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Le revenu universel vu du Sud

Numéro 4 – 2018 par Leterme

juillet 2018

Le reve­nu uni­ver­sel est de plus en plus débat­tu aujourd’hui dans les pays de l’OCDE, mais il trouve éga­le­ment de nom­breux par­ti­sans dans le monde en déve­lop­pe­ment. Or, les pro­blèmes aux­quels il cherche à répondre ne sont pas les mêmes de part et d’autre, tout comme les ques­tions qu’il pose en termes de fai­sa­bi­li­té ou encore […]

Le Mois

Le reve­nu uni­ver­sel est de plus en plus débat­tu aujourd’hui dans les pays de l’OCDE, mais il trouve éga­le­ment de nom­breux par­ti­sans dans le monde en déve­lop­pe­ment. Or, les pro­blèmes aux­quels il cherche à répondre ne sont pas les mêmes de part et d’autre, tout comme les ques­tions qu’il pose en termes de fai­sa­bi­li­té ou encore de consé­quences poli­tiques et sociales.

Des constats difficilement généralisables

Rap­pe­lons tout d’abord que la plu­part des pro­po­si­tions de reve­nu uni­ver­sel au Nord s’appuient sur un triple constat qui est loin de pou­voir être géné­ra­li­sé au reste de la planète.

Le pre­mier porte sur la dis­pa­ri­tion et/ou la pré­ca­ri­sa­tion mas­sives des emplois induites notam­ment par la « révo­lu­tion numé­rique1 ». Déjà contes­table pour le Nord2, ce constat s’applique encore moins aux pays du Sud. En effet, la « révo­lu­tion numé­rique » ne s’y déploie pas avec la même vitesse ni avec la même inten­si­té3. Pour l’heure, ses consé­quences se font ain­si sur­tout sen­tir à tra­vers les bou­le­ver­se­ments qu’elle entraine au Nord et dans la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail. D’une part, en favo­ri­sant la relo­ca­li­sa­tion au Nord d’industries qui avaient été délo­ca­li­sées au Sud. D’autre part, en sus­ci­tant l’émergence d’une « nou­velle “éco­no­mie à la tâche mon­diale” qui per­met à des tra­vailleurs du monde entier dotés d’un bon accès à inter­net de pos­tu­ler pour du tra­vail sur des pla­te­formes numé­riques qui four­nissent des ser­vices de tra­duc­tion, trans­crip­tion, pro­gram­ma­tion, concep­tion gra­phique, écri­ture ou encore comp­ta­bi­li­té4 ».

La pre­mière ten­dance pour­rait certes impli­quer des pertes d’emplois au Sud, mais elle hypo­thèque sur­tout l’avenir des stra­té­gies d’industrialisation basées sur l’exportation de pro­duits manu­fac­tu­rés5. La ques­tion qu’elle pose n’est donc pas tant de savoir com­ment redis­tri­buer une richesse de plus en plus pro­duite à l’aide de robots, mais bien de trou­ver d’autres modèles d’industrialisation et plus lar­ge­ment de déve­lop­pe­ment. Quant au déve­lop­pe­ment de « l’économie à la tâche » (gig eco­no­my, en anglais), s’il s’appuie effec­ti­ve­ment sur des formes de tra­vail pré­caires, fai­ble­ment rému­né­rées et dénuées de pro­tec­tion sociale, il ne consti­tue pas une menace de même ampleur pour les mar­chés du tra­vail du Sud, déjà carac­té­ri­sés par des niveaux extrê­me­ment éle­vés d’informalité6.

Le deuxième constat est l’émergence d’un nou­veau rap­port au tra­vail. Il serait d’abord une réa­li­té, de plus en plus d’enquêtes démon­trant l’importance crois­sante accor­dée aux temps de vie hors tra­vail par les popu­la­tions du Nord (loi­sirs, vacances, vie de famille, ami­tiés, etc.)7. Mais il serait aus­si une néces­si­té éco­lo­gique, à l’heure où les dérè­gle­ments cli­ma­tiques, les dégra­da­tions envi­ron­ne­men­tales et la sur­ex­ploi­ta­tion des res­sources natu­relles atteignent pro­gres­si­ve­ment des points de non-retour. Or, ici aus­si, il est facile de voir dans quelle mesure ces pré­oc­cu­pa­tions peuvent être éloi­gnées de la réa­li­té quo­ti­dienne des popu­la­tions du Sud, dont la majo­ri­té doit tou­jours conti­nuer à se battre pour satis­faire ses besoins les plus fon­da­men­taux. Gageons ain­si que pour les près de trois mil­liards d’individus qui vivent avec moins de deux dol­lars par jour, par­mi les­quels un mil­liard n’a même pas accès à de l’eau salubre, la prio­ri­té est pro­ba­ble­ment moins l’instauration d’un nou­veau rap­port au tra­vail que l’accès à des niveaux décents de pro­duc­tion et de consommation.

Enfin, le der­nier constat porte sur la néces­si­té de réfor­mer des sys­tèmes de pro­tec­tion sociale qui seraient deve­nus obso­lètes (car fon­dés sur la pré­émi­nence de rela­tions d’emplois elles-mêmes obso­lètes), trop cou­teux et com­plexes (car trop bureau­cra­tiques) et de plus en plus liber­ti­cides (car sou­mis à une condi­tion­na­li­té crois­sante)8. Or, ici encore, la situa­tion est dif­fé­rente au Sud, puisque les prin­ci­paux pro­blèmes qu’y pose la pro­tec­tion sociale sont d’abord et avant tout le faible niveau de pro­tec­tion auquel elle donne droit et, sur­tout, son faible taux de cou­ver­ture. Dans son der­nier Rap­port sur la pro­tec­tion sociale dans le monde, l’OIT sou­ligne ain­si que seuls 45 % de la popu­la­tion mon­diale dis­posent d’un accès à au moins une pres­ta­tion sociale (et 29 % d’un accès à une sécu­ri­té sociale glo­bale), tan­dis que 55 % en sont tota­le­ment dépour­vus. Or, sans sur­prise, c’est sur­tout dans le monde en déve­lop­pe­ment, et en par­ti­cu­lier en Afrique et en Asie, que se trouve l’écrasante majo­ri­té de ces lais­sés pour compte9.

À l’inverse tou­te­fois des deux pre­miers constats, la dif­fé­rence ici entre le Nord et le Sud n’implique pas une moindre per­ti­nence du reve­nu uni­ver­sel pour le second puisque, pré­ci­sé­ment, le reve­nu uni­ver­sel appa­rait comme un outil de pro­tec­tion sociale par­ti­cu­liè­re­ment adap­té pour des pays où prime le tra­vail infor­mel. D’aucuns le rap­prochent d’ailleurs des sys­tèmes de trans­ferts en espèces non contri­bu­tifs qui se sont mul­ti­pliés au Sud depuis les années 1990, à la dif­fé­rence que ceux-ci sont géné­ra­le­ment condi­tion­nés et sur­tout ciblés vers les plus pauvres10. Mais, au-delà de ces dif­fé­rences de taille, les deux options pré­tendent répondre à la situa­tion par­ti­cu­lière des pays du Sud en termes de pro­tec­tion sociale et de lutte contre la pauvreté.

Une faisabilité contestable

Du point de vue de ses condi­tions de fai­sa­bi­li­té, le reve­nu uni­ver­sel sou­lève éga­le­ment des défis spé­ci­fiques aux pays du Sud. C’est évi­dem­ment le cas d’un point de vue finan­cier puisque le cout de la mesure parait rédhi­bi­toire pour la plu­part des pays en déve­lop­pe­ment, sauf à pro­po­ser des mon­tants par­ti­cu­liè­re­ment bas et/ou à effec­tuer des arbi­trages dif­fi­ciles avec d’autres dépenses poten­tiel­le­ment impor­tantes. C’est que la plu­part de ces pays ne dis­posent ni de la richesse moné­taire ni (encore moins) des res­sources fis­cales qui per­met­traient de dis­tri­buer à l’ensemble de leur popu­la­tion un reve­nu uni­ver­sel d’un mon­tant impor­tant. Les expé­riences menées (ou pré­vues) au Sud tendent d’ailleurs à le confir­mer puisqu’il s’agit tou­jours de mon­tants extrê­me­ment bas qui visent dès lors, sinon dans leur prin­cipe du moins dans les faits, les plus pauvres11.

Par ailleurs, la fai­sa­bi­li­té ins­ti­tu­tion­nelle de la mesure pose éga­le­ment ques­tion dans ces contextes où l’État cen­tral est faible, voire inexis­tant, mais où aus­si, plus lar­ge­ment, le sen­ti­ment même d’une soli­da­ri­té natio­nale à incar­ner dans des dis­po­si­tifs de (re)distribution sociale et éco­no­mique comme le reve­nu uni­ver­sel peut faire défaut. Or, de ce point de vue, la mul­ti­pli­ca­tion d’initiatives por­tées par des ONG ou autres orga­nismes inter­na­tio­naux12 inter­pelle dans la mesure où elle risque d’aggraver la fra­gi­li­té et la dépen­dance des États du Sud vis-à-vis d’acteurs inter­na­tio­naux qui ont sou­vent leurs propres agen­das et prio­ri­tés, tout en frei­nant la pos­si­bi­li­té pour ces mêmes pays de déve­lop­per leur propre concep­tion et sys­tèmes de soli­da­ri­té et de pro­tec­tion sociales.

Des risques et des avantages spécifiques

Ce qui nous amène à la ques­tion des avan­tages et des incon­vé­nients du reve­nu uni­ver­sel pour les pays du Sud. Du point de vue des avan­tages, nous l’avons dit, le reve­nu uni­ver­sel appa­rait comme un moyen simple et effi­cace d’affronter les pro­blèmes de pau­vre­té et de pro­tec­tion sociale qui affectent ces pays. Tou­te­fois, le fait même que ce soit là sa prin­ci­pale, voire sa seule, ambi­tion pose pro­blème, et ce d’autant plus que les condi­tions dans les­quelles il pour­rait être mis en place sont elles-mêmes pro­blé­ma­tiques (voir ci-des­sus). C’est que le reve­nu uni­ver­sel peut ser­vir aus­si bien des pro­jets pro­gres­sistes de rup­ture plus ou moins radi­cale avec le néo­li­bé­ra­lisme ou le capi­ta­lisme13, que par­ti­ci­per à leur appro­fon­dis­se­ment res­pec­tif14. Tout dépend de son mon­tant (est-ce qu’il est suf­fi­sant pour se pas­ser du mar­ché du tra­vail?), de son finan­ce­ment (est-ce qu’il s’appuie sur de la fis­ca­li­té (si oui, laquelle?) ou sur de la dis­tri­bu­tion pri­maire?), ou encore de ce qu’il rem­place et/ou com­plète (par exemple le déve­lop­pe­ment de ser­vices publics gra­tuits). Or, nous l’avons vu, les mon­tants pro­po­sés au Sud sont géné­ra­le­ment très faibles. Ils s’appuient en outre sur des modes de finan­ce­ment dont l’impact redis­tri­bu­tif est lui aus­si très faible, voire inexis­tant (lorsque les fonds viennent de l’étranger par exemple). Et les pro­po­si­tions s’inscrivent plus sou­vent en concur­rence qu’en com­plé­ment d’autres dis­po­si­tifs de pro­tec­tion sociale (au sens large), comme les ser­vices publics.

En ce sens, les pro­po­si­tions de reve­nu uni­ver­sel au Sud par­ti­cipent donc plu­tôt du pas­sage inter­ve­nu dans les années 1990 d’une logique de lutte contre les inéga­li­tés et leurs causes vers une logique néo­li­bé­rale de lutte contre la pau­vre­té15. Pour para­phra­ser Daniel Zamo­ra, elles impliquent en effet « d’établir un plan­cher pour les exclus de la com­pé­ti­tion éco­no­mique, et non plus de la régu­la­tion de la sphère éco­no­mique elle-même par l’État16 ». Pire même, « en ver­sant à chaque indi­vi­du un reve­nu de base, ce n’est plus l’idée d’une ges­tion col­lec­tive d’un reve­nu socia­li­sé qui domine, mais son appro­pria­tion pri­vée. Ce qui est défen­du désor­mais, c’est le libre choix de cha­cun de faire ce qu’il entend avec cette somme au détri­ment de son usage social. Ce qu’on valo­rise, c’est non plus le retrait col­lec­tif des indi­vi­dus du jeu du mar­ché, mais, au contraire, leur chance d’y par­ti­ci­per. L’accès aux biens sociaux n’est plus garan­ti socia­le­ment, mais au tra­vers de la par­ti­ci­pa­tion de tous au mar­ché.17 »

Contrai­re­ment à ce que sug­gère Zamo­ra, cette orien­ta­tion n’est tou­te­fois pas inhé­rente au prin­cipe même du reve­nu uni­ver­sel dont il faut rap­pe­ler encore une fois qu’il épouse des moda­li­tés et sur­tout des fina­li­tés extrê­me­ment diverses. On peut néan­moins le rejoindre dans sa crainte de voir les ver­sions les plus étroi­te­ment com­pa­tibles avec l’agenda néo­li­bé­ral tenir aujourd’hui le haut du pavé. En par­ti­cu­lier dans les pays du Sud.

  1. Ford M., The Rise of the Robots : Tech­no­lo­gy and the Threat of Mass Unem­ploy­ment, Basic Books, New York, États-Unis, 2015.
  2. À au moins deux titres. D’abord, sur l’ampleur même des pertes nettes d’emploi que pour­rait entrai­ner la « révo­lu­tion numé­rique », qui est sujette à débat. Ensuite, et sur­tout, sur leur carac­tère iné­luc­table, alors que cela dépen­dra sur­tout des choix poli­tiques et éco­no­miques qui seront faits (ou non) pour y faire face.
  3. Nor­ton A., « Auto­ma­tion and Inequa­li­ty : The Chan­ging World of Work in the Glo­bal South », IIED Issue Paper, aout 2017 ; Chris­tiaen­sen L., « Can tech­no­lo­gy reshape the world of work for deve­lo­ping coun­tries ? », Jobs and Deve­lop­ment Blog, Banque mon­diale, jan­vier 2017.
  4. Nor­ton A., « Auto­ma­tion and Inequa­li­ty…», op. cit., p. 9, notre traduction.
  5. Rodrik D., « Pre­ma­ture Dein­dus­tria­li­za­tion », Jour­nal of Eco­no­mic Growth, vol. 21, n° 1, 2016, p. 1 – 33.
  6. « Il est impor­tant de sou­li­gner que l’embauche occa­sion­nelle pour du tra­vail à la tâche n’a rien de neuf et qu’elle repré­sente une pro­por­tion plus impor­tante que l’emploi sala­rié for­mel dans de nom­breux pays » (Nor­ton A., « Auto­ma­tion and Inequa­li­ty…», op. cit., p. 9, notre traduction).
  7. Méda D., Le tra­vail, une valeur en voie de dis­pa­ri­tion ? (2e édi­tion), Paris, Flam­ma­rion, 2010.
  8. Pour plus de déve­lop­pe­ment sur ces argu­ments, lire notam­ment : Van Pari­js P. et Van­der­borght Y., L’allocation uni­ver­selle, Paris, La Décou­verte, 2005.
  9. BIT, Rap­port sur la pro­tec­tion sociale dans le monde 2017 – 2019, Genève, 2017.
  10. Alter­na­tives Sud, « Pro­tec­tion sociale au Sud : les défis d’un nou­vel élan », volume 21, n° 1, 2014.
  11. Au Bré­sil, le pro­jet lan­cé en 2008 à Qua­tin­ga Vel­ho pro­po­sait un mon­tant de 30 reais par mois (envi­ron 8 euros). En Inde, l’expérience lan­cée en 2011 dans une ving­taine de vil­lages ruraux pro­pose un mon­tant de 200 rou­pies par adulte (envi­ron 2,50 euros) et 100 rou­pies par enfant. Autre exemple, en Nami­bie, le pro­jet entre­pris en 2008 pro­po­sait un mon­tant de 100 dol­lars nami­biens par adulte (envi­ron 7 euros).
  12. Si l’on reprend les trois exemples du Bré­sil, de l’Inde et de la Nami­bie, le pre­mier pro­jet est por­té par l’ONG ReCi­vi­tas, le second est notam­ment sou­te­nu par l’Unicef et le troi­sième était finan­cé en grande par­tie par l’Église pro­tes­tante alle­mande et par le minis­tère alle­mand de la Coopération.
  13. Que l’on songe ici aux pro­po­si­tions de « salaire à vie » por­tée par le réseau sala­riat (www.reseau-salariat.info) ou encore de « reve­nu garan­ti » défen­du par des contri­bu­teurs régu­liers de la revue Mul­ti­tudes.
  14. Ala­luf M. et Zamo­ra D. (dir.), Contre l’allocation uni­ver­selle, Mont­réal, Lux, 2016.
  15. Mes­trum F., Mon­dia­li­sa­tion et pau­vre­té, Paris, L’Harmattan, 2002.
  16. Zamo­raD., « Allo­ca­tion uni­ver­selle : genèse d’une idée néo­li­bé­rale », Revue Lava, 24 sep­tembre 2017, (consul­té le 21 mars 2018).
  17. Ibid.

Leterme


Auteur

docteur en sciences politiques et sociales, chargé d’études au Cetri – Centre tricontinental (www.cetri.be)