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Le revenu universel vu du Sud
Le revenu universel est de plus en plus débattu aujourd’hui dans les pays de l’OCDE, mais il trouve également de nombreux partisans dans le monde en développement. Or, les problèmes auxquels il cherche à répondre ne sont pas les mêmes de part et d’autre, tout comme les questions qu’il pose en termes de faisabilité ou encore […]
Le revenu universel est de plus en plus débattu aujourd’hui dans les pays de l’OCDE, mais il trouve également de nombreux partisans dans le monde en développement. Or, les problèmes auxquels il cherche à répondre ne sont pas les mêmes de part et d’autre, tout comme les questions qu’il pose en termes de faisabilité ou encore de conséquences politiques et sociales.
Des constats difficilement généralisables
Rappelons tout d’abord que la plupart des propositions de revenu universel au Nord s’appuient sur un triple constat qui est loin de pouvoir être généralisé au reste de la planète.
Le premier porte sur la disparition et/ou la précarisation massives des emplois induites notamment par la « révolution numérique1 ». Déjà contestable pour le Nord2, ce constat s’applique encore moins aux pays du Sud. En effet, la « révolution numérique » ne s’y déploie pas avec la même vitesse ni avec la même intensité3. Pour l’heure, ses conséquences se font ainsi surtout sentir à travers les bouleversements qu’elle entraine au Nord et dans la division internationale du travail. D’une part, en favorisant la relocalisation au Nord d’industries qui avaient été délocalisées au Sud. D’autre part, en suscitant l’émergence d’une « nouvelle “économie à la tâche mondiale” qui permet à des travailleurs du monde entier dotés d’un bon accès à internet de postuler pour du travail sur des plateformes numériques qui fournissent des services de traduction, transcription, programmation, conception graphique, écriture ou encore comptabilité4 ».
La première tendance pourrait certes impliquer des pertes d’emplois au Sud, mais elle hypothèque surtout l’avenir des stratégies d’industrialisation basées sur l’exportation de produits manufacturés5. La question qu’elle pose n’est donc pas tant de savoir comment redistribuer une richesse de plus en plus produite à l’aide de robots, mais bien de trouver d’autres modèles d’industrialisation et plus largement de développement. Quant au développement de « l’économie à la tâche » (gig economy, en anglais), s’il s’appuie effectivement sur des formes de travail précaires, faiblement rémunérées et dénuées de protection sociale, il ne constitue pas une menace de même ampleur pour les marchés du travail du Sud, déjà caractérisés par des niveaux extrêmement élevés d’informalité6.
Le deuxième constat est l’émergence d’un nouveau rapport au travail. Il serait d’abord une réalité, de plus en plus d’enquêtes démontrant l’importance croissante accordée aux temps de vie hors travail par les populations du Nord (loisirs, vacances, vie de famille, amitiés, etc.)7. Mais il serait aussi une nécessité écologique, à l’heure où les dérèglements climatiques, les dégradations environnementales et la surexploitation des ressources naturelles atteignent progressivement des points de non-retour. Or, ici aussi, il est facile de voir dans quelle mesure ces préoccupations peuvent être éloignées de la réalité quotidienne des populations du Sud, dont la majorité doit toujours continuer à se battre pour satisfaire ses besoins les plus fondamentaux. Gageons ainsi que pour les près de trois milliards d’individus qui vivent avec moins de deux dollars par jour, parmi lesquels un milliard n’a même pas accès à de l’eau salubre, la priorité est probablement moins l’instauration d’un nouveau rapport au travail que l’accès à des niveaux décents de production et de consommation.
Enfin, le dernier constat porte sur la nécessité de réformer des systèmes de protection sociale qui seraient devenus obsolètes (car fondés sur la prééminence de relations d’emplois elles-mêmes obsolètes), trop couteux et complexes (car trop bureaucratiques) et de plus en plus liberticides (car soumis à une conditionnalité croissante)8. Or, ici encore, la situation est différente au Sud, puisque les principaux problèmes qu’y pose la protection sociale sont d’abord et avant tout le faible niveau de protection auquel elle donne droit et, surtout, son faible taux de couverture. Dans son dernier Rapport sur la protection sociale dans le monde, l’OIT souligne ainsi que seuls 45 % de la population mondiale disposent d’un accès à au moins une prestation sociale (et 29 % d’un accès à une sécurité sociale globale), tandis que 55 % en sont totalement dépourvus. Or, sans surprise, c’est surtout dans le monde en développement, et en particulier en Afrique et en Asie, que se trouve l’écrasante majorité de ces laissés pour compte9.
À l’inverse toutefois des deux premiers constats, la différence ici entre le Nord et le Sud n’implique pas une moindre pertinence du revenu universel pour le second puisque, précisément, le revenu universel apparait comme un outil de protection sociale particulièrement adapté pour des pays où prime le travail informel. D’aucuns le rapprochent d’ailleurs des systèmes de transferts en espèces non contributifs qui se sont multipliés au Sud depuis les années 1990, à la différence que ceux-ci sont généralement conditionnés et surtout ciblés vers les plus pauvres10. Mais, au-delà de ces différences de taille, les deux options prétendent répondre à la situation particulière des pays du Sud en termes de protection sociale et de lutte contre la pauvreté.
Une faisabilité contestable
Du point de vue de ses conditions de faisabilité, le revenu universel soulève également des défis spécifiques aux pays du Sud. C’est évidemment le cas d’un point de vue financier puisque le cout de la mesure parait rédhibitoire pour la plupart des pays en développement, sauf à proposer des montants particulièrement bas et/ou à effectuer des arbitrages difficiles avec d’autres dépenses potentiellement importantes. C’est que la plupart de ces pays ne disposent ni de la richesse monétaire ni (encore moins) des ressources fiscales qui permettraient de distribuer à l’ensemble de leur population un revenu universel d’un montant important. Les expériences menées (ou prévues) au Sud tendent d’ailleurs à le confirmer puisqu’il s’agit toujours de montants extrêmement bas qui visent dès lors, sinon dans leur principe du moins dans les faits, les plus pauvres11.
Par ailleurs, la faisabilité institutionnelle de la mesure pose également question dans ces contextes où l’État central est faible, voire inexistant, mais où aussi, plus largement, le sentiment même d’une solidarité nationale à incarner dans des dispositifs de (re)distribution sociale et économique comme le revenu universel peut faire défaut. Or, de ce point de vue, la multiplication d’initiatives portées par des ONG ou autres organismes internationaux12 interpelle dans la mesure où elle risque d’aggraver la fragilité et la dépendance des États du Sud vis-à-vis d’acteurs internationaux qui ont souvent leurs propres agendas et priorités, tout en freinant la possibilité pour ces mêmes pays de développer leur propre conception et systèmes de solidarité et de protection sociales.
Des risques et des avantages spécifiques
Ce qui nous amène à la question des avantages et des inconvénients du revenu universel pour les pays du Sud. Du point de vue des avantages, nous l’avons dit, le revenu universel apparait comme un moyen simple et efficace d’affronter les problèmes de pauvreté et de protection sociale qui affectent ces pays. Toutefois, le fait même que ce soit là sa principale, voire sa seule, ambition pose problème, et ce d’autant plus que les conditions dans lesquelles il pourrait être mis en place sont elles-mêmes problématiques (voir ci-dessus). C’est que le revenu universel peut servir aussi bien des projets progressistes de rupture plus ou moins radicale avec le néolibéralisme ou le capitalisme13, que participer à leur approfondissement respectif14. Tout dépend de son montant (est-ce qu’il est suffisant pour se passer du marché du travail?), de son financement (est-ce qu’il s’appuie sur de la fiscalité (si oui, laquelle?) ou sur de la distribution primaire?), ou encore de ce qu’il remplace et/ou complète (par exemple le développement de services publics gratuits). Or, nous l’avons vu, les montants proposés au Sud sont généralement très faibles. Ils s’appuient en outre sur des modes de financement dont l’impact redistributif est lui aussi très faible, voire inexistant (lorsque les fonds viennent de l’étranger par exemple). Et les propositions s’inscrivent plus souvent en concurrence qu’en complément d’autres dispositifs de protection sociale (au sens large), comme les services publics.
En ce sens, les propositions de revenu universel au Sud participent donc plutôt du passage intervenu dans les années 1990 d’une logique de lutte contre les inégalités et leurs causes vers une logique néolibérale de lutte contre la pauvreté15. Pour paraphraser Daniel Zamora, elles impliquent en effet « d’établir un plancher pour les exclus de la compétition économique, et non plus de la régulation de la sphère économique elle-même par l’État16 ». Pire même, « en versant à chaque individu un revenu de base, ce n’est plus l’idée d’une gestion collective d’un revenu socialisé qui domine, mais son appropriation privée. Ce qui est défendu désormais, c’est le libre choix de chacun de faire ce qu’il entend avec cette somme au détriment de son usage social. Ce qu’on valorise, c’est non plus le retrait collectif des individus du jeu du marché, mais, au contraire, leur chance d’y participer. L’accès aux biens sociaux n’est plus garanti socialement, mais au travers de la participation de tous au marché.17 »
Contrairement à ce que suggère Zamora, cette orientation n’est toutefois pas inhérente au principe même du revenu universel dont il faut rappeler encore une fois qu’il épouse des modalités et surtout des finalités extrêmement diverses. On peut néanmoins le rejoindre dans sa crainte de voir les versions les plus étroitement compatibles avec l’agenda néolibéral tenir aujourd’hui le haut du pavé. En particulier dans les pays du Sud.
- Ford M., The Rise of the Robots : Technology and the Threat of Mass Unemployment, Basic Books, New York, États-Unis, 2015.
- À au moins deux titres. D’abord, sur l’ampleur même des pertes nettes d’emploi que pourrait entrainer la « révolution numérique », qui est sujette à débat. Ensuite, et surtout, sur leur caractère inéluctable, alors que cela dépendra surtout des choix politiques et économiques qui seront faits (ou non) pour y faire face.
- Norton A., « Automation and Inequality : The Changing World of Work in the Global South », IIED Issue Paper, aout 2017 ; Christiaensen L., « Can technology reshape the world of work for developing countries ? », Jobs and Development Blog, Banque mondiale, janvier 2017.
- Norton A., « Automation and Inequality…», op. cit., p. 9, notre traduction.
- Rodrik D., « Premature Deindustrialization », Journal of Economic Growth, vol. 21, n° 1, 2016, p. 1 – 33.
- « Il est important de souligner que l’embauche occasionnelle pour du travail à la tâche n’a rien de neuf et qu’elle représente une proportion plus importante que l’emploi salarié formel dans de nombreux pays » (Norton A., « Automation and Inequality…», op. cit., p. 9, notre traduction).
- Méda D., Le travail, une valeur en voie de disparition ? (2e édition), Paris, Flammarion, 2010.
- Pour plus de développement sur ces arguments, lire notamment : Van Parijs P. et Vanderborght Y., L’allocation universelle, Paris, La Découverte, 2005.
- BIT, Rapport sur la protection sociale dans le monde 2017 – 2019, Genève, 2017.
- Alternatives Sud, « Protection sociale au Sud : les défis d’un nouvel élan », volume 21, n° 1, 2014.
- Au Brésil, le projet lancé en 2008 à Quatinga Velho proposait un montant de 30 reais par mois (environ 8 euros). En Inde, l’expérience lancée en 2011 dans une vingtaine de villages ruraux propose un montant de 200 roupies par adulte (environ 2,50 euros) et 100 roupies par enfant. Autre exemple, en Namibie, le projet entrepris en 2008 proposait un montant de 100 dollars namibiens par adulte (environ 7 euros).
- Si l’on reprend les trois exemples du Brésil, de l’Inde et de la Namibie, le premier projet est porté par l’ONG ReCivitas, le second est notamment soutenu par l’Unicef et le troisième était financé en grande partie par l’Église protestante allemande et par le ministère allemand de la Coopération.
- Que l’on songe ici aux propositions de « salaire à vie » portée par le réseau salariat (www.reseau-salariat.info) ou encore de « revenu garanti » défendu par des contributeurs réguliers de la revue Multitudes.
- Alaluf M. et Zamora D. (dir.), Contre l’allocation universelle, Montréal, Lux, 2016.
- Mestrum F., Mondialisation et pauvreté, Paris, L’Harmattan, 2002.
- ZamoraD., « Allocation universelle : genèse d’une idée néolibérale », Revue Lava, 24 septembre 2017, (consulté le 21 mars 2018).
- Ibid.