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Le nouveau siècle politique, d’Alain Touraine
Il y a plusieurs années déjà que Paolo Flores d’Arcais (le directeur de la revue italienne Micromega) formulait l’idée selon laquelle la gauche européenne ne parviendrait à sortir de l’impuissance qui la caractérise qu’en prenant au sérieux l’idéal d’émancipation qu’affirme avec force l’individu moderne. Ceci afin de donner un nouveau fondement aux promesses de la liberté et […]
Il y a plusieurs années déjà que Paolo Flores d’Arcais (le directeur de la revue italienne Micromega) formulait l’idée selon laquelle la gauche européenne ne parviendrait à sortir de l’impuissance qui la caractérise qu’en prenant au sérieux l’idéal d’émancipation qu’affirme avec force l’individu moderne. Ceci afin de donner un nouveau fondement aux promesses de la liberté et de l’égalité.
La question politique de l’individualisme
L’idée n’était pas entièrement neuve. Dès le XIXe siècle, John Stuart Mill soutenait qu’il fallait élargir le spectre de la lutte politique au-delà des questions sociales. Pour lui, le principe de la valeur absolue de l’individu était essentiel, l’une des conditions nécessaires à la réalisation concrète de l’égalité. Et quand aujourd’hui Pierre Rosanvallon explore à son tour les nouvelles figures de la légitimité politique, il souligne la centralité de la question de l’individualisme. Il évoque la nécessité d’une « légitimité de proximité », un lien de confiance que les politiques sont appelés à tisser avec les citoyens désormais soucieux de dignité et de reconnaissance personnelle. Il observe toutefois que jusqu’à présent la gauche n’a pas su penser cette question des attentes de la singularité individuelle.
Le problème n’est toutefois pas simple. On se rappellera à cet égard qu’au XIXe siècle déjà, Tocqueville méditant sur les dérives de ce qu’il nommait la « passion de l’égalité », croyait devoir constater que, à l’instar de cette tendance active parmi les membres des démocraties, les élites politiques censées les représenter préféraient l’égalité dans la servitude plutôt que l’inégalité dans la liberté. Et plus près de nous, lorsque Marcel Gauchet s’applique à fournir un éclairage sur certains aspects contemporains de la subjectivité individuelle, il parle d’une société qui politiquement se défait parce qu’y progressent une masse d’individus égotistes, hédonistes et anticonstitutionnel. Il est manifestement difficile d’attacher des droits aux individus en tant qu’individus puisque l’idée même du droit suppose une société déjà instituée.
Démocrate ou républicain ?
Tout au long de son œuvre sociologique, Alain Touraine quant à lui, n’a jamais caché où allaient ses préférences : il pense que les institutions doivent être « pour les individus » et non l’inverse. Entre les deux courants qui depuis environ trois siècles divisent la tradition politique libérale moderne, il préfère celui qui cherche à limiter l’emprise du politique sur les individus en vue de permettre le respect public de leurs droits subjectifs plutôt que l’autre qui entend soumettre les individus aux impératifs d’une citoyenneté homogène. À la question « êtes-vous démocrate ou républicain ? », il est clair pour lui que la revendication républicaine doit être classée à droite, tandis que le thème de la démocratie constitue un vrai marqueur de gauche. Dans Le nouveau siècle politique1, il revient d’une manière synthétique sur ce qu’implique politiquement ce clivage dont il avait proposé l’analyse sociologique dans La fin des sociétés (2013) et dans Nous, sujets humains (2015).
Dans ses deux ouvrages antérieurs, complexes, arborescents et résolument théoriques, il s’est demandé comment, au-delà des effets délétères de la crise financière de 2008, advenus comme le point final d’un long processus de désagrégation du lien collectif tissé par la social-démocratie au sein de la société industrielle, on pouvait caractériser ce qui allait probablement être l’axe des nouvelles luttes sociales au cours du siècle naissant. Avec l’expression « la fin des sociétés » il ne prétend évidemment pas qu’il n’y a plus de société, mais bien que l’on est parvenu à un changement de période et que prend ainsi fin ce qui avait été conçu à l’aide de cette notion guère utilisée avant le XVIIe siècle. Il avance l’hypothèse qu’est appelée à décliner une conception datée de la vie collective. Bien que se soit manifestée une progressive émancipation de la conscience personnelle des individus, il fallut bien constater néanmoins que cette dernière y est restée soumise à un point tel que les objectifs et les ressources matérielles sont demeurées concentrées dans les mains des États. Un pouvoir politique central marchant la main dans la main avec un capitalisme autoritaire y a gardé un rôle si déterminant que, au travers d’une conception de la citoyenneté associée à une forte systématisation du travail, ils restent encore capables d’imposer que chacun soit mis au service de ladite « société ».
C’est cela qui s’exprime aujourd’hui encore lorsque la théorie et la pratique politique placent la « société civile » en dessous de la « Nation ». De la même manière que la théologie de l’église catholique a durablement cherché à ce que ses « fidèles » se conduisent en « bons paroissiens » (c’est-à-dire se soumettent au clergé), l’État ne cesse de demander aux individus de se comporter en « bons citoyens » (c’est-à-dire s’alignent sur les injonctions des institutions politiques). Ce qui revient à tout concevoir du point de vue de l’État plutôt que de celui des hommes, des femmes et des enfants qui composent la population. Alors que l’inspiration initiale de la démocratie résidait dans la recherche d’une société où tous les êtres humains puissent faire valoir les droits fondamentaux dont ils sont dotés, le rappel constant des devoirs de la citoyenneté apparait plutôt comme la volonté d’une subordination aux institutions sociales existantes.
Touraine affirme qu’à l’aube du XXIe siècle une autre conception des choses, alternative et complémentaire, s’avère nécessaire. Si l’on veut comprendre la peine qu’éprouvent désormais les institutions de la modernité à garantir le lien social, c’est de leur décomposition qu’il faut parler. Dans l’actuelle société postindustrielle et de la communication, on ne peut plus admettre que l’immense majorité des gens n’ait d’existence personnelle que moyennant leur participation soumise au mode de fonctionnement règlementaire des institutions politiques de l’État ni à celui d’un capitalisme manipulateur, mondialisé et financiarisé.
Est-il possible de construire un programme politique de gauche à partir de ce diagnostic ? Dans le nouveau contexte de la globalisation (qui est la plus importante transformation survenue dans le monde depuis la chute du communisme) le vieux clivage gauche/droite n’opère plus comme tel. Il faut resituer la contradiction politique principale entre ceux qui, d’une part, perçoivent les nouvelles exigences de l’émancipation, et, d’autre part, ceux qui résistent à cette perspective au nom de ce qu’exigerait la stabilité de l’ordre politique. L’émancipation dont Touraine parle — et qu’il appelle la « subjectivation » — est en fait une radicalisation des innovations intellectuelles et morales inaugurées lors du siècle des Lumières. Leur promesse fut qu’il était possible de se libérer du système d’emprise de traditions, celles de la famille, des religions et des pouvoirs politiques dominateurs. Jamais les individus n’ont manifesté autant qu’aujourd’hui leur désir d’être pleinement et librement eux-mêmes. C’est, dit-il, le sens le plus profond qu’il faut reconnaitre au mouvement de l’individuation contemporaine. Et la « subjectivation », comme projet humaniste, demande que les structures de la vie collective soient mises au service des individus-sujets autonomes. Car ils sont tous dotés de droits qui se situent au-dessus des lois. Les droits ont un fondement qui dépasse celui des lois qui ne sont jamais que particulières. Ces dernières appartiennent à la société, tandis que les droits n’appartiennent qu’au sujet personnel. Le sujet est donc la catégorie politique du futur. Elle doit permettre l’apparition d’une nouvelle citoyenneté capable de résister aux totalitarismes des États, de la technologie, de la communication de masse devenue une propagande et de la recherche du profit sans limite qu’elle favorise.
C’est à partir du contexte spécifiquement français et des enjeux des élections présidentielles de 2017 que Touraine organise la réflexion à cet égard. Mais au-delà de cette contextualisation spécifique, il est possible de retenir ce qui revêt une portée plus générale au travers des cinq thèmes qu’il privilégie et qui servent de charpente à ses propositions.
La question nationale
La crise de l’État national est en grande partie la conséquence de la globalisation. Mais il faut aussi constater l’affirmation d’un nouveau type d’États qui peuvent être vus comme « impériaux » dans la mesure où ils se définissent par l’union étroite entre un pouvoir politique, une puissance économique et une identité culturelle. On peut emblématiquement y ranger la Chine, les États-Unis, la République islamique d’Iran et les ambitions de « l’utopie rétrospective » que constitue l’État Islamique. Comment formuler le renouvèlement de la pensée dans ce contexte ?
Il y a ceux qui, à droite et au nom de la globalisation impériale de l’économie, proclament le dépassement des États nationaux et affirment qu’il faut laisser gouverner les marchés. Mais il y a aussi ceux qui, à gauche, ne voient dans l’État national que ce qui a été le principal responsable de l’exploitation des travailleurs et de la domination coloniale. Face à cette double critique de l’État nation et malgré l’impasse qu’est pour lui le souverainisme, Touraine demeure néanmoins convaincu que la défense des intérêts populaires continue de passer par ce type de communauté politique. Car il s’agit d’assurer un principe d’unité de la vie sociale dont les constituants géographique et historique de la Nation fournissent le lieu. Au-dessus des intérêts particuliers, s’y constituent les orientations générales de la vie sociale. En somme, l’État nation serait à l’Europe d’aujourd’hui ce que les Cités furent à la Grèce antique : le cadre de sens où se produit la « chose commune ». C’est même en ce lieu-là qu’il est historiquement devenu possible de penser les « droits humains » qui placent la personne au-dessus des lois des sociétés particulière, mais à la condition toutefois que l’idée de Nation soit porteuse des valeurs universelles et non pas rapportée à une citoyenneté exclusivement ethnique. La conscience nationale se définit alors en termes de liberté, d’égalité et de dignité, ce qui correspond aux orientations des sociétés ouvertes et d’inspiration individualiste au sein desquelles, pour des raisons éthiques plutôt que politiques, le pouvoir ne cherche pas à contrôler l’ensemble des conduites humaines. Car ce n’est pas d’abord en tant que citoyens d’un État particulier que nous avons des droits, mais en tant que porteurs d’un droit humain fondamental indépendant de notre fonction ou de notre place dans la société. C’est un droit à la liberté au sein duquel l’universalisme et l’individualisme se rejoignent et une manière de définir la « subjectivation ».
La question religieuse et la laïcité
La laïcité implique au minimum l’indépendance du pouvoir politique par rapport à tous les pouvoirs religieux. Pour certains, elle protège la liberté religieuse et, pour d’autres, célèbre la victoire de l’école publique sur l’école privée (surtout catholique) après d’interminables guerres scolaires. Elle invite ainsi tantôt à combattre la soumission du pouvoir politique au pouvoir religieux et tantôt à combattre la religion elle-même. Pour sortir de la confusion, Touraine propose une idée simple : nous ne sommes pas passés du monde de la religion au monde de la raison, mais vivons encore deux transformations qui se complètent en même temps qu’elles se contredisent.
La première transformation est celle du déclin sinon de la disparition du sacré dans la partie occidentale du monde. Elle a certes contribué à une libération des esprits, mais pour les soumettre aussitôt aux ruses de l’argent et du profit. Nous vivons désormais sous le règne du capitalisme financier ainsi que de régimes culturellement totalitaires qui dominent en grande partie le monde. La seconde transformation est l’affirmation historique des sciences humaines qui se sont levées aux côtés de la pensée humaniste et avec lesquelles la laïcité lutte contre le pouvoir politique absolu en générant l’idée moderne de sujet. À partir de là, la laïcité est le tronc commun des luttes qui, au nom de la liberté de conscience, combattent les pouvoirs totalitaires. Sa plus forte obligation est de faire respecter l’universalisme des droits attachés aux êtres humains. Elle contribue à la « subjectivation » en définissant l’espace dans lequel s’affirme la liberté de l’esprit qui ne va pas sans la liberté complémentaire des âmes et des corps.
Toutefois, parce que l’universel humain n’est pas plus représentable que l’universel divin, la laïcité n’a pas à s’opposer à ceux qui veulent défendre le sacré. Il s’agit plutôt de créer le champ d’action où puissent se rejoindre ceux qui veulent débattre des enjeux de la rencontre entre le sacré et le profane. Ce n’est ni du côté de la « com’» ni du management que l’on peut espérer voir se fortifier des esprits libres. Ce ne sera qu’en favorisant les rencontres entre ceux qui, mêlant esprit religieux et non religieux, cherchent à découvrir le sens de l’existence et de l’action en plaçant l’être humain créateur au-dessus de tous les « grands récits ».
Le djihad
La dimension religieuse des attentats actuellement commis dans les pays occidentaux par les djihadistes de Daech s’affirme comme elle l’avait été par ceux d’Al-Qaïda. Même si elle n’intervient pas seule, il serait absurde de la nier puisque sa manifestation la plus évidente se trouve dans l’existence même du djihad en Irak et en Syrie où la prétention d’instaurer un nouveau califat n’est pas séparable du conflit qui oppose les sunnites et les chiites. Mais parce que les sciences sociales occidentales ont été incapables de comprendre que, dans le contexte de la globalisation, de nouveaux acteurs sociaux pouvaient être mobilisés par la défense des identités, on a méconnu la puissance gardée par la religion dans d’autres parties du monde. Et, dans la foulée de cette ignorance, que la religion puisse jouer le rôle d’une « patrie portative » qui vient combler le défaut d’appartenance sociale et politique dont pâtissent les jeunes générations issues de l’immigration musulmane en Europe. Selon Touraine, l’attrait qu’exerce le califat sur les jeunes djihadistes d’Europe ne procèderait cependant pas d’abord d’une islamisation de leur radicalisation (thèse d’Olivier Roy), mais d’une pensée religieuse qui veut en finir avec toute idée de création humaine. D’où leur volonté de destruction aveugle plutôt que de construction. De ce point de vue, le djihadisme est une violence antimoderne sans but, sinon celui de s’assurer un salut au-delà de la mort. Un tel bouclage idéologique ne respecte plus aucun des droits humains fondamentaux. Il est à l’opposé de la « subjectivation » et manifeste l’urgence qu’il y a à créer un espace de débats ouverts.
L’école démocratique
Beaucoup pensent que l’école doit être au service de l’État. Pour sa part Touraine pense au contraire que l’école doit d’abord être au service de la liberté, de légalité et de la dignité de chaque être humain. C’est-à-dire au service de la créativité de chacun, comme le lieu d’un apprentissage qui permette au sujet d’identifier et de surmonter les dominations sociales. L’école publique a certes historiquement contribué à la perte d’emprise du catéchisme de l’Église catholique. Mais alors qu’après d’interminables guerres scolaires elle devrait avoir pour but principal de former des esprits libres, créatifs et tolérants, elle demeure aujourd’hui respectueuse du modèle hiérarchique de l’État qui entretient sinon aggrave les inégalités sociales. Il faut donc aller plus loin, travailler à l’édification d’une école véritablement démocratique, au service de la pensée personnelle qui conduit vers la participation de tous aux droits humains fondamentaux. La ségrégation sociale par l’école telle qu’elle se perpétue actuellement constitue un des dangers les plus graves qui menacent notre société parce qu’elle engendre le ressentiment, le rejet et la violence. L’école doit être un lieu essentiel de la « subjectivation » en promouvant des êtres de langage plutôt que des brutes prêtes à en découdre.
Comment répondre à ce défi ? L’école publique n’a jamais entrepris, sauf de manière marginale, de grandes innovations pédagogiques. Elle n’a pas fait preuve de larges initiatives dans la recherche de nouveaux chemins vers l’égalité. C’est pourquoi, en même temps que sa massification, elle s’est vidée de son sens tandis que s’exerçaient de plus en plus les forces du marché. Pour ne pas être débordé par cette situation de crise, le système éducatif doit se donner plus de liberté par rapport à l’État. Plutôt que de ne parler que des « programmes » dans les lieux de décision pour l’école, ce qui revient à ne considérer que le point de vue des enseignants et de l’administration, il y a lieu de s’enquérir de ce qu’est la vie personnelle et collective dans les établissements.
Que serait une école donnant la priorité à la « subjectivation » des jeunes, c’est-à-dire une conscience réflexive ? Il s’agirait de valoriser le mieux possible l’histoire et les projets individuels. Or, ce qui s’observe actuellement pour le plus grand nombre, c’est une socialisation qui opère avant tout par la réduction des projets personnels à ce que veut bien concéder l’ordre social à partir du point de départ économique et culturel de chacun. Par ailleurs et avec des accents plus politiques que pédagogiques, l’institution scolaire développe prioritairement des programmes scientifiques, technologiques et de gestion qui correspondent aux exigences du strict fonctionnement de la société. Comme si les connaissances devaient être identifiées à l’étude des faits de la nature dans un monde parfaitement sécularisé. C’est là une conception instrumentale arrogante et insuffisante de l’éducation. Parce que les autres sources d’influence intellectuelle et de réflexion sur la condition humaine n’ont qu’une importance marginale dans le prétendu universalisme et la scientificité sélective de ce système éducatif, les hiérarchies sociales existantes s’en trouvent confirmées plutôt que discutées. On est aux antipodes des exigences de la « subjectivation ». Il est donc impérieux que l’école retrouve un axe de développement au sein duquel s’affirme que la créativité humaine ne réside pas seulement dans des réalisations techniques mais également dans la conscience de la liberté et de la dignité de chacun au sein de la vie collective.
La question écologique
Les travaux scientifiques qui mettent en garde contre les conséquences écologiques de notre mode de développement font apparaitre d’importantes obligations pour la communauté des nations. Nous ne sommes pas certains de parvenir à mettre en œuvre à temps les mesures jugées indispensables. D’un côté la nature impose à tous de reconnaitre qu’elle repose sur des équilibres que nous devons respecter, de l’autre, les pays émergents reprochent aux pays déjà industrialisés de les empêcher de se moderniser. Le compromis est difficile à trouver. Mais ce qui est fondamentalement en cause, c’est la modernité elle-même comme alliance entre l’industrialisation et le bien-être qu’elle est censée redistribuer.
Faut-il parler d’une « fin de la modernité » ? Touraine s’y refuse. Le sens le plus profond de la question écologique, dit-il, est de savoir si nous parviendrons à rétablir un lien entre l’ordre de la nature et l’ordre de la raison dans sa capacité à produire une figure plus aboutie du sujet humain. Ce que la « subjectivation » exige, c’est que nous parvenions à dépasser l’idée de création de soi comme maitre de la nature pour aller vers celle de sujet capable de création consciente. Les contraintes liées à l’environnement doivent dès lors nous pousser non pas vers une position de repli (la décroissance) mais, à l’opposé, vers le mouvement et la conscience de ce que nous faisons. Ce que l’écologie doit étendre, c’est l’espace de la création jusqu’à la sauvegarde de la nature. Si l’idéologie écologiste reste si faible et son histoire si souvent ponctuée de renoncements, c’est parce qu’elle est vécue comme une contrainte plutôt que comme une opportunité, qu’elle se nourrit de peurs et de doutes alors que nous sommes techniquement capables d’étendre les mesures de respect de l’environnement. Si l’idéologie écologiste ne fait qu’entretenir une nostalgie irréaliste du « retour à la nature », elle ne pourra que contribuer à nous soumettre à des exigences plus fortes que nous. L’idée d’environnement doit être chargée d’une signification inverse, d’un élargissement de notre capacité d’action. Elle contribuera alors à faire de nous des êtres sociaux plutôt que des producteurs de profit.
La défense de l’environnement est une condition préalable à l’entrée dans la société de création de soi. Elle n’est pas un thème proprement politique parce que la sauvegarde de l’environnement n’est le problème d’aucun pays ni d’aucun parti en particulier, mais celui de tous. Elle concerne un monde dont les acteurs ne sont ni politiques ni économiques mais culturels et même éthiques.
Changer de siècle
Changer de siècle politique signifie qu’il faut changer de définition de la vie politique qui ne peut plus être conçue autour du conflit opposant de manière simpliste les possédants et les salariés. Il est vrai que des intérêts économiques antagonistes existent. Mais les uns et les autres participent au monde de la création. Le nouveau projet politique devra combiner les aspirations à une modernisation plus aboutie et à la reconstruction d’une nation ouverte. Seule l’union d’objectifs sociaux, économiques et nationaux permettra à la gauche de redevenir un acteur politique véritable. La stratégie pour y parvenir réside dans la « subjectivation » qui fait de chaque être humain un sujet dont les droits se situent au-dessus des devoirs à l’égard de la société.
Un tel langage est nouveau, aussi dérangeant pour la droite que pour la gauche anciennes qui jusqu’ici identifiaient le sujet humain aux seuls intérêts collectifs. Or, cette catégorie est frappée d’obsolescence. Les structures collectives doivent être mises au service des individus et ce n’est plus au nom d’une nation, d’une géographie, d’une classe ou d’une famille que l’individu sera créateur, mais en son nom propre. Et le pire ennemi de ce projet politique est le souverainisme parce que la subjectivation ne peut se forger que dans un monde ouvert, non placé sous tutelle au nom d’un bien commun ou d’une communauté. Contre les groupes financiers, les rentiers et les spéculateurs ainsi que contre les bureaucraties étatiques qui détruisent la capacité d’action de ceux qui créent, la priorité devra être donnée aux producteurs, qu’ils soient salariés, entrepreneurs, agriculteurs ou enseignants.
Il faut reconnaitre l’épuisement du modèle d’action qui a inspiré la social-démocratie au cours de la période industrielle classique. Cette vie politique-là n’est plus au centre de la vie sociale. Ce n’est pas en elle que les nouveaux acteurs sociaux — qui sont de plus en plus culturels — trouveront à s’exprimer. La vie politique réelle déborde en fait de plus en plus le cadre de ses institutions traditionnelles. À cet égard il est symptomatique que l’action des minorités ou menées en leur faveur est devenue l’un des thèmes de prédilection de la science politique. Tout comme elle prend aussi en considération les groupes d’initiatives citoyennes pour lesquels il importe de constituer un niveau intermédiaire enlevant aux partis le monopole de la représentation, brisant ainsi la logique antidémocratique qui se contente de faire descendre les décisions du haut vers le bas.
Cessant de nous considérer comme des êtres avant tout économiques, il s’agit de dépasser l’idée que le progrès est une association naturelle et simple entre la productivité, la croissance et l’élévation du niveau de vie. Cette vision est issue du passé industriel alors que la priorité est désormais de définir un nouveau champ de lutte en faveur de la « subjectivation » qui vise à promouvoir la dignité humaine en unissant aussi directement que possible l’individuel et l’universel. Nous ne vivons pas dans un monde sécularisé, rationalisé, technique et scientifique où l’invocation des droits humains réduirait le libéralisme politique à la tolérance. Les droits politiques sont ceux de la reconnaissance directe de tous à la dignité née non pas d’une transcendance mais de l’action humaine elle-même.
Questions ouvertes
La thématique tourainienne de la « subjectivation » fournit-elle le cadre conceptuel d’un nouveau siècle politique et est-elle susceptible de redonner force aux aspirations démocratiques qui ont animé mais finalement engendré beaucoup de scepticisme au cours du siècle passé ? S’y dessinent assurément des pistes que devront explorer les nouveaux « sujets-citoyens ». Leurs luttes chercheront à rejoindre le sens le plus profond de l’individuation contemporaine, affirme Touraine, et elles se joueront paradoxalement entre le pays (la société civile) et l’État. Dans l’esquisse qu’il propose en vue de surmonter la tutelle de ce dernier, on peut toutefois trouver que les principes directeurs qu’il met en avant demeurent vagues à l’égard de certaines des thématiques qu’il considère comme prioritaires.
Ainsi en va-t-il de son analyse de la question nationale. Ne sous-estime-t-il pas l’impact des migrations internationales dont l’ampleur et la permanence prévisibles constituent une véritable révolution démographique pour le Vieux Continent ? Y sont bouleversées les sources du peuplement des sociétés européennes en même temps que les conditions culturelles de l’intégration des États. En regard de cette réalité, n’était-ce pas une réflexion plus approfondie au sujet de l’État postnational plutôt que national qui aurait à être proposée ? Et pour y contribuer, un appel à l’accueil plus généreux des réfugiés accompagné du souhait d’une orientation des individus de toutes origines vers une pensée universaliste, suffit-il ? Touraine insiste à de nombreuses reprises sur la dimension culturelle que prend actuellement l’action sociale. Mais à l’heure de la mondialisation il continue de parler de la plutôt que des cultures. Ne reste-t-il pas ainsi trop exclusivement tributaire du cadre conceptuel de l’universalisme culturel hérité du siècle des Lumières, négligeant le meilleur de ce que les études post-coloniales ont mis en avant ? On n’échappe pas à l’idée que les frontières de la pensée tourainienne demeurent celles d’une France persuadée qu’elle est capable de réaliser l’universalisme dans un seul pays. À l’heure de la mondialisation, la notion d’universel exige d’être problématisée dans son contenu. Et soulignant à cet égard que l’énonciation de l’universel, loin de s’imposer comme un facteur d’unification des êtres humains est aussi celui d’un conflit entre eux et avec eux-mêmes, on rappellera ce qu’en dit Arjun Appadurai (2001): désormais l’une des grandes questions pour les sciences sociales est devenue celle non pas de penser l’après colonialisme mais de parvenir à penser après le colonialisme.
Mais finalement, à la croisée des chemins entre la soumission et l’émancipation, aujourd’hui pour vaincre le pouvoir total qui exerce son emprise économique et politique sur nos existences, suffit-il de faire confiance à l’extraordinaire capacité historique qu’ont manifestée les humains à inventer et réinventer toujours les pensées, les gestes et les actes qui font sortir de la lourdeur sinon de la brutalité des temps ? Cette question reste posée lorsqu’on referme le dernier ouvrage de Touraine : d’où viendra la vitalité politique de ce sujet « hypermoderne » appelé à participer à l’édification d’un nouveau genre de destinée collective, celle de « la société des individus » ? Il y a une sorte de volontarisme social, moral même, qui a inspiré l’œuvre sociologique de notre auteur depuis ses débuts et qui l’a conduit vers des positions très en surplomb de la réalité. Cela laisse évidemment ses lecteurs quelque peu dubitatifs. Parce que si l’on peut être d’accord avec lui sur le fait que la réflexivité humaine est celle d’individus qui ne sont jamais intégralement déterminés par ce que leur socialisation initiale leur a inculqué, il reste à expliciter les conditions au travers desquelles ils se transforment en sujets conscients de la responsabilité qu’ils endossent de remettre en cause l’architecture donnée à la vie collective.
Si l’on peut souscrire à l’idée que faire de la politique aujourd’hui ce n’est pas d’abord convaincre un maximum de gens de se rallier à l’une ou l’autre des représentations particratiques de la vie sociale, mais de contribuer à l’accroissement la capacité d’action de chacun, il y a aussi à s’interroger sur l’optimisme réformiste qui donne à croire que les améliorations démocratiques sont à portée de la main. Et tout autant que l’invitation politique tourainienne, il faut écouter la mise en garde du sociologue anglais Colin Crouch qui, dans Post-démocratie (2013), diagnostique que la démocratie des sociétés occidentales risque bien de dépérir plutôt que de progresser. Lui aussi pense que nous sommes conduits vers un changement fondamental de période en raison de la profonde transformation des classes sociales et de l’évolution des rapports que les partis entretiennent avec leur base. Nous entrons dans ce qu’il appelle la post-démocratie, une époque incertaine où les apparences démocratiques sont respectées mais où les choix politiques ne résultent déjà plus des controverses et oppositions entre les citoyens que relayaient les partis. Ce n’est plus l’écoute des demandes sociales qui est déterminante, ce sont les interactions entre une classe politique désormais préoccupée d’entretenir des liens privilégiés avec les experts des milieux d’affaires et des lobbys. Par ailleurs, plutôt que de traduire politiquement ce qu’expriment les mouvements sociaux, les partis concèdent énormément à la logique de la société médiatique qui fabrique du spectacle avec tout. De plus en plus préoccupés de leur image télévisée, ils cherchent auprès des sondeurs et des spécialistes de la communication les instruments de leur influence sur la cible électorale qu’ils tentent de gagner à leur cause. Crouch ne cache pas ses craintes : une décomposition démocratique est engagée. D’autant qu’intervient aussi le décalage entre les niveaux nationaux et internationaux de décision. La période actuelle est celle d’un dépérissement sans dépassement des États nationaux. Elle permet aux oligarchies financières internationalisées d’adopter des pratiques affectant profondément la démocratie qui, pour sa part, demeure coulée dans les structures territoriales étatiques. Même si son héritage continue de jouer un rôle non négligeable, la démocratie est donc vidée d’une large part de son contenu. Elle n’est sans doute pas épuisée, mais pour survivre elle doit chercher à sortir de cette trappe historique. Ce sont donc les capacités de la démocratie à surmonter les périls de sa nonchalance récurrente qui sont à prendre sérieusement en considération
Les diagnostics de Touraine et de Crouch ne diffèrent pas fondamentalement. Mais l’empirisme observateur de l’un et le volontarisme prescriptif de l’autre illustrent on ne peut mieux la difficulté qu’il y a pour les sciences sociales à réunir ce qu’Antonio Gramsci voulait conjuguer : le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.