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Le procès des droits de l’homme, de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère

Numéro 1 - 2017 par Florence Delmotte

janvier 2017

Avec Le pro­cès des droits de l’homme, Jus­tine Lacroix et Jean-Yves Pran­chère, tous deux pro­fes­seurs de théo­rie poli­tique à l’université libre de Bruxelles, signent un livre éclai­rant (jusqu’à éblouir par­fois!) et nour­ris­sant : un livre impor­tant. Éru­dit et poin­tu — mais tou­jours péda­go­gique, jamais pédant — l’ouvrage inté­res­se­ra en réa­li­té tous ceux qui s’interrogent sur « les droits de l’homme », sou­haitent en […]

Un livre

Avec Le pro­cès des droits de l’homme1, Jus­tine Lacroix et Jean-Yves Pran­chère, tous deux pro­fes­seurs de théo­rie poli­tique à l’université libre de Bruxelles, signent un livre éclai­rant (jusqu’à éblouir par­fois!) et nour­ris­sant : un livre impor­tant. Éru­dit et poin­tu — mais tou­jours péda­go­gique, jamais pédant — l’ouvrage inté­res­se­ra en réa­li­té tous ceux qui s’interrogent sur « les droits de l’homme », sou­haitent en savoir plus sur ce que recouvre cette curieuse idée, mieux com­prendre com­ment elle peut être aujourd’hui à la fois intou­chable et tour­née en déri­sion, por­teuse de tant d’espoirs et accu­sée de tous les maux, et fina­le­ment se faire leur propre opi­nion. Il est vrai que Jus­tine Lacroix et Jean-Yves Pran­chère ont la leur, et on n’y échap­pe­ra pas faci­le­ment. Mais c’est aus­si ce qui donne à leurs ana­lyses leur force. Cette force est celle d’un pro­pos riche­ment docu­men­té, très nuan­cé, extrê­me­ment hon­nête à l’égard des auteurs et des textes, même les plus déran­geants, mais aus­si celle d’un dis­cours situé, qui met en exergue l’édification dia­lo­gique d’une pen­sée en prise avec le monde réel, ses souf­frances et ses injus­tices. Pour les auteurs du Pro­cès des droits de l’homme, ceux-ci sont loin d’avoir triom­phé. Et, n’en déplaise à nombre de leurs détrac­teurs, les droits de l’homme recèlent une signi­fi­ca­tion poli­tique, dans la mesure déjà où des indi­vi­dus et des groupes sans cesse plus divers et plus nom­breux les reven­diquent et luttent en leur nom pour plus d’égalité et de liberté. 

Un sacre paradoxal 

L’ouvrage part des cri­tiques contem­po­raines adres­sées aux droits de l’homme et, après en avoir mon­tré la diver­si­té et les points com­muns dans un pre­mier cha­pitre, entend en retra­cer les ori­gines, en tout cas mon­trer les points d’accroche entre cer­tains dis­cours actuels et des cri­tiques aus­si anciennes que les droits eux-mêmes et dont les logiques doivent être exa­mi­nées. Dans leurs propres termes, les auteurs pro­posent une « his­toire rai­son­née » des débats théo­riques et phi­lo­so­phiques sur les droits de l’homme. Il ne s’agit donc pas d’étudier le conte­nu ou le fon­de­ment des droits depuis les décla­ra­tions du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. Il s’agit plu­tôt de recons­truire une « généa­lo­gie », « dia­lec­tique » plu­tôt que « conti­nuiste », lais­sant à voir plu­sieurs constel­la­tions de points de vue plus ou moins radi­ca­le­ment scep­tiques et par­fois imbri­qués. Pour finir, en s’appuyant notam­ment sur les ana­lyses que Han­nah Arendt a consa­crées aux droits de l’homme, dont les auteurs pro­posent une lec­ture fine et enga­gée, on ver­ra qu’on peut construire sur ces cri­tiques, ou en réponse à celles-ci, une défense… cri­tique, ou réflexive, des droits de l’homme, qui répond à l’accusation d’apolitisme fré­quente à leur égard. 

L’essor des cri­tiques contem­po­raines des droits de l’homme, nous disent Lacroix et Pran­chère, est étroi­te­ment lié au sacre de ceux-ci dans les der­nières décen­nies du XXe siècle, mar­quées par la fin des uto­pies sinon par celle des idéo­lo­gies, et cela semble à la fois para­doxal et logique. En refu­sant, en 1970, de faire des droits de l’homme une lec­ture indi­vi­duelle et morale, et en prô­nant une approche poli­tique, le phi­lo­sophe fran­çais Claude Lefort, dis­ciple éman­ci­pé de Marx, attire l’attention sur une dis­tinc­tion impor­tante : entre les attaques qui s’en prennent aux droits de l’homme en tant que tels d’un côté, et celles qui fus­tigent sur­tout leurs usages de l’autre. Les temps ont chan­gé depuis 1789 et ces der­nières incon­tes­ta­ble­ment dominent. Elles ont en com­mun d’insister sur le risque de déli­te­ment de la forme démo­cra­tique induit par les droits de l’homme. Ain­si, à côté des cri­tiques pro­pre­ment « anti­mo­dernes » ou « réac­tion­naires », qui rejettent pure­ment et sim­ple­ment l’idée même de droits de l’homme consi­dé­rant qu’ils seraient des­truc­teurs d’un ordre « natu­rel » — com­prendre « hié­rar­chique » — ou des ins­ti­tu­tions, comme la famille, sur les­quelles repose notre socié­té — qu’on songe aux mani­fes­ta­tions en France contre le « mariage pour tous » ces der­nières années —, on trouve deux autres types de cri­tiques contem­po­raines, qua­li­fiées de « com­mu­nau­taires » et de « radicales ». 

Les pre­mières mettent en avant le risque d’«illimitation » que la logique indi­vi­dua­liste des droits de l’homme ferait cou­rir à la démo­cra­tie : de plus en plus nom­breux, les droits (des femmes, des mino­ri­tés de tous ordres) ne pour­raient jamais être satis­faits. Ils condam­ne­raient par cette ten­dance « infla­tion­niste » la démo­cra­tie à l’impuissance. Pis : concer­nant tou­jours des indi­vi­dus, ou « tous les humains », ce qui revient au même, ils pri­ve­raient de peuple la démo­cra­tie, ain­si que le sou­tient Pierre Manent (p. 69). Il est frap­pant de consta­ter que cette cri­tique, d’origine plus ou moins conser­va­trice, ras­semble des auteurs qu’on ne peut pas si faci­le­ment ran­ger à droite. Comme Mar­cel Gau­chet, cer­tains repré­sen­tants de cette cri­tique com­mu­nau­taire s’inquiètent, par exemple, pour la cohé­sion sociale et la sur­vie d’un idéal répu­bli­cain dans lequel, à l’origine, « l’inhérence des droits à la per­sonne » et « l’appartenance du citoyen » (à un État nation) s’étayeraient mutuellement. 

Les cri­tiques dites « radi­cales », nour­ries par les tra­vaux de Fou­cault et de Marx, insistent quant à elles sur la contra­dic­tion entre l’émancipation poli­tique pro­mise par les droits de l’homme et l’aliénation sociale per­mise par ces mêmes droits. Elles avancent que le dis­cours des droits de l’homme se foca­lise sur les atteintes à la liber­té per­pé­trées par des États et des gou­ver­ne­ments, au détri­ment de l’oppression exer­cée par des acteurs éco­no­miques. En bref, pour Wen­dy Brown notam­ment, le recours au dis­cours des droits de l’homme négli­ge­rait tout sim­ple­ment la dimen­sion concrète des rap­ports de force (p. 77). Il indui­rait une vic­ti­mi­sa­tion sté­rile des oppri­més et serait l’expression d’un cer­tain fatalisme. 

Une généalogie, plusieurs constellations de critiques 

Si ces cri­tiques dénoncent toutes plus ou moins le dis­cours des droits de l’homme comme une forme d’illusion, elles n’en sont donc pas moins diverses, « aujourd’hui comme hier ». Si « prendre les droits au sérieux sup­pose aus­si de com­prendre les objec­tions qui leur sont adres­sées », il faut en effet admettre que celles-ci ne forment pas, depuis 1789, une seule tra­di­tion mais plu­sieurs, pour cer­taines dia­mé­tra­le­ment oppo­sées dans leurs ins­pi­ra­tions et leurs impli­ca­tions sinon dans leurs constats. Pour ne prendre qu’un seul exemple, à la fin du XVIIIe siècle le réac­tion­naire catho­lique et monar­chiste Louis de Bonald dénon­ce­ra les condi­tions de vie misé­rables voire inhu­maines des pauvres dans les villes et poin­te­ra, plu­sieurs décen­nies avant Karl Marx et Frie­drich Engels, l’inanité ou les effets per­vers de l’égale liber­té pro­cla­mée, qui n’est nul­le­ment incom­pa­tible avec le déchai­ne­ment des pires inéga­li­tés éco­no­miques, au contraire. Mais quand le pre­mier prône, avec Joseph de Maistre, un retour à l’ordre poli­ti­que­ment inéga­li­taire mais selon eux plus juste de l’Ancien Régime, les seconds en appellent à une autre révo­lu­tion, qui achè­ve­rait celle de 1789 et pré­pa­re­rait l’avènement d’une socié­té sans classe dans laquelle les droits devien­draient réels et les indi­vi­dus vrai­ment libres. 

Dans la par­tie cen­trale de l’ouvrage, Jus­tine Lacroix et Jean-Yves Pran­chère convoquent sept auteurs majeurs — Edmund Burke, Jere­my Ben­tham, Auguste Comte, Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Karl Marx et Carl Schmitt — repré­sen­tant cinq « para­digmes » — conser­va­teur, pro­gres­siste, théo­lo­gi­co-poli­tique, révo­lu­tion­naire et natio­na­liste — qui leur per­mettent non pas d’écrire une his­toire à pro­pre­ment par­ler mais de pro­po­ser une « car­to­gra­phie intel­lec­tuelle » (p. 81) des cri­tiques des droits de l’homme. Au risque de les appau­vrir consi­dé­ra­ble­ment, nous ten­te­rons de résu­mer briè­ve­ment ces cri­tiques, cri­tiques « his­to­riques » donc, mais dont les échos portent jusqu’à notre époque. 

La pre­mière de ces cri­tiques, au cha­pitre 2, est celle de l’Anglais Edmund Burke, d’abord célèbre pour ses pres­sen­ti­ments à pro­pos de la Révo­lu­tion de France, dont il annonce dès 1790 qu’elle va (très) mal tour­ner. Pour Burke, les droits « uni­ver­sels » de l’homme pro­cla­més par les Fran­çais en 1789 sont dan­ge­reux car ils s’opposent à l’héritage : pas seule­ment aux pri­vi­lèges héri­tés dont ils pré­tendent faire table rase, mais aus­si aux droits et liber­tés héri­tés, les uns et les autres devant être res­pec­tés, comme dans le modèle anglais, s’ils ont fait leurs preuves, s’ils ont été confir­més par l’histoire. « La liber­té » abs­traite n’existe pas, il n’y a que des liber­tés concrètes. Et les hommes ne sont pas égaux. Il est dan­ge­reux de le pré­tendre, plus encore de le vou­loir. Le libé­ra­lisme conser­va­teur de Burke dénonce ain­si, autant sinon plus que l’absolutisme monar­chique, « l’absolutisme démo­cra­tique ». Riches d’enseignements, les ambigüi­tés de sa pen­sée per­mettent notam­ment de mieux com­prendre que le libé­ra­lisme éco­no­mique sup­pose au fond de sou­mettre l’individu à un ordre hié­rar­chique conçu comme « natu­rel » ou comme « héri­té », celui du mar­ché, bien plus qu’il ne s’y oppose. Le libé­ra­lisme n’est donc nul­le­ment incom­pa­tible avec le conser­va­tisme, voire il le pré­sup­pose au contraire. Soit une leçon dia­ble­ment d’actualité.

Jere­my Ben­tham et Auguste Comte, étu­diés au cha­pitre 3, cri­ti­que­ront aus­si « l’universalisme abs­trait » des droits de l’homme, mais à par­tir d’une posi­tion qua­li­fiée d’«utilitariste », pour le pre­mier, de « pro­gres­siste », pour les deux. Ben­tham en offri­rait une ver­sion « libé­rale », poli­ti­que­ment par­lant, Auguste Comte une ver­sion plus « sociale ». Si l’on se concentre ici sur les attaques de Ben­tham à l’égard des droits de l’homme, on doit noter qu’elles ne sont pas moins fortes que celles de Burke tout en venant d’une posi­tion adverse. Pour Ben­tham, au contraire de Burke, on ne peut lier par les droits les géné­ra­tions futures et la loi est un ins­tru­ment qui doit être mis aujourd’hui et main­te­nant au ser­vice du « plus grand bon­heur pour le plus grand nombre » — telle est la for­mule de l’utilitarisme. Ben­tham est certes très favo­rable à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, mais les droits de l’homme lui appa­raissent comme un « non-sens mon­té sur des échasses » (p. 133). Ils sont en effet dépour­vus de toute cré­di­bi­li­té, tant il est faux que « Tous les hommes naissent libres et égaux en digni­té et en droits ». Et ils reposent sur la « pure fic­tion » d’un contrat alors que pour Ben­tham, qui oppose les lois aux droits, on obéit aux lois si et seule­ment si elles nous sont utiles, pas parce qu’on y a consen­ti. Si l’on veut, Ben­tham se livre avant Marx à une entre­prise de démys­ti­fi­ca­tion du droit. Cepen­dant, tout comme Comte et sa propre for­mule « ordre et pro­grès », qui com­bine le prin­cipe de pro­prié­té pri­vée et celui de soli­da­ri­té sociale, Ben­tham pré­fère l’égalité des chances à l’égalité des droits (p. 171). Selon Lacroix et Pran­chère, la cri­tique pro­gres­siste pousse alors à redé­fi­nir la liber­té comme « le droit de négo­cier ses droits » et tolère ain­si, voire induit, une cer­taine inéga­li­té quelque peu contradictoire. 

Déjà évo­quées, les réflexions pro­po­sées par les réac­tion­naires qui suivent, Joseph de Maistre — auteur du célèbre Il n’y a point d’homme dans le monde — et Louis de Bonald, ont quant à elles le mérite de la cohé­rence et rejettent sans ambigüi­té toute forme de libé­ra­lisme. Par défi­ni­tion, les droits de l’homme s’opposent aux lois de Dieu, à la hié­rar­chie des rap­ports sociaux vou­lue par la rai­son divine. Ces auteurs s’y opposent donc radi­ca­le­ment. « Contre l’idéal révo­lu­tion­naire de l’égalité des liber­tés, ils sou­tiennent que l’inégalité des droits et des devoirs est la condi­tion de l’ordination des rap­ports sociaux à la visée du bien public » (p. 182). Aujourd’hui, recon­naissent Lacroix et Pran­chère, ce catho­li­cisme contre­ré­vo­lu­tion­naire peut bien faire figure d’excentricité (p. 212). Il n’est pas non plus dépour­vu d’inconséquence dans la mesure où les néces­si­tés de la divi­sion du tra­vail mise en avant par Émile Dur­kheim ne peuvent s’accommoder long­temps des inéga­li­tés fon­dées sur la nais­sance. Il n’empêche, outre la cohé­rence de ces auteurs — dans leur manière de jus­ti­fier la peine de mort par exemple, en accord avec leur concep­tion de la sou­ve­rai­ne­té —, la dimen­sion socio­lo­gique de leurs ana­lyses n’était pas dénuée de per­ti­nence et la cri­tique de l’individualisme garde bien enten­du une cer­taine vigueur. Sur­tout, Maistre et Bonald plus encore montrent que le libé­ra­lisme poli­tique ne peut élu­der une dif­fi­cul­té fon­da­men­tale : que signi­fie en effet l’égalité des droits dans un contexte mar­qué par les inéga­li­tés de fait ? Ou : com­ment sur­mon­ter la contra­dic­tion entre le dire et le faire ? 

Au fond, c’est à la même ques­tion que Marx appor­te­ra une réponse révo­lu­tion­naire. Concer­nant sa cri­tique des droits de l’homme, Jus­tine Lacroix et Jean-Yves Pran­chère montrent dans leur cha­pitre 5 que plu­sieurs inter­pré­ta­tions sont pos­sibles. Pour la pre­mière, la plus connue, les droits de l’homme sont comme une « reli­gion » pour Marx, com­prendre : comme un opium s’opposant à l’émancipation des tra­vailleurs. En résu­mé, « les droits de l’homme sont une idéo­lo­gie qui sert l’égoïsme consti­tu­tif de la socié­té bour­geoise » (p. 218). Les choses ne seraient cepen­dant pas si simples et les auteurs en viennent à pri­vi­lé­gier une autre lec­ture. Pour eux, Marx s’est en effet atta­ché à dénon­cer la mar­chan­di­sa­tion du tra­vail et la réi­fi­ca­tion des êtres. L’homme n’est pas une chose mais doit tou­jours être consi­dé­ré au contraire comme une fin en soi : « les indi­vi­dus ont un droit moral à ne pas être trai­tés comme des objets et, si nous les trai­tons ain­si, nous vio­lons leur droit » (p. 223). C’est-à-dire qu’ils en ont, des droits. Et après tout, dans Sur la ques­tion juive, Marx entend réfu­ter la thèse de Bru­no Bauer selon laquelle l’appartenance à une reli­gion spé­ci­fique jus­ti­fie de se voir pri­vé des droits poli­tiques. Il ne s’agit pas de nier ni qu’il doit exis­ter une liber­té reli­gieuse, ni qu’il existe une éman­ci­pa­tion poli­tique. Selon Claude Lefort, Marx serait tou­te­fois pas­sé à côté de la dimen­sion poli­tique et éman­ci­pa­toire des droits de l’homme, qui ne s’opposent pas néces­sai­re­ment aux droits du citoyen, et com­prennent le droit à la liber­té contre l’oppression, celui de s’associer, de s’exprimer col­lec­ti­ve­ment, etc. Comme si Marx lui-même avait en quelque sorte suc­com­bé à une lec­ture libé­rale, ato­mi­sante des droits, qui le force à les dis­qua­li­fier tout ensemble. Pour Jus­tine Lacroix et Jean-Yves Pran­chère, il est plus pro­bable que la cible de la cri­tique de Marx soit la subor­di­na­tion des droits du citoyen aux droits de l’homme, opé­rée par les décla­ra­tions à tra­vers l’affirmation de la pri­mau­té du droit de pro­prié­té. Après tout, pour les auteurs du Pro­cès, la visée d’une socié­té com­mu­niste n’est autre que l’émancipation des indi­vi­dus et elle peut dif­fi­ci­le­ment se pas­ser d’une reven­di­ca­tion de droits. La lutte contre la domi­na­tion capi­ta­liste pré­sup­pose en réa­li­té celle-ci même si la théo­rie de Marx en fait l’ellipse. Il est donc tout à fait pos­sible, à condi­tion de ne pas s’en tenir à la lettre mais tout en res­tant fidèle à l’esprit, de se récla­mer de Marx et de « croire aux droits de l’homme », voire d’inscrire Marx « dans la ligne d’une poli­tique des droits de l’homme » comme le fait Étienne Bali­bar (p. 252). 

Pré­ci­sé­ment, diront cer­tains, « les droits de l’homme ne sont pas une poli­tique », pour reprendre le mot célèbre de Mar­cel Gau­chet en 1980. On a déjà évo­qué cette thèse contre laquelle Lacroix et Pran­chère s’inscrivent en faux et l’on y revien­dra pour finir. Avant cela, voyons com­ment dans le der­nier para­digme envi­sa­gé, cha­pitre 6, à savoir pour Carl Schmitt, les droits de l’homme sont tout sim­ple­ment « contre le poli­tique ». Si le per­son­nage semble plus infré­quen­table encore que Maistre et Bonald, compte tenu du lien étroit entre son œuvre et son enga­ge­ment nazi, c’est davan­tage par lui que les thèmes natio­na­listes et théo­lo­gi­co-poli­tiques ont plus ou moins per­co­lé chez cer­tains auteurs contem­po­rains — ses ana­lyses, sinon ses conclu­sions. Pro­fon­dé­ment anti­li­bé­rale et anti-indi­vi­dua­liste, la pen­sée de Schmitt consi­dère que les droits et liber­tés des indi­vi­dus s’opposent à l’unité et à la sou­ve­rai­ne­té du peuple, qui ne pré­sup­pose pas l’égalité des droits mais bien d’appartenir et de par­ti­ci­per à une même com­mu­nau­té poli­tique sur le mode d’une adhé­sion una­nime et acri­tique. L’homogénéité du peuple, qui ne peut tolé­rer la diver­si­té de ses com­po­santes, se sub­sti­tue ain­si chez Schmitt — et chez d’autres à la même époque, il est vrai — à ce que l’on peut géné­ra­le­ment entendre par l’égalité démo­cra­tique, et jus­ti­fie par exemple l’expulsion pure et simple de l’étranger. La vision du poli­tique de Schmitt, que résume sou­vent la dis­tinc­tion entre « l’ami » et « l’ennemi », ne peut donc conce­voir l’individu ou l’humanité comme des sujets poli­tiques. Dans cette pers­pec­tive, les droits de l’homme pré­ten­du­ment uni­ver­sels ne sont qu’un ins­tru­ment idéo­lo­gique ser­vant les expan­sions impé­ria­listes. Soit une rhé­to­rique déjà pré­sente chez Burke et Maistre. Mais on la retrouve aus­si dans des dis­cours dénon­cia­teurs contem­po­rains venant de tout autres hori­zons et qui retiennent par­fois de Schmitt la seule impor­tance du conflit ou l’idée d’«autodéfinition du peuple », pour­tant bien équi­voque chez lui. Sans oublier que la « force érup­tive du pou­voir consti­tuant », à laquelle s’opposerait la dépo­li­ti­sa­tion induite par les droits de l’homme, ren­voie expli­ci­te­ment chez Schmitt à une concep­tion théo­lo­gique du poli­tique dia­mé­tra­le­ment oppo­sée à la pra­tique révo­lu­tion­naire comme à l’idéal d’autonomie des Lumières. 

Penser avec Arendt : pour une conception politique des droits de l’homme

En ter­mi­nant avec Han­nah Arendt, Jus­tine Lacroix et Jean-Yves Pran­chère nous gardent le meilleur pour la fin. Avec « Le déclin de l’État nation et la fin des droits de l’homme », à la fin du deuxième tome des célèbres Ori­gines du tota­li­ta­risme (1951), on doit à la grande phi­lo­sophe amé­ri­caine d’origine juive alle­mande dis­pa­rue en 1970 l’un des textes les plus impor­tants du XXe siècle sur le sujet qui nous occupe. L’interprétation de ce texte et en par­ti­cu­lier des réflexions d’Arendt sur les droits de l’homme fait tou­jours l’objet de vives contro­verses. Cepen­dant, on aurait tort de la situer dans le para­digme conser­va­teur fon­dé par la cri­tique de Burke. Bien plu­tôt, les auteurs consi­dèrent qu’Arendt ouvre la voie à une concep­tion poli­tique des droits de l’homme sus­cep­tible, nous disent-ils, de répondre à nombre d’objections qui leur ont été adres­sées. Si l’on pré­fère, on trouve en même temps chez Arendt une cri­tique assez radi­cale des droits de l’homme, qui n’est d’ailleurs pas sans rap­pe­ler celle de Marx, et une pro­po­si­tion consé­quente de les repen­ser « à neuf ». 

Par­tant de la situa­tion des mil­lions d’apatrides créés par la fin de la Pre­mière Guerre mon­diale, Arendt met au jour un curieux para­doxe : « c’est pré­ci­sé­ment au moment où des êtres humains ont été pri­vés d’un gou­ver­ne­ment propre et n’ont plus pu comp­ter sur d’autres res­sources que leurs droits “natu­rels” qu’ils se sont retrou­vés “sans droits”» (p. 282). Cela prouve que seuls les citoyens d’un État ont des droits, ou que le pre­mier des droits de l’homme, le fameux « droit d’avoir des droits », c’est l’appartenance à une com­mu­nau­té poli­tique don­née (p. 284). On peut dès lors com­prendre que le texte d’Arendt soit inter­pré­té comme une cri­tique du carac­tère abs­trait et for­mel des droits de « l’homme », qui ne sont rien sans ceux du « citoyen ». En même temps, son texte démontre qu’on ne peut lier les droits de l’homme à la figure de l’État nation. Ce qui est en jeu, c’est bien le « droit de l’homme à la poli­tique au-delà de l’État nation » ou le droit « d’avoir une place signi­fi­ca­tive » dans ce monde : une citoyen­ne­té cos­mo­po­li­tique si l’on veut, où la com­mu­nau­té (« home », dit Arendt) ne ren­voie pas à une nation spé­ci­fique, à une patrie (« home­land »), mais aux liens et aux pra­tiques de ceux qui se recon­naissent comme égaux. 

Comme chez Jacques Ran­cière, la concep­tion poli­tique des droits de l’homme qui se dégage de la lec­ture d’Arendt sug­gère au fond que « c’est pré­ci­sé­ment quand on reven­dique les droits que l’on n’a pas qu’on devient un sujet poli­tique » (p. 302). Autre­ment dit, les droits de l’homme ne sont pas au fon­de­ment de l’action poli­tique au sens où ils ne lui pré­existent pas ; ils sont un pro­duit de l’action poli­tique. Comme le résume humo­ris­ti­que­ment James Ingram (cité p. 304), ce n’est pas aux licornes, qui n’existent pas, qu’il fau­drait les com­pa­rer (comme le fait le phi­lo­sophe com­mu­nau­ta­rien Alis­dair MacIn­tyre)…, mais aux mules : « celles-ci n’existent pas en nature, ne se repro­duisent pas elles-mêmes, mais elles peuvent exis­ter et donc avoir des effets réels ». Et ce der­nier cha­pitre, lumi­neux, de se conclure sur une ten­ta­tive d’actualisation du pro­pos d’Arendt face à la situa­tion des sans-papiers, et plus lar­ge­ment des « sans-droits » d’aujourd’hui. Ceux-ci ne sont pas néces­sai­re­ment des apa­trides. Mais à l’instar des plus pauvres, ils sont bien pri­vés d’une place signi­fi­ca­tive dans ce monde, au sens où on ne leur per­met pas d’en (re)trouver une. Et ces ques­tions ne sont pas (seule­ment) morales, ou sociales : « elles doivent être poli­ti­sées en tant qu’enjeux liés à l’égalité et à la liber­té des par­ti­ci­pants à l’espace public et non faire l’objet d’une poli­tique de com­pas­sion ani­mée par la pitié » (p. 307). 

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N’en déplaise, encore une fois, à Pierre Manent, nous ne vivons pas, même en Europe — qu’on songe à la Hon­grie, au sort des Roms, aux « hot spots » en Médi­ter­ra­née —, même en Bel­gique — qu’on songe aux pri­sons, aux migrants, aux mineurs non accom­pa­gnés —, dans une « gou­ver­nance démo­cra­tique très res­pec­tueuse des droits de l’homme ». Il faut au contraire conti­nuer de se mobi­li­ser pour que ce soit le cas. C’est ce que font chaque jour nombre d’individus et de col­lec­tifs, qui démentent le soup­çon de désen­ga­ge­ment civique fré­quem­ment asso­cié au pré­ten­du « triomphe » des droits de l’homme, et qui montrent que ceux-ci ne sont pas que « la der­nière uto­pie »2. Sans com­plai­sance intel­lec­tuelle et jusqu’à ses der­nières pages, qui repré­sentent un bel essai de phi­lo­so­phie enga­gée, Le Pro­cès des droits de l’homme se pro­pose de réflé­chir et de nous faire réflé­chir au sens, aux fina­li­tés et aux condi­tions de cette lutte.

  1. Seuil, « La cou­leur des idées », 2016.
  2. The Last Uto­pia est le titre d’un ouvrage célèbre de l’historien Samuel Moyn, qui a sus­ci­té bien des contro­verses depuis sa paru­tion en 2010 (Cam­bridge, Har­vard Uni­ver­si­ty Press). Pour ceux qui sou­haitent en savoir plus, le Jour­nal euro­péen des droits de l’homme (2016/2) a récem­ment consa­cré un dos­sier à cette ques­tion — « Droits de l’homme : la der­nière uto­pie ? » — à la suite d’un col­loque orga­ni­sé à l’université Saint-Louis Bruxelles en novembre 2014 sur le même thème.

Florence Delmotte


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