Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le populisme italien : de Giulio Andreotti à Beppe Grillo

Numéro 9 Septembre 2012 par Santoliquido

septembre 2012

Si l’on s’en tient à l’I­ta­lie répu­bli­caine, tous les lea­deurs ou presque des par­tis tra­di­tion­nels ont été qua­li­fiés, à un moment don­né de leur tra­jec­toire, de popu­listes. À chaque fois, l’in­ten­tion fut la même : démon­trer que l’ad­ver­saire entre­tient avec le peuple un rap­port biai­sé, fait de roue­rie et de trom­pe­rie. Mais au cours des plus de soixante années d’his­toire répu­bli­caine, de Giu­lio Andreot­ti à Sil­vio Ber­lus­co­ni, en pas­sant par Fran­ces­co Cos­si­ga, la notion de popu­lisme a recou­vert des accep­tions radi­ca­le­ment dif­fé­rentes. À l’o­rée d’une troi­sième Répu­blique en ges­ta­tion, l’I­ta­lie connait aujourd’­hui une crise de sys­tème majeure, que mettent par­fai­te­ment en exergue le popu­lisme de Beppe Grillo et l’a­po­li­tisme mon­tien. Der­rière d’ap­pa­rentes que­relles séman­tiques se joue tou­te­fois l’a­ve­nir démo­cra­tique du pays.

Évo­quer le popu­lisme en poli­tique ita­lienne revient, en quelque sorte, à pra­ti­quer le célèbre jeu de l’allumette que l’on doit se pas­ser l’un l’autre en évi­tant de l’éteindre. Peu importe la culpa­bi­li­té réelle, les par­ti­ci­pants sont tous éga­le­ment soup­çon­nés d’avoir com­mis le méfait dont on cherche à décou­vrir le res­pon­sable. In fine, seul celui qui fera mou­rir la flamme endos­se­ra la faute. Si l’on s’en tient à l’Italie répu­bli­caine, tous les lea­deurs ou presque des par­tis tra­di­tion­nels ont en effet été qua­li­fiés, à un moment don­né de leur tra­jec­toire, de popu­listes. Sous la pre­mière Répu­blique (1948 – 1994), nous cite­rons les exemples des démo­crates-chré­tiens Giu­lio Andreot­ti1 et Ciria­co De Mita, du radi­cal Mar­co Pan­nel­la, du néo­fas­ciste Pino Rau­ti ou des lea­deurs socia­liste Bet­ti­no Craxi et com­mu­niste Achille Ochet­to2. De même, sous la deuxième Répu­blique (1994 – 2011), en plus des cas écla­tants de Sil­vio Ber­lus­co­ni et Umber­to Bos­si, Gian­fran­co Fini3, Beppe Grillo4, Anto­nio Di Pie­tro5, Nichi Ven­do­la6 ou encore Mat­teo Ren­zi7 ont eux aus­si été sujets aux mêmes reproches.

L’accusation trans­cende donc clai­re­ment les cli­vages par­ti­sans : est consi­dé­ré popu­liste celui qui est accu­sé de l’être. Quant à la por­tée séman­tique du terme, dans un sys­tème démo­cra­tique au sein duquel le peuple est l’unique source légi­time de pou­voir, l’intention de l’acteur poli­tique qua­li­fiant son adver­saire de popu­liste est de démon­trer que celui-ci cultive avec ledit peuple un rap­port biai­sé, fait de roue­rie et de trom­pe­rie. Dans ce sens est accu­sé (par ses pairs) de pra­ti­quer le popu­lisme l’élu (ou le can­di­dat) qui sim­pli­fie à l’extrême les enjeux réels de la ges­tion publique (ou qui trans­forme des enjeux poli­tiques secon­daires en enjeux essen­tiels), enjeux par nature com­plexes et peu sus­cep­tibles d’être appré­hen­dés par un élec­teur mal infor­mé. Ain­si, le popu­liste sus­ci­te­rait l’adhésion à son mes­sage sans néces­sai­re­ment entre­te­nir de lien de dépen­dance avé­ré entre le logos (la parole) et le prat­tein (l’agir).

Les variantes populistes : sophistique et démagogie

D’un point de vue empi­rique, nous pou­vons rele­ver une dif­fé­rence d’approche assez nette entre les deux époques répu­bli­caines. À l’image des accu­sa­tions por­tées à un Giu­lio Andreot­ti ou à un Achille Ochet­to sous la pre­mière Répu­blique, le popu­liste se voyait alors repro­cher d’entretenir avec son élec­to­rat une dia­lec­tique proche de la sophis­tique. L’époque était à l’antagonisme idéo­lo­gique, qu’il fût com­mu­niste ou clé­ri­cal. Les écoles de pen­sée en vigueur repo­saient sur des visions du monde sim­pli­fiées, incon­ci­liables8 et réci­pro­que­ment dia­bo­li­sées (pour faire bref : Mos­cou contre le Saint-Siège). Et si, de prime abord, les grands lea­deurs cha­ris­ma­tiques ne sem­blaient pas être de mode, cette appré­hen­sion de la vie poli­tique ita­lienne de l’époque se révèle trom­peuse. Le sys­tème par­ti­cra­tique repo­sait en effet sur une série de poten­tats locaux qua­drillant à la per­fec­tion l’ensemble du ter­ri­toire. Ils entre­te­naient avec leur élec­to­rat des liens for­te­ment clien­té­li­sés. Il s’agissait d’un popu­lisme de réseau, par­fai­te­ment ancré sur le ter­ri­toire, repo­sant sur des piliers sociaux idéo­lo­gi­que­ment construits et qu’une longue et dif­fuse pra­tique d’amoralité, de cor­rup­tion et de col­lu­sion avec les milieux affai­ristes fera pro­vi­soi­re­ment implo­ser sous l’impulsion de l’Opération mains propres. Ce n’est que sous la deuxième Répu­blique qu’apparaitront les nou­veaux tri­buns de la plèbe9, hérauts d’un popu­lisme plus déma­go­gique. Les Ber­lus­co­ni, Bos­si et autres Di Pie­tro seront régu­liè­re­ment incri­mi­nés pour leur manière de mener (agô­gê) le peuple (dêmos) sur des voies de tra­verse. Pour la sim­pli­fi­ca­tion abu­sive de leur mes­sage. Pour la for­mu­la­tion de pro­messes irréa­li­sables, ren­dues audibles par le seul biais de leurs capa­ci­tés ora­toires. Ou, encore, pour leur mode d’exalter les sen­ti­ments au détri­ment de la rai­son. Dans ce cadre, le popu­lisme du dêma­gô­gos, du meneur de peuple, est bien plus écla­tant que la sombre sophis­tique andreot­tienne ou craxienne.

D’un point de vue sym­bo­lique, le pas­sage de témoin entre le popu­lisme de réseau de la pre­mière Répu­blique et sa ver­sion plus écla­tante post Mani pulite semble s’être pro­duit le 25 avril 1991. Ce jour-là, Fran­ces­co Cos­si­ga, figure his­to­rique de la Démo­cra­tie chré­tienne, rend publique sa déci­sion de démis­sion­ner de sa fonc­tion de pré­sident de la Répu­blique. Il choi­sit de le faire par le biais d’un dis­cours télé­vi­sé. Il entend s’adresser en droite ligne au peuple ita­lien, même si, pré­cise-t-il en pré­lude à son allo­cu­tion, un mince écran de verre le sépare de ses audi­teurs. Dans ce qui demeu­re­ra sa der­nière inter­ven­tion en tant que chef de l’État, dif­fu­sée en simul­ta­né sur toutes les chaines de télé­vi­sion, Cos­si­ga apos­tro­phe­ra direc­te­ment les Ita­liens à soixante-quatre reprises, en uti­li­sant l’occurrence vous. Les termes gens et peuple appa­rai­tront cha­cun à onze reprises. Vous, le peuple, n’êtes pas une abs­trac­tion, pré­ci­se­ra-t-il avec emphase, mais bien des indi­vi­dus concrets avec vos peurs, vos dou­leurs, vos peines. Il est temps pour vous de faire réel­le­ment entendre votre voix, par votre vote, et qu’elle soit cor­rec­te­ment prise en compte. Dans les jours qui suivent, nom­breux seront les obser­va­teurs à qua­li­fier le dis­cours pré­si­den­tiel de mani­feste du néo­po­pu­lisme ita­lien10, annon­cia­teur d’une ver­sion vidéo­cra­tique du popu­lisme, d’un nou­veau modèle de com­mu­ni­ca­tion et d’action poli­tiques11. C’est dans ce sillon que s’inscriront les suc­cès élec­to­raux de la Ligue du Nord et, ensuite, de For­za Ita­lia12. Dès leur irrup­tion sur la scène poli­tique, Umber­to Bos­si et Sil­vio Ber­lus­co­ni seront en effet aus­si­tôt taxés de popu­listes cos­si­guiens. Ils ne seront cepen­dant pas les seuls au cours des dix-sept années de vie de la deuxième République.

Le crépuscule de la démocratie représentative

Tou­jours est-il qu’une longue série d’affaires juri­di­co-poli­tiques, une crise éco­no­mique sans pré­cé­dent et un pro­fond sen­ti­ment d’entropie repré­sen­ta­tive13 condui­ront à un nou­veau chan­ge­ment de régime14. L’avènement de Mario Mon­ti à la tête du gou­ver­ne­ment trans­al­pin est consi­dé­ré comme mar­quant le début d’une période de tran­si­tion entre la deuxième et la troi­sième Répu­blique, tran­si­tion dont l’échéance devrait coïn­ci­der avec la tenue de nou­velles élec­tions légis­la­tives au prin­temps 2013, sui­vies de la dési­gna­tion d’un nou­veau pré­sident de la République.

Or, de prime abord, s’il est impos­sible de pré­voir l’architecture ins­ti­tu­tion­nelle sur laquelle repo­se­ra la nou­velle ère, les deux phé­no­mènes mar­quants de cette tran­si­tion — le gou­ver­ne­ment des tech­ni­ciens et l’affirmation élec­to­rale du Mou­ve­ment 5 étoiles — se carac­té­risent par un trait com­mun : la remise en cause de la per­ti­nence poli­tique de la repré­sen­ta­ti­vi­té élec­to­rale clas­sique. L’absence d’imputabilité des déci­sions poli­tiques, l’impossibilité d’un retrait réel de la délé­ga­tion de pou­voir (liée, essen­tiel­le­ment, au cumul des man­dats et à leur non-limi­ta­tion dans le temps15) ont, en effet, for­te­ment éro­dé la confiance en un sys­tème repré­sen­ta­tif qui peine à inté­grer en son sein les attentes citoyennes. Le suf­frage uni­ver­sel ne semble plus qu’un arbi­trage entre des reven­di­ca­tions concur­ren­tielles, conflic­tuelles, et s’il conserve sa force de légi­ti­ma­tion juri­dique, il semble avoir dura­ble­ment per­du de sa jus­ti­fi­ca­tion morale16. Par ailleurs, le sys­tème des listes blo­quées17 ins­tau­ré en 2005 par le gou­ver­ne­ment Ber­lus­co­ni a vidé de son conte­nu le prin­cipe même de l’identification entre l’électeur et son repré­sen­tant ins­ti­tu­tion­nel. La com­pé­ti­tion élec­to­rale repo­sant sur une offre poli­tique plus ou moins variée en fonc­tion des époques, et donc sur une logique consu­mé­riste, semble donc désor­mais plon­gée dans une ère crépusculaire.

Mario Monti : l’a‑populisme

Or, pour répondre à cette crise sys­té­mique majeure, l’échiquier poli­tique ita­lien semble rejouer un clas­sique de la théo­rie poli­tique : le gou­ver­ne­ment des élites, incar­né par l’exécutif de Mario Mon­ti, contre la volon­té de réap­pro­pria­tion sociale de l’action poli­tique ima­gi­née par Beppe Grillo. Les deux phé­no­mènes se nour­rissent l’un l’autre sur fond d’échec de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive : la peur d’un gou­ver­ne­ment d’experts froids et cyniques ali­mente le vote en faveur du peuple ; la crainte d’un ama­teu­risme rava­geur en période de crise aigüe conduit à vou­loir s’en remettre au savoir ras­su­rant des tech­no­crates. La légi­ti­mi­té (poli­tique et non pas juri­dique) du gou­ver­ne­ment Mon­ti repose exclu­si­ve­ment sur sa com­pé­tence. Le bien­fon­dé de ses déci­sions se mesure au regard de consi­dé­ra­tions tech­niques et idéo­lo­giques18. Elles s’imposent aux gou­ver­nés en ver­tu de leur effi­ca­ci­té sup­po­sée à endi­guer les assauts des mar­chés finan­ciers. Mais aus­si de leur confor­mi­té aux pres­crits idéo­lo­giques des ins­ti­tu­tions finan­cières et poli­tiques supra­na­tio­nales. Aucune forme de jus­ti­fi­ca­tion sociale n’est recher­chée. L’efficacité vaut équité.

Le gou­ver­ne­ment des experts ne masque d’ailleurs pas son aga­ce­ment à l’égard des consi­dé­ra­tions popu­listes des par­tis poli­tiques et des syn­di­cats19. Il dénonce la len­teur exces­sive des pro­cé­dures d’adoption des textes légis­la­tifs20, le rythme ins­ti­tu­tion­nel inadap­té à la gra­vi­té de la situa­tion. Entre novembre 2011 et février 2012, Mario Mon­ti pose­ra à huit reprises la ques­tion de confiance au Par­le­ment afin de neu­tra­li­ser le débat par­le­men­taire entre les par­tis. Tou­jours dans un sou­ci d’efficacité, il fera éga­le­ment part de son sou­hait d’éviter aux ministres char­gés de négo­cier au sein des ins­tances euro­péennes les palabres du Par­le­ment natio­nal21. L’idée est donc bien, dans la conti­nui­té des théo­ries éli­tistes de la seconde moi­tié du siècle der­nier, d’opposer la recherche d’une défi­ni­tion sociale du bien com­mun — et donc d’un enca­dre­ment socié­tal de l’action poli­tique — à un exer­cice auto­no­mi­sé de la ges­tion publique sur la base de la compétence.

Les mes­sages impli­cites de Mario Mon­ti sont les sui­vants : pre­miè­re­ment, l’opinion publique est irra­tion­nelle et mal infor­mée des sub­ti­li­tés éco­no­miques néces­saires à l’endiguement de la crise. Deuxiè­me­ment, dans une logique d’offre par­ti­sane consu­mé­riste, la voca­tion des par­tis est de flat­ter la masse mal infor­mée. Enfin, la solu­tion passe donc inévi­ta­ble­ment par le juge­ment éclai­ré des magis­trats excel­lents (au sens aris­to­té­li­cien du terme). Si le popu­lisme ren­voie éty­mo­lo­gi­que­ment à l’idée du peuple en tant que source de légi­ti­mi­té, nous sommes donc bien, en l’occurrence, dans une logique radi­ca­le­ment a‑populiste.

Beppe Grillo : la démocratie radicale

Pour ce qui est des vel­léi­tés de démo­cra­tie radi­cale de Beppe Grillo, elles se situent à l’exact oppo­sé de la concep­tion mon­tienne de la ges­tion publique. Pour le comique génois, il s’agit en effet, du moins concep­tuel­le­ment22, d’assumer plei­ne­ment un popu­lisme de type rous­seauiste, arti­cu­lé sur les notions de volon­té popu­laire sou­ve­raine, de par­ti­ci­pa­tion de tous à la praxis de l’auto-législation. À ce titre, le Mou­ve­ment 5 étoiles s’inspire ouver­te­ment des théo­ries démo­cra­tiques par­ti­ci­pa­tives et déli­bé­ra­tives. Les pre­miers pas de Grillo ont d’ailleurs lieu à l’intérieur du sys­tème lui-même. Aux com­mandes du blog le plus consul­té d’Italie depuis 2000, cette sorte de Coluche trans­al­pin lance, en 2007, sur le modèle des jour­nées déli­bé­ra­tives et des mee­tups amé­ri­cains, les débats pro­gram­ma­tiques online.

Durant huit mois, les sujets sou­mis à la dis­cus­sion citoyenne occupent plus de 800.000 per­sonnes. Après quoi, Grillo s’en ira remettre les conclu­sions des débats23 au Pre­mier ministre de l’époque, Roma­no Pro­di, qui n’en fera rien24. En réac­tion, le lea­deur génois orga­ni­se­ra à Bologne, le 8 sep­tembre de la même année, une mani­fes­ta­tion popu­laire avec, pour thé­ma­tiques cen­trales, l’inéligibilité des can­di­dats ayant fait l’objet d’une condam­na­tion judi­ciaire en voie défi­ni­tive, le non-cumul des man­dats et la réforme de la loi élec­to­rale. Le suc­cès citoyen sera gigan­tesque : les pro­po­si­tions de Grillo recueille­ront près de 400.000 signa­tures en moins d’une demi-jour­née. Face à un tel défer­le­ment popu­laire, les cri­tiques par­ti­sanes seront una­nimes, elles éma­ne­ront du centre-droite comme du centre-gauche. Grillo sera qua­li­fié tour à tour de fas­ciste, de ter­ro­riste, de héraut de l’antipolitique, d’histrion vul­gaire et mani­pu­la­teur, d’anarchiste et, natu­rel­le­ment, de popu­liste. Il est même com­pa­ré à Goe­bels25 et à Mus­so­li­ni26. La seconde mani­fes­ta­tion, orga­ni­sée en 2008, atti­re­ra plus de 100.000 per­sonnes à Turin et plus de 2 mil­lions de par­ti­ci­pants en connexion simul­ta­née. À cette occa­sion, Grillo réitè­re­ra ses pro­po­si­tions légis­la­tives, qui recueille­ront près de 600.000 signa­tures en un jour27. Mais les ana­thèmes à son encontre conti­nuent de se suc­cé­der. Les prin­ci­paux quo­ti­diens natio­naux emboitent le pas des par­tis. Les jour­naux télé­vi­sés de Media­set et de la Rai mul­ti­plient les repor­tages alar­mistes sur la véri­table nature du phé­no­mène, que l’on com­pare volon­tiers aux menaces ter­ro­ristes des années sep­tante28. Dans la fou­lée, Beppe Grillo pose sa can­di­da­ture pour concou­rir aux pri­maires du Par­ti démo­crate. Sa requête sera refu­sée car, lui reproche-t-on, il n’est pas membre du par­ti. Sa demande d’adhésion au par­ti subi­ra tou­te­fois le même sort.

C’est en réac­tion au refus du Par­ti démo­crate qu’il crée le Mou­ve­ment 5 étoiles et se lance dans la com­pé­ti­tion élec­to­rale. D’emblée, le suc­cès est écla­tant. Mais le véri­table triomphe arrive en mai 2012, lors des élec­tions locales. Des maires sont élus dès le pre­mier tour, ain­si que 250 conseillers com­mu­naux. À Parme, un infor­ma­ti­cien de trente-neuf ans sans cur­sus poli­tique est élu pre­mier citoyen de la ville à la sur­prise géné­rale. À Pale­na, dans les Abruzzes, la cam­pagne élec­to­rale vic­to­rieuse du nou­veau maire cou­te­ra 6.400 euros. L’ensemble des dépenses élec­to­rales sont pla­cées en ligne sur le site du Mou­ve­ment. De manière géné­rale, les can­di­dats pré­sen­tés sont des néo­phytes, la plu­part des mili­tants ont moins de qua­rante ans. Leur niveau d’instruction est plus éle­vé que la moyenne natio­nale, les équipes diri­geantes du Mou­ve­ment et les col­la­bo­ra­teurs des élus sont recru­tés sur la base d’un CV trans­mis via le Net. Les inter­views écrites et télé­vi­sées sont pros­crites. Le Net et les ren­contres de ter­rain sont les seuls médiums auto­ri­sés par Grillo.

Pour ce qui est de la socio­lo­gie élec­to­rale, la droite et la gauche four­nissent les élec­teurs en parts presque égales, mais le pour­voyeur prin­ci­pal est l’immense réserve d’abstentionnistes. Nous rem­plis­sons un vide qui, en France ou en Grèce, est rem­pli par l’extrême droite, se plait à décla­rer Beppe Grillo. Qui récuse par ailleurs l’idée d’être un lea­deur, un chef cha­ris­ma­tique. Si vous croyez aux bien­faits d’un meneur, dit-il à ses troupes, vous n’avez rien com­pris. Aux élec­teurs : si c’est moi que vous votez, vous êtes des enfants et méri­tez la classe poli­tique sclé­ro­sée et cor­rom­pue qui vous dirige actuel­le­ment ; vous devez être les lea­deurs de vous-mêmes.

Fort de sa noto­rié­té, Grillo se veut méga­phone, une caisse de réso­nance au ser­vice d’un pro­jet citoyen : la réap­pro­pria­tion sociale de la ges­tion poli­tique — des citoyens qui s’occupent de la ges­tion publique au ser­vice d’autres citoyens. Le pro­jet est clair comme de l’eau de roche, vieux comme la démo­cra­tie elle-même, il s’inscrit, phi­lo­so­phi­que­ment, dans le pro­lon­ge­ment de la phi­lo­so­phie révo­lu­tion­naire de 1789. Ce n’est pas un chan­ge­ment poli­tique, clai­ronne-t-il, mais une révo­lu­tion cultu­relle. Grillo et ses troupes veulent démon­trer que la par­ti­cra­tie est dépas­sée, qu’elle repose sur une gabe­gie des deniers publics dont les citoyens pour­raient se pas­ser. Aus­si refusent-ils d’encaisser les près de 2 mil­lions d’euros aux­quels ils ont droit au titre du finan­ce­ment public des par­tis. Les quatre conseillers régio­naux du Mou­ve­ment ont volon­tai­re­ment rame­né leur salaire men­suel de 10.000 à 2.500 euros. Le sur­plus est ver­sé sur un compte consul­table par tous et uti­li­sé au pro­fit d’actions citoyennes. Nous vou­lons être un exemple de ges­tion citoyenne au ser­vice des citoyens, a récem­ment décla­ré Fede­ri­co Piz­za­rot­ti, le maire frai­che­ment élu de Parme. Un exemple pour l’Italie et pour l’Europe29

L’avenir : démocratie identitaire ou constitutionnelle ?

Les der­niers son­dages accordent au Mou­ve­ment 5 étoiles entre 20 et 23% des inten­tions de vote30. Si ces pré­vi­sions étaient élec­to­ra­le­ment confir­mées, le Mou­ve­ment devien­drait la deuxième force poli­tique du pays, à moins de deux points du Par­ti démo­crate. En homme de spec­tacle avi­sé, uti­li­sant à mer­veille la rhé­to­rique clas­sique de l’antisystème, l’offre poli­tique dite popu­liste de Beppe Grillo répond indé­nia­ble­ment à une demande de réap­pro­pria­tion sociale (ou, du moins, d’encadrement social) de la ges­tion publique, ain­si qu’à une mora­li­sa­tion accrue de son exer­cice. Le popu­lisme grillien est un retour à l’idée que l’exercice démo­cra­tique est éga­le­ment sub­stance, qu’il implique la pleine pré­sence du peuple comme source de sou­ve­rai­ne­té, comme ori­gine et fon­de­ment du pou­voir. C’est aus­si à une demande de mora­li­sa­tion accrue que répond, à sa manière, le gou­ver­ne­ment apo­li­tique, tech­no­cra­tique de Mario Mon­ti, en plai­dant tou­te­fois pour une démo­cra­tie davan­tage consti­tu­tion­nelle qu’identitaire. Le débat est d’importance. En ce sens, et d’un point de vue stric­te­ment concep­tuel, il sera inté­res­sant d’observer la réponse que four­ni­ront les par­tis, dans les mois à venir, au popu­lisme et l’apo­li­tisme afin de ten­ter d’endiguer, autant que faire se peut, la crise de la repré­sen­ta­ti­vi­té démocratique.

  1. Voir Fran­co Mas­si­mo, Andreot­ti, Mon­da­do­ri, 2008.
  2. Voir Flores d’Arcais Pao­lo, Il popu­lis­mo ita­lia­no, Ali­ber­ti, 2011.
  3. Ancien dau­phin de Sil­vio Ber­lus­co­ni, Gian­fran­co Fini est aujourd’hui pré­sident de la Chambre des dépu­tés. Ancien­ne­ment lea­deur du Mou­ve­ment social ita­lien, par­ti ouver­te­ment néo­fas­ciste, et bien qu’ayant effec­tué, en 1994, une mue démo­cra­tique, M. Fini est encore régu­liè­re­ment qua­li­fié de « popu­liste de droite » par ses adver­saires politiques.
  4. Nous revien­drons ulté­rieu­re­ment sur le cas du fon­da­teur du Mou­ve­ment 5 étoiles.
  5. Anto­nio Di Pie­tro est ancien magis­trat, sym­bole de l’Opération mains propres qui déci­ma, au début des années 1990, une classe poli­tique ita­lienne minée par la cor­rup­tion. M. Di Pie­tro a fon­dé, en 2000, l’Italie des valeurs, mou­ve­ment proche du centre-gauche. Depuis son irrup­tion sur la scène poli­tique, il est régu­liè­re­ment taxé de popu­liste par ses adver­saires de centre-droite et par ses anciens alliés du centre-gauche, avec les­quels il a aujourd’hui pris ses distances.
  6. Nichi Ven­do­la est un homme poli­tique d’obédience com­mu­niste. Il a créé, en 2009, le mou­ve­ment Gauche, Éco­lo­gie et Liber­té. Il est actuel­le­ment pré­sident de la région des Pouilles. Lui aus­si est régu­liè­re­ment accu­sé de s’adonner au populisme.
  7. Mat­teo Ren­zi est la figure émer­gente du Par­ti démo­crate, prin­ci­pal par­ti du centre gauche, dont il brigue le man­dat de secré­taire géné­ral. Ayant fait du chan­ge­ment géné­ra­tion­nel un des points forts de son pro­gramme, il devient en 2004, à l’âge de vingt-neuf ans, pré­sident de la pro­vince de Flo­rence. Il devien­dra maire de la cité flo­ren­tine en 2009. L’épithète popu­liste est sou­vent acco­lé à son nom par les membres des deux coalitions.
  8. Voir les débats de l’époque sur l’impossibilité cultu­relle d’appliquer un com­pro­mis his­to­rique visant à asso­cier les deux blocs dans un exé­cu­tif commun.
  9. Rap­pe­lons que dans la Rome antique, la fonc­tion de tri­bun de la plèbe était tenue pour sacrée. Les tri­buns pou­vaient se pré­va­loir de la sacro­sanc­ti­tas, sorte d’immunité qui les ren­dait poli­ti­que­ment inviolables.
  10. oir l’excellent article sur le sujet de Lui­gi Man­co­ni dans l’Uni­tà du 13 décembre 1991.
  11. Voir l’analyse de Benia­mi­no Pla­ci­do dans l’Uni­tà du 12 novembre 1991.
  12. For­za Ita­lia est le par­ti poli­tique fon­dé en 1994 par Sil­vio Berlusconi.
  13. L’entropie repré­sen­ta­tive est, selon Pierre Rosan­val­lon, une dégra­da­tion du lien de repré­sen­ta­ti­vi­té unis­sant l’élu et son électeur.
  14. D’autres causes expliquent éga­le­ment le cré­pus­cule de la deuxième Répu­blique. Tel n’est cepen­dant pas le pro­pos de cet article.
  15. Lors des enquêtes qua­li­ta­tives menées sur le sujet, les griefs les plus com­mu­né­ment for­mu­lés par les son­dés étaient : 1. « Quel que soit mon vote, les mêmes élus reviennent à tous les niveaux de pou­voirs. » 2. « Quelles que soient leurs erreurs ou les fraudes qu’ils com­mettent, jamais les élus ne rendent réel­le­ment compte de leurs actes. » Source : Istat.
  16. Rosan­val­lon Pierre, La légi­ti­mi­té démo­cra­tique, Seuil, 2008.
  17. Dans le sys­tème des listes blo­quées, l’électeur peut uni­que­ment por­ter son suf­frage sur les listes pré­sen­tées par les par­tis. Il lui est impos­sible d’exprimer une pré­fé­rence indi­vi­duelle. L’élection dépend donc exclu­si­ve­ment de la manière dont les ins­tances des par­tis ont éla­bo­ré les listes de candidats.
  18. M. Mon­ti fera à de très nom­breuses reprises réfé­rence, pour jus­ti­fier les mesures de rigueur prises par son gou­ver­ne­ment, à leur confor­mi­té à la lettre qui lui fut adres­sée, en février 2012, par douze chefs de gou­ver­ne­ment euro­péens. Cette lettre conte­nait des indi­ca­tions visant à accé­lé­rer le pro­ces­sus de mise en œuvre d’une poli­tique de libé­ra­li­sa­tion accrue des ser­vices publics et une flexi­bi­li­sa­tion majeure du mar­ché du travail.
  19. Il Gior­nale, 3 juillet 2012.
  20. La Stam­pa, 12 décembre 2011.
  21. La Repub­bli­ca, 5 aout 2012.
  22. Nous ne nous attar­de­rons pas sur les doutes émis par cer­tains obser­va­teurs sur la sin­cé­ri­té de l’action du lea­deur génois. Ni sur ses liens ambi­gus avec la Casa­leg­gio Asso­cia­ti, entre­prise spé­cia­li­sée en com­mu­ni­ca­tion, édi­teur des publi­ca­tions de Grillo, et à laquelle d’aucuns prêtent des visées idéo­lo­giques et mer­can­tiles peu recommandables.
  23. Ces conclu­sions avaient notam­ment trait à la gra­tui­té du sys­tème wifi sur l’ensemble du ter­ri­toire trans­al­pin, au recy­clage des déchets et aux éner­gies renouvelables.
  24. La légis­la­tion ita­lienne pré­voit le réfé­ren­dum abro­ga­tif et non pas propositif.
  25. La com­pa­rai­son est de Gui­do Cro­set­to, dépu­té du Par­ti de la Liber­té. Voir La Repub­bli­ca, 27 avril 2012.
  26. Les pro­pos ont été tenus par le jour­na­liste Giam­pao­lo Pan­sa. Cf : Il Fat­to quo­ti­dia­no, 11 mai 2012.
  27. Aujourd’hui encore, ces pro­po­si­tions végètent au Sénat.
  28. Il Rifor­mis­ta, 11 mai 2012.
  29. Il Cor­riere del­la Sera, 21 mai 2012.
  30. Source : Istat.

Santoliquido


Auteur

Giuseppe Santoliquido est licencié en sciences politiques et administration publique.