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Le politique et le savoir : un tournant ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 - Expert partis politiques par La rédaction

juillet 2009

Le rap­port des poli­tiques au savoir, en par­ti­cu­lier scien­ti­fique, est une ques­tion par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe. Une grande diver­si­té d’in­ter­lo­cu­teurs est concer­née : labo­ra­toires et centres de recherche uni­ver­si­taires, orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, bureaux d’é­tudes pri­vés, ins­ti­tuts de son­dage, ser­vices d’é­tudes des admi­nis­tra­tions, des par­tis et des groupes de pres­sion pour n’en citer que quelques-uns. Les rela­tions prennent des formes […]

Dossier

Le rap­port des poli­tiques au savoir, en par­ti­cu­lier scien­ti­fique, est une ques­tion par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe. Une grande diver­si­té d’in­ter­lo­cu­teurs est concer­née : labo­ra­toires et centres de recherche uni­ver­si­taires, orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, bureaux d’é­tudes pri­vés, ins­ti­tuts de son­dage, ser­vices d’é­tudes des admi­nis­tra­tions, des par­tis et des groupes de pres­sion pour n’en citer que quelques-uns. Les rela­tions prennent des formes plus nom­breuses encore : exper­tises et conseils, rap­ports de recherche, enquêtes et son­dages, audits, éva­lua­tions, confé­rences ou sémi­naires, obser­va­toires, éva­lua­tions… Les fron­tières de cet espace de rela­tions mul­tiples et mul­ti­formes sont floues et chan­geantes. Si les rap­ports entre le poli­tique et le savoir se sont inten­si­fiés et com­plexi­fiés ces der­nières années, les ten­dances sont dif­fi­ciles à cer­ner avec pré­ci­sion et ne sont pas for­cé­ment conver­gentes. Le pre­mier inté­rêt de ce dos­sier est dès lors de mon­trer qu’il faut se gar­der d’une vision sim­pliste du rap­port entre le poli­tique et le savoir. Le second inté­rêt est de mon­trer pour­quoi ce rap­port serait en train de chan­ger profondément.

Une vision sim­pliste est d’a­bord une vision a‑historique, explique Éric Man­gez. Dans chaque pays, le rap­port entre le poli­tique et le savoir s’ins­crit dans un contexte par­ti­cu­lier. Les prin­ci­paux acteurs du sys­tème conso­cia­tif belge — les piliers — se par­tagent le pou­voir et pro­cèdent cha­cun à leurs propres choix (par exemple en matière d’en­sei­gne­ment) et à leurs propres ana­lyses. Dans ce sys­tème, l’é­va­lua­tion, les enquêtes géné­rales et les grandes banques de don­nées ne font guère par­tie de la culture, cha­cun res­tant seul maître chez lui. Or, il se fait que notre espace natio­nal est de moins en moins auto­nome, que les com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales s’im­posent dans tous les sec­teurs et que de nou­velles ins­tances sont mises sur pied pour géné­rer plus sys­té­ma­ti­que­ment des connais­sances utiles à l’ac­tion publique. Dans un contexte de pénu­rie de moyens où l’on ne peut plus finan­cer, sans coor­di­na­tion, de mul­tiples « États dans l’É­tat », une page est donc en train de se tourner.

Une vision sim­pliste est encore une vision a‑politique du rap­port du poli­tique au savoir. Le poli­tique mobi­lise le savoir en fonc­tion d’in­té­rêts poli­tiques, non pour le savoir en lui-même. Si le savoir est néces­saire pour éclai­rer la déci­sion et l’ac­tion, il est aus­si et sur­tout utile au poli­tique pour se légi­ti­mer, parer ses déci­sions des atours de la ratio­na­li­té, pro­duire de l’in­for­ma­tion sus­cep­tible de faire une com­mu­ni­ca­tion effi­cace, explique Chris­tophe Mincke. L’i­mage de la science véhi­cu­lée par le poli­tique est alors idéa­li­sée (la véri­té objec­tive sur laquelle la déci­sion s’ap­puie) tan­dis que les scien­ti­fiques sont stig­ma­ti­sés pour res­ter dans la tour d’i­voire dans laquelle les mêmes poli­tiques les enferment. Dans ce jeu de dupes, l’ex­pert sup­plante le savant tan­dis que le conseiller en com­mu­ni­ca­tion filtre et valo­rise les savoirs inté­res­sants. Il n’en existe pas moins des poli­tiques capables et dési­reux de dia­lo­guer vrai­ment avec les scien­ti­fiques, comme il existe des scien­ti­fiques capables et dési­reux de s’im­pli­quer davan­tage, avec ces poli­tiques, dans la recherche de solu­tions aux pro­blèmes concrets.

Une vision sim­pliste du rap­port entre le poli­tique et le savoir est une vision linéaire de ce rap­port, montre Ber­nard Del­vaux. Il n’y a pas, en amont, des pro­duc­teurs de connais­sances et, en aval, des uti­li­sa­teurs poli­tiques qui les prennent ou les rejettent telles quelles. Entre les uns et les autres, les rela­tions sont cir­cu­laires, com­por­tant des ajus­te­ments mul­tiples et des recom­po­si­tions au fil des­quelles se com­binent plu­sieurs types de connais­sances, de natures com­po­sites. Les poli­tiques attendent des savoirs qu’ils les aident à défi­nir les pro­blèmes et à indi­quer quelles pistes doivent être pri­vi­lé­giées. Dans ces buts, les connais­sances doivent pou­voir être incor­po­rées dans des argu­ments uti­li­sables dans le champ poli­tique, et donc pré­sen­tées sous une forme sim­pli­fiée qui donne le sen­ti­ment d’un monde poli­ti­que­ment maî­tri­sable. Sous-ten­dues par des croyances col­lec­tives, des para­digmes cog­ni­tifs accep­tés et des valeurs lar­ge­ment admises, elles peuvent alors prendre la forme de l’évidence.

Car une vision sim­pliste du rap­port entre le poli­tique et le savoir repose sur une concep­tion sub­stan­tia­liste de la connais­sance qui sup­pose qu’elle pro­cède spon­ta­né­ment de pro­ces­sus pure­ment cog­ni­tifs, libres de toute pesan­teur sociale et ins­ti­tu­tion­nelle. Il n’en est rien. L’é­la­bo­ra­tion et l’ac­cueil des savoirs consti­tuent des pro­ces­sus indis­so­cia­ble­ment ins­ti­tu­tion­nels et cog­ni­tifs au terme des­quels cer­taines manières de pen­ser et d’a­na­ly­ser les pro­blèmes sont consi­dé­rées comme nor­males et légi­times tan­dis que d’autres sont reje­tées ou sombrent dans l’ou­bli. Dans le domaine poli­tique plus qu’ailleurs, où la connais­sance sert pour une large part à légi­ti­mer les déci­sions prises ou à prendre, il importe de pen­ser de façon com­pa­tible avec la manière légi­time de défi­nir les pro­blèmes et d’en­vi­sa­ger leurs solu­tions, et de ne valo­ri­ser que les connais­sances, scien­ti­fiques ou non, qui s’y conforment. Luc Van Cam­pen­houdt met au jour ces pro­ces­sus qui sous-tendent les types de savoirs pri­vi­lé­giés par le poli­tique et montre com­ment les modes de pen­sée domi­nants sont his­to­ri­que­ment construits.

Enfin, une vision sim­pliste du rap­port entre le poli­tique et le savoir repose sur une concep­tion étroite de la ratio­na­li­té selon laquelle, grâce à des connais­sances scien­ti­fiques sûres, les moyens de résoudre les pro­blèmes peuvent être déci­dés en fonc­tion de fins bien défi­nies. Avec le pro­blème aujourd’­hui cen­tral de la ges­tion du risque, cette concep­tion ne tient plus, explique Fran­ces­co Padilla. Les poli­tiques doivent inté­grer l’in­cer­ti­tude comme com­po­sante fon­da­men­tale de la socié­té actuelle. Mul­tiples (finan­ciers aus­si bien qu’é­co­lo­giques), pro­duits pour une large part par l’ac­ti­vi­té humaine et lar­ge­ment impré­vi­sibles, les risques sont d’au­tant plus dif­fi­ciles à maî­tri­ser que la science est inca­pable d’a­van­cer à leur sujet des connais­sances indis­cu­tables. C’est pour­quoi la ges­tion des risques est deve­nue une ques­tion émi­nem­ment poli­tique, c’est-à-dire qui doit faire l’ob­jet de choix pour la col­lec­ti­vi­té en situa­tion tou­jours chan­geante et incer­taine. Pour cette rai­son, pré­ci­sé­ment, les poli­tiques doivent béné­fi­cier chaque fois que pos­sible d’un délai rai­son­nable en vue d’en­vi­sa­ger une diver­si­té de solu­tions, autre­ment dit, béné­fi­cier d’un « pou­voir d’in­dé­ci­sion » per­met­tant de trou­ver les prin­cipes d’ac­tion adé­quats dans un contexte sans fins défi­nies une fois pour toutes. Sans fin, en somme. Le rap­port entre le poli­tique et le savoir s’en trouve trans­for­mé. Sans doute plus utile que jamais, le savoir scien­ti­fique n’est plus imbu de son auto­ri­té et de ses cer­ti­tudes. Il ne s’op­pose plus radi­ca­le­ment au savoir pro­fane. Il ne dicte plus, il accom­pagne, en inté­grant l’in­cer­ti­tude et en s’ins­cri­vant dans le pro­ces­sus de poli­ti­sa­tion néces­saire de la ges­tion du risque.

Si l’i­gno­rance et la mécon­nais­sance peuvent être sources de pou­voir, l’in­cer­ti­tude, comme nou­veau des­tin, peut être source de par­tage du pou­voir. « Le jeu n’est pas celui que l’on pré­tend jouer », cha­cun des cinq auteurs illustre et pour­rait reprendre à son compte cette phrase du texte de Chris­tophe Mincke. Cela ne se passe pas comme on croit, en effet. Mais il y a plus encore : cela ne se pas­se­ra plus jamais comme avant.

La rédaction


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