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Le multiculturalisme en procès

Numéro 10 Octobre 2011 par Albert Bastenier

octobre 2011

De quoi parlent au juste les lea­deurs poli­tiques de l’Eu­rope conser­va­trice lors­qu’ils incri­minent l’é­chec du mul­ti­cul­tu­ra­lisme ? Quelle signi­fi­ca­tion ont réel­le­ment leur appel aux valeurs natio­nales et l’op­po­si­tion répul­sive au com­mu­nau­ta­risme dont les immi­grés musul­mans seraient les pro­pa­ga­teurs ? En Bel­gique comme dans presque toute l’Eu­rope, la copré­sence de groupes sociaux cultu­rel­le­ment dif­fé­rents et inéga­le­ment puis­sants issus de la mon­dia­li­sa­tion des flux migra­toires a déclen­ché un pro­cès confus dont il faut démê­ler les termes. Car au moment où l’É­tat mono­cul­tu­rel entre en crise, ce n’est rien moins que la citoyen­ne­té démo­cra­tique qui demande d’être approfondie

Anders Berhing Brei­vik a jus­ti­fié son mas­sacre de juillet 2011 en Nor­vège au nom d’une mis­sion pro­phy­lac­tique face à ce que serait le poi­son du mul­ti­cul­tu­ra­lisme. C’est là, bien sûr, le fait d’un indi­vi­du dément. Tou­te­fois, son entre­prise n’est sai­sis­sable qu’à par­tir d’un contexte qui dépasse ses obses­sions per­son­nelles. Au-delà de sa psy­ché alté­rée, il est quelqu’un de symp­to­ma­tique d’une époque : celle de l’insé­cu­ri­té cultu­relle qui s’est déve­lop­pée dans le vieux conti­nent paral­lè­le­ment aux flux migra­toires des der­nières décen­nies. Les suc­cès élec­to­raux rem­por­tés en Europe par les par­tis de la droite popu­liste durant la même période en sont une autre expres­sion. Et si, dans la hâte, il ne faut pas faire endos­ser à ces der­niers la res­pon­sa­bi­li­té d’actes qu’ils n’invitent pas à com­mettre, on peut dire néan­moins qu’ils four­nissent une cer­taine cohé­rence idéo­lo­gique à des pré­oc­cu­pa­tions comme celles qui ont per­tur­bé Brei­vik. Lors d’une inter­ven­tion récente1, Pierre Rosan­val­lon se deman­dait d’ailleurs si le popu­lisme ne serait pas en train de deve­nir la nou­velle patho­lo­gie de la démo­cra­tie, comme le tota­li­ta­risme l’avait été pour le XXe siècle. La tue­rie d’Oslo et d’Utoya serait alors une expres­sion indi­vi­dua­li­sée et extrême de la crise d’un corps social dont les repères iden­ti­taires se dis­loquent. C’est ce contexte qui per­met­trait de com­prendre le pro­cès inten­té au mul­ti­cul­tu­ra­lisme, non seule­ment par des déments comme Brei­vik, mais aus­si par cer­tains res­pon­sables poli­tiques ou des intel­lec­tuels notoires.

Échec du multiculturalisme et islamophobie d’État

Mais qu’est au juste le mul­ti­cul­tu­ra­lisme que l’on incri­mine ? Le terme sert com­mu­né­ment pour acter, sans plus, la diver­si­té cultu­relle d’une socié­té. Ou encore pour qua­li­fier les poli­tiques menées en rai­son de cette diver­si­té. Au sens strict cepen­dant, il désigne d’abord un cou­rant des sciences poli­tiques dont l’ambition est de four­nir des pro­po­si­tions qui conci­lient la citoyen­ne­té démo­cra­tique avec l’hétérogénéité cultu­relle des popu­la­tions au sein des espaces éta­tiques libé­raux contem­po­rains. Parce que les sources du peu­ple­ment de ces espaces ont été trans­for­mées par la mon­dia­li­sa­tion des migra­tions, il tente de four­nir une alter­na­tive au prin­cipe plus ancien de l’assi­mi­la­tion cultu­relle, dont la per­ti­nence n’a ces­sé de s’affaiblir. Les dif­fé­rents usages du terme « mul­ti­cul­tu­ra­lisme » entrainent par­fois de la confu­sion lorsqu’on débat à son sujet.

Avec la crise finan­cière née en 2008, la peur de la mon­dia­li­sa­tion s’est tou­te­fois ren­for­cée dans les pays d’Europe. Et la convic­tion s’y est répan­due qu’il fau­drait réta­blir des bar­rières poli­tiques, éco­no­miques et cultu­relles pro­tec­trices. Or, même si la chose ne s’avère guère pra­ti­cable dura­ble­ment, l’opinion publique n’aime pas ce genre d’évidence. Dans ce contexte, le débat sur l’immigration s’est inten­si­fié pour pas­ser au rang de pré­oc­cu­pa­tion poli­tique de pre­mière impor­tance. Il divise — et divi­se­ra encore long­temps — les démo­cra­ties euro­péennes. Ce contexte per­met de com­prendre les rai­sons du dis­cours que, au sein du trium­vi­rat de l’Europe conser­va­trice, tiennent depuis des mois Ange­la Mer­kel, Nico­las Sar­ko­zy et David Came­ron : le mul­ti­cul­tu­ra­lisme est un échec.

Mais en quoi le mul­ti­cul­tu­ra­lisme a‑t-il échoué ? Dans l’Europe des migra­tions, disent en sub­stance ces lea­deurs poli­tiques, au nom d’un droit à la dif­fé­rence mal com­pris, on a favo­ri­sé non pas l’inté­gra­tion, mais son contraire : la frag­men­ta­tion et le déve­lop­pe­ment de socié­tés paral­lèles accom­pa­gnés d’une radi­ca­li­sa­tion des pro­blèmes iden­ti­taires et sécu­ri­taires. Il fau­drait donc ouvrir les yeux : nos démo­cra­ties trop atten­tives à l’identité de ceux qui arrivent ne l’auraient pas été assez à l’égard de l’identité de ceux qui accueillent.

À par­tir de ce diag­nos­tic d’un excès de géné­ro­si­té libé­rale, tout en évi­tant d’endosser expli­ci­te­ment les thèses de l’extrême droite pour laquelle c’est la pré­sence des musul­mans qui est la cause de toutes les dif­fi­cul­tés, ces lea­deurs cherchent cepen­dant à en cap­ter le béné­fice élec­to­ral. Bien qu’ils affirment qu’il faut dis­tin­guer l’islam modé­ré de l’isla­misme, ils tablent cepen­dant sur les inquié­tudes autoch­tones et foca­lisent le débat sur la com­pa­ti­bi­li­té de l’islam avec l’identité des nations euro­péennes. Ain­si, au nom de la défense de nos valeurs, ils forgent un nou­vel ins­tru­ment poli­tique : l’isla­mo­pho­bie d’État. On ne peut admettre, disent-ils, la pré­sence des pré­di­ca­teurs de la haine (Came­ron), l’islam épi­cé qui récuse notre iden­ti­té natio­nale (Sar­ko­zy), ceux qui ne s’adaptent pas à notre culture de réfé­rence dont les racines sont judéo-chré­tiennes (Mer­kel).

Sous ce voile d’exigences, des aspects impor­tants de la réa­li­té sont tou­te­fois pas­sés sous silence. Notam­ment que, dans le sillage de la mon­dia­li­sa­tion vou­lue et pour­sui­vie depuis plu­sieurs décen­nies, les flux migra­toires ne pou­vaient que s’intensifier et se diver­si­fier. Et que, néces­sai­re­ment, cela affec­te­rait le tis­su social et cultu­rel des socié­tés euro­péennes. Dès lors, les dis­cours sur la défense de nos valeurs qui semblent conce­voir que pour­rait exis­ter une mon­dia­li­sa­tion sans flux migra­toires cultu­rel­le­ment déran­geants pour l’ordre social, font preuve d’autant d’irréalisme qu’il y en aurait eu au xixe siècle à ima­gi­ner le déve­lop­pe­ment de la socié­té indus­trielle sans que la marche des masses rurales vers le pro­lé­ta­riat ne trans­forme pro­fon­dé­ment la nature des anta­go­nismes sociaux de l’époque. La classe labo­rieuse est une classe dan­ge­reuse, fut un dis­cours de ce temps-là.

La révo­lu­tion de la mon­dia­li­sa­tion est celle d’une délo­ca­li­sa­tion glo­bale qui remet en cause la source des iden­ti­tés. Des mil­lions d’individus ori­gi­naires d’autres cultures se sont implan­tés et s’implanteront encore en Europe2. La pro­mis­cui­té des cultures est deve­nue totale et il faut inven­ter une nou­velle façon de les arti­cu­ler. Anciens éta­blis et nou­veaux arri­vants sont pla­cés ensemble au cœur des muta­tions iden­ti­taires du monde contem­po­rain. Cela doit être dit haut et fort parce que l’entretien de l’ignorance à cet égard per­met aux poli­tiques d’en mini­mi­ser le cout social qui ne sau­rait évi­dem­ment pas être apu­ré par une simple rhé­to­rique en faveur de l’immuabilité de notre modèle de socié­té.

Il y a là un pro­blème que l’Europe gar­de­ra encore long­temps en reste. Car on y est aux prises avec une situa­tion entiè­re­ment nou­velle : la copré­sence d’un nombre éle­vé de gens aux ori­gines mul­tiples sur le même ter­ri­toire nous posi­tionne tout autre­ment qu’hier face à la ques­tion de la ren­contre des cultures. Cela ne débou­che­ra pas néces­sai­re­ment dans un choc des civi­li­sa­tions, mais indique qu’il est pres­sant de rééva­luer le lien entre les appar­te­nances cultu­relles et les liber­tés démo­cra­tiques. Dans les socié­tés euro­péennes désor­mais mises en forme par plus d’une culture, des rup­tures s’opèrent dans le sym­bo­lisme col­lec­tif, là où se réa­lise l’identification sociale de soi et des autres. Les pri­vi­lèges tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciés à l’autochtonie ain­si qu’à la citoyen­ne­té en sont inévi­ta­ble­ment chahutés.

Appel à l’autochtonie et invocation du communautarisme

C’est à juste titre que l’on a fait remar­quer que l’appel à l’autochtonie est une pro­blé­ma­tique liée à la mon­dia­li­sa­tion3. Dans les contextes migra­toires, elle est une cris­pa­tion iden­ti­taire qui sert d’instrument de pré­ser­va­tion ou d’acquisition de la citoyen­ne­té. Le lien que l’autochtonie éta­blit entre le ter­ri­toire et le soi natu­ra­lise les pré­ro­ga­tives poli­tiques de ceux qui, par l’antériorité de leur occu­pa­tion du sol, peuvent se doter de droits. À l’opposé, l’alloch­to­nie, comme caté­go­rie de clas­se­ment, fait voir la pré­sence des autres comme celle d’intrus et de rivaux. Ou, pire encore, comme de simples para­sites. Inter­viennent ici les luttes qui for­ti­fient ou affai­blissent les liens que les uns et les autres entre­tiennent avec l’État en tant qu’allocateur des res­sources sociales. L’autochtonie sert ain­si de capi­tal social pro­tec­teur, sur­tout pour les classes popu­laires les plus expo­sées à l’actuelle vola­ti­li­té éco­no­mique et poli­tique du capi­ta­lisme. On voit bien en cela com­ment les caté­go­ries poli­tiques, éco­no­miques et cultu­relles se lient entre elles.

On ne sau­rait exclure cepen­dant que l’antagonisme entre autoch­to­nie et alloch­to­nie ne pré­pare, sur le plus long terme, une redé­fi­ni­tion de la citoyen­ne­té. Car à moins de se résoudre à la logique de l’exclusion qui cli­ve­rait défi­ni­ti­ve­ment la vie col­lec­tive entre des in et des out, il fau­dra bien ima­gi­ner de nou­velles solu­tions consti­tu­tion­nelles qui tiennent compte de la copré­sence de groupes d’origines dif­fé­rentes sur le même espace. Une réar­ti­cu­la­tion entre popu­la­tions, appar­te­nances cultu­relles, res­sources sociales et ter­ri­toire don­ne­rait alors nais­sance à une nou­velle forme d’appropriation de la citoyen­ne­té démocratique.

Quoi qu’il en soit, nul n’est en mesure de refu­ser la réa­li­té du nou­veau cos­mo­po­li­tisme et il s’agit donc d’en pen­ser les défis plu­tôt que d’en dra­ma­ti­ser les effets. Pour­tant, dans la logique qui cherche à s’emparer des béné­fices d’un pro­cès inten­té au mul­ti­cul­tu­ra­lisme à par­tir de son ver­sant confes­sion­nel, il y a une esca­lade poli­ti­cienne des mots aux anti­podes du pre­mier devoir des man­da­taires publics : faire bais­ser les ten­sions. C’est la même sur­en­chère qui s’observe presque par­tout en Europe où l’hostilité à l’égard des musul­mans gan­grène le dis­cours poli­tique. Or, s’il faut admettre que les rap­ports entre les immi­grés d’autres cultures et les autoch­tones sont des voi­si­nages qui engendrent de réelles ten­sions, c’est une repré­sen­ta­tion pro­pre­ment pho­bique de l’islam que cette sur­en­chère répand. La cari­ca­ture y rem­place la réa­li­té dès lors que, sans sou­ci de dis­tin­guer les niveaux d’analyse, la confu­sion est entre­te­nue entre l’insécurité liée à l’islam sur la scène inter­na­tio­nale et l’immigration dési­gnée comme l’instrument de sa péné­tra­tion sur le conti­nent. Il ne reste qu’un pas à faire pour éta­blir un lien de cau­sa­li­té floue entre le mul­ti­cul­tu­ra­lisme et le terrorisme.

Lorsqu’après des décen­nies durant les­quelles on a tablé sur les seules forces du mar­ché pour assi­mi­ler les nou­velles popu­la­tions, on en vient à s’aviser enfin de leur insuf­fi­sante inclu­sion, il est ten­tant d’imputer cette situa­tion aux immi­grés eux-mêmes. En n’adhérant pas à l’idée d’intégration, c’est eux qui se seraient orien­tés vers le déve­lop­pe­ment de socié­tés paral­lèles. Les angoisses iden­ti­taires liées à la mon­dia­li­sa­tion don­nant à pen­ser que l’on vit dans un monde qui n’est plus contrô­lé par per­sonne, c’est alors la défense de l’iden­ti­té blanche euro-chré­tienne que le lan­gage poli­tique instrumentalise.

En fai­sant réfé­rence au prin­cipe salubre d’une lutte contre l’ancestrale pré­ten­tion des reli­gions à régen­ter l’espace public, c’est alors au nom soit de la laï­ci­té, soit d’une culture de réfé­rence (le judéo-chris­tia­nisme sécu­la­ri­sé) que de nom­breux poli­tiques inter­viennent et se posent en défen­seurs de valeurs que ne devrait contre­dire aucun réfé­ren­tiel reli­gieux d’origine externe. Alors qu’on a lais­sé se déve­lop­per une sous-classe sur la base de ses ori­gines, la cause de son manque d’intégration est repor­tée sur l’islam. Demeu­rant très lié à des quar­tiers popu­laires mar­gi­na­li­sés, ce der­nier peut en effet faci­le­ment être vu comme un foyer de com­mu­nau­ta­risme.

L’invocation du com­mu­nau­ta­risme, deve­nue clas­sique, est cepen­dant une fausse idée claire. Sans sou­ci de sa défi­ni­tion, ni des limites de son appli­ca­bi­li­té, ce vocable ne rend pas plus intel­li­gibles les dif­fi­cul­tés actuelles. Il inter­vient plu­tôt comme un ana­thème répul­sif. La reli­gion, il est vrai, n’est jamais tota­le­ment dis­so­ciable des iden­ti­tés eth­niques et, pour ceux qui campent éter­nel­le­ment à la marge de la socié­té, elle consti­tue un pôle vers lequel ils peuvent se tour­ner comme la der­nière chose qui leur appar­tienne. Tou­te­fois, si l’on se réfère aux études sur l’instrumentalisation reli­gieuse des iden­ti­tés eth­niques par les groupes mino­ri­taires, elles tendent plu­tôt à éta­blir que, pour eux, il s’agit à chaque fois de lut­ter contre leur assi­gna­tion à la mar­gi­na­li­té. Le mou­ve­ment de fond n’est donc pas celui d’une dis­si­dence sociale volon­taire impu­table au communautarisme.

La coprésence de groupes inégalement puissants

Actuel­le­ment, l’immigration met plu­tôt des groupes inéga­le­ment puis­sants dans une situa­tion de copré­sence ter­ri­to­riale où les ten­sions de la contigüi­té ne se résolvent plus par l’absorption cultu­relle de l’un par l’autre. Ces groupes, pro­vi­soi­re­ment tout au moins, ne par­viennent à vivre les contra­dic­tions de leur inter­dé­pen­dance qu’au tra­vers d’une réaf­fir­ma­tion des ver­tus dont, à leurs yeux, leurs cultures res­pec­tives sont dotées. Les majo­ri­taires pensent y trou­ver ce qui jus­ti­fie leur supré­ma­tie et les mino­ri­taires ce qui pré­serve leur digni­té. Ce ne sont donc pas d’abord des iden­ti­tés sub­stan­tielles radi­ca­le­ment incom­pa­tibles, mais des rela­tions de pou­voir et de domi­na­tion qui sont à l’œuvre dans les contro­verses eth­niques actuelles. Et on com­prend mieux pour­quoi, dans ses tra­vaux déci­sifs sur les phé­no­mènes eth­no-iden­ti­taires contem­po­rains, l’anthropologue Fre­drik Barth4 a tel­le­ment insis­té pour qu’on ne les voie pas comme des expres­sions d’identités immuables et iso­lées, mais comme le fruit d’une inter­ac­tion entre des groupes domi­nant et domi­né qui, de cette manière, cherchent socia­le­ment à uti­li­ser à leur avan­tage leurs dif­fé­rences cultu­relles dans un jeu ten­du d’imputations croisées.

Au tra­vers de ses for­mu­la­tions suc­ces­sives, la théo­rie poli­tique du mul­ti­cul­tu­ra­lisme a cher­ché à mieux com­prendre les mani­fes­ta­tions eth­niques d’aujourd’hui comme l’expression d’une quête qui, non sans oppo­si­tions, par­vien­drait cepen­dant à assu­rer tous les membres des socié­tés mul­ti­cul­tu­relles de leur égale digni­té. Évi­dem­ment, en pré­sen­tant cette théo­rie comme une doc­trine qui encou­rage le com­mu­nau­ta­risme, on se met en posi­tion d’en par­ler comme d’un échec. Il est bien dif­fi­cile pour­tant de dési­gner les faits concrets où se confirme une pro­mo­tion mul­ti­cul­tu­ra­liste du com­mu­nau­ta­risme. Les lea­deurs poli­tiques se risquent néan­moins à le pré­tendre et, pour ce faire, ils en viennent par­fois à stig­ma­ti­ser des pro­grammes poli­tiques qui n’ont même pas com­men­cé à être mis en œuvre dans leur propre pays.

Le procès du multiculturalisme en Europe

Si on défi­nit de manière rigou­reuse ce que, pour le cri­ti­quer, Came­ron appelle le mul­ti­cul­tu­ra­lisme d’État, un tel pro­gramme aurait impli­qué l’attribution de droits par­ti­cu­liers à des groupes défi­nis par leur iden­ti­té eth­nique, reli­gieuse et lin­guis­tique. Or, un tel dif­fé­ren­tia­lisme cultu­rel n’a guère reçu d’application dans les pays d’Europe. Les poli­tiques du pas­sé ont plu­tôt tablé sur l’égalité des chances de cha­cun que prône le libé­ra­lisme éco­no­mique. Si ces poli­tiques n’ont pas pro­duit les effets escomp­tés, elles ont néan­moins été vou­lues dans la pers­pec­tive de l’assimilation. Même en Angle­terre, où sans ins­tau­rer jamais un sta­tut de citoyen sur une base confes­sion­nelle, on a par­fois misé sur l’influence des lea­deurs reli­gieux des com­mu­nau­tés locales qui inci­ta vrai­sem­bla­ble­ment une part de musul­mans à inter­pré­ter la vie civile et poli­tique au tra­vers de leur com­mu­nau­té de croyance, ce fut néan­moins dans l’idée de par­ve­nir à une cohé­sion sociale à l’intérieur du cadre d’une citoyen­ne­té com­mune. L’Allemagne de son côté, si elle a mani­fes­té des pen­chants iden­ti­taires, ce fut plu­tôt au nom d’un droit du sang très long­temps lié à la seule ger­ma­ni­té. La gauche post­na­tio­nale alle­mande a bien for­mu­lé cer­taines idées mul­ti­cul­tu­ra­listes, mais elles sont res­tées limi­tées à des décla­ra­tions de prin­cipe qui n’ont eu que peu d’impact. Quant à la France, au nom de la tra­di­tion répu­bli­caine elle s’est tou­jours expli­ci­te­ment affir­mée hos­tile au multiculturalisme.

Si on a par­fois tem­po­ri­sé avec les dif­fé­rences cultu­relles, la visée de l’intégration a donc tou­jours pri­mé. Et cela, même aux Pays-Bas que l’on consi­dère sou­vent comme un contrexemple parce que, en conti­nui­té avec la tra­di­tion natio­nale hol­lan­daise de la pila­ri­sa­tion où chaque com­mu­nau­té reli­gieuse a le droit de déve­lop­per ses propres ins­ti­tu­tions sociales, fut mise en œuvre une poli­tique dite des mino­ri­tés eth­niques. Cette poli­tique fut ensuite accu­sée d’avoir pous­sé au repli com­mu­nau­taire. Or, lorsqu’en 2000 dans un article qui a fait date, l’intellectuel influent Paul Schef­fer en est venu à par­ler de la tra­gé­die mul­ti­cul­tu­relle néer­lan­daise5, il n’a pas cri­ti­qué une forme de mul­ti­cul­tu­ra­lisme d’État au nom des ver­tus oppo­sées de l’assimilationnisme dont il a affir­mé que, comme tel, il n’était plus d’époque. Contrai­re­ment à ce que beau­coup lui ont fait dire, il a sou­li­gné l’importance des fac­teurs cultu­rels qui n’ont pas été pris réel­le­ment en consi­dé­ra­tion au sein d’un mul­ti­cul­tu­ra­lisme pares­seux qui, selon lui, sous cou­vert de tolé­rance, n’a jamais été au-delà d’une indif­fé­rence géné­ra­li­sée. La recherche d’un deve­nir com­mun, que Schef­fer appelle la véri­table inté­gra­tion, exige, dit-il, tout autre chose : des sacri­fices de part et d’autre, dont seule une majo­ri­té qui ne sait pas qu’elle l’est ignore la bru­ta­li­té. Dans son ana­lyse, l’intégration n’est pos­sible qu’en don­nant accès à tous aux ins­ti­tu­tions cen­trales de la socié­té et ce que l’on a consi­dé­ré comme l’échec du mul­ti­cul­tu­ra­lisme néer­lan­dais est insé­pa­rable du fait que l’on s’y est mon­tré aveugle aux nou­veaux liens entre l’inégalité sociale et la ségré­ga­tion culturelle.

Il reste que les ten­sions liées aux migra­tions peuvent être com­prises comme une confron­ta­tion entre les carac­té­ris­tiques cultu­relles qui opposent ce que Karl Pop­per a appe­lé les socié­tés ouvertes (vers les­quelles se dirigent les flux migra­toires) et les socié­tés fer­mées (d’où ces flux pro­viennent). Et bien que les choses soient en train de consi­dé­ra­ble­ment évo­luer à cet égard, on peut dire que la culture des pre­mières pro­meut les idées d’autonomie des indi­vi­dus, de liber­té et d’égalité dans le cadre de l’universalité des droits, tan­dis que celle des secondes table plu­tôt sur le rat­ta­che­ment des indi­vi­dus à des appar­te­nances par­ti­cu­lières et à un ordre hié­rar­chique défi­ni par la tra­di­tion. Avec quoi inter­fère l’emprise très dif­fé­rente que, de part et d’autre, peuvent déte­nir les sys­tèmes reli­gieux. Il y a là deux façons d’être-au-monde qui s’enracinent dans le registre des affects inti­me­ment liés à la socia­li­sa­tion ori­gi­naire des indi­vi­dus. Les choses y sont si inti­me­ment liées qu’il est d’ailleurs bien dif­fi­cile d’établir une dis­tinc­tion ana­ly­tique claire entre ce qui res­sort de la culture ou de la reli­gion au sein de ce qu’on peut consi­dé­rer comme les matrices res­pec­tives des socié­tés ouvertes ou fer­mées. À par­tir de là, lorsque dans une socié­té mul­ti­cul­tu­relle advient un conflit entre les valeurs de l’uni­ver­sa­lisme de la loi et celles du par­ti­cu­la­risme des mœurs tra­di­tion­nelles, on ne peut tou­te­fois par­ler de com­mu­nau­ta­risme que si cer­tains groupes obtiennent que ce soit le par­ti­cu­lier qui l’emporte. Car il y a alors enfer­me­ment des per­sonnes au sein de leur groupe d’origine aux dépens de leurs rela­tions avec les membres de la socié­té plus large.

Par­mi les ten­dances qui tra­versent l’islam euro­péen, on peut certes iden­ti­fier des réseaux fon­da­men­ta­listes qui tentent d’exercer une influence dans ce sens. On songe bien enten­du à la ques­tion du voile, des mariages arran­gés et du sta­tut géné­ral des femmes. Si ces pôles d’influence par­viennent à exer­cer une coer­ci­tion quel­conque, on ne doit cer­tai­ne­ment pas la tenir pour insi­gni­fiante. Il faut donc entendre Susan M. Okin6 lorsqu’elle affirme qu’il faut prendre en compte le fait que la subor­di­na­tion des femmes est sou­vent infor­melle et pri­vée, et qu’il ne suf­fit donc pas d’adopter un point de vue pure­ment léga­liste au sujet des liber­tés indi­vi­duelles pour les pro­té­ger des effets de la culture patriar­cale tra­di­tion­nelle. Pour autant, cela conduit-il à pré­tendre qu’une menace pro­pre­ment com­mu­nau­ta­riste plane sur les socié­tés euro­péennes ? Ces der­nières sont à ce point com­plexes et les indi­vi­dus y sont sou­mis à une telle plu­ra­li­té d’influences qu’il est fort témé­raire d’affirmer que l’impact de ces cou­rants y est pro­fond et uni­la­té­ral7. Par ailleurs, de telles ten­dances se retrouvent aus­si dans divers réseaux au sein du chris­tia­nisme. La laï­ci­té elle-même, dans cer­tains de ses cénacles, s’est mon­trée capable de sus­ci­ter une dépen­dance à l’égard d’un fana­tisme de la rai­son qui, au nom de la liber­té de pen­ser, en vient par­fois à mettre en cause la liber­té de conscience parce qu’elle reflè­te­rait un asser­vis­se­ment intel­lec­tuel. On ne pré­tend pas pour autant que tous ces cou­rants doc­tri­naires minent la cohé­sion sociale. En l’occurrence, il serait plus conforme à la réa­li­té de dire que cer­taines expres­sions raides de l’islam, mais aus­si du chris­tia­nisme et de la laï­ci­té, consti­tuent des formes diverses de conser­va­tisme cultu­rel. Ce qui devrait faire admettre que s’il y a des pra­tiques qui relèvent assu­ré­ment d’une légis­la­tion pro­tec­trice des indi­vi­dus et de la socié­té qui doit être admise par tous, d’autres appar­tiennent au domaine des men­ta­li­tés ou des convic­tions qu’il n’est pas du res­sort de la loi de régen­ter. Les confu­sions périlleuses entre ces deux registres ne sont tou­te­fois pas rares.

Il doit être admis éga­le­ment que toutes les pra­tiques d’agrégation com­mu­nau­taire ne sont pas du com­mu­nau­ta­risme. Elles mani­festent sou­vent l’existence de réseaux affi­ni­taires, d’intérêts ou même clien­té­listes en dehors des­quels aucune vie sociale concrète n’existe. Elles peuvent aus­si expri­mer réac­ti­ve­ment des soli­da­ri­tés sociales, morales ou spi­ri­tuelles légi­times au sein des groupes mino­ri­taires face aux majo­ri­tés qui dominent la scène col­lec­tive. Il faut donc être atten­tif à ce que, lorsqu’on invoque les périls du com­mu­nau­ta­risme, ce vocable ne serve, à l’inverse de ce qui est pro­cla­mé, qu’à rigi­di­fier une fron­tière qui confine les musul­mans dans leur posi­tion mar­gi­nale. C’est sou­vent à par­tir d’une pos­ture assi­mi­la­tion­niste et/ou sécu­la­ri­sa­trice, qui ne per­çoit rien d’autre que de l’archaïsme dans les tra­di­tions et de l’obscurantisme dans la reli­gion, que l’on en vient à dénon­cer cer­tains com­por­te­ments comme communautaristes.

En Belgique

En Bel­gique éga­le­ment, la défiance à l’égard du mul­ti­cul­tu­ra­lisme n’a pas man­qué de se mani­fes­ter. En novembre 2010, Yves Leterme crut devoir para­phra­ser la chan­ce­lière alle­mande et décla­rer lui aus­si, sans plus d’explications, que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme était un échec. On se demande à quoi il pen­sait, en Flandre ou en Wal­lo­nie. Un peu plus tard, lors de la publi­ca­tion du rap­port des Assises de l’interculturalité, ce furent les par­le­men­taires qui affi­chèrent leurs avis. Outre le hon­teux silence tac­tique de la plu­part, il se trou­va de manière inat­ten­due, au sein du par­ti de la ministre pro­mo­trice des Assises, cinq dépu­tés CDH (dont deux clas­sés à gauche) se disant par­ti­cu­liè­re­ment inquiets de la dérive reli­gieuse et com­mu­nau­taire ain­si que de tous les obs­cu­ran­tismes quels qu’ils soient, pour dénon­cer le rap­port qui, selon eux, ne pro­pose rien moins qu’aux mol­lahs de faire la loi dans les écoles en y auto­ri­sant le port du voile8. De la part de ces élites, on aurait espé­ré autre chose que des pro­pos dignes du café du com­merce. Puis, par la voix de son chef de file Daniel Bac­que­laine, l’opposition MR stig­ma­ti­sa le docu­ment. Sans grande élé­va­tion intel­lec­tuelle, mais plus sou­cieux qu’à l’ordinaire de l’égalité réelle entre tous, il affir­ma qu’à ses yeux, un tel rap­port n’était rien moins que scan­da­leux puisque, via l’idée d’amé­na­ge­ments rai­son­nables, il intro­dui­sait des inéga­li­tés entre les citoyens. Au sujet des thèmes en lien avec l’islam, avec la bana­li­té d’usage, il ajou­ta que par la pro­mo­tion dont y béné­fi­cie le com­mu­nau­ta­risme, on est en face d’une attaque fron­tale contre nos valeurs.

À son tour, le Rap­pel (Réseau d’action pour la pro­mo­tion de l’État laïque) lan­ça une péti­tion inti­tu­lée Non au dif­fé­ren­tia­lisme cultu­rel défen­du par les Assises de l’interculturalité. Ses auteurs affirment que les idéaux de la laï­ci­té gardent toute leur per­ti­nence face au dilemme actuel entre le com­mu­nau­ta­risme reli­gieux et l’universalisme laïque. N’est-ce pas là une anti­no­mie sim­pli­fi­ca­trice ? Peut-on sou­te­nir que nous sommes tou­jours dans un contexte où l’emprise de la reli­gion est source d’inquiétude pour la démo­cra­tie ? Si une menace prio­ri­taire existe, ne réside-t-elle pas plu­tôt dans la mar­gi­na­li­sa­tion cultu­relle des mino­ri­tés main­te­nues dans une infé­rio­ri­té presque naturalisée ?

Il est vrai qu’avant cette péti­tion, c’est au sein des Assises elles-mêmes que, déjà, la sen­si­bi­li­té laïque avait conduit cer­tains de ses experts à prendre leur dis­tance. Fai­sant valoir que l’imprécision de la notion de mino­ri­té cultu­relle entre­tient une confu­sion entre dis­cri­mi­na­tions raciales et reven­di­ca­tions reli­gieuses, ils affir­mèrent qu’elle conduit presque fata­le­ment vers une colo­ni­sa­tion reli­gieuse de la sphère publique plu­tôt que vers la réso­lu­tion du pro­blème cen­tral : l’exclusion socioé­co­no­mique. Comme si rien de cultu­rel­le­ment impor­tant n’était adve­nu avec la mon­dia­li­sa­tion, ces experts pré­co­ni­sèrent donc que, moyen­nant une refon­da­tion des poli­tiques géné­ra­listes en matière d’éducation, d’emploi, de loge­ment et d’urbanisme, on en reste à la concep­tion clas­sique de l’intégration des immi­grés. N’ayant pas été sui­vis à cet égard, ils crurent bon et suf­fi­sant de démis­sion­ner des Assises.

Leur posi­tion n’est en réa­li­té qu’une reprise de la thèse répu­bli­caine en la matière, qui célèbre les ver­tus d’un mono­cul­tu­ra­lisme nor­ma­tif et que n’a jamais ces­sé de sou­te­nir le cou­rant domi­nant des sciences sociales de langue fran­çaise. Dès qu’un cher­cheur sug­gère que des fac­teurs cultu­rels inter­viennent dans les conflits liés aux migra­tions, on estime qu’il mini­mise l’importance déci­sive des condi­tions maté­rielles de l’existence col­lec­tive et suc­combe au piège de l’idéalisme. Or, pour­quoi la pen­sée serait-elle contrainte à une telle incli­na­tion sélec­tive ? La prise en compte de la dimen­sion cultu­relle des pro­ces­sus sociaux n’ambitionne nul­le­ment de ravir la place à leur dimen­sion éco­no­mique. Elle cherche plu­tôt à com­plé­ter et com­plexi­fier la manière dont il faut com­prendre la struc­tu­ra­tion de la vie col­lec­tive. Quelle est donc cette sorte de méta­phy­sique qui mécon­nait la dimen­sion sym­bo­lique de l’action humaine et pousse les sciences sociales vers des ana­lyses accor­dant tout à la déter­mi­na­tion des fac­teurs éco­no­miques et rien aux fac­teurs cultu­rels ? Comme si les pre­miers par­ti­ci­paient à l’essence de l’histoire sociale, tan­dis que les seconds n’y figu­re­raient que de manière ines­sen­tielle ? La culture est la part idéelle du réel, affirme Mau­rice Gode­lier. Quant à la plu­ra­li­té cultu­relle, elle est une don­née objec­tive de l’histoire des socié­tés humaines et on ne connait pas de fonc­tion­ne­ment de l’humanité qui ait éli­mi­né cette diver­si­té. Les acteurs humains sont tous des êtres de lan­gage et le fait qu’ils parlent est certes l’un de leurs attri­buts uni­ver­sels. Ils ne le font cepen­dant que dans des langues, cultures et reli­gions dif­fé­rentes qui sont là comme une frag­men­ta­tion ori­gi­naire qui fait par­tie de leur condi­tion historique.

La révo­lu­tion intel­lec­tuelle des Lumières n’a déci­dé­ment pas été suf­fi­sante pour éta­blir que l’égalité de tous a peu de chance de s’obtenir par un rabat­te­ment de l’autre sur le même 9 Que pour mener à son terme la tâche de l’égalité, il faut par­tir non pas sim­ple­ment de la même­té des indi­vi­dus, mais aus­si de leurs dif­fé­rences. Si l’on convient que le social est une construc­tion de l’action humaine — et est donc un fruit de la culture — il faut admettre aus­si que la com­pré­hen­sion de cette action passe par la prise en compte de sa dimen­sion sym­bo­lique dont les cultures sont les expres­sions non pas pri­vées, mais publiques. Hélas, les Lumières nous ont à ce point per­sua­dés que l’entrée dans la moder­ni­té pos­tu­lait l’abandon des par­ti­cu­la­rismes carac­té­ris­tiques des com­mu­nau­tés tra­di­tion­nelles au pro­fit des caté­go­ries de l’universalisme abs­trait dont se réclament les grands ensembles natio­naux contem­po­rains, que nous éprou­vons la plus grande dif­fi­cul­té à accor­der une réelle impor­tance aux spé­ci­fi­ci­tés culturelles.

Paradoxes et nouvelle façon de penser

Au terme du par­cours pro­po­sé jusqu’ici, un double para­doxe s’impose à l’attention.

D’une part, les périls du mul­ti­cul­tu­ra­lisme ne se trouvent pas néces­sai­re­ment là où on les loca­lise sou­vent. Car ce qui devrait le plus inquié­ter aujourd’hui, c’est le déve­lop­pe­ment d’un dis­cours stig­ma­ti­sa­teur des autres au som­met des États eux-mêmes, par lequel les man­da­taires publics pré­sentent ces autres comme des enne­mis de l’intérieur. Au nom de consi­dé­ra­tions iden­ti­taires et sécu­ri­taires, une caté­go­rie de citoyens se trouve ain­si réduite à ses ori­gines et à ses croyances pré­su­mées. C’est là un dif­fé­ren­tia­lisme cultu­rel offi­ciel bien plus per­ni­cieux que celui de l’opinion publique.

D’autre part, on observe une conver­gence intel­lec­tuelle sur­pre­nante entre l’esprit dit cri­tique d’un grand nombre de repré­sen­tants des sciences sociales et l’opportunisme élec­to­ral des poli­tiques. Sur la base de l’idée d’inté­gra­tion qui paraît si lim­pide, ils se retrouvent dans un natio­na­lisme métho­do­lo­gique qui jamais ne se demande si cette idée ne serait pas que le point de vue des domi­nants sur les dominés.

Le constat de ce double para­doxe contient une invi­ta­tion à pen­ser autrement.

On se deman­de­ra, par exemple, si une forme de céci­té occi­den­tale ne réside pas dans le refus d’admettre que la copré­sence de mul­tiples cultures sur le même ter­ri­toire consti­tue un phé­no­mène social désor­mais aus­si impor­tant que l’ancienne situa­tion où les dif­fé­rentes cultures res­taient, pour l’essentiel, confi­nées dans des espaces dis­tincts. Et que face à la com­plexi­té de cette situa­tion, les rai­son­ne­ments anciens ne suf­fisent plus parce que les moda­li­tés trans­for­mées du peu­ple­ment euro­péen ont ins­tal­lé un plu­ra­lisme cultu­rel qui trouble l’universalisme des socié­tés euro­péennes. La thèse du tour­nant cultu­rel sou­te­nue par les études post­co­lo­niales affirme d’ailleurs que quelque chose a chan­gé dans la carte eth­nique du monde. Peut-être fau­drait-il se deman­der si l’injonction d’intégration-assimilation que les adver­saires du mul­ti­cul­tu­ra­lisme ne cessent d’adresser aux immi­grés non occi­den­taux n’a pas désor­mais pour fonc­tion prin­ci­pale de réduire leurs cultures à l’humilité silen­cieuse10.

Retour sur le multiculturalisme

Pour y voir plus clair, il n’est pas inutile de reve­nir un ins­tant sur la genèse de la notion de mul­ti­cul­tu­ra­lisme dans la théo­rie poli­tique. Car pour jeter les bases d’une nou­velle com­pré­hen­sion du fonc­tion­ne­ment col­lec­tif, elle a dû revi­si­ter les liens qui avaient été admis comme capables de régir les rap­ports entre les cultures et les territoires.

Aux anti­podes du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, on aurait évi­dem­ment pu com­men­cer par sou­te­nir que, lorsqu’une socié­té est tra­ver­sée par des cou­rants cultu­rels cen­tri­fuges et est guet­tée par des risques de bal­ka­ni­sa­tion, elle a logi­que­ment besoin d’une poli­tique cen­tri­pète pour conser­ver sa cohé­rence et son ordre. Le libé­ra­lisme poli­tique a d’ailleurs été inven­té au XVIIe siècle pour faire face à ce genre de situa­tion. Pro­mo­teur d’une citoyen­ne­té qui en l’individualisant pri­va­tise les ques­tions rela­tives aux choix de vie, il s’est his­to­ri­que­ment impo­sé en Europe parce qu’il fal­lait par­ve­nir à paci­fier des socié­tés déchi­rées par les conflits cultu­rels pro­fonds que consti­tuaient les guerres de reli­gion. Cette forme de citoyen­ne­té neu­tra­li­sante et uni­for­mi­sante n’a fait que s’approfondir par la suite, notam­ment au XIXe siècle avec le mou­ve­ment des natio­na­li­tés. Elle est deve­nue la règle dans les États-nations où il s’est agi d’établir une gou­ver­nance d’un nou­veau type, fai­sant ten­dan­ciel­le­ment cor­res­pondre à un toit poli­tique une seule culture à laquelle durent s’assimiler tous les citoyens11.

Avec le suc­cès fou­droyant de l’État-nation comme pilier his­to­rique de la moder­ni­té poli­tique, fal­lait-il dès lors par­ler d’une radi­cale dé-eth­ni­ci­sa­tion des socié­tés modernes ? Les théo­ri­ciens du mul­ti­cul­tu­ra­lisme ne l’ont pas cru parce que loin s’en est fal­lu que les choses se soient entiè­re­ment et défi­ni­ti­ve­ment confor­mées à ce sché­ma. Et on peut com­prendre pour­quoi c’est aux États-Unis que se sont trou­vées les sources morales et intel­lec­tuelles du renou­veau de l’ethnicité dont cette théo­rie poli­tique tente de com­prendre la logique actuelle.

C’est dans le sillage du mou­ve­ment des droits civiques des années soixante que s’y sont mani­fes­tées les pre­mières expres­sions d’une exi­gence de recon­nais­sance cultu­relle des mino­ri­tés : celle des Afro-Amé­ri­cains d’abord, dont l’esclavage et les lois Jim Crow (jusqu’en 1964) les avaient dura­ble­ment pri­vés. Plus glo­ba­le­ment dans ce pays consti­tué prin­ci­pa­le­ment d’immigrés, s’est réa­li­sée une prise de conscience de la faillite de la théo­rie du mel­ting-pot, ce chau­dron dans lequel devaient en prin­cipe se fondre ses dif­fé­rents seg­ments cultu­rels. Les ana­lystes de la vie publique en vinrent alors à par­ler de la saillance d’une nou­velle eth­ni­ci­té et de la fier­té eth­nique12. Parce que le fonc­tion­ne­ment col­lec­tif n’obéissait plus à la règle de l’assimilation, le socio­logue Mil­ton Gor­don en vint à conclure qu’il fal­lait com­prendre le col­lec­tif amé­ri­cain non seule­ment à par­tir des caté­go­ries socioé­co­no­miques clas­siques, mais tout aus­si fon­da­men­ta­le­ment comme un ensemble plu­riel com­po­sé de groupes défi­nis par des cou­leurs de la peau, des reli­gions, des cultures et les iden­ti­tés ini­tiales de ses membres. Ces groupes eth­niques mor­cèlent l’Amérique d’une façon telle, a‑t-il affir­mé, qu’il faut admettre une marge d’autonomie entre l’intégration struc­tu­relle et l’assimilation culturelle.

C’est un peu plus tard au Cana­da, socié­té jeune née elle aus­si de l’immigration, que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme s’est for­gé comme une théo­rie poli­tique expli­cite. Sur la base de ce qu’il a appe­lé une poli­tique de la recon­nais­sance13, le phi­lo­sophe Charles Tay­lor a cher­ché à iden­ti­fier les res­sorts éthiques et le conte­nu de l’action cultu­relle publique qui serait en accord avec la moder­ni­té démo­cra­tique. L’identité, dit-il, est un besoin vital, inti­me­ment lié à la recon­nais­sance sociale à laquelle cha­cun aspire. La non-recon­nais­sance cultu­relle est vécue comme une oppres­sion parce que le soi de cha­cun est façon­né par l’organisation sym­bo­lique de la col­lec­ti­vi­té. La chose est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante dans les socié­tés post­co­lo­niales et d’immigration où se retrouvent des mino­ri­tés qui, à cet égard, ont été his­to­ri­que­ment lésées et dont l’estime d’elles-mêmes que devraient média­ti­ser les ins­ti­tu­tions publiques n’est tou­jours pas obte­nue. Un tel aveu­gle­ment ins­ti­tu­tion­nel aux dif­fé­rences entraine que cer­tains groupes inté­rio­risent une image dépré­ciée d’eux-mêmes qui les trans­forme en vic­times. Faute d’une réponse poli­tique appro­priée, ils s’acheminent soit pas­si­ve­ment vers une atti­tude d’interminable pro­tes­ta­tion, soit acti­ve­ment vers une lutte pour leur reconnaissance.

Pour Tay­lor, la réa­li­sa­tion de soi-même jusque dans sa propre culture est une pré­oc­cu­pa­tion émi­nem­ment moderne que l’on ne pour­ra élu­der. En vue de sur­mon­ter les hié­rar­chies de l’Ancien Régime, les pen­seurs des Lumières avaient tout d’abord cher­ché à affir­mer l’égalité de tous par l’universalité de leurs droits. Mais dans la situa­tion actuelle où ces hié­rar­chies ont dis­pa­ru, c’est la ques­tion de la digni­té per­son­nelle asso­ciée à la mon­tée en puis­sance de l’individu qui est à la source d’une nou­velle demande. Or, cette digni­té, insé­pa­rable de la per­cep­tion que cha­cun a de ses appar­te­nances à un groupe, ne trouve pas les moyens de sa réa­li­sa­tion dans la pro­cla­ma­tion du seul prin­cipe de l’égalité uni­ver­selle. Plus même, l’universalisme que l’on oppose aux iden­ti­tés par­ti­cu­lières est accu­sé de n’être que le dégui­se­ment des pri­vi­lèges que la culture occi­den­tale par­vient à s’accorder à elle-même parce qu’elle est le groupe eth­nique domi­nant. Pour cette rai­son, à la ver­sion ini­tiale de l’égalité dans l’universalité vient s’ajouter une demande de prise en consi­dé­ra­tion des iden­ti­tés cultu­relles spé­ci­fiques. Une poli­tique de la recon­nais­sance doit alors dépas­ser la logique insuf­fi­sante qui cher­chait à assi­mi­ler pour égaliser.

La nou­veau­té cultu­relle de notre temps qui s’affiche de cette manière peut être vue comme l’une des œuvres para­doxales du capi­ta­lisme : avec lui, les caté­go­ries intem­po­relles de l’universalisme abs­trait se sont en réa­li­té fait rat­tra­per par les effets concrets de la mon­dia­li­sa­tion. C’est pour­quoi Sla­voj Zizek14, qui ne croit pas aux ver­tus trans­for­ma­trices du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, affirme qu’il n’est que l’idéologie du nou­vel esprit de ce sys­tème éco­no­mique. Sous cette cou­ver­ture, dit-il, ce qui est occu­pé à se repro­duire n’est rien d’autre qu’une supré­ma­tie blanche uni­for­mi­sante, neu­tra­li­sante et anes­thé­siante de tous les conflits sociaux qui demeurent. Dans cette sorte de désa­veu que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme opère à l’égard du racisme et le res­pect des dif­fé­rences qu’il pré­co­nise, c’est en réa­li­té un leurre qui s’installe et qui dépo­li­tise le débat public en ren­voyant les ques­tions éco­no­miques à des consi­dé­ra­tions ethniques.

Avec Zizek, une fois encore, c’est la pré­pon­dé­rance du fac­teur éco­no­mique qui est pos­tu­lée. L’histoire n’est cepen­dant jamais écrite à l’avance et, à ce jour, cette ten­dance à l’uniformisation est loin de s’être impo­sée défi­ni­ti­ve­ment. Il n’est pas éta­bli non plus qu’il s’agisse d’un pro­ces­sus iné­luc­table. Car ce qui fon­da­men­ta­le­ment fait pro­blème et qui depuis plus de trente ans crée en Europe comme dans d’autres par­ties du monde les condi­tions favo­rables à l’explosion d’émeutes popu­laires récur­rentes — ce qui s’est pas­sé en Angle­terre en aout 2011 en est la der­nière mani­fes­ta­tion —, c’est le sta­tut hégé­mo­nique de la pen­sée occi­den­tale. Pour elle, devoir dis­cu­ter avec les autres revient à accep­ter une redis­tri­bu­tion des res­sources sym­bo­liques et à aban­don­ner sa posi­tion mono­po­lis­tique qui sert à faire pas­ser sa moder­ni­té pour la seule ima­gi­nable. À l’heure des socié­tés post­co­lo­niales, le cœur du pro­blème se situe donc dans les nou­veaux rap­ports qui devront s’établir entre les cultures. Or, ces rap­ports ne sont pas sim­ple­ment ceux d’un dia­logue paci­fique condui­sant d’emblée vers l’harmonie. Ils sont conflictuels.

Dès les années vingt, le phi­lo­sophe prag­ma­tiste John Dewey15 avait don­né une vision clair­voyante des inter­ac­tions sociales de ce type. Il a pro­po­sé une pers­pec­tive d’analyse où l’espace public est vu comme un espace de risque en même temps que d’accomplissement où se recon­fi­gure le social. Selon Dewey, dans la com­mu­nau­té large où ils sont appe­lés à vivre, ce qui trans­forme en pro­blème poli­tique le com­por­te­ment des indi­vi­dus dont les pra­tiques cultu­relles ne sont légi­ti­mées ni par la cou­tume ni par le droit, ce n’est pas le fait que par leur fré­quence elles deviennent par­ti­cu­liè­re­ment visibles. Ce qui est en cause, c’est la per­cep­tion des pro­blèmes sociaux qui naissent de cette visi­bi­li­té. Ce qui est per­çu comme consé­quence néga­tive ou posi­tive décou­lant de ces pra­tiques entraine une crainte ou une appré­cia­tion à leur égard, et c’est l’évaluation du risque qui leur est lié qui crée un espace com­mun de res­pon­sa­bi­li­té et d’action. Ain­si se défi­nit une véri­table zone d’interaction entre des indi­vi­dus : au départ, ils étaient étran­gers les uns aux autres, mais par la per­cep­tion des risques asso­ciés à leurs pra­tiques, ils découvrent la ques­tion de leurs droits et de leurs obli­ga­tions réciproques.

Ce n’est donc pas à par­tir d’un consen­sus né de la bien­veillance des uns pour les autres, mais au contraire sur la base de leurs désac­cords que, dépas­sant leurs contra­dic­tions, les acteurs des socié­tés mul­ti­cul­tu­relles cherchent à orga­ni­ser leurs dif­fé­rences. Au tra­vers de com­pro­mis suc­ces­sifs est alors pro­gres­si­ve­ment redis­cu­tée l’auto­ré­fé­ren­tia­li­té dont les cultures se réclament spon­ta­né­ment. Se créent des pos­si­bi­li­tés d’actions com­munes entre des par­ties qui, au départ, s’évitaient par l’érection de fron­tières eth­niques, et com­mencent à se mettre en place les ins­ti­tu­tions et les ins­tru­ments d’une gou­ver­nance autre que celle des socié­tés monoculturelles.

Dès ses ori­gines, la théo­rie mul­ti­cul­tu­ra­liste a été l’objet d’âpres contro­verses et de divers rema­nie­ments. Cer­tains ne veulent rien y voir d’autre qu’une régres­sion intel­lec­tuelle, tant il leur semble évident que les mino­ri­tés ne peuvent que tirer pro­fit de leur assi­mi­la­tion à la majo­ri­té qui a en main la conduite de l’histoire. C’est la posi­tion de Gio­van­ni Sar­to­ri16 qui pense qu’il vaut mieux aban­don­ner cette notion qui contri­bue à fabri­quer de la diver­si­té et à mar­gi­na­li­ser les étran­gers plu­tôt que, de manière libé­rale, bâtir une vie com­mune tolé­rante au plu­ra­lisme. Et du point de vue prag­ma­tique, même par­mi ceux qui se montrent sen­sibles à ce qu’il y a de tyran­nique dans l’homogénéisation cultu­relle qu’impose la culture domi­nante, reste vive la ques­tion des condi­tions concrètes de la mise en œuvre du mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Sans bornes ni com­pro­mis, il se révèle inapplicable.

Il est bien enten­du néces­saire de dis­cu­ter les dif­fé­rentes options concrètes qui peuvent décou­ler de la mise en pra­tique de la théo­rie mul­ti­cul­tu­ra­liste. Sur­tout en face de ceux qui, en essen­tia­li­sant le conte­nu des cultures, avancent des reven­di­ca­tions qui n’accordent aucune place à la dia­lec­tique entre elles et sup­priment la pos­si­bi­li­té d’un consen­sus qui ferait de l’espace public un lieu de confiance et de sécu­ri­té suf­fi­santes. Il reste cepen­dant que l’on voit mal com­ment les socié­tés libé­rales ne seraient pas éva­luées désor­mais à par­tir de la manière dont elles traitent leurs mino­ri­tés. À cet égard, il faut redire que, comme ins­tru­ment de la réflexi­vi­té humaine qui accom­pagne les tumultes de la mon­dia­li­sa­tion, la théo­rie mul­ti­cul­tu­ra­liste pos­tule qu’il n’y a pas de solu­tion dog­ma­tique à la nou­velle confi­gu­ra­tion cultu­relle de la pla­nète. Elle s’efforce pour cela de dépas­ser les pré­ten­tions arro­gantes de tous les abso­lus onto­lo­giques de la culture, de l’ethnicité, de la race ou de la reli­gion afin de per­mettre au plus grand nombre d’avoir un rap­port à soi-même qui rend pos­sible la liber­té. En sachant que la liber­té n’est pas une réa­li­té abs­traite, mais le résul­tat d’un conflit concret qui doit être sur­mon­té. Et que donc, ce n’est pas par les bons sen­ti­ments d’une simple adhé­sion morale, mais par l’action publique qu’est la poli­tique que se résolvent socia­le­ment les conflits qui opposent les iden­ti­tés col­lec­tives. Ce qui implique que la citoyen­ne­té démo­cra­tique doit aujourd’hui être recons­truite à par­tir d’un nou­veau type d’articulation, tou­jours anta­go­nique, mais conti­nuel­le­ment renou­ve­lé, entre l’universel et le par­ti­cu­lier17.

Pour conclure

Dans ce cadre, la résis­tance à l’assimilation cultu­relle que mani­festent les nou­velles popu­la­tions implan­tées en Europe ne doit pas être vue comme quelque chose de néces­sai­re­ment néfaste auquel il fau­drait s’opposer. Cette résis­tance, loin d’être un retour de l’archaïque, consti­tue au contraire une nou­veau­té impor­tante de notre temps en ce qu’elle dit l’urgence qu’il y a à appro­fon­dir la concep­tion de ce bien poli­tique essen­tiel qu’est la citoyen­ne­té démocratique.

À l’heure de la mon­dia­li­sa­tion, c’est cela que mettent en lumière la figure de l’immigré et son sta­tut qui, à ce jour, demeure pro­blé­ma­tique. En même temps que l’État-national mono­cul­tu­rel entre en crise, ce sta­tut dévoile que la citoyen­ne­té devient un nou­vel enjeu fon­da­men­tal. S’y loca­lise la ligne de démar­ca­tion entre eux et nous qu’il s’agit de faire bou­ger dans le cadre des États. Parce que si, comme le pense Tay­lor, l’appartenance à une com­mu­nau­té cultu­relle d’origine est un besoin vital de recon­nais­sance qui fonde des droits, seule une col­lec­ti­vi­té poli­tique consti­tuée est sus­cep­tible de les recon­naitre et de les garan­tir. Et parce qu’en outre, le mul­ti­cul­tu­ra­lisme ne sau­rait être éva­lué qu’à par­tir de sa contri­bu­tion à la liber­té concrète, il ne peut par ailleurs être dis­joint des poli­tiques de jus­tice sociale visant à réduire les inéga­li­tés dont on sait que les mino­ri­tés sont vic­times. À l’évidence, les poli­tiques mul­ti­cul­tu­relles de recon­nais­sance et les poli­tiques de redis­tri­bu­tion doivent se sou­te­nir l’une l’autre.

Si, comme on a pu l’affirmer18, la prin­ci­pale limite de la théo­rie mul­ti­cul­tu­ra­liste réside dans son libé­ra­lisme — une pers­pec­tive poli­tique sans prin­cipe uni­fiant qui se contente de garan­tir le res­pect cultu­rel de cha­cun sans s’adosser à une cri­tique socioé­co­no­mique —, il est néces­saire d’aller plus loin. Ce qui doit être reven­di­qué ce n’est pas une simple pos­si­bi­li­té d’auto-affirmation des iden­ti­tés qui en res­te­rait à défi­nir les condi­tions de l’exhibition des dif­fé­rences dans une socié­té de coexis­tants. Car à elle seule, jamais une telle démarche ne pro­dui­ra le type de recon­nais­sance réci­proque qu’elle recherche. Ce qui compte, ce n’est donc pas la recon­nais­sance de dif­fé­rences iden­ti­taires nues, mais un sta­tut civique de citoyen qui englobe ces dif­fé­rences dans une com­pré­hen­sion sociale par­ta­gée. De cette façon, nous sommes conviés à la construc­tion d’un nou­veau contexte col­lec­tif por­té par un pro­jet éman­ci­pa­teur, tout à la fois poli­tique, éco­no­mique et culturel.

  1. « Pen­ser le popu­lisme », dans Le Monde du 22 juillet 2011.
  2. Il y a 215 mil­lions d’immigrés aujourd’hui offi­ciel­le­ment recen­sés dans le monde et la pré­vi­sion est qu’il y en aura près du mil­liard en 2050.
  3. Jean-Fran­çois Bayart, « Pro­blé­ma­tiques poli­tiques de l’autochtonie », Cri­tique inter­na­tio­nale, 2001, n° 10. Voir aus­si : Arman­do Cuto­lo, « Popu­la­tions, citoyen­ne­tés et ter­ri­toires », Poli­tique afri­caine, n° 112, 2008.
  4. Eth­nic Groups and Boun­da­ries : The social Orga­ni­za­tion of Culture Dif­fe­rence, Allen and Unwin, 1969.
  5. Paul Schef­fer, « Het mul­ti­cul­tu­rele dra­ma », NRC Han­dels­blad, 29 jan­vier 2000.
  6. Susan Mol­ler Okin, Is Mul­ti­cul­tu­ra­lism Bad for Women ?, Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press, 1999.
  7. Cécile Laborde, Fran­çais, encore un effort pour être répu­bli­cains, Seuil, 2010.
  8. Dans La Libre Bel­gique du 24 novembre 2010.
  9. Voir Fran­çoise Col­lin, « Le comme un », dans Mou­ve­ments n° 38, 2005/2.
  10. Sur ce thème, je me per­mets de ren­voyer à mon article « Pro­vin­cia­li­ser l’Europe » dans le dos­sier sur les études post­co­lo­niales de La Revue nou­velle de juillet-aout 2010.
  11. C’est la thèse d’Ernest Gell­ner dans Nations et natio­na­lisme, Payot, 1989.
  12. La réfé­rence clas­sique est l’étude de Nathan Gla­zer et Daniel Moy­ni­han, Beyond the Mel­ting-Pot, MIT­Press, 1963 ; voir aus­si Denis Lacorne, La crise de l’identité amé­ri­caine. Du mel­ting-pot au mul­ti­cul­tu­ra­lisme, Fayard, 1997.
  13. Charles Tay­lor, Mul­ti­cul­tu­ra­lism and « the poli­tics of Recog­ni­tion » 1992 ; tra­duc­tion fran­çaise : Mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Dif­fé­rence et démo­cra­tie, Flam­ma­rion, 1994. Dans la même ligne, il faut men­tion­ner l’œuvre de Will Kymlicka.
  14. « Mul­ti­cul­tu­ra­lism or the Cultu­ral Logic of Mul­ti­na­tio­nal Capi­ta­lism », New Left Review, n° 225, 1997.
  15. Le public et ses pro­blèmes (1927), édi­tion fran­çaise : coll. « Folio Essais », Gal­li­mard, 2010.
  16. Gio­van­ni Sar­to­ri, Plu­ra­lisme, mul­ti­cul­tu­ra­lisme et étran­gers. Essai sur la socié­té mul­tieth­nique, édi­tions des Syrtes, 2003.
  17. Chan­tal Mouffe, La poli­tique et ses enjeux pour une démo­cra­tie plu­rielle, La Décou­verte, 1994.
  18. Pao­lo Goma­ras­ca, Metic­cia­to : convi­ven­za o confu­sione ?, Mar­cia­num Press, 2009.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.