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Le paradigme de l’art contemporain.

Numéro 2 - 2015 par Albert Bastenier

mars 2015

Par ses tra­vaux au cours des trente der­nières années, Natha­lie Hei­nich a acquis une incon­tes­table noto­rié­té en socio­lo­gie de l’art. Elle n’a, par ailleurs, ces­sé de s’interroger au sujet de la per­plexi­té que l’art contem­po­rain ins­pire à beau­coup. En 1999, elle publia dans la revue Le Débat un article inti­tu­lé « Pour en finir avec la que­relle de […]

Un livre

Par ses tra­vaux au cours des trente der­nières années, Natha­lie Hei­nich a acquis une incon­tes­table noto­rié­té en socio­lo­gie de l’art. Elle n’a, par ailleurs, ces­sé de s’interroger au sujet de la per­plexi­té que l’art contem­po­rain1 ins­pire à beau­coup. En 1999, elle publia dans la revue Le Débat un article inti­tu­lé « Pour en finir avec la que­relle de l’art contem­po­rain ». Sans doute y fai­sait-elle preuve de trop d’optimisme puisque, dans son der­nier ouvrage2, elle constate que, contrai­re­ment à ses espoirs, cette que­relle ne s’est nul­le­ment éteinte. Elle s’amplifie même, sti­mu­lée actuel­le­ment par l’explosion effa­rante du prix des œuvres, la spé­cu­la­tion finan­cière à laquelle elle donne lieu ain­si que par les contro­verses liées à leur spec­ta­cu­la­ri­sa­tion dans les lieux patri­mo­niaux de l’art. Entre par­ti­sans et adver­saires de ce genre d’art, l’opposition parait insur­mon­table. Les pre­miers le per­çoivent comme l’expression de la réflexi­vi­té moderne qui nous fait sor­tir enfin des pro­pos uto­piques au sujet des fonc­tions esthé­ti­co-sacrales de l’«art éter­nel », alors que les seconds n’y dis­cernent qu’une impasse sinon une impos­ture, l’exhibition actuelle du sno­bisme et de l’argent qui fait s’effondrer l’art dans une bro­cante de canu­lars plus ou moins astucieux.

La notion de paradigme

Pour appro­fon­dir les rai­sons de cette inter­mi­nable que­relle, dont notre auteure pense désor­mais qu’elle est invin­cible, elle remet sur le métier la ques­tion de savoir com­ment on peut com­prendre le rap­port que les indi­vi­dus — les artistes eux-mêmes, mais aus­si leur public — entre­tiennent avec l’art. Car ce que cette que­relle paraît à tout le moins mani­fes­ter, c’est que le mot « art » peut signi­fier des choses dis­tinctes à des moments dif­fé­rents d’une his­toire jalon­née de crises. La « voca­tion de l’art » ne pro­cè­de­rait donc pas d’une essence stable, et l’espoir de par­ve­nir à défi­nir « la chose même » est sans doute vain. Pour par­ve­nir néan­moins à un peu plus de clar­té sur cette ques­tion, elle pousse vers son terme le rai­son­ne­ment auquel elle s’était ral­liée anté­rieu­re­ment3 : à la caté­go­rie de « genre » qu’elle avait adop­tée pré­cé­dem­ment — qui sug­gé­rait déjà de rem­pla­cer le clas­se­ment chro­no­lo­gique des œuvres par leur clas­se­ment onto­lo­gique tout en per­met­tant de pen­ser que dif­fé­rentes défi­ni­tions de l’art sont sus­cep­tibles de coexis­ter — elle estime aujourd’hui qu’il est tout compte fait pré­fé­rable de les caté­go­ri­ser comme des « para­digmes ». C’est-à-dire selon les pro­prié­tés sui gene­ris à par­tir des­quelles ces dif­fé­rents genres se struc­turent cha­cun de manière exclu­sive. Car fina­le­ment, dit-elle, c’est bien sûr sur la base des pro­prié­tés spé­ci­fiques de cha­cun de ces genres — clas­sique, moderne et contem­po­rain — que se bâtissent les irré­duc­tibles oppo­si­tions entre leurs adeptes respectifs.

Elle reprend la notion de para­digme dans l’acception stricte que lui donne Tho­mas Kuhn dans son ouvrage La struc­ture des révo­lu­tions scien­ti­fiques (1972). Elle désigne un ensemble cohé­rent de concep­tions, normes et méthodes admises à un moment don­né par une com­mu­nau­té de tra­vail (scien­ti­fique, artis­tique ou autre). Pour ceux qui y adhèrent, s’y affirment les com­po­sants non pas d’une « essence » des choses trai­tées, mais d’une « matrice dis­ci­pli­naire » qui, se rat­ta­chant autant à une concep­tion idéo­lo­gique qu’à une réa­li­té sub­stan­tielle, forme un monde sin­gu­lier. Les œuvres clas­siques, modernes et contem­po­raines peuvent alors être vues comme rele­vant cha­cune d’un « socle cog­ni­tif » propre et exclu­sif des autres. On a là des « onto­lo­gies contex­tua­li­sées » qui, en tant que « modèles exem­plaires », non pas d’abord se suc­cèdent, mais s’affranchissent les uns des autres pour struc­tu­rer cha­cun l’activité artis­tique d’une manière exclusive.

Parce que ce que l’art contem­po­rain reste sou­vent confon­du avec l’art moderne, il importe de sou­li­gner d’abord ce qui demeure régu­liè­re­ment inaper­çu : son para­digme com­porte non seule­ment un aban­don de la contrainte figu­ra­tive (comme déjà dans l’art moderne), mais éga­le­ment une mise à l’épreuve de la notion même d’œuvre d’art. Par ailleurs, il n’est plus cen­tré sur l’expression de l’intériorité per­son­nelle de l’artiste dont, pour cette rai­son, l’identité et le rôle demandent d’être redé­fi­nis. On y admet qu’une « effi­ca­ci­té déper­son­na­li­sée » inter­vient dans la créa­tion où le hasard et l’aléatoire trouvent place. De plus, le para­digme contem­po­rain inclut un « impé­ra­tif de trans­gres­sion » ain­si qu’un ensemble d’opérations qui sou­tiennent la mise en cir­cu­la­tion des œuvres.

C’est cet ensemble de carac­té­ris­tiques qui doit être pris en consi­dé­ra­tion pour com­prendre le pro­jet de cet art. Et c’est ce que l’ouvrage de Natha­lie Hei­nich pré­sente sur la base non pas d’une spé­cu­la­tion abs­traite, mais d’observations concrètes. Elle y opte pour une approche prag­ma­tique et des­crip­tive qui dresse un inven­taire très com­plet des élé­ments à par­tir des­quels on peut iden­ti­fier l’ontologie de ce para­digme. Celui-ci doit se com­prendre comme un « sys­tème d’action qui vise à chan­ger le monde plu­tôt qu’à trans­crire en sym­boles ce que l’on veut dire ».

L’impératif de trans­gres­sion est cen­tral et implique de sor­tir des fron­tières de ce qui, pour le sens com­mun, est consi­dé­ré comme de l’art. Cela se tra­duit dans la pour­suite d’une « expé­rience des limites » qui entraine une radi­ca­li­sa­tion des pro­po­si­tions artis­tiques et ne cesse d’élargir le péri­mètre de l’art. Il y a ain­si une exi­gence per­ma­nente de « nou­veau­té » qui devient fon­da­men­tale dans ce para­digme, tan­dis que le cri­tère de beau­té n’y a pra­ti­que­ment plus cours. L’artiste Mau­ri­zio Cat­te­lan affirme ain­si que la beau­té n’a plus guère de place dans son art sinon, à la rigueur, au ser­vice de la trans­gres­sion : « La beau­té pour elle-même ne m’intéresse pas beau­coup. Mais on peut l’utiliser comme un moyen de créer quelque chose de très déran­geant. » Ce qui carac­té­rise la démarche artis­tique est dès lors la quête d’émotion et de sen­sa­tion qui, jouant par­fois sur les fron­tières morales, peut aller jusqu’à la recherche du scandale.

Si la pro­vo­ca­tion fait par­tie du para­digme de l’art contem­po­rain, sa radi­ca­li­sa­tion ne rend tou­te­fois guère pos­sible d’y dis­tin­guer une ten­dance unique. Il s’agit d’un monde plu­riel et écla­té, où toutes les formes de trans­gres­sion trouvent leur place. L’expérience des limites y donne nais­sance à un « régime de sin­gu­la­ri­té » qui pri­vi­lé­gie ce qui est hors du com­mun, fai­sant de l’artiste et de sa démarche une « excep­tion ». Cela per­met à cet art d’englober des mou­ve­ments et même des cou­rants contra­dic­toires qui le clivent en ce qui concerne les options, les tech­niques et les mul­tiples maté­riaux uti­li­sés : pop art, arte pove­ra, art concep­tuel, abs­trac­tion lyrique, nou­veau réa­lisme, néoex­pres­sion­nisme, graf­fi­tis du bad pain­ting, vidéo, net art, pho­to­gra­phie plas­ti­cienne, etc.

Par ailleurs, les choses que les artistes pro­posent maté­riel­le­ment perdent elles-mêmes de leur impor­tance exclu­sive au sein de l’ensemble des opé­ra­tions qui forment le contexte de leur pré­sen­ta­tion. Le cadre qui les accom­pagne en fait pour ain­si dire inté­gra­le­ment par­tie et leur mise en scène acquiert une impor­tance consi­dé­rable dont les artistes ont besoin pour déployer plei­ne­ment leur talent dans des expo­si­tions où les œuvres se répondent l’une à l’autre. Les com­men­taires qu’en font les artistes eux-mêmes revêtent aus­si une grande impor­tance. En face d’œuvres pour­tant très dif­fé­rentes et sans qu’il faille néces­sai­re­ment s’y ral­lier, c’est en enten­dant des artistes comme Chris­tian Bol­tans­ki par­ler de ses col­lec­tions d’objets et de pho­tos évo­quant la fron­tière mémo­rielle entre la pré­sence et l’absence, le vidéaste Bill Vio­la retra­cer son che­mi­ne­ment émo­tion­nel et spi­ri­tuel dans des ins­tal­la­tions vidéo monu­men­tales, ou encore le plas­ti­cien Ber­trand Lavier s’expliquer sur son tra­vail iro­nique à par­tir d’objets indus­triels emprun­tés à la vie cou­rante, mais détour­nés de leur sta­tut, que l’on prend la mesure de la cohé­rence et de l’inventivité de l’art contem­po­rain. Ain­si, reve­nant sur la por­tée qu’ont pu avoir les rea­dy­mades sor­tis de l’imagination de Mar­cel Duchanp, Lavier invite à s’interroger sur le tra­vail de l’artiste contem­po­rain lorsqu’il rap­proche des images ou des objets que la réa­li­té quo­ti­dienne sépare. Car dit-il, après que, au XIVe siècle, Bru­nel­les­chi a jeté les bases de la pers­pec­tive, on n’a plus peint de la même manière et un nou­veau sys­tème de repré­sen­ta­tion du monde a vu le jour. Or l’objet indus­triel qui est très récent et omni­pré­sent ne sau­rait évi­dem­ment être absent de la scène artis­tique qui remet en cause les iden­ti­tés recon­nues aux objets de la vie cou­rante. Voi­là sans doute pour­quoi il donne à voir une éblouis­sante Alfa Romeo Guillet­ta fra­cas­sée par un acci­dent, bel objet qu’il appelle rea­dy-des­troyed parce qu’immédiatement situé entre la vie et la mort.

Quant à la pein­ture comme telle, elle n’est plus qu’un genre mineur dans le para­digme contem­po­rain. Ce n’est pas qu’elle ait entiè­re­ment dis­pa­ru, mais elle n’est plus reine comme elle l’était dans le para­digme moderne. Pour quelle rai­son ? Parce qu’elle oblige à res­pec­ter la contrainte du péri­mètre d’une toile déli­mi­tée par un châs­sis. « Tout sauf de la pein­ture à l’huile » semble être un mot d’ordre fai­sant écho à Mar­cel Duchamp qui disait vou­loir sor­tir de l’«intoxication par la téré­ben­thine ». Par cette sorte de défé­ti­chi­sa­tion de ce qui fut le grand art du tableau, les prin­ci­paux « genres » du para­digme contem­po­rain deviennent alors l’installation, la per­for­mance, l’art concep­tuel, la vidéo, le cyber art, le street ou le land art qui rompent avec ce que toutes les limites conven­tion­nelles ont de rigide. De toute évi­dence on est loin des concep­tions tra­di­tion­nelles qui conce­vaient les œuvres comme des sortes de bibe­lots pré­cieux dotés de qua­li­tés visuelles rares.

La désobjectivation des œuvres

Divers moments de l’art contem­po­rain per­mettent de sai­sir la por­tée de cette recherche d’une « œuvre au-delà de l’objet » qui doit conduire vers une « expé­rience » plu­tôt qu’à une « vision ».

Ain­si avec les rea­dy­mades ima­gi­nés par le pré­cur­seur que fut le Fran­çais Mar­cel Duchamp. Un objet usuel et tri­vial comme un uri­noir en faïence expo­sé en posi­tion inver­sée et rebap­ti­sé Foun­tain, devient une œuvre dès le moment où ceux qui sont en posi­tion d’en déci­der décrètent en voir une. « C’est le regar­deur qui fait l’œuvre », affir­mait-il. Cette pro­po­si­tion d’un nomi­na­lisme extrême est certes pro­vo­ca­trice, mais fon­da­trice aus­si en ce qu’elle congé­die toute « essence de l’art ». De cette bra­vade de Duchamp il ne res­te­rait sans doute rien qu’une blague de potache sans les mul­tiples récits, com­men­taires et nou­velles recherches que sa trans­gres­sion des codes artis­tiques a sus­ci­tée et qui en a fait le pont aux ânes de la culture artis­tique du XXe siècle.

C’est aus­si le cas avec les Com­bine pain­tings de l’Américain Robert Rau­schen­berg, l’un des fon­da­teurs du pop art, auquel la bien­nale de Venise accorde son grand prix en 1964. Il s’agit d’un assem­blage rele­vant à la fois d’une pein­ture sans cadre, d’une sculp­ture sans socle et de l’incrustation de mor­ceaux de bois trou­vés au hasard qui forment quelque chose d’hybride qu’on appel­le­ra plus tard une ins­tal­la­tion. La rup­ture avec l’art moderne y est radi­cale. Mais plus tôt déjà, le même artiste s’était empa­ré d’un des­sin de son ami et célèbre ainé Willem De Koo­ning qu’il avait gom­mé, enca­dré et orné de cette légende : « Des­sin de De Koo­ning effa­cé ». De quoi signi­fier qu’il s’agissait d’ouvrir une nou­velle ère artistique.

De son côté, en 1955 lors du salon du groupe Gutaï, le Japo­nais Sabu­rô Mura­ka­ni réa­li­sa le geste avant-gar­diste de ce qui allait deve­nir la per­for­mance en tra­ver­sant, le jour du ver­nis­sage, des cadres ten­dus de papier. Rom­pant ain­si avec la pein­ture, il sol­li­cite l’œil libé­ré de celui qui s’affranchit tout aus­si bien des expres­sions de l’intériorité des artistes modernes que de la figu­ra­tion conven­tion­nelle des clas­siques. D’une manière éphé­mère et sans lais­ser de traces, il signi­fie qu’il n’y a plus rien à voir. Plu­tôt que regar­der, il faut vivre et par­ler avec les œuvres.

À peu près à la même époque, en 1958, le Fran­çais Yves Klein orga­ni­sa sa célèbre Expo­si­tion du vide. Il avait entiè­re­ment repeint en bleu les murs, le pla­fond et le sol d’une gale­rie où il n’y avait rien d’autre à voir pour créer un « état pic­tu­ral invi­sible ». Le vide y agit par l’effet qu’il pro­duit sur le visi­teur : vider est une manière de s’insurger contre la domi­na­tion de l’art moderne et par­ti­cu­liè­re­ment de l’impressionnisme qui était tel­le­ment plein de sen­sa­tions. On est conduit de cette manière vers l’art concep­tuel ou minimal.

Évi­dem­ment, la volon­té trans­gres­sive et la désob­jec­ti­va­tion des œuvres font que, beau­coup plus que dans l’art clas­sique ou moderne, elles ont besoin d’une pré­sen­ta­tion et d’une docu­men­ta­tion inter­pré­ta­tive de ce qu’elles accom­plissent comme visée. Le récit qu’on en fait est ce qu’ont en com­mun les diverses façons de s’approprier l’œuvre au-delà de l’objet qui n’est plus qu’un pré­texte pour « faire-racon­ter ». L’œuvre est ouverte, sus­cep­tible de s’enrichir de toutes les inter­pré­ta­tions qu’elle pour­ra engen­drer. Déma­té­ria­li­sa­tion, concep­tua­li­sa­tion, hybri­da­tion et docu­men­ta­tion font donc par­tie du para­digme de l’art contem­po­rain qui requiert la pré­sence d’une sorte de mode d’emploi qui l’escorte.

De multiples médiations

Tant la récep­tion que la noto­rié­té qui mani­feste la réus­site d’une œuvre exigent tou­te­fois d’autres média­tions. Celle des cri­tiques d’art dont le métier est de publier ce qu’ils en pensent. Leur acti­vi­té ne date certes pas du para­digme contem­po­rain, mais elle s’y est signi­fi­ca­ti­ve­ment ampli­fiée avec la créa­tion de revues spé­cia­li­sées ain­si que de rubriques spé­ci­fiques dans la presse géné­ra­liste. Ces experts sont deve­nus indis­pen­sables à l’évolution d’une car­rière artis­tique. L’intervention d’historiens de l’art, anthro­po­logues, phi­lo­sophes et autres uni­ver­si­taires orga­ni­sant des col­loques sur l’art contem­po­rain témoigne d’une forte intel­lec­tua­li­sa­tion dont on pour­rait dire qu’elle fait pas­ser d’un monde de la sen­sa­tion et des affects à une « socié­té de la connais­sance ». Un consi­dé­rable chan­ge­ment de pro­gramme s’est donc opé­ré par rap­port à l’art moderne qui pou­vait encore s’appréhender de façon essen­tiel­le­ment émo­tion­nelle. C’est de l’intérieur de lui-même que l’art se pose la ques­tion de sa nature qui devient concep­tuelle et réflexive, phi­lo­so­phique même.

Une place impor­tante est dévo­lue aus­si aux com­mis­saires ou cura­teurs d’expositions dont l’activité qui pré­cède ou double celle des cri­tiques d’art, pro­meut en fait les artistes. En sélec­tion­nant ceux qu’ils poussent sous les regards du public, les cura­teurs qui dis­posent d’une exper­tise recon­nue inter­viennent presque autant que les artistes eux-mêmes dans la défi­ni­tion de ce qu’est l’art. Ce nou­veau métier a d’ailleurs vu se mul­ti­plier des for­ma­tions sanc­tion­nées par des diplômes qui s’ajoutent au cur­sus clas­sique en his­toire de l’art. En impul­sant des expo­si­tions thé­ma­tiques cer­tains cura­teurs par­viennent à défendre un point de vue per­son­nel et à faire preuve d’une ori­gi­na­li­té qui fait presque d’eux des « auteurs » de l’art contemporain.

Il y a enfin l’importance des gale­ries, espaces de mise en visi­bi­li­té et de vente des œuvres qui, dans la socié­té de consom­ma­tion, ont sup­plan­té les salons de pein­ture. On y trouve des spé­cia­listes qui, fré­quen­tant les grandes foires inter­na­tio­nales, sont des connais­seurs du mar­ché capables d’orienter leurs clients entre les dimen­sions non néces­sai­re­ment conver­gentes de l’art, de la mode et du pla­ce­ment financier.

Au pôle com­mer­cial, on ne peut omettre le rôle des grandes salles de vente comme Sotheby’s et Christie’s qui sont deve­nues les hauts lieux de la spé­cu­la­tion. À par­tir des années 1990, de nou­veaux ache­teurs et de nou­veaux artistes liés à l’économie mon­dia­li­sée sont arri­vés sur le mar­ché de l’art. Ils ont concou­ru à une inflexion du para­digme et don­né nais­sance à ce que cer­tains appellent la bulle du « finan­cial art », carac­té­ris­tique des quinze der­nières années. Ces nou­veaux ama­teurs richis­simes qui veulent mon­trer à tous qu’ils sont de leur temps, font de l’art un bien de luxe et un sym­bole de sta­tut qui trans­forment cer­tains artistes — comme Damien Hirst ou Jeff Koons — en hommes d’affaires. Ce der­nier, artiste lige de l’art néo-pop, se pré­sente lui-même volon­tiers comme un ancien tra­der spé­cia­liste du mar­ché du coton et affirme sans com­plexe « mon art n’a aucune valeur esthé­tique… Je pense que le gout n’a aucune impor­tance ». Il est vrai que dès les années 1960 Andy Warhol fut un pion­nier en la matière puisque, en bou­le­ver­sant les codes pour faire rimer culture et consom­ma­tion, il se dou­bla d’un génial « busi­ness­man de l’art », comme il se défi­nis­sait lui-même. Tou­te­fois, s’il y a là une zone de pra­tiques mer­can­tiles dou­teuses où l’art rejoint le sec­teur de la mode et l’univers de l’ostentation des super-nan­tis, l’art contem­po­rain ne se réduit évi­dem­ment pas à cela. Cer­tains des grands noms de la pre­mière géné­ra­tion refusent en tout cas de s’y reconnaitre.

Le déve­lop­pe­ment des musées d’art contem­po­rain fait par­tie du même para­digme. Les musées sont long­temps res­tés des lieux publics de conser­va­tion et de mons­tra­tion pour des œuvres ayant his­to­ri­que­ment fran­chi le seuil de la noto­rié­té. Ce rôle n’a pas dis­pa­ru, mais s’est consi­dé­ra­ble­ment élar­gi avec l’acquisition rapide d’œuvres actuelles et leur expo­si­tion pour des publics aus­si larges que pos­sible. Parce que par le biais de la ques­tion des « gouts esthé­tiques », les États cherchent à « moder­ni­ser » la socié­té civile, ils ont déve­lop­pé un sec­teur de la « culture admi­nis­trée » qui, à côté du réseau pri­vé, est char­gé d’une mis­sion civique qui ne vise pas seule­ment à satis­faire l’intérêt des visi­teurs aver­tis, mais à sou­te­nir et démo­cra­ti­ser l’accès à l’art contem­po­rain. Les ins­ti­tu­tions créées à cette fin n’ont ces­sé de se mul­ti­plier, et le tou­riste qui se rend dans une grande ville s’attend désor­mais à y trou­ver un musée de ce type. Le bâti­ment lui-même est sou­vent conçu à par­tir des exi­gences scé­no­gra­phiques pro­mues par le para­digme contem­po­rain. L’enveloppe de titane du musée Gug­gen­heim à Bil­bao, qui consti­tue une œuvre d’art en soi, en est le paran­gon. La mul­ti­pli­ca­tion de ces lieux est par­ti­cu­liè­re­ment per­cep­tible en France où la gauche arri­vée au pou­voir en 1981 a don­né nais­sance à une sorte de « domaine artis­tique de l’État ». Par ce canal, il entend non seule­ment jouer un rôle édu­ca­tif au niveau natio­nal, mais affir­mer aus­si, via l’attraction tou­ris­tique, son rayon­ne­ment cultu­rel sur la scène inter­na­tio­nale. Une riva­li­té s’est ain­si ins­tau­rée entre les cir­cuits pri­vé et public qui n’a pas été sans effets per­vers. Les admi­nis­tra­tions publiques qui ne veulent pas s’exposer à la cri­tique de demeu­rer en reste se sont lan­cées dans une sorte de course à la nou­veau­té et une poli­tique d’acquisition qui ne sou­tient pas néces­sai­re­ment le meilleur de la créa­tion actuelle. Comme si elles vou­laient démen­tir l’idée selon laquelle de leur vivant les grands artistes sont tou­jours reje­tés par les milieux offi­ciels, c’est sans rete­nue qu’elles se sont par­fois lan­cées dans le « jeu­nisme » et faites les « pro­mo­trices éclai­rées » d’artistes cen­sés repré­sen­ter l’avant-garde dont la valeur ris­que­rait d’échapper au grand public.

La spec­ta­cu­laire inter­na­tio­na­li­sa­tion des foires (Art Basel, Art Brus­sels, Armo­ry Show N.Y., Fiac Paris, etc.) par­ti­cipe de la même logique où l’association du local et du mon­dial exa­cerbe la concur­rence entre les mar­chands. On y trouve certes des œuvres de qua­li­té, mais aus­si les pièces plu­tôt stan­dar­di­sées d’un « art de foire » plus faci­le­ment ven­dables. Les bien­nales, quant à elles (Venise, Kas­sel, Sao Pau­lo, Sid­ney, Istam­bul, Lyon, etc.), n’ont pas d’objectifs com­mer­ciaux, mais, avec les foires, ont don­né nais­sance à une proxi­mi­té entre l’art et le loi­sir pour le tou­risme cultu­rel qui cherche à asso­cier diver­tis­se­ment, pres­tige et fes­ti­vi­té. Pour les cura­teurs aux­quels elles sont confiées, ces bien­nales sont deve­nues une « œuvre de l’esprit » qui consacre leur car­rière. De tous ces lieux, cer­tains se demandent s’ils n’alimentent pas une pul­vé­ri­sa­tion cultu­relle dans laquelle le monde de l’art perd la capa­ci­té de se démar­quer du monde éphé­mère de la mode et de la simple consom­ma­tion. En tout cas, les visi­teurs qui n’en ont pas préa­la­ble­ment inté­gré les nou­velles conven­tions, règles et contraintes, en res­sortent régu­liè­re­ment dubi­ta­tifs, avec le sen­ti­ment d’avoir été sou­mis à une masse des sti­mu­lus chaotiques.

Non acces­soi­re­ment, il faut obser­ver enfin que la désob­jec­ti­va­tion des œuvres et la déma­té­ria­li­sa­tion radi­cale de cer­taines d’entre elles ne sont pas sans entrai­ner des ques­tions d’insécurité juri­dique inédites ain­si que des pro­blèmes de conser­va­tion ou de repro­duc­tion qui s’imposent aux res­pon­sables muséaux. La qua­li­fi­ca­tion juri­dique et les titres de pro­prié­té qui accom­pagnent les œuvres d’art ne s’appliquent plus, en effet, à de simples tableaux ou sculp­tures réa­li­sés par un artiste, mais à des ins­tal­la­tions ou des per­for­mances éphé­mères. Une série com­plexe d’opérations y a été menée par un ensemble d’acteurs sus­cep­tibles cha­cun d’exiger des droits. Par ailleurs, de ces ins­tal­la­tions et per­for­mances éphé­mères il ne reste sou­vent que des traces docu­men­taires. Qui en est le pro­prié­taire ? Ain­si, le droit d’utilisation de cer­taines œuvres du net-art ou la pré­sen­ta­tion d’œuvres vidéo comme celles de Bill Vio­la, font l’objet d’une copro­prié­té entre plu­sieurs musées. Autre ques­tion : com­ment un musée peut-il accom­plir sa voca­tion patri­mo­niale si ce qu’il doit conser­ver est tota­le­ment imma­té­riel ? Le pro­blème s’est réso­lu non sans dif­fi­cul­té avec This Situa­tion, une per­for­mance de Tino Seh­gal ache­tée sans trace déri­vée par le centre Pom­pi­dou pour cer­taines de ses expositions.

Une dérive mercantile ?

Dans l’éventail des éva­lua­tions hos­tiles que l’art contem­po­rain ins­pire à ses adver­saires, Natha­lie Hei­nich sou­ligne que, avant les ques­tions rela­tives à la beau­té, la mora­li­té ou l’intellectualisme qui res­tent actives, ce sont prin­ci­pa­le­ment ses dérives mer­can­tiles et sa récu­pé­ra­tion éta­tique qui figurent désor­mais à la pre­mière place. Mais, pré­cise-t-elle, cela ne signi­fie pas que les qua­li­tés de ce type d’art puissent être réduites à la pro­duc­tion des stars consa­crées qui ont trou­vé accès au musée ou qui nour­rissent la bulle spé­cu­la­tive. À ses yeux, pas plus que Michel-Ange ne fut le simple reflet de la puis­sance papale, l’art contem­po­rain ne peut être consi­dé­ré comme le simple miroir de la finance moderne. Il n’en reste pas moins que dans le tra­vail conjoint — qui est aus­si une com­pé­ti­tion — entre les repré­sen­tants du sec­teur mar­chand et ceux des ins­ti­tu­tions publiques, elle observe le « grand retour du mar­ché » qui, jouant à plein avec le kitsch, la monu­men­ta­li­té ou le sen­sa­tion­na­lisme, est sus­cep­tible d’attirer l’attention des col­lec­tion­neurs « nou­veaux venus » parce que cela ne néces­site pas une grande culture artis­tique. À cet égard, la car­rière de Mau­ri­zio Cat­te­lan est, une fois encore, exem­pla­tive : « À mon tra­vail, dit-il, le mar­ché de l’art a été plus sen­sible et récep­tif que ceux qui ana­lysent l’art. » Aujourd’hui, estime un col­lec­tion­neur che­vron­né, « la cote ne se fait plus dans les musées, mais dans les ventes met­tant en avant la seule valeur mer­can­tile de l’art ». À l’heure de la mon­dia­li­sa­tion, la visi­bi­li­té des œuvres et des artistes n’est pas insen­sible à la recon­nais­sance muséale, mais elle s’opère prin­ci­pa­le­ment via le sec­teur mar­chand. Il y a actuel­le­ment une indé­niable inter­pé­né­tra­tion entre « valeur mar­chande » et « valeur artis­tique » des œuvres et il est d’autant plus dif­fi­cile de les dépar­ta­ger qu’elles tendent à s’alimenter l’une l’autre.

Sur la ques­tion de la qua­li­té des œuvres, notre auteure s’interdit cepen­dant tout juge­ment. Les limites de neu­tra­li­té qu’elle a don­nées à son enquête socio­lo­gique l’ont conduite à défi­nir empi­ri­que­ment un para­digme artis­tique qui per­met seule­ment de per­ce­voir en quoi il se dis­tingue des autres. Et c’est à la com­pé­tence des cri­tiques d’art qu’elle ren­voie la tâche de dis­cer­ner ce qui leur semble être des œuvres convain­cantes, inté­res­santes ou inin­té­res­santes. Quant à la por­tée de la notion de « révo­lu­tion artis­tique » qu’évoque le sous-titre de son livre, il faut admettre, dit-elle, qu’avant d’être asso­ciée à des conno­ta­tions posi­tives ou néga­tives, une révo­lu­tion est d’abord un phé­no­mène fac­tuel que rien n’oblige à consi­dé­rer à prio­ri comme un évè­ne­ment heu­reux ou mal­heu­reux. L’histoire est pleine de révo­lu­tions magni­fiques comme de révo­lu­tions tra­giques dont per­sonne sur le moment n’aurait pu dire de quel côté elles pen­che­raient. Inter­ro­gée par un jour­na­liste sur son appré­cia­tion glo­bale de l’art contem­po­rain, elle est reve­nue sur cette ques­tion, réaf­fir­mant que ce n’est pas le rôle du socio­logue de tran­cher entre des opi­nions, mais de déga­ger les valeurs qui les sous-tendent. Il y a un sys­tème qui est là, qu’elle a vou­lu décrire avec le plus d’objectivité pos­sible. Quant à son opi­nion per­son­nelle, elle est des plus banales : cer­taines pro­po­si­tions de l’art contem­po­rain sont à ses yeux magni­fiques et d’autres sans aucun intérêt.

Fort bien. Mais que pen­ser de son ana­lyse sociologique ?

Les questions posées par un art sans repos et sans limite

En pro­po­sant une démarche des­crip­tive dont se dégage ce qu’elle nomme le para­digme de l’art contem­po­rain, Natha­lie Hei­nich met bien en lumière que ce que nous enten­dons par « art » n’est pas une chose immuable. Qu’en tant que pra­tique humaine et pro­duit de la culture, sa puis­sance réside non pas dans ce que prin­ci­piel­le­ment il est, mais dans ce que pro­gram­ma­ti­que­ment il fait. Dès le moment où l’on admet que le point de vue essen­tia­liste ne doit pas néces­sai­re­ment être éri­gé en source défi­ni­toire de l’art, il devient évident que la ques­tion la plus per­ti­nente à se poser n’est pas, contrai­re­ment à ce que sou­tiennent nombre d’adversaires de l’art contem­po­rain, de « sau­ver » l’art de l’insignifiance dans laquelle plon­ge­rait sa dérive actuelle. Il s’agit plu­tôt, pour ceux qui aiment l’art comme phé­no­mène vivant, de dis­cer­ner par­mi ses mul­tiples pro­duc­tions celles qui par­viennent à insuf­fler sur la scène du sym­bo­lisme ce que Mer­leau-Pon­ty appe­lait les rap­ports entre « le visible et l’invisible ». Certes, parce qu’il ne suf­fit pas qu’un artiste du cou­rant contem­po­rain ait vou­lu y pro­duire quelque chose d’estimable pour que, néces­sai­re­ment, il y soit par­ve­nu. Toutes les pres­ta­tions n’y sont donc pas d’un égal inté­rêt. Même celles de Duchamp, qui joua pour­tant un si grand rôle, ne figurent sans doute pas par­mi les plus remar­quables. Si on lui recon­nait tou­te­fois un rôle car­di­nal dans le déve­lop­pe­ment de l’art contem­po­rain, c’est parce que, mieux que d’autres, il per­çut que l’art ne pou­vait plus se conce­voir comme une réa­li­té close et le décalque intem­po­rel du sublime. En décla­rant la pein­ture obso­lète et en la rem­pla­çant par le rea­dy­made, le « pro­vo­ca­teur magni­fique » qu’il fut cher­cha à cas­ser les codes et à encou­ra­ger cha­cun, pro­duc­teur ou regar­deur, à pen­ser par lui-même. Lui qui fut peintre avant tout, disait vou­loir « remettre la pein­ture au ser­vice de l’esprit ». Sa convic­tion était que les œuvres doivent pro­po­ser bien plus qu’une simple har­mo­nie de formes et de cou­leurs éta­lées sur une toile. Car à cette mesure-là, l’artiste n’est plus qu’un fabri­cant d’articles déco­ra­tifs. On sait gré à Natha­lie Hei­nich que le prag­ma­tisme de son enquête mette tout cela bien en lumière.

Pour sor­tir de la gla­cia­tion qu’opère la concep­tion essen­tia­liste de l’art sans pour autant tom­ber dans les abus d’un construc­ti­visme radi­cal qui nie­rait toute sta­bi­li­té aux choses humaines et leur enra­ci­ne­ment dans le monde com­mun, notre auteure admet que l’ontologie de l’art contem­po­rain qu’elle a cher­ché à iden­ti­fier ne peut être conçue que comme une « onto­lo­gie contex­tua­li­sée ». C’est-à-dire de ne pas la faire sur­gir ex nihi­lo et donc de la relier à un envi­ron­ne­ment socio­tem­po­rel. Elle évoque certes le monde dans lequel ces œuvres existent. Mais elle ne prête guère une grande atten­tion aux inter­ac­tions que la créa­tion artis­tique entre­tient avec l’ensemble de la socié­té qui lui est exté­rieure. À cet égard, elle nous laisse sans indi­ca­tions et semble consi­dé­rer comme dépas­sé de devoir mon­trer que l’œuvre d’un artiste est aus­si l’émanation d’une socié­té. Hor­mis la spé­cu­la­tion à laquelle on voit bien qu’il se prête au stade actuel du capi­ta­lisme finan­cier, l’art contem­po­rain paraît donc flot­ter dans les airs de l’art pour l’art. Et la que­relle inter­mi­nable dont il fait l’objet ne semble abs­trai­te­ment concer­ner que des para­digmes artis­tiques oppo­sés entre eux. Parce que ce sont les moda­li­tés internes de fonc­tion­ne­ment du domaine de l’art lui-même qui inté­ressent notre auteure, son « onto­lo­gie contex­tua­li­sée » est conçue sur les bases res­treintes du sys­tème des pro­fes­sions à l’intérieur des­quelles les œuvres sont maté­riel­le­ment pro­duites, com­men­tées, expo­sées, ven­dues et ache­tées. Pour cette rai­son, on se deman­de­ra si l’analyse socio­lo­gique n’avait rien à dire de plus qui aurait per­mis de sai­sir pour­quoi ce para­digme artis­tique a pris nais­sance durant la seconde moi­tié du XXe siècle et s’est déve­lop­pé jusqu’à nous en pro­vo­quant des réac­tions anta­go­niques aus­si ardentes que durables ? N’y a‑t-il pas là un fait social remar­quable qui deman­dait d’être confron­té avec d’autres réa­li­tés socio­cul­tu­relles pour éclai­rer la fonc­tion de cette que­relle dans le contexte idéo­lo­gique d’une époque ? Si cette que­relle s’éternise à ce point, était-il suf­fi­sant de l’imputer à une sorte de crise pas­sa­gère de la rai­son (une guerre de para­digmes) engen­drant d’irréductibles par­ti­sans et adversaires ?

En fin de compte, l’ouvrage conduit à pen­ser que, à l’intérieur de la contro­verse à pro­pos de l’essentialisme, c’est l’impératif de « trans­gres­sion per­ma­nente » qui se trouve être la prin­ci­pale source de la que­relle dont l’art contem­po­rain est l’objet. Et de ce point de vue, on pour­ra évi­dem­ment se deman­der si, après avoir anté­rieu­re­ment conçu cet art comme un genre, Natha­lie Hei­nich a été bien ins­pi­rée à vou­loir l’enclore désor­mais dans les fron­tières de la notion de para­digme telle que la conçoit Tho­mas Kuhn dans un cadre théo­rique très rigide. Car, d’une part, il n’est pas évident que cela soit la façon de carac­té­ri­ser au mieux un cou­rant artis­tique qui, au tra­vers de l’expérimentation inces­sante et la vio­la­tion de toute limite, a déve­lop­pé un tel plu­ra­lisme de formes et de méthodes. Et que, d’autre part, vient à se poser la ques­tion de l’impasse logique vers laquelle semble conduire pareille concep­tion : que res­te­ra-t-il à trans­gres­ser lorsque toutes les fron­tières sem­ble­ront avoir été fran­chies ? Ne tombe-t-on pas dans le para­doxe d’une matrice dis­ci­pli­naire où les créa­teurs sont ulti­me­ment conduits vers la tâche impos­sible de devoir trans­gres­ser la trans­gres­sion ? C’est l’artiste contem­po­rain Mau­ri­zio Cat­te­lan qui s’en montre le pre­mier conscient : « Le risque prin­ci­pal main­te­nant, dit-il, c’est de se répé­ter. » Et comme solu­tion radi­cale à l’injonction de renou­vè­le­ment per­pé­tuel, il en vient à l’hypothèse de tout sim­ple­ment mettre un terme à son acti­vi­té artis­tique : « La seule façon de faire est d’arrêter… J’ai tou­jours consi­dé­ré le fait d’être artiste comme un métier, je peux chan­ger de métier. » Natha­lie Hei­nich per­çoit elle-même la dif­fi­cul­té logique dans laquelle on abou­tit. Dans l’épilogue de son livre, elle en vient ain­si à admettre que tout l’art contem­po­rain n’est pas réduc­tible aux œuvres qui adoptent « les formes les plus extrêmes de la trans­gres­sion ». Et quit­tant alors le ter­rain de la neu­tra­li­té des­crip­tive qu’elle s’était impo­sée, elle en arrive à dire que ces der­nières ne sont sans doute pas ce que l’on trouve de meilleur dans l’art contemporain.

L’ultime conclu­sion à laquelle la lec­ture de l’ouvrage de Natha­lie conduit impli­ci­te­ment semble dès lors être celle-ci : les ques­tions posées par l’art sans repos et sans limite qu’est l’art contem­po­rain s’avèrent aus­si énig­ma­tiques que celles de la culture des socié­tés démo­cra­tiques dans les­quelles il s’est déve­lop­pé. Parce que cette culture est celle d’un plu­ra­lisme au sein duquel plus rien ne s’impose de manière exclu­sive, elle est comme sus­pen­due à sa réin­ven­tion per­ma­nente et n’a pour res­sort que l’exigence de se por­ter au-delà d’elle-même. Le dyna­misme trans­gres­sif de l’art aus­si bien que la que­relle à son sujet ne font que tra­duire à leur niveau les exi­gences et les craintes qu’inspirent les inter­ro­ga­tions et les conflits de cette nou­velle méta­phy­sique. Les enjeux de la poli­tique et de la culture ne s’y mesurent plus aux véri­tés de la reli­gion ou à la volon­té des monarques. Et ceux de l’art au bon gout des élites qui les régis­saient anté­rieu­re­ment. Un cycle his­to­rique s’est ache­vé avec la dis­pa­ri­tion de l’Un comme prin­cipe d’intégration du monde social et cultu­rel. Parce que pour l’art lui aus­si la veine d’inspiration asso­ciée à l’Ancien Régime s’est défi­ni­ti­ve­ment tarie, c’est un nou­veau « bout du monde » qui s’y cherche. De là sans doute la por­tée la plus large qu’il convient de don­ner à ce que notre auteure appelle « la struc­ture d’une révo­lu­tion artis­tique ». Ce que d’une manière sui gene­ris le para­digme de l’art contem­po­rain exprime est en sus­pens à l’entrecroisement de l’exploration jamais ache­vée de l’énigme du monde tel qu’il se meut, d’une part, et de la sub­jec­ti­vi­té éman­ci­pée des indi­vi­dus du temps pré­sent, d’autre part.

Consta­tant que les œuvres de l’art contem­po­rain ne s’inscrivent plus dans un champ de signi­fi­ca­tions ins­ti­tuées, plu­tôt que de pous­ser à l’extrême le rai­son­ne­ment qui déclare que la que­relle à leur pro­pos est insur­mon­table, ne faut-il pas se deman­der si, compte tenu de ce que la res­source et le tonus de la culture démo­cra­tique se trouvent dans le débat public, la réso­lu­tion de cette que­relle ne s’amorcerait pas dans la recons­truc­tion d’un véri­table espace public. Un espace qui per­mette au plus grand nombre de recon­naitre la légi­ti­mi­té de la diver­si­té des opi­nions, des valeurs et des conduites. Où devien­drait per­cep­tible que les grandes œuvres de l’art sont celles qui nous font rejoindre non pas le sublime d’une condi­tion humaine inva­riante, mais celles qui témoignent le mieux de ses orien­ta­tions contra­dic­toires et de ses ten­sions qui ne peuvent être iden­ti­fiées comme figées dans la situa­tion sociale pré­sente ni défi­nie hors d’elle. Car les œuvres d’art ne par­ti­cipent au déploie­ment d’une démo­cra­tie véri­table qu’en offrant au regard de leur public la pos­si­bi­li­té de décloi­son­ner leur imaginaire.

  1. Pour rap­pel, « art contem­po­rain » est une expres­sion qui désigne non pas les œuvres artis­tiques actuel­le­ment en train de se faire, mais une cer­taine forme d’art qui s’est impo­sée à l’attention à par­tir des années 1970 comme venant sup­plan­ter ce que l’on consi­dère comme ses expres­sions clas­siques et ensuite modernes. Cette forme par­ti­cu­lière des arts visuels ambi­tionne de renou­ve­ler le domaine de la créa­tion en explo­rant de manière tota­le­ment libre et dyna­mique tous les maté­riaux et les tech­niques sus­cep­tibles d’y être mis en œuvre.
  2. Natha­lie Hei­nich, Le para­digme de l’art contem­po­rain. Struc­ture d’une révo­lu­tion artis­tique, Gal­li­mard, coll. « Biblio­thèque des sciences humaines », 2014, 373 p.
  3. Voir Le triple jeu de l’art contem­po­rain. Socio­lo­gie des arts plas­tiques, Les Édi­tions de Minuit, 1998.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.