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Le mythe de la traite des Blanches, de Jean-Michel Chaumont

Numéro 4 Avril 2009 par Roland Baumann

avril 2009

Depuis la chute du Mur et l’a­vè­ne­ment du mar­ché glo­bal, la lutte contre le tra­fi c d’êtres humains reste un grand thème d’ac­tua­li­té. Le mythe de la traite des Blanches, de Jean-Michel Chau­mont, phi­lo­sophe et socio­logue (UCL et FNRS), retrace les moments fon­da­teurs de la croi­sade contre le tra­fi c des femmes et des enfants depuis la […]

Depuis la chute du Mur et l’a­vè­ne­ment du mar­ché glo­bal, la lutte contre le tra­fi c d’êtres humains reste un grand thème d’ac­tua­li­té. Le mythe de la traite des Blanches1, de Jean-Michel Chau­mont, phi­lo­sophe et socio­logue (UCL et FNRS), retrace les moments fon­da­teurs de la croi­sade contre le tra­fi c des femmes et des enfants depuis la fi n du XIXe siècle. L’au­teur avait d’a­bord tiré de ce sujet « obs­cur » la « comé­die socio­lo­gique » Les experts (mise en scène par Ade­line Rosen­stein) y évo­quant la trouble réa­li­té des débats d’un comi­té inter­na­tio­nal d’ex­perts dont le rap­port ins­pi­ra la conven­tion des Nations unies sur la traite des êtres humains et la prostitution.

Ouvrage de socio­lo­gie his­to­rique, le nou­veau livre de Jean-Michel Chau­mont pro­cède à l’a­na­lyse rigou­reuse des tra­vaux du Comi­té spé­cial d’ex­perts (CSE) char­gé par la Socié­té des Nations (SDN) de super­vi­ser une enquête inter­na­tio­nale sur la traite des femmes et des enfants, de 1924 à 1927, et dont le rap­port devient l’oeuvre de réfé­rence dont on invoque, par exemple, l’au­to­ri­té pour abo­lir la pros­ti­tu­tion régle­men­tée en Bel­gique et qui ins­pire aus­si une nou­velle conven­tion inter­na­tio­nale de la SDN, reprise ensuite par l’O­NU dont l’As­sem­blée pro­mulgue en décembre 1949 la Conven­tion pour la répres­sion et l’a­bo­li­tion de la traite des êtres humains et de l’ex­ploi­ta­tion de la pros­ti­tu­tion d’au­trui. Selon Chau­mont, ce célèbre rap­port « four­nit tou­jours les cadres concep­tuels à l’in­té­rieur des­quels le phé­no­mène de ce que l’on appelle depuis 1949 la traite des êtres humains est appré­hen­dé et défi ni ».

Chau­mont asso­cie cette recherche de longue haleine à son inté­rêt pour les écarts qu’il a per­çus d’emblée entre les témoi­gnages de per­sonnes de ter­rain sur la réa­li­té de la traite et ses repré­sen­ta­tions média­tiques. Le pre­mier scan­dale inter­na­tio­nal de « traite des Blanches », l’« affaire des petites Anglaises » en 1880 à Bruxelles, montre déjà un écart simi­laire entre le phé­no­mène et sa cou­ver­ture dans la presse de l’é­poque. En 2004, Chau­mont découvre le fonds d’ar­chives du comi­té d’ex­perts de la Jean-Michel Chau­mont, Le mythe de la traite des Blanches, La Décou­verte, mai 2009.

Des experts malhonnêtes

L’es­sen­tiel du livre est consa­cré au modus ope­ran­di des experts : exa­men détaillé des prin­ci­pales opé­ra­tions intel­lec­tuelles qui ont pré­si­dé à la confec­tion de leur rap­port, sui­vi par l’a­na­lyse rigou­reuse de leurs recom­man­da­tions. Chau­mont nous dévoile donc toutes les tur­pi­tudes métho­do­lo­giques des experts qui per­ver­tissent toutes les tech­niques de recherche en sciences sociales. Comme pour une recons­ti­tu­tion his­to­rique « en live », il nous pré­sente d’a­bord les « décors de la pièce » et ses pro­ta­go­nistes, membres de ce comi­té inter­na­tio­nal, qu’im­mor­ta­lise une pho­to­gra­phie de 1924. Citons le major John­son, direc­teur des enquêtes de ter­rain, le doc­teur Snow, pré­sident du CSE et direc­teur de l’As­so­cia­tion amé­ri­caine d’hy­giène sociale (ASHA)…, aus­si Alfred de Meu­ron, pré­sident du Comi­té natio­nal suisse pour la répres­sion de la traite des femmes…, Isi­dore Maus, signa­taire pour la Bel­gique de la Conven­tion de 1910 pour la répres­sion de la traite des Blanches…, le Fran­çais Hen­ne­quin, qui par­ti­cipe aux confé­rences sur la traite depuis 1901…, des femmes aus­si, la prin­cesse Ban­di­ni, la doc­teure Pau­line Lui­si, etc.

Chau­mont décrit ce comi­té dans son contexte his­to­rique glo­bal, expo­sant tour à tour la genèse du « mythe de la traite des Blanches », la métho­do­lo­gie de l’en­quête inter­na­tio­nale que super­vise le CSE…, les ori­gines de l’in­té­rêt de la SDN pour la traite des femmes, les idéaux du comi­té d’ex­perts et le dérou­le­ment de ses tra­vaux, les conclu­sions des experts et les consé­quences de leur rap­port… Il exa­mine aus­si le regard por­té par la lit­té­ra­ture scien­ti­fi que contem­po­raine sur les tra­vaux du CSE.

Le dis­cours sur la « traite des Blanches » est construit par le mou­ve­ment abo­li­tion­niste et asso­cié à sa lutte contre la pros­ti­tu­tion régle­men­tée. Dès 1869 en Angle­terre, José­phine But­ler fonde la Fédé­ra­tion abo­li­tion­niste inter­na­tio­nale et dénonce la régle­men­ta­tion offi cielle de la pros­ti­tu­tion consi­dé­rant qu’elle favo­rise le tra­fi c des femmes. Les rumeurs de tra­fi c de fi lles impu­bères vers les mai­sons de tolé­rance du conti­nent indignent le public vic­to­rien. La réa­li­té du « scan­dale des petites Anglaises » est « un tra­gique fait divers mon­té en fl éau mon­dial ». Il s’a­git d’un phé­no­mène de migra­tion bien plus que de traite : « Pour l’im­mense majo­ri­té des femmes concer­nées, il n’é­tait pas néces­saire de faire l’hy­po­thèse d’une contrainte cri­mi­nelle ; la misère et l’ab­sence de meilleures alter­na­tives suf­fi — saient lar­ge­ment à expli­quer leurs par­cours de vie. » Les pros­ti­tuées issues du peuple n’é­meuvent pas l’An­gle­terre qui auto­rise la pros­ti­tu­tion des jeunes fi lles dès treize ans. Par contre, c’est un vrai cau­che­mar pour les bour­geois d’i­ma­gi­ner de jeunes fi lles inno­centes, issues de foyers res­pec­tables, kid­nap­pées et réduites à l’é­tat d’es­claves sexuelles. Selon Chau­mont, « le génie des abo­li­tion­nistes fut de cré­di­bi­li­ser l’a­mal­game entre la traite des Noirs et la traite des Blanches et de confé­rer ain­si à la lutte contre la régle­men­ta­tion de la pros­ti­tu­tion toute la légi­ti­mi­té morale de la lutte contre l’es­cla­vage ». Fai­sant pas­ser des faits divers pour des pra­tiques géné­rales, les abo­li­tion­nistes par­viennent à ancrer dans le public la convic­tion de l’exis­tence d’une traite à grande échelle de nature escla­va­giste et dont sont vic­times de jeunes inno­centes. En 1885, les articles du jour­na­liste William Stead mobi­lisent des cen­taines de mil­liers de lon­do­niens, for­çant le Par­le­ment à agir (Cri­mi­nal Law Amend­ment). Les asso­cia­tions pri­vées contre la traite des Blanches se mul­ti­plient. En 1899, à Londres, des délé­gués gou­ver­ne­men­taux par­ti­cipent pour la pre­mière fois à leur congrès. Une pre­mière Conven­tion inter­na­tio­nale pour la répres­sion de la traite des Blanches (1910) cri­mi­na­lise l’embauche de mineures (moins de vingt ans) à des fi ns de pros­ti­tu­tion. Fon­dée sur la fi ction de « fi lles inno­centes » abu­sées et contraintes, cette conven­tion a sur­tout pour effet de ren­for­cer la croyance du public dans l’exis­tence de la traite des Blanches.

Chau­mont met en valeur le rôle déci­sif d’une ins­ti­tu­tion pri­vée amé­ri­caine, le Bureau d’hy­giène sociale fon­dé par le richis­sime phi­lan­thrope John D. Rocke­fel­ler Jr. qui fi nance l’en­quête de la SDN. Le Bureau d’hy­giène sociale a fi nan­cé aupa­ra­vant des études socio­lo­giques sur la pros­ti­tu­tion à New York (1912) et en Europe (1913) qui tendent à élar­gir la notion de traite et par­ti­cipent de la puis­sante cam­pagne abo­li­tion­niste axée sur la fer­me­ture des bor­dels et ali­men­tée par les rumeurs de traite des Blanches. La métho­do­lo­gie de ces enquêtes nova­trices est le tra­vail de ter­rain, sous cou­ver­ture, mené par plu­sieurs enquê­teurs qui infi ltrent le milieu des proxé­nètes. Modèle d’en­quête poli­cier d’une socio­lo­gie qui voit ses sujets d’ob­ser­va­tion comme des enne­mis à éliminer.

Enquêtes de terrain novatrices

Les enquê­teurs de John­son pro­cèdent de même en 1924. Mortche Gold­berg, ancien « roi de la pros­ti­tu­tion new-yor­kaise », est un per­son­nage cen­tral dans l’en­quête de la SDN qui infi ltre sur­tout le milieu de la dia­spo­ra juive inter­lope comme le sou­ligne Chau­mont. Un des prin­ci­paux enquê­teurs, Samuel Auer­bach, est juif, né à Constan­ti­nople, émi­gré aux États-Unis et spé­cia­liste de l’im­mi­gra­tion. Un autre enquê­teur parle yid­dish… Foca­li­sée d’a­bord sur les pays sup­po­sés être les grandes des­ti­na­tions de la traite, l’Ar­gen­tine et le Bré­sil, l’en­quête se pour­suit dans de nom­breux pays, où les cher­cheurs ren­contrent quan­ti­té de pros­ti­tuées et de sou­te­neurs, accu­mu­lant une abon­dante et « mer­veilleuse » docu­men­ta­tion, qui aurait per­mis aux experts de publier un rap­port excellent, note Chau­mont, sou­li­gnant l’in­té­rêt excep­tion­nel de ces rap­ports, en par­ti­cu­lier à pro­pos du « milieu » juif de la pros­ti­tu­tion. Il sou­haite trai­ter ce sujet dans un pro­chain livre, pour lire ces rap­ports « aus­si atten­ti­ve­ment que les experts eussent dû le faire », afi n d’en tirer une repré­sen­ta­tion plus conforme à la réa­li­té des don­nées d’enquête.

L’im­pli­ca­tion de la SDN dans le dos­sier de la traite des Blanches résulte de l’ar­ticle 23c de son Pacte fon­da­teur qui la char­geait du sui­vi de l’ap­pli­ca­tion de la Conven­tion inter­na­tio­nale pour la répres­sion de la traite des Blanches de 1910. En 1921, à Genève, une confé­rence décide de trans­for­mer la déno­mi­na­tion « traite des Blanches » en « traite des femmes et des enfants » et ins­ti­tue une com­mis­sion, qui doit for­mu­ler des avis à ce sujet au Conseil de la SDN. Lorsque le CSE est for­mé, on sou­ligne que ses membres ne sont pas au ser­vice des inté­rêts de leurs pays déter­mi­nés, mais doivent agir en citoyens du monde gui­dés par l’in­té­rêt supé­rieur de l’hu­ma­ni­té. Chau­mont pro­cède donc à l’a­na­lyse détaillée du fonds d’ar­chives du comi­té, conser­vé à la Socié­té des Nations à Genève. Il exa­mine tous les pro­cès-ver­baux des sept ses­sions du Comi­té, les archives inédites de l’en­quête et enfi n le rap­port lui-même, dans sa forme ini­tiale de février 1927 et sa ver­sion révi­sée de novembre 1927. La suite du livre par­court donc la chro­no­lo­gie des ses­sions du CSE : tout en nous don­nant une vue d’en­semble du dérou­le­ment des tra­vaux du comi­té, Chau­mont retrace les étapes de sa mise en place, sui­vies des dis­cus­sions por­tant d’a­bord sur les résul­tats de l’en­quête de ter­rain, puis sur la forme et le conte­nu du rap­port, et enfi n sur la révi­sion du rap­port. Cette révi­sion, remarque l’au­teur, est en fait la tâche que pri­vi­lé­gient les experts alors qu’ils ont vite « expé­dié » l’a­na­lyse des résul­tats pro­pre­ment dits de l’en­quête de ter­rain. La der­nière ses­sion du Comi­té voit fi nale­ment l’é­cla­te­ment du consen­sus exis­tant entre les experts. Chau­mont évoque ensuite la publi­ca­tion des deux par­ties du rap­port et sa large diffusion.

Protéger l’honneur national

L’a­na­lyse thé­ma­tique des ses­sions du comi­té traite d’a­bord des ques­tions fon­da­men­tales aux­quelles doivent répondre les experts : existe-t-il une traite inter­na­tio­nale des femmes et des jeunes fi lles en vue de la pros­ti­tu­tion ? Entre quels pays s’exerce-telle ? Selon Chau­mont répondre clai­re­ment à ces ques­tions est « la der­nière chose » que sou­haitent faire les experts. Certes, ils affi rment que la régle­men­ta­tion de la pros­ti­tu­tion faci­lite la traite. L’en­quête conclut à l’ab­sence d’une véri­table orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale de la traite, mais découvre des asso­cia­tions locales de tra­fi quants, fait état de « centres de ren­sei­gne­ments » et d’un bul­le­tin ou jour­nal clan­des­tin qui cir­cule dans le monde des sou­te­neurs. Chau­mont dévoile le jeu sub­til des experts qui se démarquent des rumeurs tout en affi rmant que l’hor­rible fl éau de la traite n’en sub­siste pas moins. Mais, ils ne pro­cèdent à aucune quan­ti­fi cation sérieuse du phé­no­mène, ne trai­tant les chiffres et les esti­ma­tions qu’a­vec légè­re­té. Une enquê­trice, Chris­ti­na Galit­zi, doc­to­rante en socio­lo­gie, a tra­vaillé de façon exem­plaire à Mar­seille et Athènes. Mais ses don­nées quan­ti­ta­tives consti­tuent des preuves néga­tives de l’exis­tence de la traite des Blanches et son tra­vail ne sera donc pas pré­sen­té aux experts, ni men­tion­né dans leur rapport…

Géné­ra­li­sa­tions abu­sives, mani­pu­la­tions et dis­qua­li­fi cation sélec­tive des sources si elles contre­disent ce que veulent prou­ver les experts, etc. Le comi­té a tout d’a­bord écar­té les sources offi cielles pour mettre en valeur les sources inter­lopes du « milieu », cen­sées docu­men­ter l’exis­tence de la traite. Mais, les experts fi nissent par dis­qua­li­fi er leurs propres enquê­teurs, afi n d’é­li­mi­ner toute men­tion de cor­rup­tion sus­cep­tible d’in­cri­mi­ner les auto­ri­tés d’un pays et donc de sau­ver l’hon­neur natio­nal. Selon Chau­mont, ils réa­lisent ain­si plei­ne­ment dans leurs trai­te­ments des infor­ma­tions leurs trois prin­ci­paux objec­tifs : éta­blir l’exis­tence de la traite, ne pas heur­ter les gou­ver­ne­ments et pro­té­ger la répu­ta­tion morale des nations…

Cer­taines infor­ma­tions sont volon­tai­re­ment occul­tées par les experts : pros­ti­tu­tion enfan­tine à Bar­bade, cas de traite en Tur­quie dont seraient vic­times de jeunes orphe­lines armé­niennes, res­ca­pées du géno­cide… impli­ca­tion des auto­ri­tés dans la pros­ti­tu­tion en Grèce ; cen­sure d’af­faires de cor­rup­tions poli­cières, mais aus­si de l’an­ti­sé­mi­tisme d’É­tat en Pologne, où les jeunes fi lles juives sont vic­times de l’in­dif­fé­rence des auto­ri­tés à leur sort… Fina­le­ment, loin d’as­sis­ter les vic­times effec­tives, de pro­té­ger les vic­times poten­tielles et de répri­mer les cri­mi­nels, le rap­port per­met de pré­sen­ter des actes répres­sifs comme des mesures d’as­sis­tance et de pré­ven­tion, de prô­ner des mesures éner­giques contre les tra­fi quants qui violent les pro­cé­dures légales habi­tuelles… Après avoir lar­ge­ment démon­tré la mal­hon­nê­te­té des experts, Chau­mont nous sug­gère com­ment leurs recom­man­da­tions mettent en péril l’É­tat de droit.

Une matrice féconde

Chau­mont sou­ligne l’im­por­tance du rap­port dans la lutte contre le régle­men­ta­risme : la régle­men­ta­tion de la pros­ti­tu­tion n’est pas une affaire d’ordre inté­rieur puis­qu’elle ali­mente un phé­no­mène cri­mi­nel inter­na­tio­nal. Chau­mont a dépouillé les archives de tous les débats des pro­po­si­tions de loi visant à sup­pri­mer la régle­men­ta­tion en Bel­gique. Comme l’é­crit, en 1938, la dépu­tée socia­liste Isa­belle Blume, l’en­quête de la SDN démontre que la régle­men­ta­tion est la cause directe de la traite des femmes. L’a­bo­li­tion de la pros­ti­tu­tion régle­men­tée en Bel­gique fi nit par être votée (21 août 1948), un peu plus d’un an avant l’a­dop­tion à l’O­NU de la Conven­tion pour la répres­sion et l’a­bo­li­tion de la traite des êtres humains et l’ex­ploi­ta­tion de la pros­ti­tu­tion d’au­trui, triomphe inter­na­tio­nal des thèses abo­li­tion­nistes. La lit­té­ra­ture scien­ti­fi que actuelle ne connaît pas les archives de l’en­quête et encore moins celles du CSE dont elle affi rme pour­tant la valeur scien­ti­fi que du rap­port de 1927. Et l’au­teur de conclure son réqui­si­toire en inci­tant ses lec­teurs à « tirer une mini­male leçon du pas­sé » en fai­sant « montre d’un peu de méfi ance face aux héri­tiers de nos experts ».

Et pour­tant, face aux « inep­ties des experts » quelques textes nous font entre­voir la réa­li­té, tel Le che­min de Bue­nos Aires (1927) d’Al­bert Londres dont Chau­mont recom­mande la lec­ture. Si le rap­port du CSE impo­sait ses visions men­son­gères, toute la presse popu­laire ne se sou­met­tait pas pour autant à l’au­to­ri­té des « experts », comme le sug­gère, par exemple, le n° 4 (décembre 1933) de la revue illus­trée Témoi­gnages de notre temps, consa­cré à la « Traite des Blanches et pros­ti­tu­tion ». Un article ano­nyme y résume avec une pointe d’i­ro­nie le rap­port des experts : « Au dire de la SDN, les “mar­chands de chair humaine” consti­tue­raient une orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale dotée d’un centre de ren­sei­gne­ments, ain­si que d’un bul­le­tin secret. En somme, une Inter­na­tio­nale occulte et une Gazette des Valeurs. Cette congré­ga­tion d’un nou­veau genre, pra­ti­que­rait son indus­trie, tout à la fois sur les pros­ti­tuées en exer­cice, les jeunes fi lles fri­voles, les ser­vantes de bar, les artistes de music-hall et même les jeunes filles inno­centes. » La SDN raconte des bobards : « Ces gars-là n’y entendent rien. Toutes les femmes qui partent à l’é­tran­ger pour s’y livrer à la pros­ti­tu­tion sont déjà des pros­ti­tuées. Elles savent où elles vont et ce qu’elles vont y faire. Et les mineures aus­si bien que les majeures. […] les tenan­cières de Bue­nos-Ayres et de Rio n’ont pas besoin d’a­che­ter des femmes. Au contraire, elles en refusent, et reçoivent même des cadeaux de la part de celles qui cherchent une bonne place. […] je crois que si la socié­té était par­faite et que tout le monde naisse riche, il y aurait beau­coup moins de pros­ti­tuées et de sou­te­neurs. Il est plus facile et plus lucra­tif de faire trois clients que de faire trois ménages à trois francs de l’heure. Il fau­drait retour­ner ça. »

Dans ses conclu­sions géné­rales, Chau­mont affi rme que la seule atti­tude res­pon­sable en ce qui concerne les concep­tions cou­rantes de la « traite » serait de tout reprendre depuis le début, car on ne peut se fon­der sur rien de ce que les experts ont fait ou infl uen­cé : « Traite, escla­vage, contrainte, réseaux cri­mi­nels, femmes naïves, miroirs aux illu­sions, proxé­nètes, parents pauvres et igno­rants sont autant de des­crip­teurs inadé­quats qui occultent davan­tage qu’ils ne découvrent les pro­blèmes sou­le­vés ». Réa­liste, le socio­logue sait que « le moule for­gé par les experts y sert tou­jours de matrice et conti­nue à pro­duire des ava­tars que l’on s’ar­rache sur le grand mar­ché de l’a­mé­lio­ra­tion du monde ». De plus, remarque Chau­mont, l’a­mal­game abu­sif entre la traite des Noirs et la traite des êtres humains opère une véri­table bana­li­sa­tion des traites et de l’es­cla­vage. Il s’é­tonne : « Tan­dis que les com­pa­rai­sons entre l’es­cla­vage des Noirs et la Shoa sus­citent par­fois de vives réac­tions, l’a­mal­game entre l’es­cla­vage au sens vrai et les phé­no­mènes contem­po­rains dési­gnés comme traite des femmes et des enfants ne semble cho­quer personne. »

Le ton très polé­mique de Chau­mont et les sar­casmes dont il accable les « experts » du Comi­té spé­cial de la SDN peuvent sur­prendre dans un ouvrage scien­ti­fi que dont l’au­teur « traite ses sujets de tous les noms ». Mais, pen­sons à l’in­croyable lon­gé­vi­té des idées fausses véhi­cu­lées par ce rap­port inter­na­tio­nal de 1927 dont les auteurs, cen­sés super­vi­ser une enquête socio­lo­gique, s’é­ver­tuèrent à en faus­ser toutes les don­nées. Sachons aus­si qu’à la même époque le nazisme, en pleine ascen­sion, pro­duit des ver­sions radi­ca­le­ment anti­sé­mites du mythe de la traite des Blanches qui contri­bue­ront à son suc­cès popu­laire. Alors, ces experts mal­hon­nêtes et dan­ge­reux méritent assu­ré­ment toutes les injures dont les accable le socio­logue, qui veut rendre enfi n jus­tice aux sujets de l’en­quête, ces êtres humains, qui méri­taient et méritent d’être res­pec­tés dans leurs droits. Ils ont été bafoués par le dis­cours qui dénonce la traite et pré­tend par­ler en leur nom. L’in­di­gni­té que leur ont fait subir ces experts « émi­nents » mérite donc bien l’in­di­gna­tion de l’au­teur de cette sur­pre­nante ana­lyse socio­lo­gique qui a le mérite de jeter enfi n la lumière sur un sujet trop long­temps occul­té par ceux qui pré­ten­daient en éra­di­quer les causes et dont les mythes fon­da­teurs ne cessent de han­ter notre ima­gi­naire, comme en témoigne, par exemple, le suc­cès popu­laire de Matrio­sh­ki, pour ne citer que cette mémo­rable série de la télé­vi­sion fl amande (2005) sur « le tra­fi c de la honte »…

  1. Jean-Michel Chau­mont, Le mythe de la traite des Blanches, La Décou­verte, mai 2009.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).