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Le nouveau siècle politique, d’Alain Touraine

Numéro 3 - 2017 par Albert Bastenier

avril 2017

Il y a plu­sieurs années déjà que Pao­lo Flores d’Arcais (le direc­teur de la revue ita­lienne Micro­me­ga) for­mu­lait l’idée selon laquelle la gauche euro­péenne ne par­vien­drait à sor­tir de l’impuissance qui la carac­té­rise qu’en pre­nant au sérieux l’idéal d’émancipation qu’affirme avec force l’individu moderne. Ceci afin de don­ner un nou­veau fon­de­ment aux pro­messes de la liber­té et […]

Un livre

Il y a plu­sieurs années déjà que Pao­lo Flores d’Arcais (le direc­teur de la revue ita­lienne Micro­me­ga) for­mu­lait l’idée selon laquelle la gauche euro­péenne ne par­vien­drait à sor­tir de l’impuissance qui la carac­té­rise qu’en pre­nant au sérieux l’idéal d’émancipation qu’affirme avec force l’individu moderne. Ceci afin de don­ner un nou­veau fon­de­ment aux pro­messes de la liber­té et de l’égalité.

La question politique de l’individualisme

L’idée n’était pas entiè­re­ment neuve. Dès le XIXe siècle, John Stuart Mill sou­te­nait qu’il fal­lait élar­gir le spectre de la lutte poli­tique au-delà des ques­tions sociales. Pour lui, le prin­cipe de la valeur abso­lue de l’individu était essen­tiel, l’une des condi­tions néces­saires à la réa­li­sa­tion concrète de l’égalité. Et quand aujourd’hui Pierre Rosan­val­lon explore à son tour les nou­velles figures de la légi­ti­mi­té poli­tique, il sou­ligne la cen­tra­li­té de la ques­tion de l’individualisme. Il évoque la néces­si­té d’une « légi­ti­mi­té de proxi­mi­té », un lien de confiance que les poli­tiques sont appe­lés à tis­ser avec les citoyens désor­mais sou­cieux de digni­té et de recon­nais­sance per­son­nelle. Il observe tou­te­fois que jusqu’à pré­sent la gauche n’a pas su pen­ser cette ques­tion des attentes de la sin­gu­la­ri­té individuelle.

Le pro­blème n’est tou­te­fois pas simple. On se rap­pel­le­ra à cet égard qu’au XIXe siècle déjà, Toc­que­ville médi­tant sur les dérives de ce qu’il nom­mait la « pas­sion de l’égalité », croyait devoir consta­ter que, à l’instar de cette ten­dance active par­mi les membres des démo­cra­ties, les élites poli­tiques cen­sées les repré­sen­ter pré­fé­raient l’égalité dans la ser­vi­tude plu­tôt que l’inégalité dans la liber­té. Et plus près de nous, lorsque Mar­cel Gau­chet s’applique à four­nir un éclai­rage sur cer­tains aspects contem­po­rains de la sub­jec­ti­vi­té indi­vi­duelle, il parle d’une socié­té qui poli­ti­que­ment se défait parce qu’y pro­gressent une masse d’individus égo­tistes, hédo­nistes et anti­cons­ti­tu­tion­nel. Il est mani­fes­te­ment dif­fi­cile d’attacher des droits aux indi­vi­dus en tant qu’individus puisque l’idée même du droit sup­pose une socié­té déjà instituée.

Démocrate ou républicain ?

Tout au long de son œuvre socio­lo­gique, Alain Tou­raine quant à lui, n’a jamais caché où allaient ses pré­fé­rences : il pense que les ins­ti­tu­tions doivent être « pour les indi­vi­dus » et non l’inverse. Entre les deux cou­rants qui depuis envi­ron trois siècles divisent la tra­di­tion poli­tique libé­rale moderne, il pré­fère celui qui cherche à limi­ter l’emprise du poli­tique sur les indi­vi­dus en vue de per­mettre le res­pect public de leurs droits sub­jec­tifs plu­tôt que l’autre qui entend sou­mettre les indi­vi­dus aux impé­ra­tifs d’une citoyen­ne­té homo­gène. À la ques­tion « êtes-vous démo­crate ou répu­bli­cain ? », il est clair pour lui que la reven­di­ca­tion répu­bli­caine doit être clas­sée à droite, tan­dis que le thème de la démo­cra­tie consti­tue un vrai mar­queur de gauche. Dans Le nou­veau siècle poli­tique1, il revient d’une manière syn­thé­tique sur ce qu’implique poli­ti­que­ment ce cli­vage dont il avait pro­po­sé l’analyse socio­lo­gique dans La fin des socié­tés (2013) et dans Nous, sujets humains (2015).

Dans ses deux ouvrages anté­rieurs, com­plexes, arbo­res­cents et réso­lu­ment théo­riques, il s’est deman­dé com­ment, au-delà des effets délé­tères de la crise finan­cière de 2008, adve­nus comme le point final d’un long pro­ces­sus de désa­gré­ga­tion du lien col­lec­tif tis­sé par la social-démo­cra­tie au sein de la socié­té indus­trielle, on pou­vait carac­té­ri­ser ce qui allait pro­ba­ble­ment être l’axe des nou­velles luttes sociales au cours du siècle nais­sant. Avec l’expression « la fin des socié­tés » il ne pré­tend évi­dem­ment pas qu’il n’y a plus de socié­té, mais bien que l’on est par­ve­nu à un chan­ge­ment de période et que prend ain­si fin ce qui avait été conçu à l’aide de cette notion guère uti­li­sée avant le XVIIe siècle. Il avance l’hypothèse qu’est appe­lée à décli­ner une concep­tion datée de la vie col­lec­tive. Bien que se soit mani­fes­tée une pro­gres­sive éman­ci­pa­tion de la conscience per­son­nelle des indi­vi­dus, il fal­lut bien consta­ter néan­moins que cette der­nière y est res­tée sou­mise à un point tel que les objec­tifs et les res­sources maté­rielles sont demeu­rées concen­trées dans les mains des États. Un pou­voir poli­tique cen­tral mar­chant la main dans la main avec un capi­ta­lisme auto­ri­taire y a gar­dé un rôle si déter­mi­nant que, au tra­vers d’une concep­tion de la citoyen­ne­té asso­ciée à une forte sys­té­ma­ti­sa­tion du tra­vail, ils res­tent encore capables d’imposer que cha­cun soit mis au ser­vice de ladite « société ».

C’est cela qui s’exprime aujourd’hui encore lorsque la théo­rie et la pra­tique poli­tique placent la « socié­té civile » en des­sous de la « Nation ». De la même manière que la théo­lo­gie de l’église catho­lique a dura­ble­ment cher­ché à ce que ses « fidèles » se conduisent en « bons parois­siens » (c’est-à-dire se sou­mettent au cler­gé), l’État ne cesse de deman­der aux indi­vi­dus de se com­por­ter en « bons citoyens » (c’est-à-dire s’alignent sur les injonc­tions des ins­ti­tu­tions poli­tiques). Ce qui revient à tout conce­voir du point de vue de l’État plu­tôt que de celui des hommes, des femmes et des enfants qui com­posent la popu­la­tion. Alors que l’inspiration ini­tiale de la démo­cra­tie rési­dait dans la recherche d’une socié­té où tous les êtres humains puissent faire valoir les droits fon­da­men­taux dont ils sont dotés, le rap­pel constant des devoirs de la citoyen­ne­té appa­rait plu­tôt comme la volon­té d’une subor­di­na­tion aux ins­ti­tu­tions sociales existantes.

Tou­raine affirme qu’à l’aube du XXIe siècle une autre concep­tion des choses, alter­na­tive et com­plé­men­taire, s’avère néces­saire. Si l’on veut com­prendre la peine qu’éprouvent désor­mais les ins­ti­tu­tions de la moder­ni­té à garan­tir le lien social, c’est de leur décom­po­si­tion qu’il faut par­ler. Dans l’actuelle socié­té post­in­dus­trielle et de la com­mu­ni­ca­tion, on ne peut plus admettre que l’immense majo­ri­té des gens n’ait d’existence per­son­nelle que moyen­nant leur par­ti­ci­pa­tion sou­mise au mode de fonc­tion­ne­ment règle­men­taire des ins­ti­tu­tions poli­tiques de l’État ni à celui d’un capi­ta­lisme mani­pu­la­teur, mon­dia­li­sé et financiarisé.

Est-il pos­sible de construire un pro­gramme poli­tique de gauche à par­tir de ce diag­nos­tic ? Dans le nou­veau contexte de la glo­ba­li­sa­tion (qui est la plus impor­tante trans­for­ma­tion sur­ve­nue dans le monde depuis la chute du com­mu­nisme) le vieux cli­vage gauche/droite n’opère plus comme tel. Il faut resi­tuer la contra­dic­tion poli­tique prin­ci­pale entre ceux qui, d’une part, per­çoivent les nou­velles exi­gences de l’émancipation, et, d’autre part, ceux qui résistent à cette pers­pec­tive au nom de ce qu’exigerait la sta­bi­li­té de l’ordre poli­tique. L’émancipation dont Tou­raine parle — et qu’il appelle la « sub­jec­ti­va­tion » — est en fait une radi­ca­li­sa­tion des inno­va­tions intel­lec­tuelles et morales inau­gu­rées lors du siècle des Lumières. Leur pro­messe fut qu’il était pos­sible de se libé­rer du sys­tème d’emprise de tra­di­tions, celles de la famille, des reli­gions et des pou­voirs poli­tiques domi­na­teurs. Jamais les indi­vi­dus n’ont mani­fes­té autant qu’aujourd’hui leur désir d’être plei­ne­ment et libre­ment eux-mêmes. C’est, dit-il, le sens le plus pro­fond qu’il faut recon­naitre au mou­ve­ment de l’individuation contem­po­raine. Et la « sub­jec­ti­va­tion », comme pro­jet huma­niste, demande que les struc­tures de la vie col­lec­tive soient mises au ser­vice des indi­vi­dus-sujets auto­nomes. Car ils sont tous dotés de droits qui se situent au-des­sus des lois. Les droits ont un fon­de­ment qui dépasse celui des lois qui ne sont jamais que par­ti­cu­lières. Ces der­nières appar­tiennent à la socié­té, tan­dis que les droits n’appartiennent qu’au sujet per­son­nel. Le sujet est donc la caté­go­rie poli­tique du futur. Elle doit per­mettre l’apparition d’une nou­velle citoyen­ne­té capable de résis­ter aux tota­li­ta­rismes des États, de la tech­no­lo­gie, de la com­mu­ni­ca­tion de masse deve­nue une pro­pa­gande et de la recherche du pro­fit sans limite qu’elle favorise.

C’est à par­tir du contexte spé­ci­fi­que­ment fran­çais et des enjeux des élec­tions pré­si­den­tielles de 2017 que Tou­raine orga­nise la réflexion à cet égard. Mais au-delà de cette contex­tua­li­sa­tion spé­ci­fique, il est pos­sible de rete­nir ce qui revêt une por­tée plus géné­rale au tra­vers des cinq thèmes qu’il pri­vi­lé­gie et qui servent de char­pente à ses propositions.

La question nationale

La crise de l’État natio­nal est en grande par­tie la consé­quence de la glo­ba­li­sa­tion. Mais il faut aus­si consta­ter l’affirmation d’un nou­veau type d’États qui peuvent être vus comme « impé­riaux » dans la mesure où ils se défi­nissent par l’union étroite entre un pou­voir poli­tique, une puis­sance éco­no­mique et une iden­ti­té cultu­relle. On peut emblé­ma­ti­que­ment y ran­ger la Chine, les États-Unis, la Répu­blique isla­mique d’Iran et les ambi­tions de « l’utopie rétros­pec­tive » que consti­tue l’État Isla­mique. Com­ment for­mu­ler le renou­vè­le­ment de la pen­sée dans ce contexte ?

Il y a ceux qui, à droite et au nom de la glo­ba­li­sa­tion impé­riale de l’économie, pro­clament le dépas­se­ment des États natio­naux et affirment qu’il faut lais­ser gou­ver­ner les mar­chés. Mais il y a aus­si ceux qui, à gauche, ne voient dans l’État natio­nal que ce qui a été le prin­ci­pal res­pon­sable de l’exploitation des tra­vailleurs et de la domi­na­tion colo­niale. Face à cette double cri­tique de l’État nation et mal­gré l’impasse qu’est pour lui le sou­ve­rai­nisme, Tou­raine demeure néan­moins convain­cu que la défense des inté­rêts popu­laires conti­nue de pas­ser par ce type de com­mu­nau­té poli­tique. Car il s’agit d’assurer un prin­cipe d’unité de la vie sociale dont les consti­tuants géo­gra­phique et his­to­rique de la Nation four­nissent le lieu. Au-des­sus des inté­rêts par­ti­cu­liers, s’y consti­tuent les orien­ta­tions géné­rales de la vie sociale. En somme, l’État nation serait à l’Europe d’aujourd’hui ce que les Cités furent à la Grèce antique : le cadre de sens où se pro­duit la « chose com­mune ». C’est même en ce lieu-là qu’il est his­to­ri­que­ment deve­nu pos­sible de pen­ser les « droits humains » qui placent la per­sonne au-des­sus des lois des socié­tés par­ti­cu­lière, mais à la condi­tion tou­te­fois que l’idée de Nation soit por­teuse des valeurs uni­ver­selles et non pas rap­por­tée à une citoyen­ne­té exclu­si­ve­ment eth­nique. La conscience natio­nale se défi­nit alors en termes de liber­té, d’égalité et de digni­té, ce qui cor­res­pond aux orien­ta­tions des socié­tés ouvertes et d’inspiration indi­vi­dua­liste au sein des­quelles, pour des rai­sons éthiques plu­tôt que poli­tiques, le pou­voir ne cherche pas à contrô­ler l’ensemble des conduites humaines. Car ce n’est pas d’abord en tant que citoyens d’un État par­ti­cu­lier que nous avons des droits, mais en tant que por­teurs d’un droit humain fon­da­men­tal indé­pen­dant de notre fonc­tion ou de notre place dans la socié­té. C’est un droit à la liber­té au sein duquel l’universalisme et l’individualisme se rejoignent et une manière de défi­nir la « subjectivation ».

La question religieuse et la laïcité

La laï­ci­té implique au mini­mum l’indépendance du pou­voir poli­tique par rap­port à tous les pou­voirs reli­gieux. Pour cer­tains, elle pro­tège la liber­té reli­gieuse et, pour d’autres, célèbre la vic­toire de l’école publique sur l’école pri­vée (sur­tout catho­lique) après d’interminables guerres sco­laires. Elle invite ain­si tan­tôt à com­battre la sou­mis­sion du pou­voir poli­tique au pou­voir reli­gieux et tan­tôt à com­battre la reli­gion elle-même. Pour sor­tir de la confu­sion, Tou­raine pro­pose une idée simple : nous ne sommes pas pas­sés du monde de la reli­gion au monde de la rai­son, mais vivons encore deux trans­for­ma­tions qui se com­plètent en même temps qu’elles se contredisent.

La pre­mière trans­for­ma­tion est celle du déclin sinon de la dis­pa­ri­tion du sacré dans la par­tie occi­den­tale du monde. Elle a certes contri­bué à une libé­ra­tion des esprits, mais pour les sou­mettre aus­si­tôt aux ruses de l’argent et du pro­fit. Nous vivons désor­mais sous le règne du capi­ta­lisme finan­cier ain­si que de régimes cultu­rel­le­ment tota­li­taires qui dominent en grande par­tie le monde. La seconde trans­for­ma­tion est l’affirmation his­to­rique des sciences humaines qui se sont levées aux côtés de la pen­sée huma­niste et avec les­quelles la laï­ci­té lutte contre le pou­voir poli­tique abso­lu en géné­rant l’idée moderne de sujet. À par­tir de là, la laï­ci­té est le tronc com­mun des luttes qui, au nom de la liber­té de conscience, com­battent les pou­voirs tota­li­taires. Sa plus forte obli­ga­tion est de faire res­pec­ter l’universalisme des droits atta­chés aux êtres humains. Elle contri­bue à la « sub­jec­ti­va­tion » en défi­nis­sant l’espace dans lequel s’affirme la liber­té de l’esprit qui ne va pas sans la liber­té com­plé­men­taire des âmes et des corps.

Tou­te­fois, parce que l’universel humain n’est pas plus repré­sen­table que l’universel divin, la laï­ci­té n’a pas à s’opposer à ceux qui veulent défendre le sacré. Il s’agit plu­tôt de créer le champ d’action où puissent se rejoindre ceux qui veulent débattre des enjeux de la ren­contre entre le sacré et le pro­fane. Ce n’est ni du côté de la « com’» ni du mana­ge­ment que l’on peut espé­rer voir se for­ti­fier des esprits libres. Ce ne sera qu’en favo­ri­sant les ren­contres entre ceux qui, mêlant esprit reli­gieux et non reli­gieux, cherchent à décou­vrir le sens de l’existence et de l’action en pla­çant l’être humain créa­teur au-des­sus de tous les « grands récits ».

Le djihad

La dimen­sion reli­gieuse des atten­tats actuel­le­ment com­mis dans les pays occi­den­taux par les dji­ha­distes de Daech s’affirme comme elle l’avait été par ceux d’Al-Qaïda. Même si elle n’intervient pas seule, il serait absurde de la nier puisque sa mani­fes­ta­tion la plus évi­dente se trouve dans l’existence même du dji­had en Irak et en Syrie où la pré­ten­tion d’instaurer un nou­veau cali­fat n’est pas sépa­rable du conflit qui oppose les sun­nites et les chiites. Mais parce que les sciences sociales occi­den­tales ont été inca­pables de com­prendre que, dans le contexte de la glo­ba­li­sa­tion, de nou­veaux acteurs sociaux pou­vaient être mobi­li­sés par la défense des iden­ti­tés, on a mécon­nu la puis­sance gar­dée par la reli­gion dans d’autres par­ties du monde. Et, dans la fou­lée de cette igno­rance, que la reli­gion puisse jouer le rôle d’une « patrie por­ta­tive » qui vient com­bler le défaut d’appartenance sociale et poli­tique dont pâtissent les jeunes géné­ra­tions issues de l’immigration musul­mane en Europe. Selon Tou­raine, l’attrait qu’exerce le cali­fat sur les jeunes dji­ha­distes d’Europe ne pro­cè­de­rait cepen­dant pas d’abord d’une isla­mi­sa­tion de leur radi­ca­li­sa­tion (thèse d’Olivier Roy), mais d’une pen­sée reli­gieuse qui veut en finir avec toute idée de créa­tion humaine. D’où leur volon­té de des­truc­tion aveugle plu­tôt que de construc­tion. De ce point de vue, le dji­ha­disme est une vio­lence anti­mo­derne sans but, sinon celui de s’assurer un salut au-delà de la mort. Un tel bou­clage idéo­lo­gique ne res­pecte plus aucun des droits humains fon­da­men­taux. Il est à l’opposé de la « sub­jec­ti­va­tion » et mani­feste l’urgence qu’il y a à créer un espace de débats ouverts.

L’école démocratique

Beau­coup pensent que l’école doit être au ser­vice de l’État. Pour sa part Tou­raine pense au contraire que l’école doit d’abord être au ser­vice de la liber­té, de léga­li­té et de la digni­té de chaque être humain. C’est-à-dire au ser­vice de la créa­ti­vi­té de cha­cun, comme le lieu d’un appren­tis­sage qui per­mette au sujet d’identifier et de sur­mon­ter les domi­na­tions sociales. L’école publique a certes his­to­ri­que­ment contri­bué à la perte d’emprise du caté­chisme de l’Église catho­lique. Mais alors qu’après d’interminables guerres sco­laires elle devrait avoir pour but prin­ci­pal de for­mer des esprits libres, créa­tifs et tolé­rants, elle demeure aujourd’hui res­pec­tueuse du modèle hié­rar­chique de l’État qui entre­tient sinon aggrave les inéga­li­tés sociales. Il faut donc aller plus loin, tra­vailler à l’édification d’une école véri­ta­ble­ment démo­cra­tique, au ser­vice de la pen­sée per­son­nelle qui conduit vers la par­ti­ci­pa­tion de tous aux droits humains fon­da­men­taux. La ségré­ga­tion sociale par l’école telle qu’elle se per­pé­tue actuel­le­ment consti­tue un des dan­gers les plus graves qui menacent notre socié­té parce qu’elle engendre le res­sen­ti­ment, le rejet et la vio­lence. L’école doit être un lieu essen­tiel de la « sub­jec­ti­va­tion » en pro­mou­vant des êtres de lan­gage plu­tôt que des brutes prêtes à en découdre.

Com­ment répondre à ce défi ? L’école publique n’a jamais entre­pris, sauf de manière mar­gi­nale, de grandes inno­va­tions péda­go­giques. Elle n’a pas fait preuve de larges ini­tia­tives dans la recherche de nou­veaux che­mins vers l’égalité. C’est pour­quoi, en même temps que sa mas­si­fi­ca­tion, elle s’est vidée de son sens tan­dis que s’exerçaient de plus en plus les forces du mar­ché. Pour ne pas être débor­dé par cette situa­tion de crise, le sys­tème édu­ca­tif doit se don­ner plus de liber­té par rap­port à l’État. Plu­tôt que de ne par­ler que des « pro­grammes » dans les lieux de déci­sion pour l’école, ce qui revient à ne consi­dé­rer que le point de vue des ensei­gnants et de l’administration, il y a lieu de s’enquérir de ce qu’est la vie per­son­nelle et col­lec­tive dans les établissements.

Que serait une école don­nant la prio­ri­té à la « sub­jec­ti­va­tion » des jeunes, c’est-à-dire une conscience réflexive ? Il s’agirait de valo­ri­ser le mieux pos­sible l’histoire et les pro­jets indi­vi­duels. Or, ce qui s’observe actuel­le­ment pour le plus grand nombre, c’est une socia­li­sa­tion qui opère avant tout par la réduc­tion des pro­jets per­son­nels à ce que veut bien concé­der l’ordre social à par­tir du point de départ éco­no­mique et cultu­rel de cha­cun. Par ailleurs et avec des accents plus poli­tiques que péda­go­giques, l’institution sco­laire déve­loppe prio­ri­tai­re­ment des pro­grammes scien­ti­fiques, tech­no­lo­giques et de ges­tion qui cor­res­pondent aux exi­gences du strict fonc­tion­ne­ment de la socié­té. Comme si les connais­sances devaient être iden­ti­fiées à l’étude des faits de la nature dans un monde par­fai­te­ment sécu­la­ri­sé. C’est là une concep­tion ins­tru­men­tale arro­gante et insuf­fi­sante de l’éducation. Parce que les autres sources d’influence intel­lec­tuelle et de réflexion sur la condi­tion humaine n’ont qu’une impor­tance mar­gi­nale dans le pré­ten­du uni­ver­sa­lisme et la scien­ti­fi­ci­té sélec­tive de ce sys­tème édu­ca­tif, les hié­rar­chies sociales exis­tantes s’en trouvent confir­mées plu­tôt que dis­cu­tées. On est aux anti­podes des exi­gences de la « sub­jec­ti­va­tion ». Il est donc impé­rieux que l’école retrouve un axe de déve­lop­pe­ment au sein duquel s’affirme que la créa­ti­vi­té humaine ne réside pas seule­ment dans des réa­li­sa­tions tech­niques mais éga­le­ment dans la conscience de la liber­té et de la digni­té de cha­cun au sein de la vie collective.

La question écologique

Les tra­vaux scien­ti­fiques qui mettent en garde contre les consé­quences éco­lo­giques de notre mode de déve­lop­pe­ment font appa­raitre d’importantes obli­ga­tions pour la com­mu­nau­té des nations. Nous ne sommes pas cer­tains de par­ve­nir à mettre en œuvre à temps les mesures jugées indis­pen­sables. D’un côté la nature impose à tous de recon­naitre qu’elle repose sur des équi­libres que nous devons res­pec­ter, de l’autre, les pays émer­gents reprochent aux pays déjà indus­tria­li­sés de les empê­cher de se moder­ni­ser. Le com­pro­mis est dif­fi­cile à trou­ver. Mais ce qui est fon­da­men­ta­le­ment en cause, c’est la moder­ni­té elle-même comme alliance entre l’industrialisation et le bien-être qu’elle est cen­sée redistribuer.

Faut-il par­ler d’une « fin de la moder­ni­té » ? Tou­raine s’y refuse. Le sens le plus pro­fond de la ques­tion éco­lo­gique, dit-il, est de savoir si nous par­vien­drons à réta­blir un lien entre l’ordre de la nature et l’ordre de la rai­son dans sa capa­ci­té à pro­duire une figure plus abou­tie du sujet humain. Ce que la « sub­jec­ti­va­tion » exige, c’est que nous par­ve­nions à dépas­ser l’idée de créa­tion de soi comme maitre de la nature pour aller vers celle de sujet capable de créa­tion consciente. Les contraintes liées à l’environnement doivent dès lors nous pous­ser non pas vers une posi­tion de repli (la décrois­sance) mais, à l’opposé, vers le mou­ve­ment et la conscience de ce que nous fai­sons. Ce que l’écologie doit étendre, c’est l’espace de la créa­tion jusqu’à la sau­ve­garde de la nature. Si l’idéologie éco­lo­giste reste si faible et son his­toire si sou­vent ponc­tuée de renon­ce­ments, c’est parce qu’elle est vécue comme une contrainte plu­tôt que comme une oppor­tu­ni­té, qu’elle se nour­rit de peurs et de doutes alors que nous sommes tech­ni­que­ment capables d’étendre les mesures de res­pect de l’environnement. Si l’idéologie éco­lo­giste ne fait qu’entretenir une nos­tal­gie irréa­liste du « retour à la nature », elle ne pour­ra que contri­buer à nous sou­mettre à des exi­gences plus fortes que nous. L’idée d’environnement doit être char­gée d’une signi­fi­ca­tion inverse, d’un élar­gis­se­ment de notre capa­ci­té d’action. Elle contri­bue­ra alors à faire de nous des êtres sociaux plu­tôt que des pro­duc­teurs de profit.

La défense de l’environnement est une condi­tion préa­lable à l’entrée dans la socié­té de créa­tion de soi. Elle n’est pas un thème pro­pre­ment poli­tique parce que la sau­ve­garde de l’environnement n’est le pro­blème d’aucun pays ni d’aucun par­ti en par­ti­cu­lier, mais celui de tous. Elle concerne un monde dont les acteurs ne sont ni poli­tiques ni éco­no­miques mais cultu­rels et même éthiques.

Changer de siècle

Chan­ger de siècle poli­tique signi­fie qu’il faut chan­ger de défi­ni­tion de la vie poli­tique qui ne peut plus être conçue autour du conflit oppo­sant de manière sim­pliste les pos­sé­dants et les sala­riés. Il est vrai que des inté­rêts éco­no­miques anta­go­nistes existent. Mais les uns et les autres par­ti­cipent au monde de la créa­tion. Le nou­veau pro­jet poli­tique devra com­bi­ner les aspi­ra­tions à une moder­ni­sa­tion plus abou­tie et à la recons­truc­tion d’une nation ouverte. Seule l’union d’objectifs sociaux, éco­no­miques et natio­naux per­met­tra à la gauche de rede­ve­nir un acteur poli­tique véri­table. La stra­té­gie pour y par­ve­nir réside dans la « sub­jec­ti­va­tion » qui fait de chaque être humain un sujet dont les droits se situent au-des­sus des devoirs à l’égard de la société.

Un tel lan­gage est nou­veau, aus­si déran­geant pour la droite que pour la gauche anciennes qui jusqu’ici iden­ti­fiaient le sujet humain aux seuls inté­rêts col­lec­tifs. Or, cette caté­go­rie est frap­pée d’obsolescence. Les struc­tures col­lec­tives doivent être mises au ser­vice des indi­vi­dus et ce n’est plus au nom d’une nation, d’une géo­gra­phie, d’une classe ou d’une famille que l’individu sera créa­teur, mais en son nom propre. Et le pire enne­mi de ce pro­jet poli­tique est le sou­ve­rai­nisme parce que la sub­jec­ti­va­tion ne peut se for­ger que dans un monde ouvert, non pla­cé sous tutelle au nom d’un bien com­mun ou d’une com­mu­nau­té. Contre les groupes finan­ciers, les ren­tiers et les spé­cu­la­teurs ain­si que contre les bureau­cra­ties éta­tiques qui détruisent la capa­ci­té d’action de ceux qui créent, la prio­ri­té devra être don­née aux pro­duc­teurs, qu’ils soient sala­riés, entre­pre­neurs, agri­cul­teurs ou enseignants.

Il faut recon­naitre l’épuisement du modèle d’action qui a ins­pi­ré la social-démo­cra­tie au cours de la période indus­trielle clas­sique. Cette vie poli­tique-là n’est plus au centre de la vie sociale. Ce n’est pas en elle que les nou­veaux acteurs sociaux — qui sont de plus en plus cultu­rels — trou­ve­ront à s’exprimer. La vie poli­tique réelle déborde en fait de plus en plus le cadre de ses ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles. À cet égard il est symp­to­ma­tique que l’action des mino­ri­tés ou menées en leur faveur est deve­nue l’un des thèmes de pré­di­lec­tion de la science poli­tique. Tout comme elle prend aus­si en consi­dé­ra­tion les groupes d’initiatives citoyennes pour les­quels il importe de consti­tuer un niveau inter­mé­diaire enle­vant aux par­tis le mono­pole de la repré­sen­ta­tion, bri­sant ain­si la logique anti­dé­mo­cra­tique qui se contente de faire des­cendre les déci­sions du haut vers le bas.

Ces­sant de nous consi­dé­rer comme des êtres avant tout éco­no­miques, il s’agit de dépas­ser l’idée que le pro­grès est une asso­cia­tion natu­relle et simple entre la pro­duc­ti­vi­té, la crois­sance et l’élévation du niveau de vie. Cette vision est issue du pas­sé indus­triel alors que la prio­ri­té est désor­mais de défi­nir un nou­veau champ de lutte en faveur de la « sub­jec­ti­va­tion » qui vise à pro­mou­voir la digni­té humaine en unis­sant aus­si direc­te­ment que pos­sible l’individuel et l’universel. Nous ne vivons pas dans un monde sécu­la­ri­sé, ratio­na­li­sé, tech­nique et scien­ti­fique où l’invocation des droits humains rédui­rait le libé­ra­lisme poli­tique à la tolé­rance. Les droits poli­tiques sont ceux de la recon­nais­sance directe de tous à la digni­té née non pas d’une trans­cen­dance mais de l’action humaine elle-même.

Questions ouvertes

La thé­ma­tique tou­rai­nienne de la « sub­jec­ti­va­tion » four­nit-elle le cadre concep­tuel d’un nou­veau siècle poli­tique et est-elle sus­cep­tible de redon­ner force aux aspi­ra­tions démo­cra­tiques qui ont ani­mé mais fina­le­ment engen­dré beau­coup de scep­ti­cisme au cours du siècle pas­sé ? S’y des­sinent assu­ré­ment des pistes que devront explo­rer les nou­veaux « sujets-citoyens ». Leurs luttes cher­che­ront à rejoindre le sens le plus pro­fond de l’individuation contem­po­raine, affirme Tou­raine, et elles se joue­ront para­doxa­le­ment entre le pays (la socié­té civile) et l’État. Dans l’esquisse qu’il pro­pose en vue de sur­mon­ter la tutelle de ce der­nier, on peut tou­te­fois trou­ver que les prin­cipes direc­teurs qu’il met en avant demeurent vagues à l’égard de cer­taines des thé­ma­tiques qu’il consi­dère comme prioritaires.

Ain­si en va-t-il de son ana­lyse de la ques­tion natio­nale. Ne sous-estime-t-il pas l’impact des migra­tions inter­na­tio­nales dont l’ampleur et la per­ma­nence pré­vi­sibles consti­tuent une véri­table révo­lu­tion démo­gra­phique pour le Vieux Conti­nent ? Y sont bou­le­ver­sées les sources du peu­ple­ment des socié­tés euro­péennes en même temps que les condi­tions cultu­relles de l’intégration des États. En regard de cette réa­li­té, n’était-ce pas une réflexion plus appro­fon­die au sujet de l’État post­na­tio­nal plu­tôt que natio­nal qui aurait à être pro­po­sée ? Et pour y contri­buer, un appel à l’accueil plus géné­reux des réfu­giés accom­pa­gné du sou­hait d’une orien­ta­tion des indi­vi­dus de toutes ori­gines vers une pen­sée uni­ver­sa­liste, suf­fit-il ? Tou­raine insiste à de nom­breuses reprises sur la dimen­sion cultu­relle que prend actuel­le­ment l’action sociale. Mais à l’heure de la mon­dia­li­sa­tion il conti­nue de par­ler de la plu­tôt que des cultures. Ne reste-t-il pas ain­si trop exclu­si­ve­ment tri­bu­taire du cadre concep­tuel de l’universalisme cultu­rel héri­té du siècle des Lumières, négli­geant le meilleur de ce que les études post-colo­niales ont mis en avant ? On n’échappe pas à l’idée que les fron­tières de la pen­sée tou­rai­nienne demeurent celles d’une France per­sua­dée qu’elle est capable de réa­li­ser l’universalisme dans un seul pays. À l’heure de la mon­dia­li­sa­tion, la notion d’universel exige d’être pro­blé­ma­ti­sée dans son conte­nu. Et sou­li­gnant à cet égard que l’énonciation de l’universel, loin de s’imposer comme un fac­teur d’unification des êtres humains est aus­si celui d’un conflit entre eux et avec eux-mêmes, on rap­pel­le­ra ce qu’en dit Arjun Appa­du­rai (2001): désor­mais l’une des grandes ques­tions pour les sciences sociales est deve­nue celle non pas de pen­ser l’après colo­nia­lisme mais de par­ve­nir à pen­ser après le colonialisme.

Mais fina­le­ment, à la croi­sée des che­mins entre la sou­mis­sion et l’émancipation, aujourd’hui pour vaincre le pou­voir total qui exerce son emprise éco­no­mique et poli­tique sur nos exis­tences, suf­fit-il de faire confiance à l’extraordinaire capa­ci­té his­to­rique qu’ont mani­fes­tée les humains à inven­ter et réin­ven­ter tou­jours les pen­sées, les gestes et les actes qui font sor­tir de la lour­deur sinon de la bru­ta­li­té des temps ? Cette ques­tion reste posée lorsqu’on referme le der­nier ouvrage de Tou­raine : d’où vien­dra la vita­li­té poli­tique de ce sujet « hyper­mo­derne » appe­lé à par­ti­ci­per à l’édification d’un nou­veau genre de des­ti­née col­lec­tive, celle de « la socié­té des indi­vi­dus » ? Il y a une sorte de volon­ta­risme social, moral même, qui a ins­pi­ré l’œuvre socio­lo­gique de notre auteur depuis ses débuts et qui l’a conduit vers des posi­tions très en sur­plomb de la réa­li­té. Cela laisse évi­dem­ment ses lec­teurs quelque peu dubi­ta­tifs. Parce que si l’on peut être d’accord avec lui sur le fait que la réflexi­vi­té humaine est celle d’individus qui ne sont jamais inté­gra­le­ment déter­mi­nés par ce que leur socia­li­sa­tion ini­tiale leur a incul­qué, il reste à expli­ci­ter les condi­tions au tra­vers des­quelles ils se trans­forment en sujets conscients de la res­pon­sa­bi­li­té qu’ils endossent de remettre en cause l’architecture don­née à la vie collective.

Si l’on peut sous­crire à l’idée que faire de la poli­tique aujourd’hui ce n’est pas d’abord convaincre un maxi­mum de gens de se ral­lier à l’une ou l’autre des repré­sen­ta­tions par­ti­cra­tiques de la vie sociale, mais de contri­buer à l’accroissement la capa­ci­té d’action de cha­cun, il y a aus­si à s’interroger sur l’optimisme réfor­miste qui donne à croire que les amé­lio­ra­tions démo­cra­tiques sont à por­tée de la main. Et tout autant que l’invitation poli­tique tou­rai­nienne, il faut écou­ter la mise en garde du socio­logue anglais Colin Crouch qui, dans Post-démo­cra­tie (2013), diag­nos­tique que la démo­cra­tie des socié­tés occi­den­tales risque bien de dépé­rir plu­tôt que de pro­gres­ser. Lui aus­si pense que nous sommes conduits vers un chan­ge­ment fon­da­men­tal de période en rai­son de la pro­fonde trans­for­ma­tion des classes sociales et de l’évolution des rap­ports que les par­tis entre­tiennent avec leur base. Nous entrons dans ce qu’il appelle la post-démo­cra­tie, une époque incer­taine où les appa­rences démo­cra­tiques sont res­pec­tées mais où les choix poli­tiques ne résultent déjà plus des contro­verses et oppo­si­tions entre les citoyens que relayaient les par­tis. Ce n’est plus l’écoute des demandes sociales qui est déter­mi­nante, ce sont les inter­ac­tions entre une classe poli­tique désor­mais pré­oc­cu­pée d’entretenir des liens pri­vi­lé­giés avec les experts des milieux d’affaires et des lob­bys. Par ailleurs, plu­tôt que de tra­duire poli­ti­que­ment ce qu’expriment les mou­ve­ments sociaux, les par­tis concèdent énor­mé­ment à la logique de la socié­té média­tique qui fabrique du spec­tacle avec tout. De plus en plus pré­oc­cu­pés de leur image télé­vi­sée, ils cherchent auprès des son­deurs et des spé­cia­listes de la com­mu­ni­ca­tion les ins­tru­ments de leur influence sur la cible élec­to­rale qu’ils tentent de gagner à leur cause. Crouch ne cache pas ses craintes : une décom­po­si­tion démo­cra­tique est enga­gée. D’autant qu’intervient aus­si le déca­lage entre les niveaux natio­naux et inter­na­tio­naux de déci­sion. La période actuelle est celle d’un dépé­ris­se­ment sans dépas­se­ment des États natio­naux. Elle per­met aux oli­gar­chies finan­cières inter­na­tio­na­li­sées d’adopter des pra­tiques affec­tant pro­fon­dé­ment la démo­cra­tie qui, pour sa part, demeure cou­lée dans les struc­tures ter­ri­to­riales éta­tiques. Même si son héri­tage conti­nue de jouer un rôle non négli­geable, la démo­cra­tie est donc vidée d’une large part de son conte­nu. Elle n’est sans doute pas épui­sée, mais pour sur­vivre elle doit cher­cher à sor­tir de cette trappe his­to­rique. Ce sont donc les capa­ci­tés de la démo­cra­tie à sur­mon­ter les périls de sa non­cha­lance récur­rente qui sont à prendre sérieu­se­ment en considération

Les diag­nos­tics de Tou­raine et de Crouch ne dif­fèrent pas fon­da­men­ta­le­ment. Mais l’empirisme obser­va­teur de l’un et le volon­ta­risme pres­crip­tif de l’autre illus­trent on ne peut mieux la dif­fi­cul­té qu’il y a pour les sciences sociales à réunir ce qu’Antonio Gram­sci vou­lait conju­guer : le pes­si­misme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.

  1. Alain Tou­raine, Le nou­veau siècle poli­tique, Paris, Seuil, 2016, 201 p.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.