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Le paradigme de l’art contemporain.
Par ses travaux au cours des trente dernières années, Nathalie Heinich a acquis une incontestable notoriété en sociologie de l’art. Elle n’a, par ailleurs, cessé de s’interroger au sujet de la perplexité que l’art contemporain inspire à beaucoup. En 1999, elle publia dans la revue Le Débat un article intitulé « Pour en finir avec la querelle de […]
Par ses travaux au cours des trente dernières années, Nathalie Heinich a acquis une incontestable notoriété en sociologie de l’art. Elle n’a, par ailleurs, cessé de s’interroger au sujet de la perplexité que l’art contemporain1 inspire à beaucoup. En 1999, elle publia dans la revue Le Débat un article intitulé « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain ». Sans doute y faisait-elle preuve de trop d’optimisme puisque, dans son dernier ouvrage2, elle constate que, contrairement à ses espoirs, cette querelle ne s’est nullement éteinte. Elle s’amplifie même, stimulée actuellement par l’explosion effarante du prix des œuvres, la spéculation financière à laquelle elle donne lieu ainsi que par les controverses liées à leur spectacularisation dans les lieux patrimoniaux de l’art. Entre partisans et adversaires de ce genre d’art, l’opposition parait insurmontable. Les premiers le perçoivent comme l’expression de la réflexivité moderne qui nous fait sortir enfin des propos utopiques au sujet des fonctions esthético-sacrales de l’«art éternel », alors que les seconds n’y discernent qu’une impasse sinon une imposture, l’exhibition actuelle du snobisme et de l’argent qui fait s’effondrer l’art dans une brocante de canulars plus ou moins astucieux.
La notion de paradigme
Pour approfondir les raisons de cette interminable querelle, dont notre auteure pense désormais qu’elle est invincible, elle remet sur le métier la question de savoir comment on peut comprendre le rapport que les individus — les artistes eux-mêmes, mais aussi leur public — entretiennent avec l’art. Car ce que cette querelle paraît à tout le moins manifester, c’est que le mot « art » peut signifier des choses distinctes à des moments différents d’une histoire jalonnée de crises. La « vocation de l’art » ne procèderait donc pas d’une essence stable, et l’espoir de parvenir à définir « la chose même » est sans doute vain. Pour parvenir néanmoins à un peu plus de clarté sur cette question, elle pousse vers son terme le raisonnement auquel elle s’était ralliée antérieurement3 : à la catégorie de « genre » qu’elle avait adoptée précédemment — qui suggérait déjà de remplacer le classement chronologique des œuvres par leur classement ontologique tout en permettant de penser que différentes définitions de l’art sont susceptibles de coexister — elle estime aujourd’hui qu’il est tout compte fait préférable de les catégoriser comme des « paradigmes ». C’est-à-dire selon les propriétés sui generis à partir desquelles ces différents genres se structurent chacun de manière exclusive. Car finalement, dit-elle, c’est bien sûr sur la base des propriétés spécifiques de chacun de ces genres — classique, moderne et contemporain — que se bâtissent les irréductibles oppositions entre leurs adeptes respectifs.
Elle reprend la notion de paradigme dans l’acception stricte que lui donne Thomas Kuhn dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques (1972). Elle désigne un ensemble cohérent de conceptions, normes et méthodes admises à un moment donné par une communauté de travail (scientifique, artistique ou autre). Pour ceux qui y adhèrent, s’y affirment les composants non pas d’une « essence » des choses traitées, mais d’une « matrice disciplinaire » qui, se rattachant autant à une conception idéologique qu’à une réalité substantielle, forme un monde singulier. Les œuvres classiques, modernes et contemporaines peuvent alors être vues comme relevant chacune d’un « socle cognitif » propre et exclusif des autres. On a là des « ontologies contextualisées » qui, en tant que « modèles exemplaires », non pas d’abord se succèdent, mais s’affranchissent les uns des autres pour structurer chacun l’activité artistique d’une manière exclusive.
Parce que ce que l’art contemporain reste souvent confondu avec l’art moderne, il importe de souligner d’abord ce qui demeure régulièrement inaperçu : son paradigme comporte non seulement un abandon de la contrainte figurative (comme déjà dans l’art moderne), mais également une mise à l’épreuve de la notion même d’œuvre d’art. Par ailleurs, il n’est plus centré sur l’expression de l’intériorité personnelle de l’artiste dont, pour cette raison, l’identité et le rôle demandent d’être redéfinis. On y admet qu’une « efficacité dépersonnalisée » intervient dans la création où le hasard et l’aléatoire trouvent place. De plus, le paradigme contemporain inclut un « impératif de transgression » ainsi qu’un ensemble d’opérations qui soutiennent la mise en circulation des œuvres.
C’est cet ensemble de caractéristiques qui doit être pris en considération pour comprendre le projet de cet art. Et c’est ce que l’ouvrage de Nathalie Heinich présente sur la base non pas d’une spéculation abstraite, mais d’observations concrètes. Elle y opte pour une approche pragmatique et descriptive qui dresse un inventaire très complet des éléments à partir desquels on peut identifier l’ontologie de ce paradigme. Celui-ci doit se comprendre comme un « système d’action qui vise à changer le monde plutôt qu’à transcrire en symboles ce que l’on veut dire ».
L’impératif de transgression est central et implique de sortir des frontières de ce qui, pour le sens commun, est considéré comme de l’art. Cela se traduit dans la poursuite d’une « expérience des limites » qui entraine une radicalisation des propositions artistiques et ne cesse d’élargir le périmètre de l’art. Il y a ainsi une exigence permanente de « nouveauté » qui devient fondamentale dans ce paradigme, tandis que le critère de beauté n’y a pratiquement plus cours. L’artiste Maurizio Cattelan affirme ainsi que la beauté n’a plus guère de place dans son art sinon, à la rigueur, au service de la transgression : « La beauté pour elle-même ne m’intéresse pas beaucoup. Mais on peut l’utiliser comme un moyen de créer quelque chose de très dérangeant. » Ce qui caractérise la démarche artistique est dès lors la quête d’émotion et de sensation qui, jouant parfois sur les frontières morales, peut aller jusqu’à la recherche du scandale.
Si la provocation fait partie du paradigme de l’art contemporain, sa radicalisation ne rend toutefois guère possible d’y distinguer une tendance unique. Il s’agit d’un monde pluriel et éclaté, où toutes les formes de transgression trouvent leur place. L’expérience des limites y donne naissance à un « régime de singularité » qui privilégie ce qui est hors du commun, faisant de l’artiste et de sa démarche une « exception ». Cela permet à cet art d’englober des mouvements et même des courants contradictoires qui le clivent en ce qui concerne les options, les techniques et les multiples matériaux utilisés : pop art, arte povera, art conceptuel, abstraction lyrique, nouveau réalisme, néoexpressionnisme, graffitis du bad painting, vidéo, net art, photographie plasticienne, etc.
Par ailleurs, les choses que les artistes proposent matériellement perdent elles-mêmes de leur importance exclusive au sein de l’ensemble des opérations qui forment le contexte de leur présentation. Le cadre qui les accompagne en fait pour ainsi dire intégralement partie et leur mise en scène acquiert une importance considérable dont les artistes ont besoin pour déployer pleinement leur talent dans des expositions où les œuvres se répondent l’une à l’autre. Les commentaires qu’en font les artistes eux-mêmes revêtent aussi une grande importance. En face d’œuvres pourtant très différentes et sans qu’il faille nécessairement s’y rallier, c’est en entendant des artistes comme Christian Boltanski parler de ses collections d’objets et de photos évoquant la frontière mémorielle entre la présence et l’absence, le vidéaste Bill Viola retracer son cheminement émotionnel et spirituel dans des installations vidéo monumentales, ou encore le plasticien Bertrand Lavier s’expliquer sur son travail ironique à partir d’objets industriels empruntés à la vie courante, mais détournés de leur statut, que l’on prend la mesure de la cohérence et de l’inventivité de l’art contemporain. Ainsi, revenant sur la portée qu’ont pu avoir les readymades sortis de l’imagination de Marcel Duchanp, Lavier invite à s’interroger sur le travail de l’artiste contemporain lorsqu’il rapproche des images ou des objets que la réalité quotidienne sépare. Car dit-il, après que, au XIVe siècle, Brunelleschi a jeté les bases de la perspective, on n’a plus peint de la même manière et un nouveau système de représentation du monde a vu le jour. Or l’objet industriel qui est très récent et omniprésent ne saurait évidemment être absent de la scène artistique qui remet en cause les identités reconnues aux objets de la vie courante. Voilà sans doute pourquoi il donne à voir une éblouissante Alfa Romeo Guilletta fracassée par un accident, bel objet qu’il appelle ready-destroyed parce qu’immédiatement situé entre la vie et la mort.
Quant à la peinture comme telle, elle n’est plus qu’un genre mineur dans le paradigme contemporain. Ce n’est pas qu’elle ait entièrement disparu, mais elle n’est plus reine comme elle l’était dans le paradigme moderne. Pour quelle raison ? Parce qu’elle oblige à respecter la contrainte du périmètre d’une toile délimitée par un châssis. « Tout sauf de la peinture à l’huile » semble être un mot d’ordre faisant écho à Marcel Duchamp qui disait vouloir sortir de l’«intoxication par la térébenthine ». Par cette sorte de défétichisation de ce qui fut le grand art du tableau, les principaux « genres » du paradigme contemporain deviennent alors l’installation, la performance, l’art conceptuel, la vidéo, le cyber art, le street ou le land art qui rompent avec ce que toutes les limites conventionnelles ont de rigide. De toute évidence on est loin des conceptions traditionnelles qui concevaient les œuvres comme des sortes de bibelots précieux dotés de qualités visuelles rares.
La désobjectivation des œuvres
Divers moments de l’art contemporain permettent de saisir la portée de cette recherche d’une « œuvre au-delà de l’objet » qui doit conduire vers une « expérience » plutôt qu’à une « vision ».
Ainsi avec les readymades imaginés par le précurseur que fut le Français Marcel Duchamp. Un objet usuel et trivial comme un urinoir en faïence exposé en position inversée et rebaptisé Fountain, devient une œuvre dès le moment où ceux qui sont en position d’en décider décrètent en voir une. « C’est le regardeur qui fait l’œuvre », affirmait-il. Cette proposition d’un nominalisme extrême est certes provocatrice, mais fondatrice aussi en ce qu’elle congédie toute « essence de l’art ». De cette bravade de Duchamp il ne resterait sans doute rien qu’une blague de potache sans les multiples récits, commentaires et nouvelles recherches que sa transgression des codes artistiques a suscitée et qui en a fait le pont aux ânes de la culture artistique du XXe siècle.
C’est aussi le cas avec les Combine paintings de l’Américain Robert Rauschenberg, l’un des fondateurs du pop art, auquel la biennale de Venise accorde son grand prix en 1964. Il s’agit d’un assemblage relevant à la fois d’une peinture sans cadre, d’une sculpture sans socle et de l’incrustation de morceaux de bois trouvés au hasard qui forment quelque chose d’hybride qu’on appellera plus tard une installation. La rupture avec l’art moderne y est radicale. Mais plus tôt déjà, le même artiste s’était emparé d’un dessin de son ami et célèbre ainé Willem De Kooning qu’il avait gommé, encadré et orné de cette légende : « Dessin de De Kooning effacé ». De quoi signifier qu’il s’agissait d’ouvrir une nouvelle ère artistique.
De son côté, en 1955 lors du salon du groupe Gutaï, le Japonais Saburô Murakani réalisa le geste avant-gardiste de ce qui allait devenir la performance en traversant, le jour du vernissage, des cadres tendus de papier. Rompant ainsi avec la peinture, il sollicite l’œil libéré de celui qui s’affranchit tout aussi bien des expressions de l’intériorité des artistes modernes que de la figuration conventionnelle des classiques. D’une manière éphémère et sans laisser de traces, il signifie qu’il n’y a plus rien à voir. Plutôt que regarder, il faut vivre et parler avec les œuvres.
À peu près à la même époque, en 1958, le Français Yves Klein organisa sa célèbre Exposition du vide. Il avait entièrement repeint en bleu les murs, le plafond et le sol d’une galerie où il n’y avait rien d’autre à voir pour créer un « état pictural invisible ». Le vide y agit par l’effet qu’il produit sur le visiteur : vider est une manière de s’insurger contre la domination de l’art moderne et particulièrement de l’impressionnisme qui était tellement plein de sensations. On est conduit de cette manière vers l’art conceptuel ou minimal.
Évidemment, la volonté transgressive et la désobjectivation des œuvres font que, beaucoup plus que dans l’art classique ou moderne, elles ont besoin d’une présentation et d’une documentation interprétative de ce qu’elles accomplissent comme visée. Le récit qu’on en fait est ce qu’ont en commun les diverses façons de s’approprier l’œuvre au-delà de l’objet qui n’est plus qu’un prétexte pour « faire-raconter ». L’œuvre est ouverte, susceptible de s’enrichir de toutes les interprétations qu’elle pourra engendrer. Dématérialisation, conceptualisation, hybridation et documentation font donc partie du paradigme de l’art contemporain qui requiert la présence d’une sorte de mode d’emploi qui l’escorte.
De multiples médiations
Tant la réception que la notoriété qui manifeste la réussite d’une œuvre exigent toutefois d’autres médiations. Celle des critiques d’art dont le métier est de publier ce qu’ils en pensent. Leur activité ne date certes pas du paradigme contemporain, mais elle s’y est significativement amplifiée avec la création de revues spécialisées ainsi que de rubriques spécifiques dans la presse généraliste. Ces experts sont devenus indispensables à l’évolution d’une carrière artistique. L’intervention d’historiens de l’art, anthropologues, philosophes et autres universitaires organisant des colloques sur l’art contemporain témoigne d’une forte intellectualisation dont on pourrait dire qu’elle fait passer d’un monde de la sensation et des affects à une « société de la connaissance ». Un considérable changement de programme s’est donc opéré par rapport à l’art moderne qui pouvait encore s’appréhender de façon essentiellement émotionnelle. C’est de l’intérieur de lui-même que l’art se pose la question de sa nature qui devient conceptuelle et réflexive, philosophique même.
Une place importante est dévolue aussi aux commissaires ou curateurs d’expositions dont l’activité qui précède ou double celle des critiques d’art, promeut en fait les artistes. En sélectionnant ceux qu’ils poussent sous les regards du public, les curateurs qui disposent d’une expertise reconnue interviennent presque autant que les artistes eux-mêmes dans la définition de ce qu’est l’art. Ce nouveau métier a d’ailleurs vu se multiplier des formations sanctionnées par des diplômes qui s’ajoutent au cursus classique en histoire de l’art. En impulsant des expositions thématiques certains curateurs parviennent à défendre un point de vue personnel et à faire preuve d’une originalité qui fait presque d’eux des « auteurs » de l’art contemporain.
Il y a enfin l’importance des galeries, espaces de mise en visibilité et de vente des œuvres qui, dans la société de consommation, ont supplanté les salons de peinture. On y trouve des spécialistes qui, fréquentant les grandes foires internationales, sont des connaisseurs du marché capables d’orienter leurs clients entre les dimensions non nécessairement convergentes de l’art, de la mode et du placement financier.
Au pôle commercial, on ne peut omettre le rôle des grandes salles de vente comme Sotheby’s et Christie’s qui sont devenues les hauts lieux de la spéculation. À partir des années 1990, de nouveaux acheteurs et de nouveaux artistes liés à l’économie mondialisée sont arrivés sur le marché de l’art. Ils ont concouru à une inflexion du paradigme et donné naissance à ce que certains appellent la bulle du « financial art », caractéristique des quinze dernières années. Ces nouveaux amateurs richissimes qui veulent montrer à tous qu’ils sont de leur temps, font de l’art un bien de luxe et un symbole de statut qui transforment certains artistes — comme Damien Hirst ou Jeff Koons — en hommes d’affaires. Ce dernier, artiste lige de l’art néo-pop, se présente lui-même volontiers comme un ancien trader spécialiste du marché du coton et affirme sans complexe « mon art n’a aucune valeur esthétique… Je pense que le gout n’a aucune importance ». Il est vrai que dès les années 1960 Andy Warhol fut un pionnier en la matière puisque, en bouleversant les codes pour faire rimer culture et consommation, il se doubla d’un génial « businessman de l’art », comme il se définissait lui-même. Toutefois, s’il y a là une zone de pratiques mercantiles douteuses où l’art rejoint le secteur de la mode et l’univers de l’ostentation des super-nantis, l’art contemporain ne se réduit évidemment pas à cela. Certains des grands noms de la première génération refusent en tout cas de s’y reconnaitre.
Le développement des musées d’art contemporain fait partie du même paradigme. Les musées sont longtemps restés des lieux publics de conservation et de monstration pour des œuvres ayant historiquement franchi le seuil de la notoriété. Ce rôle n’a pas disparu, mais s’est considérablement élargi avec l’acquisition rapide d’œuvres actuelles et leur exposition pour des publics aussi larges que possible. Parce que par le biais de la question des « gouts esthétiques », les États cherchent à « moderniser » la société civile, ils ont développé un secteur de la « culture administrée » qui, à côté du réseau privé, est chargé d’une mission civique qui ne vise pas seulement à satisfaire l’intérêt des visiteurs avertis, mais à soutenir et démocratiser l’accès à l’art contemporain. Les institutions créées à cette fin n’ont cessé de se multiplier, et le touriste qui se rend dans une grande ville s’attend désormais à y trouver un musée de ce type. Le bâtiment lui-même est souvent conçu à partir des exigences scénographiques promues par le paradigme contemporain. L’enveloppe de titane du musée Guggenheim à Bilbao, qui constitue une œuvre d’art en soi, en est le parangon. La multiplication de ces lieux est particulièrement perceptible en France où la gauche arrivée au pouvoir en 1981 a donné naissance à une sorte de « domaine artistique de l’État ». Par ce canal, il entend non seulement jouer un rôle éducatif au niveau national, mais affirmer aussi, via l’attraction touristique, son rayonnement culturel sur la scène internationale. Une rivalité s’est ainsi instaurée entre les circuits privé et public qui n’a pas été sans effets pervers. Les administrations publiques qui ne veulent pas s’exposer à la critique de demeurer en reste se sont lancées dans une sorte de course à la nouveauté et une politique d’acquisition qui ne soutient pas nécessairement le meilleur de la création actuelle. Comme si elles voulaient démentir l’idée selon laquelle de leur vivant les grands artistes sont toujours rejetés par les milieux officiels, c’est sans retenue qu’elles se sont parfois lancées dans le « jeunisme » et faites les « promotrices éclairées » d’artistes censés représenter l’avant-garde dont la valeur risquerait d’échapper au grand public.
La spectaculaire internationalisation des foires (Art Basel, Art Brussels, Armory Show N.Y., Fiac Paris, etc.) participe de la même logique où l’association du local et du mondial exacerbe la concurrence entre les marchands. On y trouve certes des œuvres de qualité, mais aussi les pièces plutôt standardisées d’un « art de foire » plus facilement vendables. Les biennales, quant à elles (Venise, Kassel, Sao Paulo, Sidney, Istambul, Lyon, etc.), n’ont pas d’objectifs commerciaux, mais, avec les foires, ont donné naissance à une proximité entre l’art et le loisir pour le tourisme culturel qui cherche à associer divertissement, prestige et festivité. Pour les curateurs auxquels elles sont confiées, ces biennales sont devenues une « œuvre de l’esprit » qui consacre leur carrière. De tous ces lieux, certains se demandent s’ils n’alimentent pas une pulvérisation culturelle dans laquelle le monde de l’art perd la capacité de se démarquer du monde éphémère de la mode et de la simple consommation. En tout cas, les visiteurs qui n’en ont pas préalablement intégré les nouvelles conventions, règles et contraintes, en ressortent régulièrement dubitatifs, avec le sentiment d’avoir été soumis à une masse des stimulus chaotiques.
Non accessoirement, il faut observer enfin que la désobjectivation des œuvres et la dématérialisation radicale de certaines d’entre elles ne sont pas sans entrainer des questions d’insécurité juridique inédites ainsi que des problèmes de conservation ou de reproduction qui s’imposent aux responsables muséaux. La qualification juridique et les titres de propriété qui accompagnent les œuvres d’art ne s’appliquent plus, en effet, à de simples tableaux ou sculptures réalisés par un artiste, mais à des installations ou des performances éphémères. Une série complexe d’opérations y a été menée par un ensemble d’acteurs susceptibles chacun d’exiger des droits. Par ailleurs, de ces installations et performances éphémères il ne reste souvent que des traces documentaires. Qui en est le propriétaire ? Ainsi, le droit d’utilisation de certaines œuvres du net-art ou la présentation d’œuvres vidéo comme celles de Bill Viola, font l’objet d’une copropriété entre plusieurs musées. Autre question : comment un musée peut-il accomplir sa vocation patrimoniale si ce qu’il doit conserver est totalement immatériel ? Le problème s’est résolu non sans difficulté avec This Situation, une performance de Tino Sehgal achetée sans trace dérivée par le centre Pompidou pour certaines de ses expositions.
Une dérive mercantile ?
Dans l’éventail des évaluations hostiles que l’art contemporain inspire à ses adversaires, Nathalie Heinich souligne que, avant les questions relatives à la beauté, la moralité ou l’intellectualisme qui restent actives, ce sont principalement ses dérives mercantiles et sa récupération étatique qui figurent désormais à la première place. Mais, précise-t-elle, cela ne signifie pas que les qualités de ce type d’art puissent être réduites à la production des stars consacrées qui ont trouvé accès au musée ou qui nourrissent la bulle spéculative. À ses yeux, pas plus que Michel-Ange ne fut le simple reflet de la puissance papale, l’art contemporain ne peut être considéré comme le simple miroir de la finance moderne. Il n’en reste pas moins que dans le travail conjoint — qui est aussi une compétition — entre les représentants du secteur marchand et ceux des institutions publiques, elle observe le « grand retour du marché » qui, jouant à plein avec le kitsch, la monumentalité ou le sensationnalisme, est susceptible d’attirer l’attention des collectionneurs « nouveaux venus » parce que cela ne nécessite pas une grande culture artistique. À cet égard, la carrière de Maurizio Cattelan est, une fois encore, exemplative : « À mon travail, dit-il, le marché de l’art a été plus sensible et réceptif que ceux qui analysent l’art. » Aujourd’hui, estime un collectionneur chevronné, « la cote ne se fait plus dans les musées, mais dans les ventes mettant en avant la seule valeur mercantile de l’art ». À l’heure de la mondialisation, la visibilité des œuvres et des artistes n’est pas insensible à la reconnaissance muséale, mais elle s’opère principalement via le secteur marchand. Il y a actuellement une indéniable interpénétration entre « valeur marchande » et « valeur artistique » des œuvres et il est d’autant plus difficile de les départager qu’elles tendent à s’alimenter l’une l’autre.
Sur la question de la qualité des œuvres, notre auteure s’interdit cependant tout jugement. Les limites de neutralité qu’elle a données à son enquête sociologique l’ont conduite à définir empiriquement un paradigme artistique qui permet seulement de percevoir en quoi il se distingue des autres. Et c’est à la compétence des critiques d’art qu’elle renvoie la tâche de discerner ce qui leur semble être des œuvres convaincantes, intéressantes ou inintéressantes. Quant à la portée de la notion de « révolution artistique » qu’évoque le sous-titre de son livre, il faut admettre, dit-elle, qu’avant d’être associée à des connotations positives ou négatives, une révolution est d’abord un phénomène factuel que rien n’oblige à considérer à priori comme un évènement heureux ou malheureux. L’histoire est pleine de révolutions magnifiques comme de révolutions tragiques dont personne sur le moment n’aurait pu dire de quel côté elles pencheraient. Interrogée par un journaliste sur son appréciation globale de l’art contemporain, elle est revenue sur cette question, réaffirmant que ce n’est pas le rôle du sociologue de trancher entre des opinions, mais de dégager les valeurs qui les sous-tendent. Il y a un système qui est là, qu’elle a voulu décrire avec le plus d’objectivité possible. Quant à son opinion personnelle, elle est des plus banales : certaines propositions de l’art contemporain sont à ses yeux magnifiques et d’autres sans aucun intérêt.
Fort bien. Mais que penser de son analyse sociologique ?
Les questions posées par un art sans repos et sans limite
En proposant une démarche descriptive dont se dégage ce qu’elle nomme le paradigme de l’art contemporain, Nathalie Heinich met bien en lumière que ce que nous entendons par « art » n’est pas une chose immuable. Qu’en tant que pratique humaine et produit de la culture, sa puissance réside non pas dans ce que principiellement il est, mais dans ce que programmatiquement il fait. Dès le moment où l’on admet que le point de vue essentialiste ne doit pas nécessairement être érigé en source définitoire de l’art, il devient évident que la question la plus pertinente à se poser n’est pas, contrairement à ce que soutiennent nombre d’adversaires de l’art contemporain, de « sauver » l’art de l’insignifiance dans laquelle plongerait sa dérive actuelle. Il s’agit plutôt, pour ceux qui aiment l’art comme phénomène vivant, de discerner parmi ses multiples productions celles qui parviennent à insuffler sur la scène du symbolisme ce que Merleau-Ponty appelait les rapports entre « le visible et l’invisible ». Certes, parce qu’il ne suffit pas qu’un artiste du courant contemporain ait voulu y produire quelque chose d’estimable pour que, nécessairement, il y soit parvenu. Toutes les prestations n’y sont donc pas d’un égal intérêt. Même celles de Duchamp, qui joua pourtant un si grand rôle, ne figurent sans doute pas parmi les plus remarquables. Si on lui reconnait toutefois un rôle cardinal dans le développement de l’art contemporain, c’est parce que, mieux que d’autres, il perçut que l’art ne pouvait plus se concevoir comme une réalité close et le décalque intemporel du sublime. En déclarant la peinture obsolète et en la remplaçant par le readymade, le « provocateur magnifique » qu’il fut chercha à casser les codes et à encourager chacun, producteur ou regardeur, à penser par lui-même. Lui qui fut peintre avant tout, disait vouloir « remettre la peinture au service de l’esprit ». Sa conviction était que les œuvres doivent proposer bien plus qu’une simple harmonie de formes et de couleurs étalées sur une toile. Car à cette mesure-là, l’artiste n’est plus qu’un fabricant d’articles décoratifs. On sait gré à Nathalie Heinich que le pragmatisme de son enquête mette tout cela bien en lumière.
Pour sortir de la glaciation qu’opère la conception essentialiste de l’art sans pour autant tomber dans les abus d’un constructivisme radical qui nierait toute stabilité aux choses humaines et leur enracinement dans le monde commun, notre auteure admet que l’ontologie de l’art contemporain qu’elle a cherché à identifier ne peut être conçue que comme une « ontologie contextualisée ». C’est-à-dire de ne pas la faire surgir ex nihilo et donc de la relier à un environnement sociotemporel. Elle évoque certes le monde dans lequel ces œuvres existent. Mais elle ne prête guère une grande attention aux interactions que la création artistique entretient avec l’ensemble de la société qui lui est extérieure. À cet égard, elle nous laisse sans indications et semble considérer comme dépassé de devoir montrer que l’œuvre d’un artiste est aussi l’émanation d’une société. Hormis la spéculation à laquelle on voit bien qu’il se prête au stade actuel du capitalisme financier, l’art contemporain paraît donc flotter dans les airs de l’art pour l’art. Et la querelle interminable dont il fait l’objet ne semble abstraitement concerner que des paradigmes artistiques opposés entre eux. Parce que ce sont les modalités internes de fonctionnement du domaine de l’art lui-même qui intéressent notre auteure, son « ontologie contextualisée » est conçue sur les bases restreintes du système des professions à l’intérieur desquelles les œuvres sont matériellement produites, commentées, exposées, vendues et achetées. Pour cette raison, on se demandera si l’analyse sociologique n’avait rien à dire de plus qui aurait permis de saisir pourquoi ce paradigme artistique a pris naissance durant la seconde moitié du XXe siècle et s’est développé jusqu’à nous en provoquant des réactions antagoniques aussi ardentes que durables ? N’y a‑t-il pas là un fait social remarquable qui demandait d’être confronté avec d’autres réalités socioculturelles pour éclairer la fonction de cette querelle dans le contexte idéologique d’une époque ? Si cette querelle s’éternise à ce point, était-il suffisant de l’imputer à une sorte de crise passagère de la raison (une guerre de paradigmes) engendrant d’irréductibles partisans et adversaires ?
En fin de compte, l’ouvrage conduit à penser que, à l’intérieur de la controverse à propos de l’essentialisme, c’est l’impératif de « transgression permanente » qui se trouve être la principale source de la querelle dont l’art contemporain est l’objet. Et de ce point de vue, on pourra évidemment se demander si, après avoir antérieurement conçu cet art comme un genre, Nathalie Heinich a été bien inspirée à vouloir l’enclore désormais dans les frontières de la notion de paradigme telle que la conçoit Thomas Kuhn dans un cadre théorique très rigide. Car, d’une part, il n’est pas évident que cela soit la façon de caractériser au mieux un courant artistique qui, au travers de l’expérimentation incessante et la violation de toute limite, a développé un tel pluralisme de formes et de méthodes. Et que, d’autre part, vient à se poser la question de l’impasse logique vers laquelle semble conduire pareille conception : que restera-t-il à transgresser lorsque toutes les frontières sembleront avoir été franchies ? Ne tombe-t-on pas dans le paradoxe d’une matrice disciplinaire où les créateurs sont ultimement conduits vers la tâche impossible de devoir transgresser la transgression ? C’est l’artiste contemporain Maurizio Cattelan qui s’en montre le premier conscient : « Le risque principal maintenant, dit-il, c’est de se répéter. » Et comme solution radicale à l’injonction de renouvèlement perpétuel, il en vient à l’hypothèse de tout simplement mettre un terme à son activité artistique : « La seule façon de faire est d’arrêter… J’ai toujours considéré le fait d’être artiste comme un métier, je peux changer de métier. » Nathalie Heinich perçoit elle-même la difficulté logique dans laquelle on aboutit. Dans l’épilogue de son livre, elle en vient ainsi à admettre que tout l’art contemporain n’est pas réductible aux œuvres qui adoptent « les formes les plus extrêmes de la transgression ». Et quittant alors le terrain de la neutralité descriptive qu’elle s’était imposée, elle en arrive à dire que ces dernières ne sont sans doute pas ce que l’on trouve de meilleur dans l’art contemporain.
L’ultime conclusion à laquelle la lecture de l’ouvrage de Nathalie conduit implicitement semble dès lors être celle-ci : les questions posées par l’art sans repos et sans limite qu’est l’art contemporain s’avèrent aussi énigmatiques que celles de la culture des sociétés démocratiques dans lesquelles il s’est développé. Parce que cette culture est celle d’un pluralisme au sein duquel plus rien ne s’impose de manière exclusive, elle est comme suspendue à sa réinvention permanente et n’a pour ressort que l’exigence de se porter au-delà d’elle-même. Le dynamisme transgressif de l’art aussi bien que la querelle à son sujet ne font que traduire à leur niveau les exigences et les craintes qu’inspirent les interrogations et les conflits de cette nouvelle métaphysique. Les enjeux de la politique et de la culture ne s’y mesurent plus aux vérités de la religion ou à la volonté des monarques. Et ceux de l’art au bon gout des élites qui les régissaient antérieurement. Un cycle historique s’est achevé avec la disparition de l’Un comme principe d’intégration du monde social et culturel. Parce que pour l’art lui aussi la veine d’inspiration associée à l’Ancien Régime s’est définitivement tarie, c’est un nouveau « bout du monde » qui s’y cherche. De là sans doute la portée la plus large qu’il convient de donner à ce que notre auteure appelle « la structure d’une révolution artistique ». Ce que d’une manière sui generis le paradigme de l’art contemporain exprime est en suspens à l’entrecroisement de l’exploration jamais achevée de l’énigme du monde tel qu’il se meut, d’une part, et de la subjectivité émancipée des individus du temps présent, d’autre part.
Constatant que les œuvres de l’art contemporain ne s’inscrivent plus dans un champ de significations instituées, plutôt que de pousser à l’extrême le raisonnement qui déclare que la querelle à leur propos est insurmontable, ne faut-il pas se demander si, compte tenu de ce que la ressource et le tonus de la culture démocratique se trouvent dans le débat public, la résolution de cette querelle ne s’amorcerait pas dans la reconstruction d’un véritable espace public. Un espace qui permette au plus grand nombre de reconnaitre la légitimité de la diversité des opinions, des valeurs et des conduites. Où deviendrait perceptible que les grandes œuvres de l’art sont celles qui nous font rejoindre non pas le sublime d’une condition humaine invariante, mais celles qui témoignent le mieux de ses orientations contradictoires et de ses tensions qui ne peuvent être identifiées comme figées dans la situation sociale présente ni définie hors d’elle. Car les œuvres d’art ne participent au déploiement d’une démocratie véritable qu’en offrant au regard de leur public la possibilité de décloisonner leur imaginaire.
- Pour rappel, « art contemporain » est une expression qui désigne non pas les œuvres artistiques actuellement en train de se faire, mais une certaine forme d’art qui s’est imposée à l’attention à partir des années 1970 comme venant supplanter ce que l’on considère comme ses expressions classiques et ensuite modernes. Cette forme particulière des arts visuels ambitionne de renouveler le domaine de la création en explorant de manière totalement libre et dynamique tous les matériaux et les techniques susceptibles d’y être mis en œuvre.
- Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structure d’une révolution artistique, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2014, 373 p.
- Voir Le triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Les Éditions de Minuit, 1998.