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Le pouvoir du pouvoir

Numéro 2 Février 2009 par Luc Van Campenhoudt

février 2009

Pour chan­ger la socié­té, le chef d’É­tat dis­pose de trois moyens : le dis­cours, la loi et le bud­get. Le dis­cours d’O­ba­ma a séduit l’A­mé­rique et le monde, sus­ci­tant de grands espoirs, mais ses caisses ne sont pleines que de recon­nais­sances de dettes et les lois qu’il peut signer ne peuvent hypo­thé­quer davan­tage le sort des générations […]

Pour chan­ger la socié­té, le chef d’É­tat dis­pose de trois moyens : le dis­cours, la loi et le bud­get. Le dis­cours d’O­ba­ma a séduit l’A­mé­rique et le monde, sus­ci­tant de grands espoirs, mais ses caisses ne sont pleines que de recon­nais­sances de dettes et les lois qu’il peut signer ne peuvent hypo­thé­quer davan­tage le sort des géné­ra­tions futures.

Quand bien même toutes les condi­tions de l’ef­fi­ca­ci­té poli­tique seraient réunies, même l’homme le plus puis­sant du monde ne sau­rait mode­ler la socié­té telle une pâte inerte et docile. N’at­ten­dant pas d’être “gou­ver­née”, la pâte fer­mente et se tra­vaille elle-même, à par­tir de ses propres forces et selon ses propres dyna­miques éco­no­miques, sociales et cultu­relles. Fei­gnant de pilo­ter la socié­té comme on pilo­te­rait un véhi­cule, le pou­voir poli­tique s’a­dapte à une tra­jec­toire impré­vi­sible et tor­tueuse plus qu’il ne la maî­trise, et celui que l’on croit aux com­mandes est déjà content s’il peut res­ter lui-même en selle.
Qui gou­verne?, s’in­ter­ro­geait le poli­to­logue amé­ri­cain Robert Dahl. Un peu tout le monde, répon­dait-il, même si cer­tains sont un peu plus égaux que d’autres, plus bruyants ou plus télé­gé­niques. “Régu­la­tion”, “gou­ver­nance”, “réseau”, “média­tion”… autant de termes qui tra­duisent l’i­dée que la déci­sion poli­tique n’est qu’un moment dans un pro­ces­sus com­plexe d’ac­tion publique où inter­viennent, en amont et en aval de la déci­sion pro­pre­ment dite, une série d’ac­teurs et d’ins­tances qui tirent à hue et à dia ou freinent car­ré­ment des quatre fers.

Même lors­qu’une déci­sion franche et forte est prise par le diri­geant poli­tique, comme de par­tir en guerre ou de pla­cer sous contrôle de l’É­tat les plus grandes banques du pays, la suite ne se passe jamais comme pré­vu. “Il est une chose incon­tes­table, et c’est même un fait fon­da­men­tal de l’his­toire […] — écri­vait Max Weber voi­ci presque un siècle -: le résul­tat final de l’ac­ti­vi­té poli­tique répond rare­ment à l’in­ten­tion pri­mi­tive de l’ac­teur. On peut même affir­mer qu’en règle géné­rale il n’y répond jamais et que très sou­vent le rap­port entre le résul­tat final et l’in­ten­tion ori­gi­nelle est tout sim­ple­ment para­doxal.” On attend tou­jours ce qu’il advien­dra fina­le­ment du régime ira­kien ou du dos­sier For­tis. Pour autant, pour­sui­vait presque immé­dia­te­ment Weber, “cette consta­ta­tion ne peut ser­vir de pré­texte pour s’abs­te­nir de se mettre au ser­vice d’une cause, car l’ac­tion per­drait alors toute consis­tance interne”. L’É­tat doit donc agir avec cohé­rence, mais sans trop de prétention.

Mais peut-on mettre dans le même sac le pou­voir d’un ministre belge, par exemple, et celui d’un pré­sident amé­ri­cain ? Certes, en com­pa­rai­son, les moyens de ce der­nier semblent ver­ti­gi­neux, mais, para­doxa­le­ment, son pou­voir est d’au­tant plus contraint qu’il est théo­ri­que­ment grand, car il est sou­mis à des impé­ra­tifs sys­té­miques direc­te­ment pro­por­tion­nels aux enjeux sur les­quels il porte et que le grand patron est très loin de pou­voir maî­tri­ser. Le chef est la figure de proue d’un sys­tème qui pos­sède une énorme force d’inertie.

S’il a tel­le­ment moins de pou­voir que ce qu’on pense, pour quoi ou pour qui roule alors le chef, se demande Lévi-Strauss dans Tristes tro­piques ? Moins pour le pou­voir en lui-même, effec­ti­ve­ment rela­tif, que pour le pres­tige asso­cié à la posi­tion de pou­voir. Ce qui est vrai pour les Nam­bik­wa­ra d’A­ma­zo­nie reste sans doute en par­tie vrai pour la plu­part des hommes et des femmes poli­tiques modernes. Et, dans les deux cas, l’at­trait du pres­tige peut aller de pair avec d’autres moti­va­tions, comme un sou­ci sin­cère du bien-être de son peuple, voire du monde.

N’exa­gère-t-on pas ici les limites du pour­voir poli­tique ? Les diri­geants de la pla­nète sont-ils à ce point impuis­sants ? Récem­ment, quand même, d’im­por­tantes réformes déci­dées, tant en Bel­gique qu’en Europe notam­ment, n’ont-elles pas abou­ti ? N’existe-t-il pas des condi­tions ou des situa­tions où le pou­voir poli­tique peut effec­ti­ve­ment chan­ger la socié­té ou, du moins, la mar­quer d’une forte empreinte ? En effet, il se pré­sente quelque fois des cir­cons­tances excep­tion­nelles au cours des­quelles l’ac­tion poli­tique peut arri­ver à ses fins, des “fenêtres d’op­por­tu­ni­té” comme les appelle le bien nom­mé poli­to­logue John King­dom. Ce qu’on appelle cou­ram­ment des crises peut en faire par­tie, telle la crise actuelle du sys­tème finan­cier qui a contraint les diri­geants poli­tiques à inter­ve­nir vite et fort. C’est alors, dit-on en évo­quant l’His­toire avec une majus­cule, que l’homme d’É­tat se révèle. C’est alors aus­si qu’à ses risques et périls, le peuple déso­rien­té s’en remet corps et âme au génie d’un lea­der cha­ris­ma­tique, voire d’un mes­sie, comme c’est un peu le cas avec Barack Oba­ma aujourd’­hui. De là à sou­hai­ter une bonne crise, comme cer­tains nos­tal­giques sou­hai­te­raient “une bonne guerre”, il n’y a qu’un pas que les dégâts de l’ère Bush par­mi d’autres mau­vais sou­ve­nirs inter­disent de fran­chir. Heu­reu­se­ment les crises ne se com­mandent pas et ne se res­semblent pas ; il faut donc faire le tri.

Dans la tra­di­tion mar­xiste, la crise est consub­stan­tielle au mode de pro­duc­tion capi­ta­liste dans lequel l’é­co­no­mie s’est auto­no­mi­sée et n’o­béit qu’à sa propre logique. Elle est donc struc­tu­relle et per­ma­nente, avec des épi­sodes aigus, comme on en connaît à l’heure actuelle. Asso­cié au capi­ta­lisme, le sys­tème démo­cra­tique est éga­le­ment en crise chro­nique de légi­ti­mi­té, de repré­sen­ta­tion et d’ef­fi­ca­ci­té, explique Haber­mas. C’est sans doute une crise struc­tu­relle d’un autre ordre qui pour­rait consti­tuer, aujourd’­hui, le res­sort d’une revi­ta­li­sa­tion de l’ef­fi­ca­ci­té poli­tique : celle de la dété­rio­ra­tion accé­lé­rée de l’en­vi­ron­ne­ment. Barack Oba­ma semble l’a­voir bien per­çu. Mais, aus­si alar­mante soit-elle, une crise, à elle seule, ne fait pas de miracle.

Tel Janus, la crise pré­sente en effet deux visages oppo­sés : côté face, elle est un res­sort poten­tiel de chan­ge­ment, côté pile elle désarme voire para­lyse. Une crise n’est pas seule­ment ni même d’a­bord le fait d’être confron­té avec des pro­blèmes majeurs ; elle réside sur­tout dans l’in­ca­pa­ci­té de les résoudre dans et avec les cadres de pen­sée et d’ac­tion en vigueur. Le désar­roi et les erre­ments face à la crise finan­cière en sont un bon exemple. La crise ins­ti­tu­tion­nelle et com­mu­nau­taire belge, si pro­fonde et durable, en est un autre, avec lequel nous sommes davan­tage fami­liers. C’est pour­quoi, la crise n’est sans doute pas ce sur quoi il faut le plus comp­ter pour redon­ner force à la capa­ci­té poli­tique de trans­for­mer la socié­té. Il existe une meilleure piste, moins aléa­toire que les fenêtres d’opportunité.

Il est frap­pant d’ob­ser­ver que la crise ins­ti­tu­tion­nelle actuelle est typi­que­ment celle du sys­tème poli­tique en tant que tel, sans connexion, du moins en appa­rence, avec l’é­vo­lu­tion sociale et sans mobi­li­sa­tion de mou­ve­ments sociaux ni de véri­tables affron­te­ments com­mu­nau­taires, comme on en a connu dans les années soixante sur­tout. L’i­dée de crise s’op­pose ici à celle de conflit. Dans la pre­mière, une situa­tion s’im­pose aux acteurs qui s’y adaptent vaille que vaille ; dans la seconde, les acteurs s’op­posent les uns aux autres pour créer une situa­tion nou­velle. Dans la pre­mière, la pres­sion vient du haut qui pré­tend résoudre la crise au nom de l’in­té­rêt géné­ral (mas­quant sou­vent des inté­rêts par­ti­cu­liers); dans la seconde, la pres­sion vient du bas (même si ses demandes peuvent être quelque peu mani­pu­lées) qui veut faire valoir son inté­rêt par­ti­cu­lier, en le reliant à un inté­rêt géné­ral, et le négo­cier dans l’es­pace poli­tique et social. Dans la pre­mière, on compte sur la capa­ci­té de réac­tion de ceux qui sont aux manettes de l’É­tat ; dans la seconde, on prend les devants en comp­tant sur la mobi­li­sa­tion des forces internes de la socié­té. Dans la pre­mière, on se pose comme vic­time ; dans la seconde comme acteur social.

Tra­duire la crise du poli­tique en conflits sociaux struc­tu­rants, revoir nos cadres de pen­sée et d’ac­tion pour retrou­ver une capa­ci­té d’ac­tion col­lec­tive, voi­là sans doute la clé.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.