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Le roman du fascisme roumain

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Roland Baumann

juillet 2013

La Rou­ma­nie par­ti­ci­pa acti­ve­ment à la Shoah et fut aus­si un ber­ceau du natio­na­lisme anti­sé­mite dans l’entre-deux-guerres. Paru aus­si récem­ment aux édi­tions des Syrtes, En atten­dant l’heure d’après, de Dinu Pillat (1921 – 1975) est un roman psy­cho­lo­gique évo­quant les convul­sions de l’histoire rou­maine dans les années 1930 à Buca­rest, à tra­vers les par­cours indi­vi­duels d’une poi­gnée d’étudiants, membres des […]

La Rou­ma­nie par­ti­ci­pa acti­ve­ment à la Shoah et fut aus­si un ber­ceau du natio­na­lisme anti­sé­mite dans l’entre-deux-guerres. Paru aus­si récem­ment aux édi­tions des Syrtes, En atten­dant l’heure d’après, de Dinu Pillat (1921 – 1975) est un roman psy­cho­lo­gique évo­quant les convul­sions de l’histoire rou­maine dans les années 1930 à Buca­rest, à tra­vers les par­cours indi­vi­duels d’une poi­gnée d’étudiants, membres des Confré­ries de la Croix et adeptes du mou­ve­ment des Mes­sa­gers et de son lea­deur cha­ris­ma­tique Toma Ves­per. Temps de vio­lences, de conspi­ra­tion, de répres­sion et de crimes que Pillat décrit avec luci­di­té, recom­po­sant les méca­nismes inté­rieurs par les­quels de « jeunes idéa­listes », édu­qués à deve­nir l’élite intel­lec­tuelle du pays et fana­ti­sés par le « mes­sia­nisme natio­nal » des Mes­sa­gers, plongent col­lec­ti­ve­ment dans le mys­ti­cisme de la vio­lence et du crime.

Pillat ter­mine à l’été 1948 ce roman com­men­cé en 1943, met­tant en scène l’adhésion d’une frac­tion active de la jeu­nesse intel­lec­tuelle rou­maine à l’idéologie mil­lé­na­riste de la Légion de l’archange Michel, mou­ve­ment ultra­na­tio­na­liste connu sous le nom de Garde de fer et fon­dé par Cor­ne­liu Zelea Codrea­nu (1899 – 1938), né Kor­ne­lius Zie­linsn­ki dans une famille catho­lique d’origine polo­naise et bava­roise, en Buco­vine aus­tro-hon­groise. Sco­la­ri­sé en Rou­ma­nie et offi­cier de l’armée rou­maine durant la Pre­mière Guerre mon­diale, ce jeune rou­ma­no­phile se conver­tit au chris­tia­nisme ortho­doxe et rou­ma­nise son nom. Anti­com­mu­niste et anti­sé­mite viru­lent, violent adver­saire de la démo­cra­tie par­le­men­taire et des droits des mino­ri­tés garan­tis par la Consti­tu­tion rou­maine, le « capi­taine » Codrea­nu, élu dépu­té en 1931 et 1932, vise la majo­ri­té élec­to­rale pour ins­tau­rer la dic­ta­ture de son « armée » légion­naire. Bien­tôt en guerre ouverte avec le monde poli­tique tra­di­tion­nel et l’État rou­main, le mou­ve­ment légion­naire plonge le pays dans un cli­mat de guerre civile, mar­qué par l’assassinat de deux pre­miers ministres et l’exécution de Codrea­nu, pour atteindre son paroxysme en jan­vier 1941, avec le pogrom de Buca­rest per­pé­tré par la Garde de fer lors d’une ultime ten­ta­tive de coup d’État.

La fic­tion de Pillat se ter­mine en 1939, avant le déclen­che­ment de la Deuxième Guerre mon­diale. Bien docu­men­té, notam­ment à par­tir des écrits légion­naires de Cio­ran, Mir­cea Eliade et Nae Iones­cu, le roman figu­re­ra au cœur du pro­cès condam­nant Pillat à vingt-cinq ans de tra­vaux for­cés « pour crime de menées sub­ver­sives contre l’ordre social » le 1er mars 1960. Arrê­té par la Secu­ri­tate en mars 1959, l’écrivain est tor­tu­ré jusqu’à ce qu’il avoue où il a caché les deux copies dac­ty­lo­gra­phiées de son « roman mys­tique et légion­naire ». Comme l’explique Moni­ca Pillat en post­face du livre de son père, cette sen­tence du tri­bu­nal mili­taire com­mu­niste est annu­lée en mai 1997, mais le manus­crit du roman reste introu­vable. Il ne figure plus dans le volu­mi­neux dos­sier du pro­cès et on pense qu’il a été détruit par la Secu­ri­tate. Vient le miracle ! Décou­vert par une cher­cheuse du conseil natio­nal pour l’étude des archives de la Secu­ri­tate (CNSAS), le seul exem­plaire sur­vi­vant du roman de Dinu Pillat est remis à Moni­ca en mars 2010 et publié à Buca­rest. Tra­duit du rou­main par Mari­ly le Nir, cette publi­ca­tion per­met aux lec­teurs fran­co­phones de décou­vrir ce livre sin­gu­lier « caché dans les recoins de l’histoire » durant près de sep­tante ans, avant d’arriver à son « heure d’après ». Un roman fas­ci­nant qui recons­ti­tue en une série d’instantanés cap­ti­vants les tri­bu­la­tions de jeunes éga­rés, « enfants per­dus » d’un mou­ve­ment à l’idéologie cri­mi­nelle, ani­mée d’archaïsme et de pro­phé­tie, de mys­tique de la prière et du révolver…

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).