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Le Paraguay, miroir de la fragilité des démocraties en Amérique latine

Numéro 10 Octobre 2012 par François Reman

octobre 2012

Ce n’est prendre aucun risque que d’affirmer que les démo­cra­ties lati­­no-amé­­ri­­caines se portent mieux qu’il y a vingt ans. Ce constat n’a rien d’abusif, au regard des années 1980, cette décen­nie per­due qui voyait des États ron­gés par les dic­ta­tures mili­taires, les guerres civiles ou pliés sous le choc des réformes néo­li­bé­rales impo­sées par les organisations […]

Ce n’est prendre aucun risque que d’affirmer que les démo­cra­ties lati­no-amé­ri­caines se portent mieux qu’il y a vingt ans. Ce constat n’a rien d’abusif, au regard des années 1980, cette décen­nie per­due qui voyait des États ron­gés par les dic­ta­tures mili­taires, les guerres civiles ou pliés sous le choc des réformes néo­li­bé­rales impo­sées par les orga­ni­sa­tions finan­cières inter­na­tio­nales. Les indi­ca­teurs démo­cra­tiques étaient dans le rouge, l’inflation galo­pait et les États aban­don­naient une grande par­tie de leurs pres­ta­tions au pro­fit du sec­teur pri­vé ins­tau­rant une insé­cu­ri­té sociale chro­nique dont les ravages se font encore sen­tir aujourd’hui. Vingt ans plus tard, le regard que l’on peut por­ter sur la région est sen­si­ble­ment plus opti­miste même s’il faut se gar­der de tout angé­lisme tant les démo­cra­ties lati­no-amé­ri­caines res­tent encore fra­giles à de nom­breux égards.

Il faut néan­moins rele­ver que les pro­ces­sus de tran­si­tion démo­cra­tique mis en place pour sor­tir des dic­ta­tures ont per­mis que s’installent des régimes démo­cra­tiques, qui se sont conso­li­dés au fil des temps. De même, les résul­tats des réformes éco­no­miques impo­sées dans la dou­leur par les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales ont sta­bi­li­sé les équi­libres macroé­co­no­miques. À cette sta­bi­li­té éco­no­mique s’est ajou­tée une aug­men­ta­tion sub­stan­tielle de la demande de matières pre­mières au niveau inter­na­tio­nal. Cette ten­dance a donc per­mis à plu­sieurs pays de flir­ter avec une crois­sance au-delà de 5% et rien n’indique pour l’instant une nou­velle menace de crise éco­no­mique sur la région.

Entre 2005 et 2008, les élec­tions pré­si­den­tielles orga­ni­sées dans plu­sieurs pays ont ame­né au pou­voir des chefs d’État qui, dans un style dif­fé­rent et avec des suc­cès contras­tés, ont mani­fes­té une rup­ture avec le cycle éco­no­mique et poli­tique anté­rieur. Leur objec­tif a consis­té à remettre en place des poli­tiques sociales, soit de manière très ins­ti­tu­tion­na­li­sée comme dans le cas du Bré­sil ou de l’Argentine ou de manière plus confuse dans le cas du Vene­zue­la, visant à sou­la­ger les popu­la­tions minées par les poli­tiques de rigueur éco­no­mique. De plus, les pro­ces­sus élec­to­raux qui ont mené à la vic­toire de ces chefs d’État se sont ins­crits dans des dyna­miques nou­velles de par­ti­ci­pa­tion citoyenne qui, selon le spé­cia­liste fran­çais de la région Alain Rou­quié, « ont expri­mé une exi­gence de citoyen­ne­té et d’intégration sociale1 ».

Au niveau inter­na­tio­nal, la région a appro­fon­di son pro­ces­sus d’intégration. Celui-ci est vacillant et ne repose pas encore sur une vision à long terme bien défi­nie, mais il per­met néan­moins à de nom­breux pays de se dis­tan­cer de l’influence sou­vent encom­brante des États-Unis et de se rap­pro­cher d’un pays sans doute plus accom­mo­dant comme le Bré­sil. Enfin, la ques­tion de la défense des droits de l’homme est main­te­nant pré­sen­tée comme une valeur fon­da­men­tale des démo­cra­ties lati­no-amé­ri­caines. Même s’il per­siste encore de grosses zones d’ombre notam­ment en Colom­bie, il existe un consen­sus pour que les exac­tions com­mises dans les années 1970 et 1980 ne se repro­duisent plus.

Le PNUD et l’Organisation des États amé­ri­cains ont publié en 2010 leur seconde étude sur l’état des démo­cra­ties en Amé­rique latine2. Le rap­port relève les avan­cées en matière de démo­cra­tie réa­li­sées par le conti­nent au sor­tir des dic­ta­tures mili­taires, mais note à juste titre que le dépas­se­ment de la menace mili­ta­riste n’implique pas auto­ma­ti­que­ment la conso­li­da­tion de la démo­cra­tie. Selon les auteurs du rap­port, une phase plus com­plexe dans le pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion appe­lée « post-tran­si­tion » s’ouvrirait main­te­nant. Sa carac­té­ris­tique prin­ci­pale n’est plus liée au pas­sé mili­taire de la région, mais bien à la dif­fi­cul­té d’étendre les droits des citoyens face à l’extension de la concen­tra­tion du pou­voir poli­tique s’opposant aux réformes démo­cra­tiques. Cette grille de lec­ture des réa­li­tés lati­no-amé­ri­caines peut incon­tes­ta­ble­ment s’appliquer à la crise para­guayenne qui a débou­ché sur la des­ti­tu­tion du pré­sident Fer­nan­do Lugo à tra­vers un coup d’État institutionnel.

La mission impossible de l’évêque des pauvres

Moins vitu­pé­rant que Hugo Chá­vez ou Rafael Cor­rea, plus conci­liant qu’Evo Morales, le pré­sident para­guayen Fer­nan­do Lugo défen­dait au même titre que d’autres chefs d’État lati­no-amé­ri­cains une pos­ture pro­gres­siste visant à rompre à la fois avec des poli­tiques néo­li­bé­rales et à mettre à l’agenda la ques­tion de la redis­tri­bu­tion des richesses pro­duites. Atti­tude qui, en Amé­rique latine, contraint inévi­ta­ble­ment à ques­tion­ner les pri­vi­lèges de l’oligarchie fon­cière dont l’influence poli­tique et éco­no­mique est inver­se­ment pro­por­tion­nelle à son poids démo­gra­phique. Mal lui en prit. Le 12 juin der­nier, le Sénat des­ti­tuait cet ancien évêque quelques mois à peine avant le dérou­le­ment de nou­velles élec­tions pré­si­den­tielles. Ce coup d’État d’un nou­veau genre a néan­moins un pré­cé­dent. En 2009, le Hon­du­ras fut secoué par une crise poli­tique qui débou­cha sur l’expulsion du pré­sident Manuel Zelaya sous le pré­texte d’une pos­sible modi­fi­ca­tion de la consti­tu­tion cen­sée assu­rer sa réélec­tion3. Aucun bain de sang, pas de bom­bar­de­ment du palais pré­si­den­tiel, une ambas­sade amé­ri­caine atten­tiste4 et des forces armées can­ton­nées dans leurs casernes ; les coups d’État « année 2000 », sont assu­ré­ment dif­fé­rents de ceux des années 1970. Les causes de la rup­ture démo­cra­tique n’ont pour­tant pas fon­da­men­ta­le­ment changé.

Comme le sou­ligne Lilian Soto, ex-ministre de la Fonc­tion publique et actuelle can­di­date à la pré­si­dence pour le Mou­ve­ment poli­tique Kuña Puren­da dans la revue Nue­va Socie­dad, « l’amorce d’une remise en ques­tion de la léga­li­té juri­dique de la pos­ses­sion des terres, les inves­tis­se­ments dans l’agriculture fami­liale, la résis­tance à approu­ver l’usage indis­cri­mi­né de semences trans­gé­niques, le contrôle timide de l’usage d’engrais chi­miques, l’ouverture d’un débat sur le pro­ces­sus d’accumulation des terres comme prin­ci­pal moyen de pro­duc­tion aux mains d’une petite élite ont consti­tué des thèmes qui ont pro­fon­dé­ment indis­po­sé l’oligarchie para­guayenne5 ».

Le pré­texte de la des­ti­tu­tion fut la mort de dix-sept per­sonnes (onze pay­sans et six poli­ciers) lors d’un affron­te­ment pour délo­ger une occu­pa­tion de terre. Plu­sieurs obser­va­teurs estiment qu’il s’agissait là d’une opé­ra­tion mon­tée ser­vant à délé­gi­ti­mer l’autorité du pré­sident et ouvrir la voie légale de sa des­ti­tu­tion sur la base de l’article 225 de la Consti­tu­tion qui per­met à la chambre des dépu­tés d’ouvrir un « juge­ment poli­tique » contre un pré­sident « s’acquittant mal de ses fonc­tions » (mal desem­peño de sus fun­ciones).

Le sacrilège d’une éventuelle réforme agraire

La ques­tion de la terre est cen­trale pour com­prendre la poli­tique para­guayenne. Après l’exploitation escla­va­giste du tanin sui­vie de celle du bois et du maté, la nou­velle culture mira­cu­leuse est le soja (de pré­fé­rence trans­gé­nique). Son expor­ta­tion dépasse lar­ge­ment celle de la viande si bien que le Para­guay est deve­nu le cin­quième pro­duc­teur mon­dial d’huile de soja. La culture de cette légu­mi­neuse est dans les mains de l’oligarchie conser­va­trice qui repré­sente 2% de la popu­la­tion, mais détient 80% des terres. Ce com­merce juteux frôle sou­vent l’illégalité et entraine d’autres types d’activité — nar­co­tra­fic, contre­bande, prise d’otage — si bien que l’on parle main­te­nant de nar­co­cul­ture. Les inté­rêts poli­tiques des grands pro­prié­taires sont défen­dus depuis plus de soixante ans, dont trente-cinq de dic­ta­ture, par le par­ti Colo­ra­do. Celui-ci a pro­fon­dé­ment mar­qué la culture poli­tique du pays et a fait du Sénat para­guayen l’un des plus cor­rom­pus d’Amérique latine. L’oligarchie s’appuie aus­si sur un syn­di­cat, la Unión de Gre­mios de Pro­duc­ción (UGP), dont l’objectif est de faire du Para­guay le para­dis des semences trans­gé­niques comme en témoignent les pres­sions exer­cées sur le gou­ver­ne­ment de Lugo pour que Mon­san­to puisse com­mer­cia­li­ser sa graine de maïs et de coton trans­gé­nique. L’UGP est diri­gée par Héc­tor Cris­tal­do proche du groupe Zuco­lil­lo asso­cié à Car­gill, autre géant de l’agrobusiness nord-amé­ri­cain. Pro­prié­té du même groupe, le jour­nal ABC Color est le por­te­voix des inté­rêts de l’oligarchie ter­rienne dont on oublie­rait presque de men­tion­ner qu’elle est proche de l’Église catho­lique locale, elle-même inféo­dée à l’Opus Dei.

Un rap­port sur les terres injus­te­ment répar­ties écrit par l’Institut natio­nal du déve­lop­pe­ment rural et une amorce de réforme du sys­tème de san­té pour lui octroyer un carac­tère gra­tuit et uni­ver­sel ont suf­fi pour irri­ter pro­fon­dé­ment la droite conser­va­trice et la pous­ser à éjec­ter Lugo du pou­voir. « Cela pour­rait paraitre peu en Boli­vie, au Vene­zue­la ou en Équa­teur, mais c’est assez pour aler­ter les élites dans un pays sur­veillé par l’énorme sta­tue du lea­deur anti­com­mu­niste chi­nois Chiang Kaï-check, explique le jour­na­liste Pablo Ste­fa­no­ni. Il est d’ailleurs impos­sible de com­prendre les faits récents qui ont agi­té le Para­guay sans prendre en compte l’anticommunisme pro­fond et omni­pré­sent dans la culture poli­tique du Para­guay, qui s’est expri­mé par la domi­na­tion bru­tale du par­ti Colo­ra­do et par le main­tien au pou­voir de Stroess­ner pen­dant trente-cinq ans6. »

Face aux pres­sions et ten­ta­tives de désta­bi­li­sa­tion des sec­teurs conser­va­teurs, l’Alliance patrio­tique pour le chan­ge­ment, la coa­li­tion qui avait por­té Lugo au pou­voir s’est rapi­de­ment déli­tée7. Celle-ci repo­sait sur la par­ti­ci­pa­tion du Par­ti libé­ral radi­cal authen­tique (PLRA), un par­ti de droite tra­di­tion­nel auquel Lugo avait dû concé­der la vice-pré­si­dence. C’est d’ailleurs le vice-pré­sident, Fede­ri­co Fran­co qui suc­cède à l’ancien évêque.

Après les ten­ta­tives ratées de ren­ver­se­ment au Vene­zue­la (2002), Boli­vie (2008) Équa­teur (2010), mais réus­sies en Hon­du­ras (2009) et main­te­nant au Para­guay, l’Amérique latine n’en finit pas de se débattre avec ses vieux démons auto­ri­taires. Comme le relève le rap­port du PNUD et de l’OEA men­tion­né plus haut, lors des vingt der­nières années, dix-huit pré­si­dents n’ont pas ter­mi­né leur man­dat. Aucun n’assumait le pou­voir illé­ga­le­ment, c’est-à-dire que leur légi­ti­mi­té ne fut pas contes­tée, mais bien leur ges­tion poli­tique. Publié en 2010, le rap­port déplo­rait le ren­ver­se­ment du pré­sident Manuel Zelaya en Hon­du­ras et appe­lait la région à créer des ins­tru­ments effec­tifs de pré­ven­tion et de réso­lu­tion des crises de gou­ver­na­bi­li­té et des conflits poli­tiques. Trois ans plus tard, le coup d’État ins­ti­tu­tion­nel au Para­guay réaf­firme cette urgence.

  1. Alain Rou­quié, À l’ombre des dic­ta­tures. La démo­cra­tie en Amé­rique latine, Albin Michel, 2010.
  2. Nues­tra Demo­cra­cia, pro­gramme des Nations unies pour le déve­lop­pe­ment (PNUD), Orga­ni­sa­tion des États amé­ri­cains (OEA), 2010.
  3. Karen Bähr Cabal­le­ro, « Hon­du­ras : coup d’État et démo­cra­tie », La Revue nou­velle, octobre 2009.
  4. Si les causes du coup d’État para­guayen sont avant tout internes, il n’en demeure pas moins que les États-Unis, et par­ti­cu­liè­re­ment le Par­ti répu­bli­cain, observent avec bien­veillance ce chan­ge­ment de régime béné­fique pour les inté­rêts de son indus­trie agro-ali­men­taire. Par contre, moins satis­fai­santes pour Washing­ton, l’exclusion du Para­guay du Mer­co­sur et l’entrée auto­ma­tique du Vene­zue­la au sein de l’organisation ; le ver­rou du congrès para­guayen ayant sau­té. Voir Mau­rice Lemoine, « Intrigues de palais au Para­guay », www.monde-diplomatique.fr, 25 aout 2010. 
  5. «¿Por qué Para­guay retro­ce­dió 60 años en solo 30 horas ? », www.nuso.org, juillet 2012.
  6. Le che­min de croix de l’évêque des pauvres, www.bastamag.net.
  7. Fer­nan­do Lugo ne dis­po­sait plus que de trois séna­teurs sur qua­rante-huit et de deux dépu­tés sur quatre-vingt.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.