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Le naufrage français

Numéro 7 Octobre 2023 - État échoué Français France par La Revue nouvelle

octobre 2023

La France, depuis tou­jours, ou tant s’en faut, donne à cha­cun des leçons de démo­cra­tie. La Révo­lu­tion fran­çaise en ban­dou­lière, elle va par le monde en dis­tri­buant remon­trances et bons points. On en a sou­vent sou­ri, on s’en est plus fré­quem­ment aga­cés, mais on conti­nuait de recon­naitre à nos voi­sins une légi­ti­mi­té fon­dée sur leur com­bat démo­cra­tique. En effet, il n’est sans doute pas pos­sible pour un régime d’être démo­cra­tique, tant la démo­cra­tie n’est pas un état, mais une ten­sion vers un hori­zon. La démo­cra­tie est au fond un mou­ve­ment de démo­cra­ti­sa­tion et non un acquis.

Éditorial

La France, depuis tou­jours, ou tant s’en faut, donne à cha­cun des leçons de démo­cra­tie. La Révo­lu­tion fran­çaise en ban­dou­lière, elle va par le monde en dis­tri­buant remon­trances et bons points. On en a sou­vent sou­ri, on s’en est plus fré­quem­ment aga­cés, mais on conti­nuait de recon­naitre à nos voi­sins une légi­ti­mi­té fon­dée sur leur com­bat démo­cra­tique. En effet, il n’est sans doute pas pos­sible pour un régime d’être démo­cra­tique, tant la démo­cra­tie n’est pas un état, mais une ten­sion vers un hori­zon. La démo­cra­tie est au fond un mou­ve­ment de démo­cra­ti­sa­tion et non un acquis.

Or, la France donne des signes inquié­tants d’abandon de cette quête. Oh, bien enten­du, on se gar­ga­rise tou­jours de grands mots et on fait assaut de ser­ments à la démo­cra­tie, mais il semble bien que le pro­jet démo­cra­tique de la Répu­blique prenne l’eau.

Un des signes les plus inquié­tants est le fait que ce pays, fort peu connu, il est vrai, pour la séré­ni­té de ses débats poli­tiques, semble deve­nu radi­ca­le­ment inca­pable de sup­por­ter l’opposition, la contes­ta­tion, voire sim­ple­ment, la différence.

Faut-il rap­pe­ler qu’il y a quelques mois, à l’annonce d’une réforme du régime des retraites, une part impor­tante des tra­vailleurs s’est mobi­li­sée pour pro­tes­ter. La réponse fut pro­pre­ment ter­ri­fiante, avec sa répé­ti­tion de nas­sages 1, de gazages, d’usage immo­dé­ré de la vio­lence et, même, de pas­sages à tabac en règle ? Les modes de réac­tion aux mou­ve­ments sociaux, qui avaient été lar­ge­ment uti­li­sés contre les Gilets jaunes, ce cor­tège hété­ro­clite issu des couches les plus fra­gi­li­sées de la popu­la­tion, étaient cette fois mobi­li­sés contre une grande part de la popu­la­tion active, lar­ge­ment unie dans la protestation.

Il ne semble aucu­ne­ment s’agir d’une perte de contrôle face à des mou­ve­ments de très grande ampleur. Nous en avons eu la démons­tra­tion, encore cette année, avec la bru­ta­li­té de la répres­sion des mani­fes­ta­tions éco­lo­gistes contre les mégabassines.

Au-delà de la ques­tion des mou­ve­ments sociaux, c’est plus lar­ge­ment une vio­lence d’État admise et sou­te­nue par les diri­geants qui se donne à voir. On pense ain­si à la mort de Nahel Mer­zouk, tué alors qu’il ten­tait de fuir un contrôle de police, ou à Hedi, tabas­sé par la police en marge des émeutes (aux­quelles il ne par­ti­ci­pait pas) pro­vo­quées par la mort de Nahel Mer­zouk. Vic­time d’un tir du bien mal nom­mé « lan­ceur de balles de défense » en pleine tête, il a été lais­sé pour mort par la BAC(bri­gade anti­cri­mi­na­li­té). Il est aujourd’hui défi­gu­ré et une par­tie de la calotte crâ­nienne a dû lui être ôtée.

Et lorsque les faits, comme ici, sont si spec­ta­cu­lai­re­ment cho­quants que des poli­ciers sont mis en exa­men, le per­son­nel des forces de l’ordre fait bloc et reçoit même le sou­tien du gou­ver­ne­ment. On a en effet vu Gérald Dar­ma­nin, ministre de l’intérieur, expri­mer plus de com­pas­sion pour les poli­ciers que pour leur victime.

Cette bru­ta­li­sa­tion des rap­ports entre l’État et les indi­vi­dus s’incarne dans bien d’autres domaines. Que l’on songe aux migrants qu’on laisse se noyer en Médi­ter­ra­née ou dans la Manche, dont on déchire les tentes à Calais pour dété­rio­rer leurs condi­tions de vie ; que l’on songe aus­si à la lutte contre les soli­da­ri­tés, avec l’interdiction des dis­tri­bu­tions d’eau et de vivres à Calais, avec les pro­cès inten­tés à Cédric Herrou.

Car le sys­tème judi­ciaire par­ti­cipe, lui aus­si, du mou­ve­ment. Il n’est que de jeter un œil aux condam­na­tions ayant fait suite aux émeutes déclen­chées par la mort de Nahel Mer­zouk : dix mois de pri­son ferme pour le vol d’une canette de limo­nade, 6 mois de pri­son ferme pour avoir ramas­sé un paquet de ciga­rettes pro­ve­nant d’un bar-tabac qui avait été pillé, dix mois ferme pour avoir récu­pé­ré sur le trot­toir des objets pro­ve­nant d’un pillage, six mois ferme pour être entré dans un maga­sin aux vitrines détruites, puis sor­ti sans rien emporter, …

Ces vio­lences inouïes visent à faire ren­trer dans le rang qui­conque son­ge­rait à contes­ter l’ordre éta­bli, à trou­bler l’ordre public, à mettre en cause les équi­libres du pou­voir et les rap­ports sociaux. Ce qui frappe n’est pas la réac­tion, c’est le niveau de sa brutalité.

Bru­ta­li­té encore à l’occasion de la ren­trée sco­laire, quand, sur fond de fortes ten­sions au sein de l’éducation natio­nale – salaires insuf­fi­sants, manque de pro­fes­seurs, infra­struc­tures inadé­quates, etc. – une nou­velle offen­sive contre les élèves issus de mino­ri­tés cultu­relles est mon­tée de toutes pièces.

À nou­veau, la laï­ci­té répu­bli­caine est bran­die pour dési­gner des bre­bis galeuses, cou­pables de cher­cher à expri­mer des croyances reli­gieuses dans le sanc­tuaire de l’école. Une fois de plus, c’est à la vêture des jeunes femmes qu’on s’en prend. Le voile a été éra­di­qué ? On trou­ve­ra autre chose, l’abaya, par exemple, robe longue et ample à manches longues lar­ge­ment répan­due dans le monde musul­man, mais que l’on peine à dis­tin­guer d’une… robe longue et ample à manches longues. Au motif que ce vête­ment indé­fi­nis­sable serait un signe reli­gieux, il est désor­mais inter­dit par une circulaire.

C’est ain­si à nou­veau toute une com­mu­nau­té qui a été pré­sen­tée comme un dan­ger pour l’école répu­bli­caine, une com­mu­nau­té dont la tenue a été scru­tée, inter­ro­gée en direct à la télé­vi­sion. Du reste, il ne s’agissait pas seule­ment de l’abaya, puisqu’on inter­ro­geait des jeunes filles sur leurs pan­ta­lons trop peu mou­lants, on en refou­lait de leur école parce que leur tenue était trop noire, parce qu’un châle était crème, et que cette cou­leur « a une signi­fi­ca­tion dans l’islam » ou parce qu’elles por­taient un kimo­no.
Les jeunes filles mon­trées du doigt ? Les familles sus­pec­tées d’imposer des tenues ? Les citoyens émus de la misère des réfu­giés ? Les jeunes à l’avenir bou­ché n’ayant plus rien à perdre ? Les tra­vailleurs inquiets de leurs droits ? Les per­sonnes inquiètes de la des­truc­tion de l’environnement ? Quan­ti­té négli­geable !

C’est cela qui, sous nos yeux, se met en place : un mépris lar­ge­ment répan­du, lar­ge­ment sou­te­nu au sein de l’appareil d’État, pour les indi­vi­dus, pour les femmes et les hommes au ser­vice des­quels il a été ins­ti­tué. Ce mépris de l’humain est très cer­tai­ne­ment le péril le plus grave que l’on puisse ima­gi­ner pour une démo­cra­tie, car au nom de qui le pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion se pour­sui­vrait-il, si ce n’est au nom des êtres humains ?

Mais en quoi la situa­tion fran­çaise devrait-elle nous pré­oc­cu­per ?

Tout d’abord, on ne peut man­quer de remar­quer que cer­tains, chez nous, sont pres­sés d’importer cer­taines des lubies de nos voi­sins, au pre­mier rang des­quelles, leur concep­tion toute par­ti­cu­lière de la laï­ci­té. Dans un pays où une très large part de l’enseignement sub­ven­tion­né est dis­pen­sé dans des éta­blis­se­ments por­tant des noms de saints, cer­tains n’hésitent pas à récla­mer l’interdiction des signes reli­gieux et à mili­ter pour une concep­tion toute fran­çaise de la laïcité.

Mais ce n’est pas là l’essentiel. Ce qui se donne à voir de manière si évi­dente et bru­tale chez nos voi­sins est à l’œuvre chez nous aus­si. Et pas seule­ment chez les natio­na­listes fla­mands, ces com­modes cau­tions démo­cra­tiques pour les fran­co­phones. De manière constante, les per­sonnes consi­dé­rées comme « issues de l’immigration » voient leur inté­gra­tion, leur loyau­té vis-à-vis des valeurs de notre socié­té mises en cause. Tous les jours, on entend les chantres de la valeur tra­vail déva­lo­ri­ser les tra­vailleurs et les chô­meurs, poin­ter du doigt les pro­fi­teurs, stig­ma­ti­ser les abus et récla­mer plus de sévé­ri­té. De toute part, s’élèvent des dis­cours met­tant en cause les migrants, mini­mi­sant leur cal­vaire, les rédui­sant à des « illé­gaux ». Si bien que sans grande pro­tes­ta­tion, notre secré­taire d’État à l’asile et à la migra­tion, Nicole de Moor, en conclu­sion d’années de man­que­ments de l’État fédé­ral en matière d’accueil des migrants, vient d’annoncer que les hommes seuls can­di­dats réfu­giés ne seront plus héber­gés par Feda­sil. Les sirènes de la déshu­ma­ni­sa­tion se font entendre chez nous aus­si. Certes, notre culture poli­tique nous empêche sans doute de lais­ser libre cours à l’autoritarisme et à la vio­lence de manière trop visible, mais ici aus­si, nous nous apprê­tons à aban­don­ner une par­tie impor­tante de la popu­la­tion et à tour­ner le dos à la démo­cra­tie. Ain­si, dans le dos­sier « Feda­sil » pré­ci­té, après de vaines condam­na­tions du Fédé­ral pour sa défaillance en matière d’accueil des can­di­dats réfu­giés, le Conseil d’État a annu­lé la déci­sion de la secré­taire d’État du fait de son évi­dente illé­ga­li­té. Or, la secré­taire d’État a annon­cé ne rien chan­ger à sa poli­tique et, donc, refu­ser de se sou­mettre à une déci­sion de Jus­tice. À notre bien hypo­crite manière, nous avons donc com­men­cé à saper l’État de droit, indis­pen­sable socle de toute démocratie.

Et quand se feront plei­ne­ment sen­tir les effets des crises envi­ron­ne­men­tales, quand il nous fau­dra recon­si­dé­rer radi­ca­le­ment les fon­de­ments de nos socié­tés, quand nos sys­tèmes sociaux ver­ront leurs cer­ti­tudes et leurs ins­ti­tu­tions sociales remises en cause l’une après l’autre, il se pour­rait qu’ici aus­si, la déshu­ma­ni­sa­tion appa­raisse comme une planche de salut… le nôtre, exclu­si­ve­ment. Un salut anti­dé­mo­cra­tique, donc.

  1. La pra­tique de la nasse est une tech­nique par laquelle les forces de police guident puis confinent les mani­fes­tants dans une impasse, dans le but d’immobiliser le mou­ve­ment et de per­mettre des arres­ta­tions. Cette tech­nique s’applique indis­tinc­te­ment à tous les mani­fes­tants et occa­sionne une mon­tée de la ten­sion et de heurts vio­lents fréquents.

La Revue nouvelle


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