Le rapport des syndicats à la croissance
Il apparait indispensable aujourd’hui de ramener nos économies dans les limites biophysiques de la planète et d’en réduire l’empreinte écologique. Cela signifie que la croissance ne peut plus être un but en soi. Comment les syndicats peuvent-ils s’emparer de ce changement de paradigme ? Quelques pistes de réponse.
Les 19 et 20 septembre, une dizaine d’eurodéputés organisait une conférence sur le thème de la « postcroissance ». En mettant autour de la table des fonctionnaires européens et des experts hétérodoxes, il s’agissait de tester la robustesse du système productiviste, extractiviste et consumériste au regard des engagements internationaux pris (comme les Objectifs pour le développement durable, l’accord climatique de Paris) et des limites biophysiques de la planète.
Les sirènes du populisme…
La conférence se concluait par une matinée d’atterrissage sous l’égide de la Confédération européenne des syndicats (CES). Luca Visentini, secrétaire général de la CES, clôtura les travaux en livrant sa vision. Indiquant qu’environ un tiers des 45 millions d’affiliés de la CES (qui en revendiquaient encore 60 millions en 2010) avait succombé aux sirènes de la droite populiste, voire extrême, lors des dernières élections nationales, Luca Visentini commença par relayer leurs préoccupations : les travailleurs.euses sont déboussolé.e.s par les ravages de la crise (dont elles et ils éprouvent toujours les effets bien que pour les décideurs politiques et économistes, elle appartient bel et bien au passé) et ont besoin de stabilité. Les travailleurs.euses avec ou sans emploi trouvent refuge dans ces leadeurs qui présentent un diagnostic fustigeant tantôt les élites, tantôt les étrangers, et offrent des solutions simplistes et empreintes d’une forme d’autorité. En cela, l’analyse de Luca Visentini ne fait que confirmer les travaux de Manuel Funke, Moritz Schularick et Christoph Trebesc1. Ces chercheurs ont passé au crible huit-cents résultats électoraux dans vingt pays (dont la Belgique) depuis 1870 (!) et se sont intéressés aux comportements de vote avant et après les cent crises économiques qu’ils ont identifiées. Leurs conclusions sont sans appel : tandis que, à la suite de l’irruption des crises, on assiste à un éclatement de l’offre politique (constitution de nouveaux partis), l’extrême droite en ressort la grande gagnante. Les gouvernements qui prennent place dans ce type de configuration sont plus instables car leur majorité parlementaire est vacillante. Les effets sont encore plus prononcés lorsque les crises économiques se doublent d’une crise financière. Si la plupart de ces paramètres tendent à revenir à la normale après quelques années, ce n’est pas le cas pour le vote en faveur de l’extrême droite qui est, elle, durablement installée dans le paysage politique.
Plus avant dans la matinée, deux porte-paroles des « décroissants » exposaient en quoi consistent leur mouvement et les idées qu’il porte. Ils étaient tout auréolés de la publication, la veille de la conférence susmentionnée, d’une tribune signée par deux-cent-trente-huit scientifiques de diverses disciplines dans Libération, The Guardian, El Diario, Die Zeitung, De Morgen et L’Écho qui réclamait la fin de l’addiction européenne à la croissance. Cette tribune était signée par de grands noms comme Tim Jackson, Kate Raworth, Steve Keen, Kate Pickett, David Graeber, Serge Latouche ou les Belges Philippe Defeyt et Isabelle Cassiers, pour n’en citer que quelques-uns…
… et celles de la croissance
L’exposé de Luca Visentini succédait à leur intervention. Il martela que les syndicats ne poursuivaient qu’un agenda, celui de la « croissance durable et inclusive » articulé autour des axes suivants : cela requiert de s’attaquer aux changements climatiques, à la révolution numérique, et « on ne le peut sans croissance pour financer les actions nécessaires» ; de mobiliser les investissements privés et surtout publics ; de mettre en place une transition juste pour limiter la précarisation sur le marché du travail ; de mettre un terme à la financiarisation de l’économie ; de mieux répartir les richesses et de consolider les systèmes de protection sociale avant de mettre en place une tarification carbone ; enfin, de limiter les migrations en redistribuant les richesses au niveau mondial (!) et de rééquilibrer le commerce international.
L’intervention de Luca Visentini faisait écho au Manifeste de Paris de 2015 qui traduit l’esprit des revendications de la Confédération européenne des syndicats. On y lit que « la CES lutte […] pour une croissance durable, le plein-emploi de qualité, des salaires justes, de bons services publics, l’éducation et la formation, la justice fiscale, la bonne gouvernance, une mobilité volontaire et juste, l’égalité hommes-femmes et le respect des droits fondamentaux ». Notez que dans l’énumération ci-dessus, l’apparition en première place de « croissance durable » n’est pas anodine et reflète cette croyance que la réalisation des autres objectifs en est tributaire. Mais soyons de bon compte, si elle se bat pour de la croissance certes durable, «[la CES] plaide pour un changement de modèle économique en Europe et dans le monde et pour un mode de développement respectueux des humains et de l’environnement ». Malheureusement, les vieux réflexes trahissant une conviction infondée (une superstition?) resurgissent quelques paragraphes plus loin, elle recommande que « les politiques économiques et sociales de l’UE […] doivent soutenir la demande intérieure et la croissance » ou encore que « la stabilisation financière doit se faire au travers de la croissance économique et de la vente d’euro-obligations s’accompagnant, là où cela est nécessaire, d’un processus ordonné de restructuration de la dette.»
En d’autres termes, la CES reste confiante en une croissance vue comme préliminaire indispensable pour relever le défi qui a été souligné par le leadeur syndical européen. Certes, elle prend soin d’encadrer la croissance par les qualificatifs de « durable et inclusive », mais, malgré la précaution rhétorique, cette dénomination n’est rien d’autre qu’un « oxymore mécanique » en ce sens que la dynamique de la croissance est portée par des forces qui mécaniquement vont à l’encontre des objectifs de durabilité et d’inclusion.
Le rapport 2018 de l’Observatoire mondial des marchés de l’énergie de Capgemini est l’une des dernières contributions à attester de la tension entre croissance et durabilité environnementale : « La croissance économique remet en question les objectifs en matière de changement climatique. […] Les émissions de gaz à effet de serre (GES) repartent à la hausse (+ 1,4%) après trois années de stagnation, portées par la croissance économique qui stimule la demande énergétique dans le monde. Les objectifs déjà fragiles de l’accord de Paris de 2015 sur le climat pourraient être sérieusement menacés malgré l’augmentation importante du prix du carbone en Europe. » Et pourtant, « le cout des énergies renouvelables a continué de baisser ces douze derniers mois (– 20% pour l’énergie solaire photovoltaïque). Les prix de l’énergie éolienne terrestre et de l’énergie photovoltaïque à usage industriel sont désormais compétitifs sur presque tous les marchés (hormis les couts supplémentaires liés au réseau électrique), en comparaison avec les couts des autres formes de production d’électricité.»2
Quant au futur, une équipe de scientifiques allemands3 a conçu un modèle permettant d’évaluer la consommation en ressources (y compris poissons, bétails, forêts, métaux, minéraux et combustibles fossiles) si l’économie mondiale augmentait de 2 à 3% par an. Les humains absorberaient alors 2,5 fois plus de ressources en 2050 qu’en 2012, soit 180 milliards de tonnes métriques au lieu de 70 milliards. Or, on considère qu’un niveau de consommation durable (c’est-à-dire permettant à la Terre de se régénérer) se situe autour de 50 milliards de tonnes métriques par an, un plafond que nous avons allègrement percé en 2000… Certes, on pourrait argüer que ce modèle ne prend pas suffisamment en compte la dématérialisation de nos économies et les technologies vertes qui se répandent dans le monde entier. Mais, Guillaume Pitron4, expert français sur la question des ressources et en particulier des métaux rares, a montré que loin d’atténuer les tensions, la révolution digitale et la lutte contre les changements climatiques risquaient d’aggraver l’empreinte écologique de la planète. Les technologies sous-jacentes font appel à des métaux extraits dans des conditions épouvantables sur le plan de la santé des travailleurs et des populations locales et du respect de l’environnement, si bien que Pitron qualifie la transition énergétique de « la plus fantastique opération de greenwashing de l’Histoire ».
Ensuite, la croissance est loin d’être inclusive. Sinon comment expliquer que, dans les pays de l’OCDE, « la croissance du PIB ces vingt ou trente dernières années s’est accompagnée d’un accroissement des inégalités de revenus » et que, depuis 1995, plus d’un emploi sur deux est atypique5 (c’est-à-dire le plus souvent précaire)? Bien entendu, ce qui est vrai pour nos pays (ou pour les pays émergents) ne l’est pas nécessairement pour les pays moins bien lotis où la croissance économique est un des facteurs de progrès social. D’ailleurs, ce découplage entre croissance, emplois et amélioration des conditions de vie et de travail remonte aux dernières décennies. Les fruits de la croissance étaient bien mieux répartis durant les Trente Glorieuses et avant cela.
« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré », professait Albert Einstein. Pourtant, Luca Visentini continue à faire de la croissance sa priorité alors que ses effets nocifs sont désormais bien répertoriés. Mais, à sa décharge, il faut reconnaitre que le rapport Brundtland qui sert de Bible aux supporteurs du développement durable n’osait pas s’affranchir de la croissance. En effet, selon ce rapport, « le développement durable, c’est s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures. Il ne s’agit en aucun cas de mettre fin à la croissance économique, au contraire. » Et plus loin : « Aujourd’hui, ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle ère de croissance économique, une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement durable ». Et il est vrai que depuis lors, aucune institution internationale n’a jamais remis en cause ce mot d’ordre. Une nouvelle preuve en fut donnée lors de l’adoption des Dix-sept objectifs onusiens de développement durable par la communauté internationale. Ils « sont un appel à l’action de tous les pays — pauvres, riches et à revenu intermédiaire — afin de promouvoir la prospérité tout en protégeant la planète. Ils reconnaissent que mettre fin à la pauvreté doit aller de pair avec des stratégies qui développent la croissance économique et répondent à une série de besoins sociaux, notamment l’éducation, la santé, la protection sociale et les possibilités d’emploi, tout en luttant contre le changement climatique et la protection de l’environnement.» Si ces objectifs sont unanimement célébrés, les conflits entre certains d’entre eux (objectifs socioéconomiques versus objectifs environnementaux) sont en revanche généralement passés sous silence6.
Le propos ici n’est pas de livrer un plaidoyer pour ou contre la croissance. Il est d’ailleurs souhaitable que certains secteurs croissent et que d’autres perdent en importance. Quant à savoir l’impact cumulé que cela produit sur la croissance économique, nul ne peut le prédire. Il importe par contre de ramener nos économies dans les limites biophysiques de la planète, d’en réduire l’empreinte écologique et que personne ne soit laissé sur le bord de la route. La croissance ne doit donc pas être un but en soi. D’ailleurs, elle ne se décrète pas et il y a tellement de politiques et de facteurs qui la sous-tendent (pour la plupart exogènes, sur lesquels on n’exerce donc aucune influence) qu’il est absurde d’en faire l’alpha et l’oméga de l’agenda économique et social.
D’autre part, et à la décharge de Luca Visentini, certaines critiques radicales de la croissance pèchent par un manque de réalisme en prenant des libertés avec le cadre institutionnel et légal, lequel garantit la stabilité de nos sociétés et limite la possibilité d’en changer (en passant un peu trop vite sur les rapides changements culturels que cela suppose). Aussi, leurs fortes convictions s’accompagnent parfois d’une intransigeance envers des acteurs ancrés de longue date dans le paysage politique ou socioéconomique, comme les syndicats, trop hésitants lorsqu’il s’agit d’en appeler à une sobriété de nos modes de vie. Or, ce sentiment d’avoir raison avant tout le monde et cette hostilité à l’égard des compromis peuvent rebuter de potentiels alliés.
Priorité au dialogue institutionnel
Cela étant, le discours procroissance de Luca Visentini n’en demeure pas moins incongru lorsque l’on replace son intervention dans le contexte de la matinée de réflexion. Avant lui, s’exprimait Karel Pichelman, « senior adviser » de la DG Affaires économiques et financières de la Commission européenne, le bastion de la pensée néolibérale à Bruxelles. Muni d’un simple slide, il avoua que la Commission était bien consciente du phénomène du tarissement de la croissance, mais qu’elle ne savait pas comment manœuvrer pour que ses analyses, propositions et impulsions cadrent avec ce nouveau paradigme postcroissance.
Enfin, désignant les deux représentants de la Commission européenne et du Fonds monétaire international, Visentini expliqua qu’ils étaient à ses yeux des partenaires de discussion privilégiés car ils partagent le même réseau institutionnel et que, comme ils détiennent les manettes du pouvoir, il est plus important d’investir dans de bonnes relations avec eux. En snobant les décroissants et les porteurs d’idées alternatives et en cherchant coute que coute à préserver un dialogue institutionnel privilégié, la CES montre qu’elle n’est ni entrée dans la complexité du XXIe siècle ni prête à construire des ponts pour modifier les rapports de force et, en cela, elle concourt à éloigner les travailleurs.euses avec ou sans emploi du mieux-vivre auquel elles et ils aspirent.
Plus d’ambition au niveau national…
On aurait tort de limiter l’analyse aux seules paroles de Luca Visentini et au document du congrès de 2015. En tant que porte-parole des syndicats européens, il est tenu de procéder à une synthèse des nonante organisations et dix fédérations sectorielles qui sont membres de la Confédération des syndicats européens. Il lui incombe de procéder à des arbitrages qui s’apparentent parfois à la recherche du plus petit commun dénominateur afin de préserver l’unité syndicale. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que des syndicats nationaux soient davantage à la pointe dans la réflexion.
La CSC et la FGTB étaient au même titre que la CES des coorganisateurs de la conférence postcroissance de septembre 2018. Certains de leurs dirigeants ont d’ailleurs signé la pétition pour affranchir l’Europe de la croissance. Cette pétition prolonge à l’échelle des citoyen.ne.s l’appel des deux-cent-trente-huit académiques évoqué plus haut. Et le 5 novembre, la CSC la relayait sur ses réseaux sociaux. Plus fondamentalement, les résolutions et motions de leurs derniers congrès ne font pas de la croissance une condition préalable à des avancées ailleurs ; ces textes sont agnostiques sur la question.
À l’inverse, à l’occasion de son congrès de 2010, la Centrale nationale des employés (CNE) de la CSC adoptait un texte dans lequel nous pouvions lire : « Nous contestons l’idée que la croissance économique, entendue comme croissance du produit intérieur brut, soit la principale condition du développement, du moins dans les pays riches. Bien qu’elle ait permis par le passé de réels progrès, la croissance économique bute aujourd’hui sur des limites écologiques et sociales et n’a pas empêché la détérioration des conditions de travail et de vie d’une large partie de la population, y compris dans les pays industrialisés. […] La gravité des déséquilibres écologiques et sociaux actuels exige aujourd’hui des réponses plus ambitieuses que celles proposées par le discours dominant sur le développement durable. Il est possible qu’une croissance lente ou stationnaire du PIB soit une condition nécessaire d’une économie soutenable orientée vers le bienêtre et l’égalité. La CNE participera aux réflexions en vue d’évaluer la pertinence d’une telle hypothèse, et entreprendra de telles réflexions en son sein. » La CNE fut bien isolée à l’époque. Il est vrai que la crise et les réponses apportées par les gouvernements sous forme de réformes structurelles, d’austérité et d’attaques portant sur ce que d’aucuns appellent les « acquis sociaux » ont amené les syndicats à revoir leurs priorités.
Il aura fallu attendre plusieurs années pour que, dans une contribution récente à la revue Politique7 intitulée « Une transition juste », Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC, rebondisse sur la critique de la CNE et déclare explicitement : « La poursuite d’une croissance aveugle du PIB mène à des impasses sociales et environnementales. […] L’opposition syndicat-emploi versus environnement est un leurre. La transition énergétique, le développement d’une mobilité durable… s’accompagnent d’une création nette massive d’emplois et de toute une série de retombées positives pour la société dans son ensemble s’ils sont opérés de manière juste. Telle est notre vision du syndicalisme d’aujourd’hui et de demain. » Même son de cloche du côté de la FGTB dont l’aile wallonne affirme : « L’écologie est pleinement intégrée dans les défis syndicaux et sociaux. La question ne fait plus de doute et c’est pourquoi nous demandons une planification écologique de l’économie wallonne. La transition bas carbone doit dépasser le stade des bonnes intentions et un calendrier concret doit être établi en termes de logements, d’énergie, de nouveau plan industriel. »8
… qui font écho au niveau européen
Une telle prise de position n’aurait surement pas été possible sans une prise de conscience croissante au sein de certaines fédérations sectorielles. Le communiqué d’IndustriAll (50 millions de travailleurs.euses des secteurs miniers, de l’énergie et de la manufacture dans cent-quarante pays) dénonçant le retrait des États-Unis de l’accord de Paris parce qu’il est non seulement mauvais pour la planète, mais aussi pour les travailleurs.euses, en particulier américain.e.s, marque peut-être (l’histoire nous le dira) une étape décisive.
Par ailleurs, l’Institut syndical européen a produit un certain nombre de publications et d’analyses qui, tout en n’abordant pas de front la question de la croissance, tendent à remettre au centre de l’agenda syndical la « durabilité ». C’est ainsi que dans le courant de 2019 devrait paraitre sous son égide un ouvrage fondé sur des travaux portant sur la transformation des régions industrielles en réaction aux politiques climatiques. L’Institut conduit un projet portant sur le rôle des représentants des travailleurs.euses dans la promotion de la durabilité (concept à prendre dans sa triple acception : sociale, environnementale et financière) au niveau des entreprises. L’objectif est de disséminer les meilleures pratiques identifiées à cette occasion. Il s’agit aussi de voir comment les entreprises s’adaptent, d’une part, à une directive sur la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité et qui vise précisément les grandes entreprises et, d’autre part, à un règlement définissant le concept de concurrence libre et non faussée à l’échelle du commerce international et qui permette de sanctionner les entreprises exportatrices étrangères s’appuyant sur des conditions sociales et environnementales laxistes. L’Institut examinera les stratégies syndicales pour accélérer une « juste transition » vers une économie décarbonée, verte et circulaire qui garantit la justice sociale, la protection de la planète, la durabilité et la création de nouveaux emplois de qualité. Ce travail qui a comme toile de fond les Objectifs du développement durable et l’accord climatique de Paris, devrait déboucher, d’une part, sur des bonnes pratiques pouvant être concrètement mises en œuvre et faisant des syndicats des acteurs de la transition et, d’autre part, sur des propositions de futurs combats dans cette perspective.
Il s’agira ensuite de voir si, outre les actions entreprises par des syndicats nationaux, ces travaux prometteurs de l’Institut menés en étroite collaboration avec les affiliés de la CES et les membres des comités d’entreprises européens ne se reflèteront non plus seulement dans des résolutions thématiques, mais plus systématiquement dans les prises de parole de leur secrétaire général et de tout le leadeurship syndical européen. En généralisant ce message à toutes les sphères d’actions et de revendications, les syndicats regagneront en crédibilité, surtout s’ils s’ouvrent à d’autres parties prenantes, en particulier celles déjà actives dans ces combats ainsi que les groupements de citoyen.ne.s désireux de s’y impliquer. Ce n’est qu’en créant des alliances plus étroites, équilibrées et fructueuses que la société dans son ensemble dominera plutôt que subira les évolutions induites par la lutte contre les changements climatiques.
Repenser les institutions socioéconomiques
Nos institutions économiques et sociales reposent sur la croissance économique. Or, elle est en déclin structurel depuis les années 1970. C’est ce qui transparait dans le Pacte social belge, mais aussi dans les accords similaires à l’étranger. Personne n’échappe à ce paradigme « croissanciste ». Si cette tendance se confirme, il est urgent que les syndicats, mais aussi l’ensemble de la société, fassent preuve de créativité pour repenser ces institutions. Cette urgence se justifie parce que les projections concernant la facture du vieillissement, et qui sont l’une des principales justifications de l’assainissement des finances publiques, sont fondées sur une hypothèse de croissance de 1,5%. Or, si cette hypothèse devait s’avérer trop optimiste, c’est tout le château de cartes du financement de nos pensions qui s’effondrerait. Dans une étude prospective de 20149, l’OCDE estimait que la croissance diminuerait sans cesse pour s’établir à 0,5% par an dans les pays riches. Il est vrai que la réalisation de telles projections est toujours hasardeuse, mais on voit mal comment la croissance pourrait se redresser sur une longue période. Le progrès technologique comme tremplin est régulièrement évoqué par les plus optimistes. Toutefois, il ne se traduit pas dans les chiffres (du PIB notamment). Et l’étude fouillée de Robert Gordon10, un ancien secrétaire d’État de Bill Clinton, sur les gains de productivité américaine n’incite guère à l’optimisme sur ce front.

Quant aux réformes structurelles, elles se succèdent à un rythme effréné depuis au moins trente ans. Qu’il s’agisse de l’établissement d’un marché intérieur européen ou de la monnaie unique, de la libéralisation des marchés du travail ou des services publics ou encore de la conclusion d’accords de libre-échange, rien n’atteste d’un impact significatif sur la croissance.
Dès lors, les syndicats feraient bien de s’atteler à regarder le monde et à anticiper les défis futurs en faisant fi de la croissance, surtout si ses fruits sont très inégalement répartis entre la population et ont pour corolaire une dégradation de l’environnement dans d’autres régions du monde. L’Institut syndical européen a produit une remarquable étude de prospective établissant plusieurs scénarios quant à l’Europe de demain. Les auteurs identifient six grands facteurs de mutation pouvant nous emmener vers l’un ou l’autre scénario : régulation sociale, relation d’emploi, chaine de valeur, organisation collective, interaction homme-machine et cyberconfiance. Ils n’ont néanmoins pas jugé bon d’y intégrer différents niveaux de croissance.
En raison d’un poids numérique toujours significatif dans la construction des rapports de force, un éventuel échec des syndicats à anticiper le tarissement de la croissance pourrait mener la société dans une impasse où pourrait se déchainer une violence qui couve depuis des années sous le couvercle de l’indifférence ou de la résignation collective face à la montée des inégalités et aux dégâts des dérèglements climatiques. L’émergence et la persistance du mouvement des gilets jaunes donnent un avant-gout des difficultés de la transition.
Conclusion
Ces dernières années, les syndicats ont entamé une mutation en montrant des signes d’intérêt croissants pour le verdissement de l’économie. On les a ainsi vus soutenir franchement la campagne « Claim the Climate » en ouverture de la COP24 en Pologne.
Cependant, l’épreuve de vérité n’aura lieu que lorsque se présenteront des situations concrètes d’arbitrage entre créations d’emplois ou maintien d’une certaine idée du niveau de vie européen, d’une part, et respect de l’environnement, d’autre part. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’accueillir une entreprise de logistique dont le business modelse fonde sur une croissance des importations et donc d’un transport international de biens fortement polluant, lorsqu’il s’agit de trouver de l’espace pour y localiser de nouvelles entreprises au risque d’aggraver l’artificialisation des sols et de détruire des écosystèmes. Mais aussi, dans un monde qui épuise bien plus vite la planète que ce qu’elle peut nous offrir à cause de l’industrialisation massive, des déforestations, du brulage de carbone pour sustenter un mode de vie occidental, ne faudrait-il pas revoir le système salarial11 qui alimente la consommation et donc la dégradation des ressources naturelles ?
Globalement, l’empreinte écologique du monde a augmenté ces dernières années. Pourtant, sur la même période, la croissance connaissait un déclin inexorable en dépit de soubresauts sporadiques. Pour le dire autrement, un dollar (ou euro) de production additionnelle est plus néfaste pour l’environnement et le climat aujourd’hui qu’il y a quarante ou cinquante ans. Les contours et les fonctionnements de nos modèles économiques et sociaux devront être repensés afin de les mettre en phase avec les limites biophysiques de la planète.
La raréfaction de la croissance combinée au carcan budgétaire européen (de plus en plus contraignant au fur et à mesure que la facture du vieillissement démographique se fera sentir) risque de mettre en rivalité les politiques sociales et les mesures de lutte contre les changements climatiques dans l’obtention des deniers publics dont les unes et les autres ont pourtant grandement besoin.
Les gouvernements ne seront pas seuls à faire face à ce nœud gordien. Les interlocuteurs sociaux y seront confrontés, en particulier en Belgique en raison de leur importance dans la gestion de la sécurité sociale et de leur rôle de quasi-législateurs sociaux (négociations salariales, conventions collectives portant sur de multiples sujets).
Face à l’ampleur de ces défis, aucun acteur ne détient seul les clés du problème. L’accompagnement de la transition impose à chacun de faire preuve de plus d’ouverture envers les autres parties prenantes, ONG environnementales, universitaires, groupements de citoyen.ne.s… Ceci peut constituer un défi pour les syndicats qui, s’ils sont capables de fronts communs, sont moins habitués à travailler durablement avec d’autres acteurs, par crainte de perdre le leadeurship. Surmonter cette crainte et effectuer ce changement culturel est la première étape pour appréhender de manière appropriée la transition multidimensionnelle à laquelle personne ne pourra échapper.
- « Going to Extremes : Politics after Financial Crises, 1870 – 2014 », European Economic Review, 88, 2016, p. 227 – 260.
- Et pour une perspective de plus long terme, voir Steffen W., Broadgate W., Deutsch L., Gaffney O., Ludwig C., « The trajectory of the Anthropocene : The Great Acceleration », The Anthropocene Review, 2015.
- Jason Hickel, « Why growth can’t be green », Foreign Policy, 12 septembre 2018.
- Derruine O., « La guerre des métaux rares, de Guillaume Pitron », La Revue nouvelle, 2018, n° 3.
- https://bit.ly/2QMl8w4 ; https://bit.ly/2PtEyRN
- Spaiser V., Ranganathan Sh., Bali Swain R et J. T. Sumpter D., « The sustainable development oxymoron : quantifying and modelling the incompatibility of sustainable development goals », International Journal of Sustainable Development & World Ecology, 2017.
- « Syndicalisme : un mouvement social sous pression », Politique, n° 104, juin 2018.
- Ce ne serait pas rendre justice aux syndicats de passer sous silence les projets Rise (en Wallonie) et Brise (à Bruxelles), formant un réseau intersyndical de sensibilisation à l’environnement commun à la CSC et à la FGTB, et qui joue un rôle de pionnier depuis 1996. Ses « thèmes de travail sont, par exemple, les déchets, les économies d’énergie, le climat, l’alimentation, l’autoconsommation, les déplacements des travailleurs, les alternatives à la voiture, ou encore la gestion environnementale des entreprises. Autant d’engagements syndicaux essentiels pour améliorer les conditions de travail et assurer le bienêtre des générations actuelles et futures ».
- OCDE, « La croissance mondiale devrait ralentir et les inégalités de revenu se creuser au cours des prochaines décennies », communiqué du 2 juillet 2014.
- The Rise and Fall of American Growth : The U.S. Standard of Living Since the Civil War, Princeton, 2014.
- Derruine O., « Au-delà de l’index, il faut refonder notre modèle salarial », La Revue nouvelle, 23 avril 2015.

