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Le scandale de la poudre d’escampette

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par

mai 2010

Le dépôt de pro­po­si­tions de lois incri­mi­nant l’évasion semble être une des marottes favo­rites des par­le­men­taires. En effet, un très rapide tour d’horizon sur le site de la Chambre nous apprend qu’au moins sept pro­po­si­tions de ce type ont été dépo­sées au cours de l’actuelle légis­la­ture devant l’une de nos deux chambres légis­la­tives. La plupart […]

Le dépôt de pro­po­si­tions de lois incri­mi­nant l’évasion semble être une des marottes favo­rites des par­le­men­taires. En effet, un très rapide tour d’horizon sur le site de la Chambre nous apprend qu’au moins sept pro­po­si­tions de ce type ont été dépo­sées au cours de l’actuelle légis­la­ture devant l’une de nos deux chambres légis­la­tives. La plu­part des par­tis de droite et de centre-droit ont appor­té leur pierre à cet édi­fice : VB, CD&V, MR, N‑VA, Open VLD1.

Il est vrai que l’évasion n’est actuel­le­ment pas incri­mi­née en tant que telle en Bel­gique (elle l’est par contre en Ita­lie, en France et en Angle­terre, par exemple). Dans les concep­tions pénales clas­siques, l’on consi­dère qu’il est natu­rel de cher­cher à échap­per à sa peine et que, si l’occasion se pré­sente de s’y sous­traire sans coup férir, on ne peut repro­cher à per­sonne de s’être lais­sé ten­ter. C’est bien enten­du la sous­trac­tion à la peine qui reste impu­nie2, pas les éven­tuelles infrac­tions col­la­té­rales : prise d’otage, des­truc­tions, vol de voi­ture, port d’arme, menaces, etc. Il n’est pas jusqu’au vol de vête­ments appar­te­nant à l’administration péni­ten­tiaire qui ne sera repro­ché aux éva­dés. Bref, il est tolé­ré de s’évader lorsque l’on trouve la porte ouverte et que l’on porte ses propres vête­ments… ou que l’on est prêt à jouer la fille de l’air en cos­tume d’Adam3.

Si l’on cri­mi­na­li­sait l’évasion, les cas où la nou­velle loi trou­ve­rait à s’appliquer seule se comp­te­raient donc sur les doigts d’une main4. Quelle est donc l’utilité de pour­suivre de la vin­dicte éta­tique des indi­vi­dus par­ve­nus à pro­fi­ter d’un somme de leur gardien ?

Si l’on s’en réfère aux tra­vaux par­le­men­taires des pro­po­si­tions de lois concer­nées et au site de Sabien Lahaye-Bat­theu, auteure de la der­nière pro­po­si­tion en date, l’on peut noter un recours à plu­sieurs types de justifications.

Les deux pre­miers sont très clas­siques et relèvent d’une croyance en l’effet dis­sua­sif du texte pénal et donc en sa capa­ci­té à faire bais­ser le nombre d’évasions. Il s’agirait alors, d’une part, de pré­ser­ver la sécu­ri­té de la socié­té en main­te­nant sous les ver­rous des indi­vi­dus dan­ge­reux et, d’autre part, de lut­ter contre les couts engen­drés par la recherche des éva­dés5.

Qu’il nous soit per­mis de dou­ter de l’effet dis­sua­sif de l’incrimination de l’évasion. Nous nous inter­ro­geons en effet sur le cal­cul ration­nel d’un déte­nu face à une fenêtre entrou­verte, tant doit être grande la ten­ta­tion. Mais on peut éga­le­ment son­ger que la pers­pec­tive, après l’inévitable réin­car­cé­ra­tion, de la pri­va­tion des faveurs que peut gla­ner un déte­nu au com­por­te­ment irré­pro­chable (tra­vail, acti­vi­tés diverses, congés péni­ten­tiaires, libé­ra­tion condi­tion­nelle, etc.) est aus­si dis­sua­sive que pos­sible en cette matière et qu’une loi spé­ci­fique n’y appor­te­rait rien.

Deux moti­va­tions nous semblent plus inté­res­santes et plus révé­la­trices d’évolutions récentes de notre socié­té. La pre­mière est que l’évasion indi­que­rait à la col­lec­ti­vi­té la fai­blesse de l’État et rui­ne­rait son cré­dit. Cet argu­ment est assor­ti de consi­dé­ra­tion sur les signaux envoyés ou à envoyer dans le cadre de la poli­tique de lutte contre les éva­sions. Il n’est pas tant ques­tion ici de l’évasion elle-même que de la mau­vaise publi­ci­té qu’elle consti­tue. Nous retrou­vons, nous paraît-il, une thé­ma­tique liée à la poli­tique du signal dont nous avons déjà trai­té en ces pages6.

La seconde moti­va­tion repose sur l’idée que le déte­nu, en s’évadant — ou en ten­tant de le faire — tra­hi­rait la confiance pla­cée en lui, indi­que­rait qu’il refuse de se résoudre à sa condam­na­tion et ferait la preuve de son impré­pa­ra­tion à une réin­ser­tion res­pon­sable. À pre­mière vue, on est ame­né à se deman­der pour­quoi diable un déte­nu devrait néces­sai­re­ment se résoudre à quoi que ce soit et pour­rait être puni de ne pas l’avoir fait. À deuxième vue, l’on pour­rait s’interroger sur la confiance dont on a fait montre vis-à-vis de déte­nus en les pla­çant der­rière des barreaux.

À ces deux éton­ne­ments cor­res­pondent deux ques­tions. Posons-les nous, espé­rant qu’elles puissent consti­tuer des débuts de réponses. Et si ?

Et si c’était une question de principe ?

C’est une ques­tion de prin­cipe qui pré­si­da à la non-incri­mi­na­tion déli­bé­rée de l’évasion. L’aspiration à la liber­té fut long­temps consi­dé­rée comme natu­relle chez un homme dont on ne pou­vait exi­ger qu’il aille à l’encontre de sa nature. Il appar­te­nait dès lors à l’État de veiller à ce qu’on tint closes les portes des pri­sons, afin d’empêcher par la force l’exercice de la liberté.

Il semble que les prin­cipes ont chan­gé et que l’on tient aujourd’hui rigueur au déte­nu de son désir de liber­té et de sa réti­cence à admettre sa puni­tion. Il est là, le scan­dale : dans le refus du condam­né d’endosser sa peine et de nous confir­mer sa jus­tesse. Il ne peut plus être jus­ti­fié de cher­cher à échap­per à une vio­lence qui, pour légi­time7 qu’elle soit, n’en est pas moins une violence.

La vio­lence même de la peine pri­va­tive de liber­té est d’ailleurs inten­si­ve­ment niée dans les tra­vaux pré­pa­ra­toires de la loi péni­ten­tiaire du 12 jan­vier 20058, notam­ment par le biais d’une invo­ca­tion d’une « nor­ma­li­sa­tion » de la pri­son9. Face au défi insur­mon­table de la légi­ti­ma­tion, c’est la tan­gente qui est prise : rien n’est plus nor­mal qu’une pri­son, ou tant s’en faut.

Dans ce cadre, le prin­cipe serait celui d’une néces­saire sou­mis­sion à la condam­na­tion. Il ne s’agit plus de pour­suivre obtu­sé­ment sa liber­té phy­sique, mais de col­la­bo­rer à un sys­tème répres­sif offrant la pers­pec­tive d’une réin­té­gra­tion har­mo­nieuse dans le réseau social. Nous nous trou­vons ici confron­tés à l’antienne de la par­ti­ci­pa­tion — cette fois au pro­jet car­cé­ral —, laquelle sous-tend l’ensemble de la loi du 12 janvier.

Et si l’évasion n’était plus ce qu’elle a été ?

Les pro­po­si­tions dont il est ques­tion ici visent à incri­mi­ner comme éva­sion, non seule­ment le fait de s’échapper d’un lieu clos (pri­son, four­gon, cel­lules d’un palais de jus­tice, etc.), mais éga­le­ment le non-res­pect d’une semi-déten­tion, du terme d’un congé péni­ten­tiaire, etc. Il s’agit d’aller bien au-delà de la signi­fi­ca­tion usuelle du terme « éva­sion ». Quoi de plus logique que de prendre en compte l’ouverture crois­sante de la pri­son et la rela­ti­vi­sa­tion de la dis­tinc­tion entre déten­tion et liberté ?

La pri­son n’est plus défi­nie par ses murs et n’est plus le lieu exclu­sif de pres­ta­tion d’une peine pri­va­tive de liber­té, laquelle peut être exé­cu­tée en liber­té10. Dès lors que l’espace car­cé­ral est ain­si (dis­cur­si­ve­ment) indif­fé­ren­cié de l’espace phy­sique et social ordi­naire, com­ment s’assurer du main­tien sous les ver­rous, si ce n’est en pla­çant ces ver­rous sur les déte­nus eux-mêmes ? C’est ce que sont les « bra­ce­lets élec­tro­niques », c’est ce que pré­tendent être les lois projetées.

Certes, il n’est ici ques­tion que de dis­cours, pas de pra­tiques car­cé­rales. Mais on peut émettre l’idée qu’une pri­son nor­ma­li­sée et qu’une pri­va­tion de liber­té en liber­té sont deux des coor­don­nées de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion du déte­nu par rap­port à sa propre peine. Dans ce cadre, l’État n’a plus à répondre de la fer­me­ture des portes, alors que le condam­né doit s’abstenir d’en fran­chir les seuils. Sans doute est-ce là ce qui est remar­quable en cette évo­lu­tion : le pas­sage d’une logique de clô­ture d’espace clai­re­ment dis­tinct à une logique de niveaux au sein d’un même espace peu dif­fé­ren­cié. Car un seuil marque un pas­sage, mais relève théo­ri­que­ment du mérite et non de la coer­ci­tion : il faut se his­ser au niveau adé­quat pour pré­tendre le fran­chir. Pour ce faire, il convient avant tout d’intégrer un sys­tème de mise à l’épreuve et donc, d’y collaborer.

Gare à celui qui fran­chit un seuil sans y être auto­ri­sé11 et usurpe un niveau de liber­té qui ne lui est pas acces­sible. Qui s’étonnera dès lors que l’on réagisse péna­le­ment face au scan­dale de la poudre d’escampette ?

  1. On nous par­don­ne­ra de ne citer ici que les numé­ros de docu­ments et non les titres in exten­so. À la Chambre : 52K0414, 52K0887, 52K2166, 52K2178 (et une pro­po­si­tion de Sabien Lahaye-Bat­theu non encore publiée); au Sénat : 4S0176, 4S1487.
  2. Laquelle ouvre même le délai de pres­crip­tion extinc­tive de la peine.
  3. Encore qu’il pour­rait y avoir outrage public aux bonnes mœurs.
  4. Dans les cas où elle pour­rait s’appliquer conjoin­te­ment à d’autres textes, les règles du concours d’infraction abou­ti­raient à l’inapplication des peines qu’elle prévoit.
  5. Plus ori­gi­na­le­ment, Mme Lahaye-Bat­theu, invoque éga­le­ment le carac­tère ingrat de cette tâche, peu moti­vante pour la police.
  6. Chr. Mincke, « Pou­voir ne pas savoir, savoir ne pas pou­voir. Une poli­tique du signal », La Revue nou­velle, juillet-aout 2009.
  7. Ce qui est for­mel­le­ment rap­pe­lé dans les tra­vaux pré­pa­ra­toires de la pro­po­si­tion 52K414/001 (p. 3).
  8. Loi du 12 jan­vier 2005 de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire ain­si que le sta­tut juri­dique des détenus.
  9. Voir à ce pro­pos l’intervention que nous avons consa­crée à cette loi, sous l’angle « pri­son et mobi­li­tés ».
  10. C’est expres­sé­ment affir­mé dans les tra­vaux pré­pa­ra­toires de la loi du 12 jan­vier 2005. Ch., « Rap­port final de la com­mis­sion “loi de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire et le sta­tut juri­dique des déte­nus”. Rap­port fait au nom de la com­mis­sion de la Jus­tice par Vincent Decro­ly et Tony Van Parys », Doc. Parl., numé­ro 50 – 1076/001, 2000 – 2001, p. 121.
  11. Par­fois, sans avoir com­pris que l’on n’y était pas autorisé.