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Le procès des droits de l’homme, de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère
Avec Le procès des droits de l’homme, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, tous deux professeurs de théorie politique à l’université libre de Bruxelles, signent un livre éclairant (jusqu’à éblouir parfois!) et nourrissant : un livre important. Érudit et pointu — mais toujours pédagogique, jamais pédant — l’ouvrage intéressera en réalité tous ceux qui s’interrogent sur « les droits de l’homme », souhaitent en […]
Avec Le procès des droits de l’homme1, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, tous deux professeurs de théorie politique à l’université libre de Bruxelles, signent un livre éclairant (jusqu’à éblouir parfois!) et nourrissant : un livre important. Érudit et pointu — mais toujours pédagogique, jamais pédant — l’ouvrage intéressera en réalité tous ceux qui s’interrogent sur « les droits de l’homme », souhaitent en savoir plus sur ce que recouvre cette curieuse idée, mieux comprendre comment elle peut être aujourd’hui à la fois intouchable et tournée en dérision, porteuse de tant d’espoirs et accusée de tous les maux, et finalement se faire leur propre opinion. Il est vrai que Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère ont la leur, et on n’y échappera pas facilement. Mais c’est aussi ce qui donne à leurs analyses leur force. Cette force est celle d’un propos richement documenté, très nuancé, extrêmement honnête à l’égard des auteurs et des textes, même les plus dérangeants, mais aussi celle d’un discours situé, qui met en exergue l’édification dialogique d’une pensée en prise avec le monde réel, ses souffrances et ses injustices. Pour les auteurs du Procès des droits de l’homme, ceux-ci sont loin d’avoir triomphé. Et, n’en déplaise à nombre de leurs détracteurs, les droits de l’homme recèlent une signification politique, dans la mesure déjà où des individus et des groupes sans cesse plus divers et plus nombreux les revendiquent et luttent en leur nom pour plus d’égalité et de liberté.
Un sacre paradoxal
L’ouvrage part des critiques contemporaines adressées aux droits de l’homme et, après en avoir montré la diversité et les points communs dans un premier chapitre, entend en retracer les origines, en tout cas montrer les points d’accroche entre certains discours actuels et des critiques aussi anciennes que les droits eux-mêmes et dont les logiques doivent être examinées. Dans leurs propres termes, les auteurs proposent une « histoire raisonnée » des débats théoriques et philosophiques sur les droits de l’homme. Il ne s’agit donc pas d’étudier le contenu ou le fondement des droits depuis les déclarations du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. Il s’agit plutôt de reconstruire une « généalogie », « dialectique » plutôt que « continuiste », laissant à voir plusieurs constellations de points de vue plus ou moins radicalement sceptiques et parfois imbriqués. Pour finir, en s’appuyant notamment sur les analyses que Hannah Arendt a consacrées aux droits de l’homme, dont les auteurs proposent une lecture fine et engagée, on verra qu’on peut construire sur ces critiques, ou en réponse à celles-ci, une défense… critique, ou réflexive, des droits de l’homme, qui répond à l’accusation d’apolitisme fréquente à leur égard.
L’essor des critiques contemporaines des droits de l’homme, nous disent Lacroix et Pranchère, est étroitement lié au sacre de ceux-ci dans les dernières décennies du XXe siècle, marquées par la fin des utopies sinon par celle des idéologies, et cela semble à la fois paradoxal et logique. En refusant, en 1970, de faire des droits de l’homme une lecture individuelle et morale, et en prônant une approche politique, le philosophe français Claude Lefort, disciple émancipé de Marx, attire l’attention sur une distinction importante : entre les attaques qui s’en prennent aux droits de l’homme en tant que tels d’un côté, et celles qui fustigent surtout leurs usages de l’autre. Les temps ont changé depuis 1789 et ces dernières incontestablement dominent. Elles ont en commun d’insister sur le risque de délitement de la forme démocratique induit par les droits de l’homme. Ainsi, à côté des critiques proprement « antimodernes » ou « réactionnaires », qui rejettent purement et simplement l’idée même de droits de l’homme considérant qu’ils seraient destructeurs d’un ordre « naturel » — comprendre « hiérarchique » — ou des institutions, comme la famille, sur lesquelles repose notre société — qu’on songe aux manifestations en France contre le « mariage pour tous » ces dernières années —, on trouve deux autres types de critiques contemporaines, qualifiées de « communautaires » et de « radicales ».
Les premières mettent en avant le risque d’«illimitation » que la logique individualiste des droits de l’homme ferait courir à la démocratie : de plus en plus nombreux, les droits (des femmes, des minorités de tous ordres) ne pourraient jamais être satisfaits. Ils condamneraient par cette tendance « inflationniste » la démocratie à l’impuissance. Pis : concernant toujours des individus, ou « tous les humains », ce qui revient au même, ils priveraient de peuple la démocratie, ainsi que le soutient Pierre Manent (p. 69). Il est frappant de constater que cette critique, d’origine plus ou moins conservatrice, rassemble des auteurs qu’on ne peut pas si facilement ranger à droite. Comme Marcel Gauchet, certains représentants de cette critique communautaire s’inquiètent, par exemple, pour la cohésion sociale et la survie d’un idéal républicain dans lequel, à l’origine, « l’inhérence des droits à la personne » et « l’appartenance du citoyen » (à un État nation) s’étayeraient mutuellement.
Les critiques dites « radicales », nourries par les travaux de Foucault et de Marx, insistent quant à elles sur la contradiction entre l’émancipation politique promise par les droits de l’homme et l’aliénation sociale permise par ces mêmes droits. Elles avancent que le discours des droits de l’homme se focalise sur les atteintes à la liberté perpétrées par des États et des gouvernements, au détriment de l’oppression exercée par des acteurs économiques. En bref, pour Wendy Brown notamment, le recours au discours des droits de l’homme négligerait tout simplement la dimension concrète des rapports de force (p. 77). Il induirait une victimisation stérile des opprimés et serait l’expression d’un certain fatalisme.
Une généalogie, plusieurs constellations de critiques
Si ces critiques dénoncent toutes plus ou moins le discours des droits de l’homme comme une forme d’illusion, elles n’en sont donc pas moins diverses, « aujourd’hui comme hier ». Si « prendre les droits au sérieux suppose aussi de comprendre les objections qui leur sont adressées », il faut en effet admettre que celles-ci ne forment pas, depuis 1789, une seule tradition mais plusieurs, pour certaines diamétralement opposées dans leurs inspirations et leurs implications sinon dans leurs constats. Pour ne prendre qu’un seul exemple, à la fin du XVIIIe siècle le réactionnaire catholique et monarchiste Louis de Bonald dénoncera les conditions de vie misérables voire inhumaines des pauvres dans les villes et pointera, plusieurs décennies avant Karl Marx et Friedrich Engels, l’inanité ou les effets pervers de l’égale liberté proclamée, qui n’est nullement incompatible avec le déchainement des pires inégalités économiques, au contraire. Mais quand le premier prône, avec Joseph de Maistre, un retour à l’ordre politiquement inégalitaire mais selon eux plus juste de l’Ancien Régime, les seconds en appellent à une autre révolution, qui achèverait celle de 1789 et préparerait l’avènement d’une société sans classe dans laquelle les droits deviendraient réels et les individus vraiment libres.
Dans la partie centrale de l’ouvrage, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère convoquent sept auteurs majeurs — Edmund Burke, Jeremy Bentham, Auguste Comte, Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Karl Marx et Carl Schmitt — représentant cinq « paradigmes » — conservateur, progressiste, théologico-politique, révolutionnaire et nationaliste — qui leur permettent non pas d’écrire une histoire à proprement parler mais de proposer une « cartographie intellectuelle » (p. 81) des critiques des droits de l’homme. Au risque de les appauvrir considérablement, nous tenterons de résumer brièvement ces critiques, critiques « historiques » donc, mais dont les échos portent jusqu’à notre époque.
La première de ces critiques, au chapitre 2, est celle de l’Anglais Edmund Burke, d’abord célèbre pour ses pressentiments à propos de la Révolution de France, dont il annonce dès 1790 qu’elle va (très) mal tourner. Pour Burke, les droits « universels » de l’homme proclamés par les Français en 1789 sont dangereux car ils s’opposent à l’héritage : pas seulement aux privilèges hérités dont ils prétendent faire table rase, mais aussi aux droits et libertés hérités, les uns et les autres devant être respectés, comme dans le modèle anglais, s’ils ont fait leurs preuves, s’ils ont été confirmés par l’histoire. « La liberté » abstraite n’existe pas, il n’y a que des libertés concrètes. Et les hommes ne sont pas égaux. Il est dangereux de le prétendre, plus encore de le vouloir. Le libéralisme conservateur de Burke dénonce ainsi, autant sinon plus que l’absolutisme monarchique, « l’absolutisme démocratique ». Riches d’enseignements, les ambigüités de sa pensée permettent notamment de mieux comprendre que le libéralisme économique suppose au fond de soumettre l’individu à un ordre hiérarchique conçu comme « naturel » ou comme « hérité », celui du marché, bien plus qu’il ne s’y oppose. Le libéralisme n’est donc nullement incompatible avec le conservatisme, voire il le présuppose au contraire. Soit une leçon diablement d’actualité.
Jeremy Bentham et Auguste Comte, étudiés au chapitre 3, critiqueront aussi « l’universalisme abstrait » des droits de l’homme, mais à partir d’une position qualifiée d’«utilitariste », pour le premier, de « progressiste », pour les deux. Bentham en offrirait une version « libérale », politiquement parlant, Auguste Comte une version plus « sociale ». Si l’on se concentre ici sur les attaques de Bentham à l’égard des droits de l’homme, on doit noter qu’elles ne sont pas moins fortes que celles de Burke tout en venant d’une position adverse. Pour Bentham, au contraire de Burke, on ne peut lier par les droits les générations futures et la loi est un instrument qui doit être mis aujourd’hui et maintenant au service du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre » — telle est la formule de l’utilitarisme. Bentham est certes très favorable à la démocratie représentative, mais les droits de l’homme lui apparaissent comme un « non-sens monté sur des échasses » (p. 133). Ils sont en effet dépourvus de toute crédibilité, tant il est faux que « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Et ils reposent sur la « pure fiction » d’un contrat alors que pour Bentham, qui oppose les lois aux droits, on obéit aux lois si et seulement si elles nous sont utiles, pas parce qu’on y a consenti. Si l’on veut, Bentham se livre avant Marx à une entreprise de démystification du droit. Cependant, tout comme Comte et sa propre formule « ordre et progrès », qui combine le principe de propriété privée et celui de solidarité sociale, Bentham préfère l’égalité des chances à l’égalité des droits (p. 171). Selon Lacroix et Pranchère, la critique progressiste pousse alors à redéfinir la liberté comme « le droit de négocier ses droits » et tolère ainsi, voire induit, une certaine inégalité quelque peu contradictoire.
Déjà évoquées, les réflexions proposées par les réactionnaires qui suivent, Joseph de Maistre — auteur du célèbre Il n’y a point d’homme dans le monde — et Louis de Bonald, ont quant à elles le mérite de la cohérence et rejettent sans ambigüité toute forme de libéralisme. Par définition, les droits de l’homme s’opposent aux lois de Dieu, à la hiérarchie des rapports sociaux voulue par la raison divine. Ces auteurs s’y opposent donc radicalement. « Contre l’idéal révolutionnaire de l’égalité des libertés, ils soutiennent que l’inégalité des droits et des devoirs est la condition de l’ordination des rapports sociaux à la visée du bien public » (p. 182). Aujourd’hui, reconnaissent Lacroix et Pranchère, ce catholicisme contrerévolutionnaire peut bien faire figure d’excentricité (p. 212). Il n’est pas non plus dépourvu d’inconséquence dans la mesure où les nécessités de la division du travail mise en avant par Émile Durkheim ne peuvent s’accommoder longtemps des inégalités fondées sur la naissance. Il n’empêche, outre la cohérence de ces auteurs — dans leur manière de justifier la peine de mort par exemple, en accord avec leur conception de la souveraineté —, la dimension sociologique de leurs analyses n’était pas dénuée de pertinence et la critique de l’individualisme garde bien entendu une certaine vigueur. Surtout, Maistre et Bonald plus encore montrent que le libéralisme politique ne peut éluder une difficulté fondamentale : que signifie en effet l’égalité des droits dans un contexte marqué par les inégalités de fait ? Ou : comment surmonter la contradiction entre le dire et le faire ?
Au fond, c’est à la même question que Marx apportera une réponse révolutionnaire. Concernant sa critique des droits de l’homme, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère montrent dans leur chapitre 5 que plusieurs interprétations sont possibles. Pour la première, la plus connue, les droits de l’homme sont comme une « religion » pour Marx, comprendre : comme un opium s’opposant à l’émancipation des travailleurs. En résumé, « les droits de l’homme sont une idéologie qui sert l’égoïsme constitutif de la société bourgeoise » (p. 218). Les choses ne seraient cependant pas si simples et les auteurs en viennent à privilégier une autre lecture. Pour eux, Marx s’est en effet attaché à dénoncer la marchandisation du travail et la réification des êtres. L’homme n’est pas une chose mais doit toujours être considéré au contraire comme une fin en soi : « les individus ont un droit moral à ne pas être traités comme des objets et, si nous les traitons ainsi, nous violons leur droit » (p. 223). C’est-à-dire qu’ils en ont, des droits. Et après tout, dans Sur la question juive, Marx entend réfuter la thèse de Bruno Bauer selon laquelle l’appartenance à une religion spécifique justifie de se voir privé des droits politiques. Il ne s’agit pas de nier ni qu’il doit exister une liberté religieuse, ni qu’il existe une émancipation politique. Selon Claude Lefort, Marx serait toutefois passé à côté de la dimension politique et émancipatoire des droits de l’homme, qui ne s’opposent pas nécessairement aux droits du citoyen, et comprennent le droit à la liberté contre l’oppression, celui de s’associer, de s’exprimer collectivement, etc. Comme si Marx lui-même avait en quelque sorte succombé à une lecture libérale, atomisante des droits, qui le force à les disqualifier tout ensemble. Pour Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, il est plus probable que la cible de la critique de Marx soit la subordination des droits du citoyen aux droits de l’homme, opérée par les déclarations à travers l’affirmation de la primauté du droit de propriété. Après tout, pour les auteurs du Procès, la visée d’une société communiste n’est autre que l’émancipation des individus et elle peut difficilement se passer d’une revendication de droits. La lutte contre la domination capitaliste présuppose en réalité celle-ci même si la théorie de Marx en fait l’ellipse. Il est donc tout à fait possible, à condition de ne pas s’en tenir à la lettre mais tout en restant fidèle à l’esprit, de se réclamer de Marx et de « croire aux droits de l’homme », voire d’inscrire Marx « dans la ligne d’une politique des droits de l’homme » comme le fait Étienne Balibar (p. 252).
Précisément, diront certains, « les droits de l’homme ne sont pas une politique », pour reprendre le mot célèbre de Marcel Gauchet en 1980. On a déjà évoqué cette thèse contre laquelle Lacroix et Pranchère s’inscrivent en faux et l’on y reviendra pour finir. Avant cela, voyons comment dans le dernier paradigme envisagé, chapitre 6, à savoir pour Carl Schmitt, les droits de l’homme sont tout simplement « contre le politique ». Si le personnage semble plus infréquentable encore que Maistre et Bonald, compte tenu du lien étroit entre son œuvre et son engagement nazi, c’est davantage par lui que les thèmes nationalistes et théologico-politiques ont plus ou moins percolé chez certains auteurs contemporains — ses analyses, sinon ses conclusions. Profondément antilibérale et anti-individualiste, la pensée de Schmitt considère que les droits et libertés des individus s’opposent à l’unité et à la souveraineté du peuple, qui ne présuppose pas l’égalité des droits mais bien d’appartenir et de participer à une même communauté politique sur le mode d’une adhésion unanime et acritique. L’homogénéité du peuple, qui ne peut tolérer la diversité de ses composantes, se substitue ainsi chez Schmitt — et chez d’autres à la même époque, il est vrai — à ce que l’on peut généralement entendre par l’égalité démocratique, et justifie par exemple l’expulsion pure et simple de l’étranger. La vision du politique de Schmitt, que résume souvent la distinction entre « l’ami » et « l’ennemi », ne peut donc concevoir l’individu ou l’humanité comme des sujets politiques. Dans cette perspective, les droits de l’homme prétendument universels ne sont qu’un instrument idéologique servant les expansions impérialistes. Soit une rhétorique déjà présente chez Burke et Maistre. Mais on la retrouve aussi dans des discours dénonciateurs contemporains venant de tout autres horizons et qui retiennent parfois de Schmitt la seule importance du conflit ou l’idée d’«autodéfinition du peuple », pourtant bien équivoque chez lui. Sans oublier que la « force éruptive du pouvoir constituant », à laquelle s’opposerait la dépolitisation induite par les droits de l’homme, renvoie explicitement chez Schmitt à une conception théologique du politique diamétralement opposée à la pratique révolutionnaire comme à l’idéal d’autonomie des Lumières.
Penser avec Arendt : pour une conception politique des droits de l’homme
En terminant avec Hannah Arendt, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère nous gardent le meilleur pour la fin. Avec « Le déclin de l’État nation et la fin des droits de l’homme », à la fin du deuxième tome des célèbres Origines du totalitarisme (1951), on doit à la grande philosophe américaine d’origine juive allemande disparue en 1970 l’un des textes les plus importants du XXe siècle sur le sujet qui nous occupe. L’interprétation de ce texte et en particulier des réflexions d’Arendt sur les droits de l’homme fait toujours l’objet de vives controverses. Cependant, on aurait tort de la situer dans le paradigme conservateur fondé par la critique de Burke. Bien plutôt, les auteurs considèrent qu’Arendt ouvre la voie à une conception politique des droits de l’homme susceptible, nous disent-ils, de répondre à nombre d’objections qui leur ont été adressées. Si l’on préfère, on trouve en même temps chez Arendt une critique assez radicale des droits de l’homme, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Marx, et une proposition conséquente de les repenser « à neuf ».
Partant de la situation des millions d’apatrides créés par la fin de la Première Guerre mondiale, Arendt met au jour un curieux paradoxe : « c’est précisément au moment où des êtres humains ont été privés d’un gouvernement propre et n’ont plus pu compter sur d’autres ressources que leurs droits “naturels” qu’ils se sont retrouvés “sans droits”» (p. 282). Cela prouve que seuls les citoyens d’un État ont des droits, ou que le premier des droits de l’homme, le fameux « droit d’avoir des droits », c’est l’appartenance à une communauté politique donnée (p. 284). On peut dès lors comprendre que le texte d’Arendt soit interprété comme une critique du caractère abstrait et formel des droits de « l’homme », qui ne sont rien sans ceux du « citoyen ». En même temps, son texte démontre qu’on ne peut lier les droits de l’homme à la figure de l’État nation. Ce qui est en jeu, c’est bien le « droit de l’homme à la politique au-delà de l’État nation » ou le droit « d’avoir une place significative » dans ce monde : une citoyenneté cosmopolitique si l’on veut, où la communauté (« home », dit Arendt) ne renvoie pas à une nation spécifique, à une patrie (« homeland »), mais aux liens et aux pratiques de ceux qui se reconnaissent comme égaux.
Comme chez Jacques Rancière, la conception politique des droits de l’homme qui se dégage de la lecture d’Arendt suggère au fond que « c’est précisément quand on revendique les droits que l’on n’a pas qu’on devient un sujet politique » (p. 302). Autrement dit, les droits de l’homme ne sont pas au fondement de l’action politique au sens où ils ne lui préexistent pas ; ils sont un produit de l’action politique. Comme le résume humoristiquement James Ingram (cité p. 304), ce n’est pas aux licornes, qui n’existent pas, qu’il faudrait les comparer (comme le fait le philosophe communautarien Alisdair MacIntyre)…, mais aux mules : « celles-ci n’existent pas en nature, ne se reproduisent pas elles-mêmes, mais elles peuvent exister et donc avoir des effets réels ». Et ce dernier chapitre, lumineux, de se conclure sur une tentative d’actualisation du propos d’Arendt face à la situation des sans-papiers, et plus largement des « sans-droits » d’aujourd’hui. Ceux-ci ne sont pas nécessairement des apatrides. Mais à l’instar des plus pauvres, ils sont bien privés d’une place significative dans ce monde, au sens où on ne leur permet pas d’en (re)trouver une. Et ces questions ne sont pas (seulement) morales, ou sociales : « elles doivent être politisées en tant qu’enjeux liés à l’égalité et à la liberté des participants à l’espace public et non faire l’objet d’une politique de compassion animée par la pitié » (p. 307).
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N’en déplaise, encore une fois, à Pierre Manent, nous ne vivons pas, même en Europe — qu’on songe à la Hongrie, au sort des Roms, aux « hot spots » en Méditerranée —, même en Belgique — qu’on songe aux prisons, aux migrants, aux mineurs non accompagnés —, dans une « gouvernance démocratique très respectueuse des droits de l’homme ». Il faut au contraire continuer de se mobiliser pour que ce soit le cas. C’est ce que font chaque jour nombre d’individus et de collectifs, qui démentent le soupçon de désengagement civique fréquemment associé au prétendu « triomphe » des droits de l’homme, et qui montrent que ceux-ci ne sont pas que « la dernière utopie »2. Sans complaisance intellectuelle et jusqu’à ses dernières pages, qui représentent un bel essai de philosophie engagée, Le Procès des droits de l’homme se propose de réfléchir et de nous faire réfléchir au sens, aux finalités et aux conditions de cette lutte.
- Seuil, « La couleur des idées », 2016.
- The Last Utopia est le titre d’un ouvrage célèbre de l’historien Samuel Moyn, qui a suscité bien des controverses depuis sa parution en 2010 (Cambridge, Harvard University Press). Pour ceux qui souhaitent en savoir plus, le Journal européen des droits de l’homme (2016/2) a récemment consacré un dossier à cette question — « Droits de l’homme : la dernière utopie ? » — à la suite d’un colloque organisé à l’université Saint-Louis Bruxelles en novembre 2014 sur le même thème.