Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le nouvel opium du peuple

Numéro 3 Mars 2010 par Luc Van Campenhoudt

mars 2010

Javaux catho, Mil­quet socia­liste, Reyn­ders social et huma­niste, Di Rupo libé­ral, Main­gain wal­lon… Une chatte n’y retrou­ve­rait pas ses petits. Le pay­sage poli­tique ne semble plus divi­sé en ter­ri­toires idéo­lo­giques déli­mi­tés par des fron­tières nettes et stables. On y dis­tingue vague­ment des zones mul­ti­co­lores domi­nées tan­tôt par le rouge, tan­tôt par le bleu, l’o­range ou le […]

Javaux catho, Mil­quet socia­liste, Reyn­ders social et huma­niste, Di Rupo libé­ral, Main­gain wal­lon… Une chatte n’y retrou­ve­rait pas ses petits. Le pay­sage poli­tique ne semble plus divi­sé en ter­ri­toires idéo­lo­giques déli­mi­tés par des fron­tières nettes et stables. On y dis­tingue vague­ment des zones mul­ti­co­lores domi­nées tan­tôt par le rouge, tan­tôt par le bleu, l’o­range ou le vert, qui s’en­tre­mêlent dans de vastes lisières sem­blant occu­per davan­tage de ter­rain que les espaces qu’elles lient autant qu’elles séparent. Y errent nombre d’é­lec­teurs flot­tants et incons­tants que chaque par­ti tente d’at­ti­rer du bon côté au moment fati­dique où il faut bien voter.

Ce brouillage idéo­lo­gique pour­rait s’ex­pli­quer, en par­tie au moins, par la volon­té des stra­tèges des par­tis de mordre sur l’é­lec­to­rat habi­tuel des voi­sins. Mais l’ex­pli­ca­tion est trop courte et sup­pose que l’op­por­tu­nisme à court terme pré­vale sys­té­ma­ti­que­ment sur les convic­tions, ce qui n’est guère cer­tain. Une autre cause de ce brouillage pour­rait être la ten­dance de la plu­part des par­tis, qu’ils soient plu­tôt de droite ou plu­tôt de gauche, à se rap­pro­cher du centre, et donc les uns des autres, dès qu’ils sont au gou­ver­ne­ment ou peuvent rai­son­na­ble­ment espé­rer s’y retrou­ver. Ce phé­no­mène de recen­trage est d’au­tant plus plau­sible qu’il faut, comme en Bel­gique, par­ve­nir à for­mer une coa­li­tion majo­ri­taire avec d’autres par­tis, que l’es­sen­tiel de l’é­lec­to­rat est com­po­sé d’une énorme classe moyenne dont la plus grande par­tie fui­rait les posi­tions trop radi­cales et que les choix poli­tiques doivent se défi­nir dans le cadre d’un ensemble de contraintes et dans des direc­tions fixées au niveau inter­na­tio­nal, euro­péen surtout.
Mais, quelle qu’elle soit, une expli­ca­tion stric­te­ment poli­tique ne suf­fit pas. Ce brouillage des idéo­lo­gies et ce cen­trisme dif­fus sont en effet en intime affi­ni­té avec une vision cultu­relle de l’ac­tion poli­tique, éco­no­mique, ins­ti­tu­tion­nelle et sociale aujourd’­hui enva­his­sante, et que l’on pour­rait nom­mer le consen­sua­lisme. Tout un lan­gage, dont les grandes ins­ti­tu­tions font un usage immo­dé­ré, tra­duit et véhi­cule une vision consen­suelle des ins­ti­tu­tions et de leurs rap­ports aux citoyens, et de la manière dont les mul­tiples pro­blèmes doivent trou­ver des solu­tions : par­te­na­riat, com­mu­ni­ca­tion, coopé­ra­tion, régu­la­tion, gou­ver­nance, média­tion, coor­di­na­tion, syner­gie, réseau, com­pro­mis — on en passe et de meilleurs… cha­cun de ces termes peut être aisé­ment asso­cié, sinon à un qua­li­fi­ca­tif ou à un adverbe ver­tueux (comme « bonne gou­ver­nance », « trou­ver des syner­gies posi­tives », « bien com­mu­ni­quer », « bien se coor­don­ner»…), du moins à une injonc­tion nor­ma­tive (« il faut tra­vailler en réseau »). Pris indi­vi­duel­le­ment, cha­cun est plu­tôt sym­pa­thique et peut même pré­sen­ter un inté­rêt pour l’a­na­lyse des situa­tions et la recherche de solutions.

Mais pris col­lec­ti­ve­ment, ils com­posent une famille lexi­cale refou­lant tout ce qui évoque la divi­sion de la socié­té avec ses anta­go­nismes, ses inéga­li­tés et sa conflic­tua­li­té. Si, par­fois, l’on parle d’un « conflit », c’est pour le qua­li­fier, avec fata­lisme, d’«inévitable », de « contre­pro­duc­tif », voire de « des­truc­teur ». La notion de socié­té civile, qui évo­quait jadis l’op­po­si­tion au pou­voir éta­bli, est aujourd’­hui dans toutes les bouches, mais redé­fi­nie comme l’en­semble des orga­ni­sa­tions non publiques consi­dé­rées comme « par­te­naires de la gou­ver­nance publique ». Et la notion de glo­ba­li­sa­tion, dont les dis­cours sont éga­le­ment satu­rés, est défi­nie, selon Wiki­pe­dia qui reflète le ton géné­ral, comme « l’ex­ten­sion et l’har­mo­ni­sa­tion des liens d’in­ter­dé­pen­dance entre les nations ».

Le consen­sua­lisme est d’au­tant plus pré­gnant qu’il se conjugue dans les dis­cours ins­ti­tu­tion­nels comme dans les pra­tiques à une autre ten­dance, moins récente celle-là, de la vision cultu­relle du monde et des pro­blèmes : la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale et tech­nique. Déce­lée voi­ci plus d’un siècle déjà par Max Weber et pro­blé­ma­ti­sée depuis par de nom­breux pen­seurs, elle n’en conti­nue pas moins d’ac­croitre son emprise. C’est qu’elle a l’art consom­mé, sans rien lâcher sur l’es­sen­tiel, de renou­ve­ler son lan­gage dans les termes en har­mo­nie avec le moment. Hier on par­lait plu­tôt de divi­sion et d’or­ga­ni­sa­tion ration­nelles du tra­vail, de pro­grès et d’en­tre­prise, aujourd’­hui on parle plu­tôt de per­for­mance, d’ex­cel­lence, de syner­gie et de pro­jet. Mais, au fond, la logique est la même : une approche tech­ni­cienne des pro­blèmes qui vise à mettre en œuvre les moyens les plus adap­tés aux fins pour­sui­vies. C’est le bon sens même et il ne vien­drait à per­sonne de rai­son­nable l’i­dée de s’op­po­ser au déve­lop­pe­ment de la science et de la tech­nique. Le hic est que les pro­blèmes ne sont pris en consi­dé­ra­tion que s’ils peuvent être expri­més en termes tech­niques et donc de manière fort réduc­trice, que les fins en ques­tion ne sont guère inter­ro­gées en fonc­tion de valeurs et se laissent le plus sou­vent impo­ser de l’ex­té­rieur (s’a­dap­ter au chan­ge­ment, être concur­ren­tiel, res­ter par­mi les meilleurs, gérer les risques…), et sur­tout qu’à par­tir du moment où les pro­blèmes sont défi­nis comme pure­ment tech­niques, ils sont anes­thé­siés poli­ti­que­ment et socia­le­ment. Lorsque la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale et le consen­sua­lisme se com­binent, leurs effets sont décu­plés, avec pour consé­quence prin­ci­pale de rendre plus dif­fi­cile l’ex­pres­sion des désac­cords et des conflits, de neu­tra­li­ser la dyna­mique de coopé­ra­tion conflic­tuelle qui seule per­met la mobi­li­sa­tion col­lec­tive néces­saire pour affron­ter réel­le­ment les pro­blèmes, et d’a­li­men­ter dès lors tous les malaises. La dis­pa­ri­tion, dans le débat poli­tique, de la ques­tion majeure des inéga­li­tés sociales, qui pour­tant s’ac­croissent dan­ge­reu­se­ment, et l’in­ca­pa­ci­té gou­ver­ne­men­tale à débattre des enjeux bud­gé­taires en consti­tuent deux symp­tômes qui ne sont pas indé­pen­dants l’un de l’autre.

Aujourd’­hui pour­tant, ce consen­sua­lisme carac­té­ris­tique d’une nou­velle idéo­lo­gie domi­nante contraste de manière de plus en plus cho­quante avec la vio­lence des rap­ports de force poli­tiques et éco­no­miques réels et du fos­sé qui s’é­lar­git entre ceux qui ne s’en sortent plus et ceux qui, s’en sor­tant très bien, tiennent aux pre­miers des dis­cours léni­fiants et essaient de leur faire croire qu’ils sont des « par­te­naires ». L’ho­mo­gé­néi­té de la classe moyenne est deve­nue une vieille his­toire dépas­sée et la ligne de la « frac­ture sociale » grimpe dan­ge­reu­se­ment sur la pyra­mide de la richesse et de la pau­vre­té. Le lexique même des ins­ti­tu­tions ne veut plus rien dire pour la plu­part. Pas éton­nant que des par­tis aux idéo­lo­gies som­maires et tran­chées s’en­gouffrent dans la brèche.

Com­pren­dra-t-on cette belle leçon de l’his­toire ? Dans le res­pect de l’autre, le conflit est le meilleur anti­dote de la vio­lence et le res­sort même de la démo­cra­tie et de la justice.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.