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Le printemps arabe selon Al-Jazira

Numéro 4 Avril 2011 par Talheh Daryanavard

avril 2011

Si pour les cas égyp­tien et libyen, Al-Jazi­ra a dès le départ adop­té une posi­tion poli­tique claire d’op­po­si­tion au régime en place, celle-ci est moins évi­dente quand il s’a­git de la Syrie ou, à la péri­phé­rie du monde arabe, quand cela concerne l’Iran.

La chaine Al-Jazi­ra, lan­cée en 1996 par l’émir du Qatar, cheikh Hamad Bin Kha­li­fa, est consi­dé­rée par beau­coup en Occi­dent comme une source, peut-être même la source d’information indé­pen­dante sur le monde arabe. Sou­vent qua­li­fiée de « CNN arabe », elle a sans aucun doute révo­lu­tion­né le pay­sage média­tique au Proche-Orient. Pour de nom­breux Arabes, elle incarne la voix non offi­cielle, et, par consé­quent, « la véri­té ». À l’opposé, d’autres consi­dèrent Al-Jazi­ra comme une sorte de porte-parole de la ten­dance isla­miste radi­cale, au pré­texte que la chaine a dif­fu­sé des vidéos d’Al Qaïda.

Une chaine indépendante du qatar ?

La posi­tion de la chaine est pour­tant plus com­plexe qu’il n’y paraît. S’il est certes déri­soire d’attendre une totale objec­ti­vi­té sur tous les sujets, il est tou­te­fois capi­tal de connaitre la posi­tion que défend la source d’information que nous consul­tons. Quand il s’agit des médias occi­den­taux, nous avons en géné­ral le réflexe de lire les infor­ma­tions qu’ils trans­mettent en fonc­tion de leur ten­dance poli­tique, mais nous l’avons par­fois moins face aux médias d’un autre pays, parce que, d’une part, nous n’avons pas for­cé­ment tous les outils d’analyse, et, d’autre part, nous avons ten­dance à nous mon­trer moins cri­tiques à l’égard de cer­taines sources d’information quand celles-ci s’opposent à la voix offi­cielle de pays où la liber­té d’expression et la démo­cra­tie sont discutables.

Concer­nant son indé­pen­dance, en rai­son même de sa source de finan­ce­ment, Al-Jazi­ra ne semble jamais remettre en ques­tion la poli­tique de l’État du Qatar. Les jour­na­listes peuvent évo­quer l’une ou l’autre infor­ma­tion concer­nant le pays, mais, de manière géné­rale, ils évitent pru­dem­ment le sujet. Certes, l’émirat n’est pas l’État de la région le plus répres­sif. Mais comme chez ses voi­sins, on ne peut igno­rer l’absence d’institutions démo­cra­tiques, les condi­tions de tra­vail pénibles des nom­breux tra­vailleurs asia­tiques et la cen­sure sur inter­net et à l’encontre des blogs qata­ris. En 2009, le bouillant et polé­mique Robert Ménard, ancien pré­sident de Repor­ters sans fron­tières (RSF), avait dû rapi­de­ment mettre un terme à son expé­rience de « Centre Doha pour la liber­té d’expression » qu’il avait lan­cée quelques mois plus tôt à l’invitation de la femme de l’émir du Qatar.

Al-Jazi­ra entend gar­der à la fois une atti­tude de neu­tra­li­té et le droit à défendre un point de vue, se reven­di­quant comme le por­te­voix de l’émancipation du monde arabe et musul­man. Par sa démarche, elle semble vou­loir démen­tir le cli­ché que l’Occident véhi­cule sur le monde arabe, à savoir que celui-ci est com­po­sé de pays dic­ta­to­riaux sur le point de som­brer dans l’islamisme radi­cal. Cela n’empêche pas Al-Jazi­ra d’adopter une démarche déma­gogue dans le trai­te­ment de cer­taines infor­ma­tions et d’user par­fois de pro­cé­dés douteux.

Au cours de ces der­niers mois, Al-Jazi­ra a pré­sen­té les évè­ne­ments qui secouent actuel­le­ment les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Les quelques exemples qui suivent apportent un éclai­rage sur les inco­hé­rences rele­vées dans son trai­te­ment de l’information, que ce soit sur le fond ou sur la forme.

Par ailleurs, il est impor­tant de noter que la chaine qata­rie dif­fuse aus­si bien en arabe qu’en anglais, que ce soit à l’écran ou sur inter­net. Ne s’adressant pas aux mêmes publics, on constate qu’en fonc­tion de la langue, l’information n’est pas du tout hié­rar­chi­sée, ni trai­tée de la même manière. En effet, Al-Jazi­ra en anglais, dont le per­son­nel est com­po­sé prin­ci­pa­le­ment d’anciens jour­na­listes des médias amé­ri­cains ou anglais, a une posi­tion moins clai­re­ment enga­gée que la ver­sion arabe.

Champ et contrechamp d’une action sur un même écran

Le 10 février 2011, pour la troi­sième fois depuis le début de la crise poli­tique sans pré­cé­dent en Égypte, le pré­sident égyp­tien Moham­mad Hos­ni Mou­ba­rak appa­rait enfin sur l’écran de Nile TV, l’une des chaines offi­cielles égyp­tiennes. Al-Jazi­ra trans­met le dis­cours en direct. Après quelques minutes, l’écran se divise. À gauche, le pré­sident de la Répu­blique ; à droite, une camé­ra ins­tal­lée sur la place Tah­rir capte les images de la foule écou­tant silen­cieu­se­ment le dis­cours, annon­cé comme impor­tant par les autorités.

À l’instar des Égyp­tiens pré­sents sur cette place, les télé­spec­ta­teurs écoutent atten­ti­ve­ment le dis­cours. Pro­gres­si­ve­ment, tous réa­lisent que, contre toute attente, le pré­sident n’annonce pas son départ, et entend même gar­der son poste jusqu’aux élec­tions de sep­tembre qu’il pro­met tota­le­ment libres et démo­cra­tiques. Il pour­suit en admet­tant qu’il a com­mis des erreurs tout en annon­çant des réformes du sys­tème poli­tique. Il recon­nait sur­tout la légi­ti­mi­té des attentes du peuple. Il s’adresse direc­te­ment aux jeunes de la place Tah­rir (« libé­ra­tion » — la ver­sion anglaise de la chaine indique « Libe­ra­tion Square » en haut de l’écran) en se pré­sen­tant comme leur père.

À droite de l’écran, la foule s’agite. Le son pro­ve­nant de la place Tah­rir aug­mente pro­gres­si­ve­ment, on entend à pré­sent des slo­gans hos­tiles à Mou­ba­rak, et bien­tôt il atteint le niveau sonore du dis­cours pré­si­den­tiel. Plus il devient clair que le vieux dic­ta­teur n’a pas l’intention de quit­ter le pou­voir, plus le son de la foule aug­mente, jusqu’à cou­vrir com­plè­te­ment sa voix. On l’entend à peine, on ne le com­prend plus, il res­semble à un pan­tin ridi­cule qui bre­douille et n’entend pas la voix de son peuple. Al-Jazi­ra uti­lise éga­le­ment les sous-titres pour sou­li­gner, si besoin en était, l’indignation de la foule : « Mou­ba­rak batel (péri­mé en arabe), Solei­man batel ».

Son dis­cours ter­mi­né, le pré­sident dis­pa­rait et les images de la place Tah­rir occupent tout l’écran. Pen­dant les dix minutes sui­vantes, on n’entend plus que la foule en colère scan­dant des slo­gans peu compréhensibles.

On passe ensuite aux appels télé­pho­niques que la chaine a pour habi­tude de dif­fu­ser depuis dix-sept jours, fai­sant inter­ve­nir des oppo­sants ou des mani­fes­tants en colère. Cette répé­ti­tion de voix gal­va­ni­sées et gal­va­ni­santes trans­met davan­tage de sen­ti­ments que de points de vue. Mais cette mise en scène où le contre­champ finit par l’emporter relève davan­tage de la dra­ma­tur­gie que de la pra­tique journalistique.

Trente minutes durant, Al-Jazi­ra trans­met des réac­tions de témoins pré­sents sur la place, dont la mau­vaise qua­li­té du son rend le conte­nu peu per­cep­tible. Pro­gres­si­ve­ment les réac­tions à chaud laissent place à l’analyse des évè­ne­ments par des voix connues de l’opposition, des avo­cats enga­gés dans la lutte démo­cra­tique qui ont un dis­cours organisé.

Téhéran, ville calme

Autant la cou­ver­ture du sou­lè­ve­ment égyp­tien fut par­ti­sane, tra­dui­sant une forte empa­thie pour les mani­fes­tants, autant en Iran ce fut — curieu­se­ment — le contraire. Le 14 février 2011, une mani­fes­ta­tion a été orga­ni­sée par les lea­deurs de l’opposition ira­nienne, Mir Hos­sein Mous­sa­vi et Meh­di Karou­bi, en sou­tien aux peuples égyp­tien et tuni­sien. Le cor­res­pon­dant d’Al-Jazira, pré­sent dans la capi­tale ira­nienne pour suivre la visite offi­cielle du pré­sident turc Abdul­lah Gül, semble n’avoir rien vu. Les jour­na­listes turcs accom­pa­gnant la délé­ga­tion offi­cielle ont pour­tant été témoins de la très forte mobi­li­sa­tion poli­cière et des vio­lences qui n’ont d’ailleurs pas épar­gné un membre de la délé­ga­tion turque. Plus tard dans la jour­née, la chaine qata­rie finit par évo­quer de façon très éva­sive la ten­sion qui régnait à Téhé­ran. Alors qu’au même moment Al-Jazi­ra com­mu­niait lit­té­ra­le­ment avec les mani­fes­ta­tions en Égypte, elle se mon­trait beau­coup plus réser­vée concer­nant l’Iran. Com­ment expli­quer une telle inco­hé­rence ? Rai­son idéo­lo­gique ? Des rap­ports de force divisent le Moyen-Orient entre pro-occi­den­taux et ceux qui leur reprochent leur poli­tique au Liban et en Pales­tine notam­ment ; on pour­rait donc y voir une moti­va­tion à cer­taines prises de posi­tion d’Al-Jazira.

Alors que la chaine qata­rie reste très éva­sive et parle d’une situa­tion confuse, la BBC en per­san a dif­fu­sé des images et trans­mis de nom­breux témoi­gnages conver­gents sur des heurts entre poli­ciers et mani­fes­tants, des arres­ta­tions et des morts mal­gré les entraves tech­niques — para­ly­sie des réseaux mobiles et d’internet — mises par les auto­ri­tés iraniennes.

Recours à des stimulus

Al-Jazi­ra pra­tique sou­vent la sti­mu­la­tion. On a ain­si pu voir et revoir en boucle pen­dant plu­sieurs jours ces images cho­quantes prises par un télé­phone por­table où des mani­fes­tants se font fau­cher par une voi­ture incon­nue aux abords de la place Tahrir.

À l’instar de tous les médias modernes, Al-Jazi­ra fait aus­si usage de logos ani­més, voire de slo­gans, comme pour la Tuni­sie ou le Yémen (« La révo­lu­tion »), l’Égypte (« Le ven­dre­di de la colère » ou « Le peuple fait la révo­lu­tion ») et pour la Libye (« La révolte, la révo­lu­tion, le chan­ge­ment »). Ceux-ci, plus pré­sents encore dans la ver­sion arabe que dans la ver­sion anglaise, indiquent clai­re­ment la posi­tion défen­due par la rédac­tion dans cha­cun de ces conflits. Dans le cas égyp­tien, le slo­gan de « ven­dre­di de la colère » a été adop­té par Al-Jazi­ra et mis en forme par une ani­ma­tion gra­phique qui n’a ces­sé de pas­ser en boucle sur la chaine tout au long des évènements.

Autre pra­tique récur­rente : l’utilisation du mon­tage dra­ma­ti­sant la cou­ver­ture des révoltes égyp­tienne et libyenne, fai­sant sans cesse appel à des inter­ven­tions de témoins. Ces mêmes images servent éga­le­ment à Al-Jazi­ra pour reven­di­quer sa pré­sence au cœur de l’action, au plus près de la « véri­té ». Elle n’hésite d’ailleurs pas à faire entendre des mani­fes­tants criant « Mer­ci Al-Jazi­ra ! » ou à mon­trer des pan­cartes affir­mant que « La véri­té est sur Al-Jazira ».

Le (re)positionnement des médias audiovisuels

Si toutes ces pra­tiques sont cou­rantes, sont-elles pour autant accep­tables de la part d’un média qui, der­rière son slo­gan « Al-Jazi­ra : une vision et l’autre », reven­dique une posi­tion indé­pen­dante et affirme accor­der un droit de parole égal à toutes les par­ties ? La chaine était, il est vrai, l’une des pre­mières à faire entendre des voix dis­si­dentes, en par­ti­cu­lier dans le monde arabe et musul­man, fai­sant trem­bler bien des régimes. On constate tou­te­fois ces der­nières années une rela­tive radi­ca­li­sa­tion de sa posi­tion. Il est fort pro­bable que cela soit lié à l’évolution du pay­sage audio­vi­suel arabe qu’Al-Jazira a elle-même contri­bué à bou­le­ver­ser. En effet, cer­tains médias offi­ciels arabes prennent désor­mais soin de mon­trer davan­tage de plu­ra­lisme, même si cela reste encore limi­té. Plus fon­da­men­ta­le­ment, des concur­rents sérieux à la chaine qata­rie ont com­men­cé à se dis­tin­guer. La chaine d’information Al Ara­biya, qui appar­tient au groupe pri­vé saou­dien MBC, qui fut créée en réac­tion à l’apparition d’Al-Jazira, se sin­gu­la­rise par une approche moins mili­tante et peut être consi­dé­rée comme davan­tage pro-occi­den­tale. On peut éga­le­ment citer les médias occi­den­taux comme la BBC, France 24 ou Euro­news qui, conscients de l’importance de cibler les publics ara­bo­phones et musul­mans, ont éga­le­ment lan­cé leur chaine de télé­vi­sion en arabe. Al-Jazi­ra conserve cepen­dant la pré­do­mi­nance par rap­port à ces nou­veaux concur­rents grâce à son ton par­ti­cu­lier, qui per­met une forte iden­ti­fi­ca­tion entre celle-ci et le public arabe.

Le choix des interlocuteurs

Il est éga­le­ment pos­sible de biai­ser l’information par le choix des inter­ve­nants. On peut ain­si obser­ver la façon par­fois presque cari­ca­tu­rale dont Al-Jazi­ra sélec­tionne les inter­lo­cu­teurs en fonc­tion des sujets qu’elle couvre. Dans le cas de l’Égypte, peu d’officiels de haut rang ont été inter­ro­gés par la chaine, très pro­ba­ble­ment parce que ces der­niers ont pré­fé­ré les canaux d’État dont ils avaient le contrôle pour s’exprimer. De ce point de vue, le contraste est sai­sis­sant avec la Syrie où les prin­ci­paux inter­ve­nants sont pré­ci­sé­ment des per­sonnes appar­te­nant aux struc­tures offi­cielles et dis­po­sant déjà d’une voix via les médias offi­ciels de leur pays. Par ailleurs, la manière dont les jour­na­listes d’Al-Jazira pré­sentent les pro­ta­go­nistes per­met de prendre la mesure de la sym­pa­thie ou de l’antipathie qu’ils leur portent. Ain­si, alors que les pré­si­dents égyp­tien et libyen étaient le plus sou­vent direc­te­ment nom­més « Mou­ba­rak » et « Kadha­fi », le chef d’État syrien se voit quant à lui accor­der le titre de « Mon­sieur le pré­sident Bachar Al Assad ».

Et les protestations en Syrie ?

Veille de la mani­fes­ta­tion du ven­dre­di 31 mars 2011 à Damas. En pré­pa­ra­tion de cette jour­née impor­tante, la rédac­tion arabe d’Al-Jazira choi­sit une approche bien dif­fé­rente de celle adop­tée pour cou­vrir les évè­ne­ments égyp­tiens quelques semaines plus tôt et fait cette fois appel à des ana­lystes, par­mi les­quels se trouve la rédac­trice en chef du quo­ti­dien syrien Tesh­reen (« Octobre »), très proche du pou­voir. Celle-ci passe ain­si de longues minutes à expli­quer la poli­tique de réforme enga­gée par le pré­sident Bachar Al Assad. À l’instar des porte-paroles du régime, elle admet que le gou­ver­ne­ment a pris du retard pour enga­ger des réformes et recon­nait les reven­di­ca­tions des manifestants.

Il est inté­res­sant de noter que pen­dant l’interview de la jour­na­liste de Tesh­reen, l’écran est éga­le­ment divi­sé, mon­trant à gauche un petit groupe de mani­fes­tants arbo­rant quelques pan­cartes, réunis en ville au bord d’une route. Ils sont peu nom­breux, la cir­cu­la­tion est nor­male et l’image est de très bonne qua­li­té, pro­ve­nant de toute évi­dence d’une camé­ra pro­fes­sion­nelle, bien loin des images cap­tées par des télé­phones por­tables mon­trées par la même chaine lorsqu’elle couvre d’autres évènements.

Au plus près de l’action ?

La façon dont le repor­tage d’information du jour­nal du ven­dre­di 31 mars se déroule sur Al-Jazi­ra en anglais est éga­le­ment riche d’enseignements : le cor­res­pon­dant Cal Per­ry se trouve par­mi des mani­fes­tants pro-Assad. Sur un ton très enthou­siaste, il rap­porte que ce sont « des cen­taines de mil­liers, voire des mil­lions » de per­sonnes qui viennent sou­te­nir le pré­sident Bachar Al Assad. On peut voir der­rière lui des mani­fes­tants dans des voi­tures et des bus scan­dant des slo­gans de sou­tien au régime et agi­tant des por­traits du chef de l’État et des dra­peaux syriens. À côté du jour­na­liste se trouve un groupe de jeunes. Il pré­sente l’un d’entre eux, Ali, en expli­quant que les jeunes Syriens sont venus sou­te­nir leur pré­sident et lui demande la rai­son qui les amène à mani­fes­ter. Dans un anglais approxi­ma­tif, celui-ci lui répond qu’«ils sont venus mon­trer au monde com­bien le pré­sident Assad est aimé de son peuple, com­bien les Syriens, contrai­re­ment à ce que répand la pro­pa­gande étran­gère, se sentent en sécu­ri­té et ne manquent de rien ». Il dit aus­si que « le pays a besoin de réformes, mais que le pré­sident les mène­ra à bien avec le sou­tien de son peuple ». Le jour­na­liste le remer­cie et sou­ligne en guise de conclu­sion que, comme ce mani­fes­tant, « la rue syrienne semble faire confiance aux pro­messes de réformes de son pré­sident1 ».

Par contre, dans les pre­miers jours du sou­lè­ve­ment de la ville de Deraa dans le sud de la Syrie, l’impertinence n’était pas du côté d’Al-Jazira, mais plu­tôt de la chaine de télé­vi­sion Al Ara­biya et, dans une moindre mesure, de la bbc en arabe qui ont dif­fu­sé beau­coup d’informations concer­nant les mani­fes­ta­tions, la répres­sion et le nombre de vic­times. Plu­tôt que des offi­ciels, la chaine dou­baïote a don­né la parole à des oppo­sants syriens en exil, à des jour­na­listes expli­quant qu’ils ne pou­vaient pas se rendre de Damas à la ville en proie au sou­lè­ve­ment et même à l’imam de la mos­quée de Deraa qui dénon­çait à visage décou­vert la vio­lence de la répression.

Les sites web d’Al-Jazira

Les sites d’Al-Jazira per­mettent eux aus­si de se rendre compte de la posi­tion poli­tique de cette chaine. Dans la droite ligne de la posi­tion d’Al-Jazira, on épin­gle­ra l’article (sur le site anglais de la chaine), inti­tu­lé « Venez à Tah­rir Mon­sieur Oba­ma », signé Mark LeVine, un spé­cia­liste du Proche-Orient, pro­fes­seur d’histoire en Cali­for­nie (à Irvine) et en Suède (à la Lund Uni­ver­si­ty). LeVine com­mence par décrire la vie quo­ti­dienne sur la place et l’ambiance qui y règne. Après avoir rap­pe­lé les reven­di­ca­tions des Égyp­tiens, il évoque la peur des Occi­den­taux de voir le pou­voir tom­ber aux mains des isla­mistes. Objec­tant que le peuple aspire à plus de démo­cra­tie et non pas à l’établissement d’une répu­blique isla­mique, il assure que l’alternative ne sera pas celle de l’extrémisme reli­gieux et en appelle au sou­tien de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Il prend à par­tie le pré­sident amé­ri­cain qui s’était expri­mé dans la même capi­tale un an et demi plus tôt, lui qui est issu de la com­mu­nau­té noire et qui se reven­dique comme un défen­seur des causes justes et démocratiques.

Deux mois plus tard, le site publie un article de Lamis Ando­ni, ana­lyste du Proche-Orient, inti­tu­lé « Les illu­sions de Bachar Al Assad ». Celui-ci explique pour­quoi, à son avis, le régime baa­siste syrien est à bout de souffle. La chaine relaie donc un point de vue radi­ca­le­ment dif­fé­rent de celui expri­mé quelques jours plus tôt. Éton­nant revi­re­ment, qui ne s’est pas confir­mé sur la ver­sion arabe du site, à tout le moins dans les jours qui ont suivi.

Une impertinence salutaire

Indé­pen­dam­ment de l’idéologie que l’on pour­rait lui prê­ter, Al-Jazi­ra n’est pas libre de dire ce qu’elle veut sur la poli­tique interne du Qatar ou des pays de la région. Si elle n’a par­fois pas hési­té à don­ner la parole à des oppo­sants saou­diens, Al-Jazi­ra s’est ain­si dis­tin­guée par une rela­tive modé­ra­tion concer­nant les évè­ne­ments à Bah­reïn, État voi­sin. Tou­te­fois, mal­gré ces contra­dic­tions, Al-Jazi­ra rem­plit un rôle impor­tant en réa­li­sant une forme d’unité arabe, notam­ment d’un point de vue lin­guis­tique, réus­sis­sant d’une cer­taine façon là où le pan­ara­bisme clas­sique ver­sion nas­sé­rienne ou baa­siste avait échoué. Elle incarne une réap­pro­pria­tion de l’image par les Arabes eux-mêmes qui ne sont désor­mais plus tri­bu­taires des médias occi­den­taux pour ren­voyer au monde leur propre image. En ce sens, elle marque un équi­li­brage du flux des images entre l’Orient et l’Occident, qui jusqu’alors se limi­tait au sens Nord-Sud, et ouvre au monde occi­den­tal un nou­veau regard sur la réa­li­té arabe. Enfin, même s’ils se greffent sur une réa­li­té socioé­co­no­mique, démo­gra­phique et poli­tique qui ne pou­vait que conduire à l’explosion de ces socié­tés ver­rouillées par des appa­reils plus ou moins répres­sifs, les méthodes et le style d’Al-Jazira, mal­gré des inco­hé­rences peu éthiques, ont incon­tes­ta­ble­ment aidé à l’éclosion de ce « prin­temps arabe ».

Le 11 avril 2011

Avec la contri­bu­tion de Pierre Vanrie

  1. www.youtube.com/watch?v=xqaoqfivcom.

Talheh Daryanavard


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