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Le naufrage français
La France, depuis toujours, ou tant s’en faut, donne à chacun des leçons de démocratie. La Révolution française en bandoulière, elle va par le monde en distribuant remontrances et bons points. On en a souvent souri, on s’en est plus fréquemment agacés, mais on continuait de reconnaitre à nos voisins une légitimité fondée sur leur combat démocratique. En effet, il n’est sans doute pas possible pour un régime d’être démocratique, tant la démocratie n’est pas un état, mais une tension vers un horizon. La démocratie est au fond un mouvement de démocratisation et non un acquis.
La France, depuis toujours, ou tant s’en faut, donne à chacun des leçons de démocratie. La Révolution française en bandoulière, elle va par le monde en distribuant remontrances et bons points. On en a souvent souri, on s’en est plus fréquemment agacés, mais on continuait de reconnaitre à nos voisins une légitimité fondée sur leur combat démocratique. En effet, il n’est sans doute pas possible pour un régime d’être démocratique, tant la démocratie n’est pas un état, mais une tension vers un horizon. La démocratie est au fond un mouvement de démocratisation et non un acquis.
Or, la France donne des signes inquiétants d’abandon de cette quête. Oh, bien entendu, on se gargarise toujours de grands mots et on fait assaut de serments à la démocratie, mais il semble bien que le projet démocratique de la République prenne l’eau.
Un des signes les plus inquiétants est le fait que ce pays, fort peu connu, il est vrai, pour la sérénité de ses débats politiques, semble devenu radicalement incapable de supporter l’opposition, la contestation, voire simplement, la différence.
Faut-il rappeler qu’il y a quelques mois, à l’annonce d’une réforme du régime des retraites, une part importante des travailleurs s’est mobilisée pour protester. La réponse fut proprement terrifiante, avec sa répétition de nassages 1, de gazages, d’usage immodéré de la violence et, même, de passages à tabac en règle ? Les modes de réaction aux mouvements sociaux, qui avaient été largement utilisés contre les Gilets jaunes, ce cortège hétéroclite issu des couches les plus fragilisées de la population, étaient cette fois mobilisés contre une grande part de la population active, largement unie dans la protestation.
Il ne semble aucunement s’agir d’une perte de contrôle face à des mouvements de très grande ampleur. Nous en avons eu la démonstration, encore cette année, avec la brutalité de la répression des manifestations écologistes contre les mégabassines.
Au-delà de la question des mouvements sociaux, c’est plus largement une violence d’État admise et soutenue par les dirigeants qui se donne à voir. On pense ainsi à la mort de Nahel Merzouk, tué alors qu’il tentait de fuir un contrôle de police, ou à Hedi, tabassé par la police en marge des émeutes (auxquelles il ne participait pas) provoquées par la mort de Nahel Merzouk. Victime d’un tir du bien mal nommé « lanceur de balles de défense » en pleine tête, il a été laissé pour mort par la BAC(brigade anticriminalité). Il est aujourd’hui défiguré et une partie de la calotte crânienne a dû lui être ôtée.
Et lorsque les faits, comme ici, sont si spectaculairement choquants que des policiers sont mis en examen, le personnel des forces de l’ordre fait bloc et reçoit même le soutien du gouvernement. On a en effet vu Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, exprimer plus de compassion pour les policiers que pour leur victime.
Cette brutalisation des rapports entre l’État et les individus s’incarne dans bien d’autres domaines. Que l’on songe aux migrants qu’on laisse se noyer en Méditerranée ou dans la Manche, dont on déchire les tentes à Calais pour détériorer leurs conditions de vie ; que l’on songe aussi à la lutte contre les solidarités, avec l’interdiction des distributions d’eau et de vivres à Calais, avec les procès intentés à Cédric Herrou.
Car le système judiciaire participe, lui aussi, du mouvement. Il n’est que de jeter un œil aux condamnations ayant fait suite aux émeutes déclenchées par la mort de Nahel Merzouk : dix mois de prison ferme pour le vol d’une canette de limonade, 6 mois de prison ferme pour avoir ramassé un paquet de cigarettes provenant d’un bar-tabac qui avait été pillé, dix mois ferme pour avoir récupéré sur le trottoir des objets provenant d’un pillage, six mois ferme pour être entré dans un magasin aux vitrines détruites, puis sorti sans rien emporter, …
Ces violences inouïes visent à faire rentrer dans le rang quiconque songerait à contester l’ordre établi, à troubler l’ordre public, à mettre en cause les équilibres du pouvoir et les rapports sociaux. Ce qui frappe n’est pas la réaction, c’est le niveau de sa brutalité.
Brutalité encore à l’occasion de la rentrée scolaire, quand, sur fond de fortes tensions au sein de l’éducation nationale – salaires insuffisants, manque de professeurs, infrastructures inadéquates, etc. – une nouvelle offensive contre les élèves issus de minorités culturelles est montée de toutes pièces.
À nouveau, la laïcité républicaine est brandie pour désigner des brebis galeuses, coupables de chercher à exprimer des croyances religieuses dans le sanctuaire de l’école. Une fois de plus, c’est à la vêture des jeunes femmes qu’on s’en prend. Le voile a été éradiqué ? On trouvera autre chose, l’abaya, par exemple, robe longue et ample à manches longues largement répandue dans le monde musulman, mais que l’on peine à distinguer d’une… robe longue et ample à manches longues. Au motif que ce vêtement indéfinissable serait un signe religieux, il est désormais interdit par une circulaire.
C’est ainsi à nouveau toute une communauté qui a été présentée comme un danger pour l’école républicaine, une communauté dont la tenue a été scrutée, interrogée en direct à la télévision. Du reste, il ne s’agissait pas seulement de l’abaya, puisqu’on interrogeait des jeunes filles sur leurs pantalons trop peu moulants, on en refoulait de leur école parce que leur tenue était trop noire, parce qu’un châle était crème, et que cette couleur « a une signification dans l’islam » ou parce qu’elles portaient un kimono.
Les jeunes filles montrées du doigt ? Les familles suspectées d’imposer des tenues ? Les citoyens émus de la misère des réfugiés ? Les jeunes à l’avenir bouché n’ayant plus rien à perdre ? Les travailleurs inquiets de leurs droits ? Les personnes inquiètes de la destruction de l’environnement ? Quantité négligeable !
C’est cela qui, sous nos yeux, se met en place : un mépris largement répandu, largement soutenu au sein de l’appareil d’État, pour les individus, pour les femmes et les hommes au service desquels il a été institué. Ce mépris de l’humain est très certainement le péril le plus grave que l’on puisse imaginer pour une démocratie, car au nom de qui le processus de démocratisation se poursuivrait-il, si ce n’est au nom des êtres humains ?
Mais en quoi la situation française devrait-elle nous préoccuper ?
Tout d’abord, on ne peut manquer de remarquer que certains, chez nous, sont pressés d’importer certaines des lubies de nos voisins, au premier rang desquelles, leur conception toute particulière de la laïcité. Dans un pays où une très large part de l’enseignement subventionné est dispensé dans des établissements portant des noms de saints, certains n’hésitent pas à réclamer l’interdiction des signes religieux et à militer pour une conception toute française de la laïcité.
Mais ce n’est pas là l’essentiel. Ce qui se donne à voir de manière si évidente et brutale chez nos voisins est à l’œuvre chez nous aussi. Et pas seulement chez les nationalistes flamands, ces commodes cautions démocratiques pour les francophones. De manière constante, les personnes considérées comme « issues de l’immigration » voient leur intégration, leur loyauté vis-à-vis des valeurs de notre société mises en cause. Tous les jours, on entend les chantres de la valeur travail dévaloriser les travailleurs et les chômeurs, pointer du doigt les profiteurs, stigmatiser les abus et réclamer plus de sévérité. De toute part, s’élèvent des discours mettant en cause les migrants, minimisant leur calvaire, les réduisant à des « illégaux ». Si bien que sans grande protestation, notre secrétaire d’État à l’asile et à la migration, Nicole de Moor, en conclusion d’années de manquements de l’État fédéral en matière d’accueil des migrants, vient d’annoncer que les hommes seuls candidats réfugiés ne seront plus hébergés par Fedasil. Les sirènes de la déshumanisation se font entendre chez nous aussi. Certes, notre culture politique nous empêche sans doute de laisser libre cours à l’autoritarisme et à la violence de manière trop visible, mais ici aussi, nous nous apprêtons à abandonner une partie importante de la population et à tourner le dos à la démocratie. Ainsi, dans le dossier « Fedasil » précité, après de vaines condamnations du Fédéral pour sa défaillance en matière d’accueil des candidats réfugiés, le Conseil d’État a annulé la décision de la secrétaire d’État du fait de son évidente illégalité. Or, la secrétaire d’État a annoncé ne rien changer à sa politique et, donc, refuser de se soumettre à une décision de Justice. À notre bien hypocrite manière, nous avons donc commencé à saper l’État de droit, indispensable socle de toute démocratie.
Et quand se feront pleinement sentir les effets des crises environnementales, quand il nous faudra reconsidérer radicalement les fondements de nos sociétés, quand nos systèmes sociaux verront leurs certitudes et leurs institutions sociales remises en cause l’une après l’autre, il se pourrait qu’ici aussi, la déshumanisation apparaisse comme une planche de salut… le nôtre, exclusivement. Un salut antidémocratique, donc.
- La pratique de la nasse est une technique par laquelle les forces de police guident puis confinent les manifestants dans une impasse, dans le but d’immobiliser le mouvement et de permettre des arrestations. Cette technique s’applique indistinctement à tous les manifestants et occasionne une montée de la tension et de heurts violents fréquents.