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Le mythe de la traite des Blanches, de Jean-Michel Chaumont
Depuis la chute du Mur et l’avènement du marché global, la lutte contre le trafi c d’êtres humains reste un grand thème d’actualité. Le mythe de la traite des Blanches, de Jean-Michel Chaumont, philosophe et sociologue (UCL et FNRS), retrace les moments fondateurs de la croisade contre le trafi c des femmes et des enfants depuis la […]
Depuis la chute du Mur et l’avènement du marché global, la lutte contre le trafi c d’êtres humains reste un grand thème d’actualité. Le mythe de la traite des Blanches1, de Jean-Michel Chaumont, philosophe et sociologue (UCL et FNRS), retrace les moments fondateurs de la croisade contre le trafi c des femmes et des enfants depuis la fi n du XIXe siècle. L’auteur avait d’abord tiré de ce sujet « obscur » la « comédie sociologique » Les experts (mise en scène par Adeline Rosenstein) y évoquant la trouble réalité des débats d’un comité international d’experts dont le rapport inspira la convention des Nations unies sur la traite des êtres humains et la prostitution.
Ouvrage de sociologie historique, le nouveau livre de Jean-Michel Chaumont procède à l’analyse rigoureuse des travaux du Comité spécial d’experts (CSE) chargé par la Société des Nations (SDN) de superviser une enquête internationale sur la traite des femmes et des enfants, de 1924 à 1927, et dont le rapport devient l’oeuvre de référence dont on invoque, par exemple, l’autorité pour abolir la prostitution réglementée en Belgique et qui inspire aussi une nouvelle convention internationale de la SDN, reprise ensuite par l’ONU dont l’Assemblée promulgue en décembre 1949 la Convention pour la répression et l’abolition de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Selon Chaumont, ce célèbre rapport « fournit toujours les cadres conceptuels à l’intérieur desquels le phénomène de ce que l’on appelle depuis 1949 la traite des êtres humains est appréhendé et défi ni ».
Chaumont associe cette recherche de longue haleine à son intérêt pour les écarts qu’il a perçus d’emblée entre les témoignages de personnes de terrain sur la réalité de la traite et ses représentations médiatiques. Le premier scandale international de « traite des Blanches », l’« affaire des petites Anglaises » en 1880 à Bruxelles, montre déjà un écart similaire entre le phénomène et sa couverture dans la presse de l’époque. En 2004, Chaumont découvre le fonds d’archives du comité d’experts de la Jean-Michel Chaumont, Le mythe de la traite des Blanches, La Découverte, mai 2009.
Des experts malhonnêtes
L’essentiel du livre est consacré au modus operandi des experts : examen détaillé des principales opérations intellectuelles qui ont présidé à la confection de leur rapport, suivi par l’analyse rigoureuse de leurs recommandations. Chaumont nous dévoile donc toutes les turpitudes méthodologiques des experts qui pervertissent toutes les techniques de recherche en sciences sociales. Comme pour une reconstitution historique « en live », il nous présente d’abord les « décors de la pièce » et ses protagonistes, membres de ce comité international, qu’immortalise une photographie de 1924. Citons le major Johnson, directeur des enquêtes de terrain, le docteur Snow, président du CSE et directeur de l’Association américaine d’hygiène sociale (ASHA)…, aussi Alfred de Meuron, président du Comité national suisse pour la répression de la traite des femmes…, Isidore Maus, signataire pour la Belgique de la Convention de 1910 pour la répression de la traite des Blanches…, le Français Hennequin, qui participe aux conférences sur la traite depuis 1901…, des femmes aussi, la princesse Bandini, la docteure Pauline Luisi, etc.
Chaumont décrit ce comité dans son contexte historique global, exposant tour à tour la genèse du « mythe de la traite des Blanches », la méthodologie de l’enquête internationale que supervise le CSE…, les origines de l’intérêt de la SDN pour la traite des femmes, les idéaux du comité d’experts et le déroulement de ses travaux, les conclusions des experts et les conséquences de leur rapport… Il examine aussi le regard porté par la littérature scientifi que contemporaine sur les travaux du CSE.
Le discours sur la « traite des Blanches » est construit par le mouvement abolitionniste et associé à sa lutte contre la prostitution réglementée. Dès 1869 en Angleterre, Joséphine Butler fonde la Fédération abolitionniste internationale et dénonce la réglementation offi cielle de la prostitution considérant qu’elle favorise le trafi c des femmes. Les rumeurs de trafi c de fi lles impubères vers les maisons de tolérance du continent indignent le public victorien. La réalité du « scandale des petites Anglaises » est « un tragique fait divers monté en fl éau mondial ». Il s’agit d’un phénomène de migration bien plus que de traite : « Pour l’immense majorité des femmes concernées, il n’était pas nécessaire de faire l’hypothèse d’une contrainte criminelle ; la misère et l’absence de meilleures alternatives suffi — saient largement à expliquer leurs parcours de vie. » Les prostituées issues du peuple n’émeuvent pas l’Angleterre qui autorise la prostitution des jeunes fi lles dès treize ans. Par contre, c’est un vrai cauchemar pour les bourgeois d’imaginer de jeunes fi lles innocentes, issues de foyers respectables, kidnappées et réduites à l’état d’esclaves sexuelles. Selon Chaumont, « le génie des abolitionnistes fut de crédibiliser l’amalgame entre la traite des Noirs et la traite des Blanches et de conférer ainsi à la lutte contre la réglementation de la prostitution toute la légitimité morale de la lutte contre l’esclavage ». Faisant passer des faits divers pour des pratiques générales, les abolitionnistes parviennent à ancrer dans le public la conviction de l’existence d’une traite à grande échelle de nature esclavagiste et dont sont victimes de jeunes innocentes. En 1885, les articles du journaliste William Stead mobilisent des centaines de milliers de londoniens, forçant le Parlement à agir (Criminal Law Amendment). Les associations privées contre la traite des Blanches se multiplient. En 1899, à Londres, des délégués gouvernementaux participent pour la première fois à leur congrès. Une première Convention internationale pour la répression de la traite des Blanches (1910) criminalise l’embauche de mineures (moins de vingt ans) à des fi ns de prostitution. Fondée sur la fi ction de « fi lles innocentes » abusées et contraintes, cette convention a surtout pour effet de renforcer la croyance du public dans l’existence de la traite des Blanches.
Chaumont met en valeur le rôle décisif d’une institution privée américaine, le Bureau d’hygiène sociale fondé par le richissime philanthrope John D. Rockefeller Jr. qui fi nance l’enquête de la SDN. Le Bureau d’hygiène sociale a fi nancé auparavant des études sociologiques sur la prostitution à New York (1912) et en Europe (1913) qui tendent à élargir la notion de traite et participent de la puissante campagne abolitionniste axée sur la fermeture des bordels et alimentée par les rumeurs de traite des Blanches. La méthodologie de ces enquêtes novatrices est le travail de terrain, sous couverture, mené par plusieurs enquêteurs qui infi ltrent le milieu des proxénètes. Modèle d’enquête policier d’une sociologie qui voit ses sujets d’observation comme des ennemis à éliminer.
Enquêtes de terrain novatrices
Les enquêteurs de Johnson procèdent de même en 1924. Mortche Goldberg, ancien « roi de la prostitution new-yorkaise », est un personnage central dans l’enquête de la SDN qui infi ltre surtout le milieu de la diaspora juive interlope comme le souligne Chaumont. Un des principaux enquêteurs, Samuel Auerbach, est juif, né à Constantinople, émigré aux États-Unis et spécialiste de l’immigration. Un autre enquêteur parle yiddish… Focalisée d’abord sur les pays supposés être les grandes destinations de la traite, l’Argentine et le Brésil, l’enquête se poursuit dans de nombreux pays, où les chercheurs rencontrent quantité de prostituées et de souteneurs, accumulant une abondante et « merveilleuse » documentation, qui aurait permis aux experts de publier un rapport excellent, note Chaumont, soulignant l’intérêt exceptionnel de ces rapports, en particulier à propos du « milieu » juif de la prostitution. Il souhaite traiter ce sujet dans un prochain livre, pour lire ces rapports « aussi attentivement que les experts eussent dû le faire », afi n d’en tirer une représentation plus conforme à la réalité des données d’enquête.
L’implication de la SDN dans le dossier de la traite des Blanches résulte de l’article 23c de son Pacte fondateur qui la chargeait du suivi de l’application de la Convention internationale pour la répression de la traite des Blanches de 1910. En 1921, à Genève, une conférence décide de transformer la dénomination « traite des Blanches » en « traite des femmes et des enfants » et institue une commission, qui doit formuler des avis à ce sujet au Conseil de la SDN. Lorsque le CSE est formé, on souligne que ses membres ne sont pas au service des intérêts de leurs pays déterminés, mais doivent agir en citoyens du monde guidés par l’intérêt supérieur de l’humanité. Chaumont procède donc à l’analyse détaillée du fonds d’archives du comité, conservé à la Société des Nations à Genève. Il examine tous les procès-verbaux des sept sessions du Comité, les archives inédites de l’enquête et enfi n le rapport lui-même, dans sa forme initiale de février 1927 et sa version révisée de novembre 1927. La suite du livre parcourt donc la chronologie des sessions du CSE : tout en nous donnant une vue d’ensemble du déroulement des travaux du comité, Chaumont retrace les étapes de sa mise en place, suivies des discussions portant d’abord sur les résultats de l’enquête de terrain, puis sur la forme et le contenu du rapport, et enfi n sur la révision du rapport. Cette révision, remarque l’auteur, est en fait la tâche que privilégient les experts alors qu’ils ont vite « expédié » l’analyse des résultats proprement dits de l’enquête de terrain. La dernière session du Comité voit fi nalement l’éclatement du consensus existant entre les experts. Chaumont évoque ensuite la publication des deux parties du rapport et sa large diffusion.
Protéger l’honneur national
L’analyse thématique des sessions du comité traite d’abord des questions fondamentales auxquelles doivent répondre les experts : existe-t-il une traite internationale des femmes et des jeunes fi lles en vue de la prostitution ? Entre quels pays s’exerce-telle ? Selon Chaumont répondre clairement à ces questions est « la dernière chose » que souhaitent faire les experts. Certes, ils affi rment que la réglementation de la prostitution facilite la traite. L’enquête conclut à l’absence d’une véritable organisation internationale de la traite, mais découvre des associations locales de trafi quants, fait état de « centres de renseignements » et d’un bulletin ou journal clandestin qui circule dans le monde des souteneurs. Chaumont dévoile le jeu subtil des experts qui se démarquent des rumeurs tout en affi rmant que l’horrible fl éau de la traite n’en subsiste pas moins. Mais, ils ne procèdent à aucune quantifi cation sérieuse du phénomène, ne traitant les chiffres et les estimations qu’avec légèreté. Une enquêtrice, Christina Galitzi, doctorante en sociologie, a travaillé de façon exemplaire à Marseille et Athènes. Mais ses données quantitatives constituent des preuves négatives de l’existence de la traite des Blanches et son travail ne sera donc pas présenté aux experts, ni mentionné dans leur rapport…
Généralisations abusives, manipulations et disqualifi cation sélective des sources si elles contredisent ce que veulent prouver les experts, etc. Le comité a tout d’abord écarté les sources offi cielles pour mettre en valeur les sources interlopes du « milieu », censées documenter l’existence de la traite. Mais, les experts fi nissent par disqualifi er leurs propres enquêteurs, afi n d’éliminer toute mention de corruption susceptible d’incriminer les autorités d’un pays et donc de sauver l’honneur national. Selon Chaumont, ils réalisent ainsi pleinement dans leurs traitements des informations leurs trois principaux objectifs : établir l’existence de la traite, ne pas heurter les gouvernements et protéger la réputation morale des nations…
Certaines informations sont volontairement occultées par les experts : prostitution enfantine à Barbade, cas de traite en Turquie dont seraient victimes de jeunes orphelines arméniennes, rescapées du génocide… implication des autorités dans la prostitution en Grèce ; censure d’affaires de corruptions policières, mais aussi de l’antisémitisme d’État en Pologne, où les jeunes fi lles juives sont victimes de l’indifférence des autorités à leur sort… Finalement, loin d’assister les victimes effectives, de protéger les victimes potentielles et de réprimer les criminels, le rapport permet de présenter des actes répressifs comme des mesures d’assistance et de prévention, de prôner des mesures énergiques contre les trafi quants qui violent les procédures légales habituelles… Après avoir largement démontré la malhonnêteté des experts, Chaumont nous suggère comment leurs recommandations mettent en péril l’État de droit.
Une matrice féconde
Chaumont souligne l’importance du rapport dans la lutte contre le réglementarisme : la réglementation de la prostitution n’est pas une affaire d’ordre intérieur puisqu’elle alimente un phénomène criminel international. Chaumont a dépouillé les archives de tous les débats des propositions de loi visant à supprimer la réglementation en Belgique. Comme l’écrit, en 1938, la députée socialiste Isabelle Blume, l’enquête de la SDN démontre que la réglementation est la cause directe de la traite des femmes. L’abolition de la prostitution réglementée en Belgique fi nit par être votée (21 août 1948), un peu plus d’un an avant l’adoption à l’ONU de la Convention pour la répression et l’abolition de la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui, triomphe international des thèses abolitionnistes. La littérature scientifi que actuelle ne connaît pas les archives de l’enquête et encore moins celles du CSE dont elle affi rme pourtant la valeur scientifi que du rapport de 1927. Et l’auteur de conclure son réquisitoire en incitant ses lecteurs à « tirer une minimale leçon du passé » en faisant « montre d’un peu de méfi ance face aux héritiers de nos experts ».
Et pourtant, face aux « inepties des experts » quelques textes nous font entrevoir la réalité, tel Le chemin de Buenos Aires (1927) d’Albert Londres dont Chaumont recommande la lecture. Si le rapport du CSE imposait ses visions mensongères, toute la presse populaire ne se soumettait pas pour autant à l’autorité des « experts », comme le suggère, par exemple, le n° 4 (décembre 1933) de la revue illustrée Témoignages de notre temps, consacré à la « Traite des Blanches et prostitution ». Un article anonyme y résume avec une pointe d’ironie le rapport des experts : « Au dire de la SDN, les “marchands de chair humaine” constitueraient une organisation internationale dotée d’un centre de renseignements, ainsi que d’un bulletin secret. En somme, une Internationale occulte et une Gazette des Valeurs. Cette congrégation d’un nouveau genre, pratiquerait son industrie, tout à la fois sur les prostituées en exercice, les jeunes fi lles frivoles, les servantes de bar, les artistes de music-hall et même les jeunes filles innocentes. » La SDN raconte des bobards : « Ces gars-là n’y entendent rien. Toutes les femmes qui partent à l’étranger pour s’y livrer à la prostitution sont déjà des prostituées. Elles savent où elles vont et ce qu’elles vont y faire. Et les mineures aussi bien que les majeures. […] les tenancières de Buenos-Ayres et de Rio n’ont pas besoin d’acheter des femmes. Au contraire, elles en refusent, et reçoivent même des cadeaux de la part de celles qui cherchent une bonne place. […] je crois que si la société était parfaite et que tout le monde naisse riche, il y aurait beaucoup moins de prostituées et de souteneurs. Il est plus facile et plus lucratif de faire trois clients que de faire trois ménages à trois francs de l’heure. Il faudrait retourner ça. »
Dans ses conclusions générales, Chaumont affi rme que la seule attitude responsable en ce qui concerne les conceptions courantes de la « traite » serait de tout reprendre depuis le début, car on ne peut se fonder sur rien de ce que les experts ont fait ou infl uencé : « Traite, esclavage, contrainte, réseaux criminels, femmes naïves, miroirs aux illusions, proxénètes, parents pauvres et ignorants sont autant de descripteurs inadéquats qui occultent davantage qu’ils ne découvrent les problèmes soulevés ». Réaliste, le sociologue sait que « le moule forgé par les experts y sert toujours de matrice et continue à produire des avatars que l’on s’arrache sur le grand marché de l’amélioration du monde ». De plus, remarque Chaumont, l’amalgame abusif entre la traite des Noirs et la traite des êtres humains opère une véritable banalisation des traites et de l’esclavage. Il s’étonne : « Tandis que les comparaisons entre l’esclavage des Noirs et la Shoa suscitent parfois de vives réactions, l’amalgame entre l’esclavage au sens vrai et les phénomènes contemporains désignés comme traite des femmes et des enfants ne semble choquer personne. »
Le ton très polémique de Chaumont et les sarcasmes dont il accable les « experts » du Comité spécial de la SDN peuvent surprendre dans un ouvrage scientifi que dont l’auteur « traite ses sujets de tous les noms ». Mais, pensons à l’incroyable longévité des idées fausses véhiculées par ce rapport international de 1927 dont les auteurs, censés superviser une enquête sociologique, s’évertuèrent à en fausser toutes les données. Sachons aussi qu’à la même époque le nazisme, en pleine ascension, produit des versions radicalement antisémites du mythe de la traite des Blanches qui contribueront à son succès populaire. Alors, ces experts malhonnêtes et dangereux méritent assurément toutes les injures dont les accable le sociologue, qui veut rendre enfi n justice aux sujets de l’enquête, ces êtres humains, qui méritaient et méritent d’être respectés dans leurs droits. Ils ont été bafoués par le discours qui dénonce la traite et prétend parler en leur nom. L’indignité que leur ont fait subir ces experts « éminents » mérite donc bien l’indignation de l’auteur de cette surprenante analyse sociologique qui a le mérite de jeter enfi n la lumière sur un sujet trop longtemps occulté par ceux qui prétendaient en éradiquer les causes et dont les mythes fondateurs ne cessent de hanter notre imaginaire, comme en témoigne, par exemple, le succès populaire de Matrioshki, pour ne citer que cette mémorable série de la télévision fl amande (2005) sur « le trafi c de la honte »…