ger des moyens et cher­cher un équi­libre tem­po­raire le plus effi­cace pos­sible entre fédé­ra­lisme et confé­dé­ra­lisme au sein d’une confé­rence ad hoc. Les fran­co­phones pour­raient enta­mer les négo­cia­tions actuelles et envi­sa­ger les pers­pec­tives futures autre­ment qu’en recher­chant des for­mules de pro­tec­tion illu­soires, et sur­tout, en démen­tant leur cer­ti­tude actuelle d’être de toute façon per­dants. S’il est réel­le­ment impos­sible à la Flandre de s’en­ga­ger plus dura­ble­ment, les Wal­lons et Bruxel­lois fran­co­phones sau­ront au moins à quoi s’en tenir : les élé­ments de confé­dé­ra­lisme pren­dront le pas sur la pers­pec­tive fédé­rale désta­bi­li­sée par des reven­di­ca­tions fla­mandes qui conti­nue­ront à s’auto-alimenter.

(20 aout 2007)

  1. Kris Des­chou­wer et Phi­lippe Van Pari­js ont pré­sen­té cette pro­po­si­tion dans le dos­sier « Une Bel­gique décom­plexée », La Revue nou­velle, avril 007.

Donat Carlier


Auteur

Né en 1971 à Braine-le-Comte, Donat Carlier est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1997. Actuellement Directeur du Consortium de validation des compétences, il a dirigé l’équipe du Bassin Enseignement Formation Emploi à Bruxelles, a conseillé Ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi et de la formation ; et a également été journaliste, chercheur et enseignant. Titulaire d’un Master en sociologie et anthropologie, ses centres d’intérêts le portent vers la politique belge, et plus particulièrement l’histoire sociale, politique et institutionnelle de la construction du fédéralisme en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Il a également écrit sur les domaines de l’éducation et du monde du travail. Il est plus généralement attentif aux évolutions actuelles de la société et du régime démocratiques.