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Le mythe de la « nouvelle positive » : lettre ouverte à Randstad

Numéro 2 - 2016 par Simon Tourol

mars 2016

« Les médias n’ont d’attention que pour les mau­vaises nou­velles. Une bonne nou­velle, ce n’est pas une nou­velle. » Le pro­pos est de Rand­stad Group Bel­gium. Le 21 décembre 2015, le lea­deur belge de l’intérim adres­sait une « Lettre ouverte à la presse » pour lui repro­cher, exemple à l’appui, de ne pas « trai­ter équi­ta­ble­ment » les nou­velles posi­tives et les négatives, […]

« Les médias n’ont d’attention que pour les mau­vaises nou­velles. Une bonne nou­velle, ce n’est pas une nou­velle. » Le pro­pos est de Rand­stad Group Bel­gium. Le 21 décembre 2015, le lea­deur belge de l’intérim adres­sait une « Lettre ouverte à la presse » pour lui repro­cher, exemple à l’appui, de ne pas « trai­ter équi­ta­ble­ment » les nou­velles posi­tives et les néga­tives, tron­quant ain­si l’image du mar­ché du tra­vail. Une leçon de jour­na­lisme, en somme. Pour­quoi pas, dès lors que l’espace média­tique est un espace public et que le débat à son sujet ne doit évi­dem­ment pas se limi­ter aux seuls pro­fes­sion­nels de la presse. Encore faut-il que la leçon soit fon­dée, argu­men­tée, et qu’elle ne se réduise pas à une humeur dégui­sée en démons­tra­tion scientifique.

Lorsqu’en juin 2013, la socié­té annon­ça par com­mu­ni­qué son inten­tion de pro­cé­der à un licen­cie­ment col­lec­tif, l’écho média­tique fut immé­diat et impor­tant. Le pre­mier jour­na­liste à réagir appe­la dix minutes à peine après l’envoi du com­mu­ni­qué, et l’annonce fut dif­fu­sée qua­rante-sept fois par divers médias. La semaine der­nière, pour­suit Rand­stad dans sa lettre, un com­mu­ni­qué annon­çait cette fois que 90 % des per­sonnes licen­ciées avaient retrou­vé un emploi. L’info ne fut reprise que huit fois en ligne, une fois en radio. Rien dans la presse papier ou au JT.

Conclu­sion du res­pon­sable des rela­tions publiques, signa­taire de la mis­sive : « La nou­velle posi­tive a enre­gis­tré à peine 20 % de l’impact média­tique géné­ré par l’information néga­tive […]. Il est donc clai­re­ment prou­vé que les nou­velles néga­tives retiennent beau­coup plus faci­le­ment l’attention que les infor­ma­tions posi­tives. » Cqfd.

Invi­tons d’abord le cor­res­pon­dant à feuille­ter un jour­nal. Il est truf­fé de bonnes nou­velles ! La rubrique culture parle de spec­tacles de qua­li­té, d’expos et de livres remar­quables. Les sports sont pleins d’athlètes qui gagnent (et l’inverse aus­si, fata­le­ment). L’économie regorge de bilans posi­tifs, d’investissements et de patrons ins­pi­rés. Les nou­velles régio­nales égrènent les inau­gu­ra­tions, les fêtes et les exploits locaux. Les pages maga­zines vantent les mérites d’une nou­velle voi­ture, les per­for­mances d’un bidule numé­rique der­nier cri et les charmes incom­pa­rables d’un res­tau­rant ou d’une des­ti­na­tion de vacances. Posi­tif tout cela !

Et en poli­tique, en socié­té, en fait-divers ? Rand­stad a rai­son. On y ren­contre davan­tage d’informations tristes, mal­heu­reuses, conflic­tuelles et san­glantes. Deuxième invi­ta­tion à la socié­té d’intérim : se deman­der pour­quoi. La presse ne pro­cède pas en clas­sant les nou­velles néga­tives — qu’elle gar­de­rait — et les autres, qu’elle rejet­te­rait. Elle retient les nou­velles tout court. Et une nou­velle, dans l’actualité chaude de l’info géné­rale, est ce qui déroge à la nor­ma­li­té. Les écoles amé­ri­caines de jour­na­lisme le répètent depuis tou­jours : un chien qui mord un homme, ce n’est pas une info. Mais l’homme qui mord un chien, voi­là une rup­ture de la norme… Le pri­son­nier qui s’évade, le train qui déraille, l’entreprise qui fait faillite, le par­ti qui s’effondre sont autant d’accidents sur un par­cours où l’inverse se passe — ou devrait se pas­ser — en temps nor­mal. La presse n’a pas voca­tion à peindre chaque jour le monde en rose. Sa prio­ri­té va aux bles­sures du monde, pour les dénon­cer, pour ame­ner les res­pon­sables à les cica­tri­ser, pour en com­prendre les causes et en évi­ter les répé­ti­tions. Notez, cher cor­res­pon­dant, que la rup­ture est par­fois posi­tive. Votre média pré­fé­ré ne vous parle pas chaque semaine des gagnants du Lot­to. Mais qu’un joueur de la lote­rie euro­péenne empoche 60 mil­lions d’euros, et vous en aurez des nou­velles. Pareil pour une pre­mière opé­ra­tion chi­rur­gi­cale réus­sie dans tel domaine, pour un tour du monde par éner­gie solaire ou un ouvrage d’art d’une ampleur jamais tentée.

Mais reve­nons à vous. Votre socié­té est un très gros employeur. L’emploi, c’est votre nor­ma­li­té. En 2013, vous en avez annon­cé une rup­ture, atti­rant natu­rel­le­ment l’attention média­tique. Com­pre­nez-vous à pré­sent que cette atten­tion n’ait pas la même vigueur lorsqu’il s’agit de consta­ter ce qui est encore, heu­reu­se­ment, le sort d’une majo­ri­té de tra­vailleurs : ils travaillent.

Il n’y a pas, pour la presse, à « trai­ter équi­ta­ble­ment » les bonnes et les mau­vaises nou­velles. Sur quel fon­de­ment repo­se­rait pareil prin­cipe ? Mais vous savez que les jour­na­listes ne sont pas insen­sibles pour autant aux bonnes nou­velles vous concer­nant. On lisait ain­si fin octobre dans la presse que « Rand­stad pour­suit sa lan­cée, le béné­fice net bon­dit de 35%»…

Simon Tourol


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