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Le Petit Pyongyang
Guang-ho prétendait avoir trouvé dans le quartier de Montmartre un restaurant nord-coréen, le seul de Paris, de toute la France ; Sang-hoon soutenait mordicus que la chose était impossible. Quand bien même il y avait déjà, à Amsterdam, un restaurant nord-coréen, le premier d’Europe. Apparu du jour au lendemain comme une poussée de champignons après la pluie, l’établissement avait fermé ses portes au bout de quelques mois avant de rouvrir dans un nouvel emplacement, près du quartier rouge. Mais ça, c’était à Amsterdam où il pleuvait beaucoup, concluait Sang-hoon. Il ne fallait pas mélanger les champignons et les serviettes. Finalement, de mauvaise grâce, Guang-ho accepta de nous y emmener, sans doute pour ne pas perdre la face devant son ami et collègue.
Guang-ho prétendait avoir trouvé dans le quartier de Montmartre un restaurant nord-coréen, le seul de Paris, de toute la France ; Sang-hoon soutenait mordicus que la chose était impossible. Quand bien même il y avait déjà, à Amsterdam, un restaurant nord-coréen, le premier d’Europe. Apparu du jour au lendemain comme une poussée de champignons après la pluie, l’établissement avait fermé ses portes au bout de quelques mois avant de rouvrir dans un nouvel emplacement, près du quartier rouge. Mais ça, c’était à Amsterdam où il pleuvait beaucoup, concluait Sang-hoon. Il ne fallait pas mélanger les champignons et les serviettes. Finalement, de mauvaise grâce, Guang-ho accepta de nous y emmener, sans doute pour ne pas perdre la face devant son ami et collègue.
Il n’y a pas très longtemps de cela, Guang-ho nous avait raconté son voyage en Allemagne dans une auberge de jeunesse qui avait tenu lieu de résidence de fonction, à l’époque communiste, pour des diplomates venus de Pyongyang. C’était la pleine saison et, tous les hôtels affichant complet, il n’avait pu trouver de chambre ailleurs. Au milieu de la nuit, dans le dortoir qu’il partageait avec une dizaine de personnes, il s’était réveillé et avait remarqué une silhouette assise sur un des lits superposés, à l’autre extrémité de la pièce. Se souvenant brusquement de toutes les histoires d’enlèvements nord-coréens qui avaient hanté son enfance, et contre lesquelles sa mère le mettait souvent en garde, il était resté là à fixer la mystérieuse silhouette, avant de céder à la fatigue et de se rendormir. Ce ne fut que plus tard qu’il apprit que, malgré le personnel allemand, l’immeuble appartenait toujours aux Nord-Coréens qui en étaient les vrais propriétaires.
Sang-hoon, qui n’avait pas perdu une miette des mots de Guang-ho, l’abreuvant de questions sur le décor du bâtiment, l’ambiance qui régnait dans les locaux, avait déclaré qu’il n’y avait rien de plus normal que de voir des Nord-Coréens partout quand on est gavé depuis l’enfance d’histoires d’assassinats politiques, de disparitions forcées et de rapts de citoyens sud-coréens. (Ces derniers se voyaient contraints de servir d’« enseignants » à des espions nord-coréens en formation, lesquels étaient ensuite envoyés de l’autre côté du 38e parallèle.) Les deux Corées, m’avait-il expliqué par la suite, étaient toujours techniquement en guerre, même si celle-ci, au fil du temps, s’était muée en une sorte de trêve séparée. Mais la guerre pouvait éclater à tout moment, avait ajouté Guang-ho, comme pour ne pas être en reste. Il fallait donc se tenir prêts, et ne jamais baisser sa garde.
Ils travaillaient tous les deux comme guides auprès de touristes coréens (sud-coréens s’entend) nouvellement arrivés à Paris, et ce depuis un certain nombre d’années. L’un avait son orgueil, l’autre sa fierté. Quant à moi, le troisième larron, je les accompagnais parce que j’avais ma matinée de libre et que je n’avais rien de mieux à faire. Autour de nous, les rues grouillaient de familles sorties pour une promenade dominicale, qui avec une poussette, qui avec un chien, qui avec un chien dans la poussette, en route pour le marché de plein air ou la braderie du coin, à mille lieues de se douter que les trois énergumènes qu’ils coudoyaient avaient pour mission de dénicher le seul restaurant nord-coréen de Paris. Les gens, débordants d’insouciance et de santé, m’avaient tout l’air de figurants pour un tournage de film, avec cet aspect un peu flou des visages qu’on croise parfois en rêve.
Guang-ho venait de nous raconter en détail ce qui lui était arrivé : en allant à un rendez-vous, il était tombé, au hasard d’une rue, sur le restaurant en question. Il était en retard et, pour ne rien arranger, une pluie drue s’était mise à tomber pendant qu’il restait planté là, devant ce restaurant, comme si on lui avait jeté un sort. (Et Sang-hoon de l’interrompre : « Tu allais voir qui ? — Ça c’est mes oignons. — Une fille ? Tu allais voir une fille ? — Oui, une fille. Et alors ? — Alors rien, continue. ») Il y avait, au fond d’une salle vide, un petit espace aménagé pour le karaoké – noraebang en version coréenne, m’a précisé Sang-hoon — avec clavier, microphone et écran télé fixé au mur. On aurait dit un boui-boui qui ne payait pas de mine, si ce n’était le fronton qui annonçait, sans autre forme de procès, « Restaurant nord-coréen », un nom qui ne tournait pas autour du pot. La plupart des établissements coréens étaient situés sur la rive gauche de la Seine, Guang-ho n’en connaissait aucun dans le 18e arrondissement et a fortiori à la Goutte d’Or où il ne s’aventurait pour ainsi dire jamais. (« Sauf quand tu as rendez-vous avec une fille, hein ? — Pas de commentaire. — C’était qui cette fille ? Une Coréenne ? Une Française ? — Pas de commentaire. »)
Pendant qu’il marquait une pause dans son récit pour se rouler une cigarette en vue de l’allumer dès sa sortie de métro, Sang-hoon en avait profité pour m’expliquer qu’une loi de sécurité nationale interdisait à tout Sud-Coréen d’entrer en contact avec des Nord-Coréens. Pénétrer dans un établissement nord-coréen serait considéré comme une transgression, un délit et, dans certains cas, passible d’amende voire de prison.
« Alors, tu es entré à l’intérieur ? avait demandé Sang-hoon.
• Parce que toi, tu l’aurais fait ? » avait répliqué Guang-ho en crachant un morceau de tabac resté collé sur sa langue.
Je savais qu’il ne voyait pas d’un bon œil les débordements de son ami dont le cynisme l’horripilait, surtout depuis que Sang-hoon avait décidé de consacrer une partie de son circuit touristique à ce qu’il se plaisait à appeler « les sites nord-coréens de Paris ». Ceux-ci connaissaient en ce moment un certain succès auprès d’une clientèle désireuse d’émotions fortes et d’expériences nouvelles. C’étaient des Coréens trentenaires branchés et argentés qui n’avaient que faire de voir la tour Eiffel ou la Joconde derrière une foule compacte d’abrutis armés d’appareils photo, ou de grimper les marches vers la basilique de Montmartre en jouant des coudes et en repoussant une armée de vendeurs africains avec leurs bracelets de camelote.
La partie « nord-coréenne » était devenue si populaire qu’il envisageait d’en faire un itinéraire à part entière.
Elle avait pour point de départ un hôtel du Quartier latin où, dans une chambre tout à fait modeste, la fille de Chang Sung-taek (beau-frère de Kim Jong-il) avait vécu ses derniers jours. Flanqué de son groupe, devant l’entrée de l’immeuble, Sang-hoon se lançait dans son récit : Chang Kum-song, étudiante en cinéma à Censier, s’éprend de son camarade d’amphi, un beau et ténébreux Français (qui se prénommait tantôt Stéphane, tantôt Sébastien) ; ensemble, ils coulent des jours idylliques à l’abri des regards, jusqu’au jour où — en pleine période d’examens — elle reçoit l’ordre fatidique de rentrer à Pyongyang… S’il n’y avait personne à la réception, Sang-hoon faisait monter tout le monde à l’étage, pour qu’ils puissent voir de leurs propres yeux la porte — ô combien funeste — derrière laquelle la pauvre fille, languissant d’amour, ayant déjà raté son coup avec les cachets de somnifères, s’était livrée à une deuxième tentative en moins de vingt-quatre heures, se jetant du rebord de la baignoire avec son rideau de douche noué autour du cou, un taux de récidive digne d’un Drieu la Rochelle. L’itinéraire se poursuivait place Monge pour rejoindre la fac de Censier, où la jeune femme et future suicidée avait assisté à des séminaires sur l’art du cinéma dans des amphis aux trois-quarts vides.
Ensuite, Sang-hoon effectuait une halte dans le 13e, d’abord au centre Tolbiac où Kim Sul-song (fille de Kim Jong-il) avait fait son droit, puis à l’Institut d’études politiques — Sciences po pour les intimes — qui accueillait la crème de la jeunesse nord-coréenne. S’il parvenait à soudoyer le vigile gardant l’entrée, il faisait la visite du « campus » en commençant par le jardin à l’anglaise avec ses glycines qui grimpaient sur les parois et le buste vert-de-grisé d’un gaillard barbu du nom de « Thierry Lhermitte ». Il le présentait comme étant l’un des premiers missionnaires français à fouler le sol coréen, dont la villégiature au dix-neuvième siècle dans un charmant petit hameau près de Pyongyang — éloigné de ses confrères qui furent moins bien reçus à Séoul — reste fort méconnue de nos historiens.
Il enchainait avec d’autres sites nord-coréens dont l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière où Ko Yong-hui (épouse consort de Kim Jong-il) était morte d’un cancer du sein ; ou bien, dans le quartier des Olympiades, une barre d’HLM passablement anonyme ayant servi de planque au dissident Yi Han-yong, dont la mère avait été la nounou de l’un des enfants illégitimes de Kim Jong-il. Le parcours se terminait avec une escale à l’école d’architecture de Paris-La Villette, dans le 19e arrondissement ; c’est là qu’étudiaient discrètement pour ne pas dire incognito des élus du Grand leader en vue de bâtir un jour le vrai, le nouveau, le grand Pyongyang. Sang-hoon, se tenant devant l’une des résidences universitaires et profitant de l’effet de clair-obscur créé par les reflets du soleil couchant sur les vitres, indiquait du doigt une rangée de fenêtres choisie au hasard. D’autres jours, il faisait de même, prenait un air songeur et un chouïa désolé, devant un logement de l’école d’architecture de Paris-Belleville, elle aussi dans le coin…
Mes amis coréens, marchant présentement à mes côtés, ne disaient mot, la mine soucieuse, l’esprit visiblement ailleurs. Derrière nous, il y avait le quartier de Barbès que nous venions de traverser. Sous le soleil printanier, nous longions la rue de la Goutte d’Or. Pas évident comme endroit pour ouvrir un restaurant, nord-coréen ou pas, loin de toute zone touristique. Sang-hoon se laissa aller à une remarque — ironique, sans doute — sur les bruits et les odeurs ; mais Guang-ho ne moufta pas, se contenta de tirer silencieusement sur sa clope. À un moment, comme s’il accompagnait un groupe de touristes lors d’une excursion, Sang-hoon se mit à commenter d’une voix monocorde les façades recouvertes de graffiti, les déchets qui encombraient les trottoirs, le cadavre déchiqueté d’un pigeon, tout ce qui croisait son regard de guide, y compris même un étron jaunâtre, d’un brun presque mordoré, qu’on avait écrabouillé et ensuite trainé sous la semelle d’une chaussure sur une longueur de trois ou quatre pâtés d’immeubles.
Plusieurs fois, pendant ce temps, Guang-ho nous fit revenir sur nos pas, l’air de plus en plus incertain et embarrassé.
« Mais j’aurais juré…
• Allez, avoue que tu nous balades depuis le début !
• C’est pas moi qui arnaque mes clients avec une Corée du Nord inventée de toutes pièces.
• Ah, nous y voilà enfin ! Ça te rend malade que j’ai plus de clients que toi.
• Tu m’as percé à jour, ironisa Guang-ho. Me voilà démasqué. »
Était-ce la vanité professionnelle qui poussait Sang-hoon à s’acharner de la sorte sur son ami et collègue ? Cela dit, qu’y avait-il de mal à vouloir offrir aux concitoyens, en ce début de troisième millénaire, une image jusqu’alors inédite de leurs voisins du nord, et tout cela sur toile de fond de la ville-lumière, capitale de l’amour et de la liberté ?
« On est presque arrivés, grommela Guang-ho dans sa barbe, quelques minutes plus tard. C’est là, juste après l’angle… »
Et nous restâmes là, tous les trois, dans un silence mêlé de stupéfaction et d’incompréhension, face au rideau de fer tagué de graffitis d’un magasin depuis longtemps condamné. Il y trainait des pylônes, une bouteille de vin vide, des affiches d’élections municipales sur une barrière en tôle, érigée de façon provisoire en raison de travaux jamais entrepris ou jamais terminés. Je crus déceler du soulagement dans le regard de Sang-hoon, et Guang-ho aussi paraissait comme délivré d’un fardeau, malgré tout le mal qu’il s’était donné pour retrouver le restaurant (si tant est que ce fût vraiment celui-là).
D’un commun accord — le creux de nos ventres aidant -, nous décidâmes d’abandonner la partie et de rebrousser chemin. Mes compagnons de vadrouille avaient mis de côté leur différend professionnel pour faire la paix, ne serait-ce que temporairement, le temps de chercher à manger. Il était presque midi et je proposai un kebab, et après, pourquoi pas, une petite bière pas chère dans un café quelque part.
Sur le chemin du retour, nous passâmes près d’une sculpture en bronze qui représentait un homme émergeant d’un mur en brique et dont on ne voyait que la tête et un bout de torse, avec un bras à moitié levé et une jambe pliée, figée dans un mouvement de marche. Quelqu’un, curieusement, avait peint en rouge les ongles de sa main. Le Passe-muraille racontait l’histoire d’un fonctionnaire nommé Dutilleul qui se découvre un don pour traverser les murs « sans en être incommodé ». Un soir, en quittant la chambre de sa dulcinée (une femme mal mariée), il perd soudain ses pouvoirs et se trouve pris au piège dans le mur.
Guang-ho, tout à ses pensées, tirait distraitement sur sa cigarette en fixant avec insistance le mur où le passe-muraille restait éternellement bloqué dans la pierre. De but en blanc, il déclara qu’en se réveillant le lendemain matin dans cette auberge de jeunesse nord-coréenne, il avait fait l’expérience de ce qu’il identifia plus tard comme une paralysie du sommeil : pendant plusieurs secondes qui lui avaient paru une éternité, allongé sur son lit, il avait été incapable de remuer le moindre orteil.
« Voilà ce qui manque à mon itinéraire ! », s’exclama tout à coup Sang-hoon. « Un monument nord-coréen à Paris. »
Je mis un certain temps à comprendre qu’il parlait de la statue du passe-muraille.
« Imaginez donc, poursuivit-il, une œuvre commanditée par Pyongyang, un petit rappel à l’ordre à tous les camarades résidant à Paris ! Un ennemi du régime emprisonné dans un mur pour l’exemple. De nos jours, tout le monde croit à un hommage posthume à Marcel Aymé, un auteur mal compris de son vivant, aujourd’hui oublié du grand public. Quel meilleur larbin à qui faire porter le chapeau ? Mais le coup de génie, le coup de maitre dans tout cela, c’est d’avoir pensé à installer notre bonhomme à mi-chemin entre les deux écoles d’architecture de Paris-La Villette et Paris-Belleville ! »