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Le nouvel opium du peuple
Javaux catho, Milquet socialiste, Reynders social et humaniste, Di Rupo libéral, Maingain wallon… Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Le paysage politique ne semble plus divisé en territoires idéologiques délimités par des frontières nettes et stables. On y distingue vaguement des zones multicolores dominées tantôt par le rouge, tantôt par le bleu, l’orange ou le […]
Javaux catho, Milquet socialiste, Reynders social et humaniste, Di Rupo libéral, Maingain wallon… Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Le paysage politique ne semble plus divisé en territoires idéologiques délimités par des frontières nettes et stables. On y distingue vaguement des zones multicolores dominées tantôt par le rouge, tantôt par le bleu, l’orange ou le vert, qui s’entremêlent dans de vastes lisières semblant occuper davantage de terrain que les espaces qu’elles lient autant qu’elles séparent. Y errent nombre d’électeurs flottants et inconstants que chaque parti tente d’attirer du bon côté au moment fatidique où il faut bien voter.
Ce brouillage idéologique pourrait s’expliquer, en partie au moins, par la volonté des stratèges des partis de mordre sur l’électorat habituel des voisins. Mais l’explication est trop courte et suppose que l’opportunisme à court terme prévale systématiquement sur les convictions, ce qui n’est guère certain. Une autre cause de ce brouillage pourrait être la tendance de la plupart des partis, qu’ils soient plutôt de droite ou plutôt de gauche, à se rapprocher du centre, et donc les uns des autres, dès qu’ils sont au gouvernement ou peuvent raisonnablement espérer s’y retrouver. Ce phénomène de recentrage est d’autant plus plausible qu’il faut, comme en Belgique, parvenir à former une coalition majoritaire avec d’autres partis, que l’essentiel de l’électorat est composé d’une énorme classe moyenne dont la plus grande partie fuirait les positions trop radicales et que les choix politiques doivent se définir dans le cadre d’un ensemble de contraintes et dans des directions fixées au niveau international, européen surtout.
Mais, quelle qu’elle soit, une explication strictement politique ne suffit pas. Ce brouillage des idéologies et ce centrisme diffus sont en effet en intime affinité avec une vision culturelle de l’action politique, économique, institutionnelle et sociale aujourd’hui envahissante, et que l’on pourrait nommer le consensualisme. Tout un langage, dont les grandes institutions font un usage immodéré, traduit et véhicule une vision consensuelle des institutions et de leurs rapports aux citoyens, et de la manière dont les multiples problèmes doivent trouver des solutions : partenariat, communication, coopération, régulation, gouvernance, médiation, coordination, synergie, réseau, compromis — on en passe et de meilleurs… chacun de ces termes peut être aisément associé, sinon à un qualificatif ou à un adverbe vertueux (comme « bonne gouvernance », « trouver des synergies positives », « bien communiquer », « bien se coordonner»…), du moins à une injonction normative (« il faut travailler en réseau »). Pris individuellement, chacun est plutôt sympathique et peut même présenter un intérêt pour l’analyse des situations et la recherche de solutions.
Mais pris collectivement, ils composent une famille lexicale refoulant tout ce qui évoque la division de la société avec ses antagonismes, ses inégalités et sa conflictualité. Si, parfois, l’on parle d’un « conflit », c’est pour le qualifier, avec fatalisme, d’«inévitable », de « contreproductif », voire de « destructeur ». La notion de société civile, qui évoquait jadis l’opposition au pouvoir établi, est aujourd’hui dans toutes les bouches, mais redéfinie comme l’ensemble des organisations non publiques considérées comme « partenaires de la gouvernance publique ». Et la notion de globalisation, dont les discours sont également saturés, est définie, selon Wikipedia qui reflète le ton général, comme « l’extension et l’harmonisation des liens d’interdépendance entre les nations ».
Le consensualisme est d’autant plus prégnant qu’il se conjugue dans les discours institutionnels comme dans les pratiques à une autre tendance, moins récente celle-là, de la vision culturelle du monde et des problèmes : la rationalité instrumentale et technique. Décelée voici plus d’un siècle déjà par Max Weber et problématisée depuis par de nombreux penseurs, elle n’en continue pas moins d’accroitre son emprise. C’est qu’elle a l’art consommé, sans rien lâcher sur l’essentiel, de renouveler son langage dans les termes en harmonie avec le moment. Hier on parlait plutôt de division et d’organisation rationnelles du travail, de progrès et d’entreprise, aujourd’hui on parle plutôt de performance, d’excellence, de synergie et de projet. Mais, au fond, la logique est la même : une approche technicienne des problèmes qui vise à mettre en œuvre les moyens les plus adaptés aux fins poursuivies. C’est le bon sens même et il ne viendrait à personne de raisonnable l’idée de s’opposer au développement de la science et de la technique. Le hic est que les problèmes ne sont pris en considération que s’ils peuvent être exprimés en termes techniques et donc de manière fort réductrice, que les fins en question ne sont guère interrogées en fonction de valeurs et se laissent le plus souvent imposer de l’extérieur (s’adapter au changement, être concurrentiel, rester parmi les meilleurs, gérer les risques…), et surtout qu’à partir du moment où les problèmes sont définis comme purement techniques, ils sont anesthésiés politiquement et socialement. Lorsque la rationalité instrumentale et le consensualisme se combinent, leurs effets sont décuplés, avec pour conséquence principale de rendre plus difficile l’expression des désaccords et des conflits, de neutraliser la dynamique de coopération conflictuelle qui seule permet la mobilisation collective nécessaire pour affronter réellement les problèmes, et d’alimenter dès lors tous les malaises. La disparition, dans le débat politique, de la question majeure des inégalités sociales, qui pourtant s’accroissent dangereusement, et l’incapacité gouvernementale à débattre des enjeux budgétaires en constituent deux symptômes qui ne sont pas indépendants l’un de l’autre.
Aujourd’hui pourtant, ce consensualisme caractéristique d’une nouvelle idéologie dominante contraste de manière de plus en plus choquante avec la violence des rapports de force politiques et économiques réels et du fossé qui s’élargit entre ceux qui ne s’en sortent plus et ceux qui, s’en sortant très bien, tiennent aux premiers des discours lénifiants et essaient de leur faire croire qu’ils sont des « partenaires ». L’homogénéité de la classe moyenne est devenue une vieille histoire dépassée et la ligne de la « fracture sociale » grimpe dangereusement sur la pyramide de la richesse et de la pauvreté. Le lexique même des institutions ne veut plus rien dire pour la plupart. Pas étonnant que des partis aux idéologies sommaires et tranchées s’engouffrent dans la brèche.
Comprendra-t-on cette belle leçon de l’histoire ? Dans le respect de l’autre, le conflit est le meilleur antidote de la violence et le ressort même de la démocratie et de la justice.