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Le miroir que nous tend l’autre

Numéro 12 Décembre 2009 par Marc Jacquemain

mars 2015

Les pra­ti­ciens de la thé­ra­pie de couple connaissent bien ce méca­nisme fon­da­men­tal de la psy­cho­lo­gie humaine qu’est la pro­jec­tion : à savoir impu­ter à l’autre nos propres inten­tions ou états men­taux. Cer­tains, comme le phi­lo­sophe Jon Elster, n’hésitent pas à voir dans la pro­jec­tion une des logiques majeures à l’œuvre dans la construc­tion des ima­gi­naires col­lec­tifs et des idéo­lo­gies. En […]

Les pra­ti­ciens de la thé­ra­pie de couple connaissent bien ce méca­nisme fon­da­men­tal de la psy­cho­lo­gie humaine qu’est la pro­jec­tion : à savoir impu­ter à l’autre nos propres inten­tions ou états men­taux. Cer­tains, comme le phi­lo­sophe Jon Elster, n’hésitent pas à voir dans la pro­jec­tion une des logiques majeures à l’œuvre dans la construc­tion des ima­gi­naires col­lec­tifs et des idéo­lo­gies. En voyant le tour que prend aujourd’hui le « débat » sur la visi­bi­li­té des reli­gions dans l’espace public, on est ten­té de lui don­ner raison.

Reve­nons un moment sur la pres­ta­tion de ser­ment de la dépu­tée bruxel­loise Mahi­nur Ozde­mir qui a sus­ci­té une réac­tion indi­gnée de dépu­tés du MR. On sup­po­se­ra que cette réac­tion est de bonne foi. Mais enfin, on est tout de même un peu sur­pris d’entendre brus­que­ment que, dans notre pays, un dépu­té ne devrait pas pou­voir affi­cher sa reli­gion au Par­le­ment. La réac­tion est pour le moins para­doxale. Car alors, com­ment accep­ter qu’un par­ti (allié au MR dans le gou­ver­ne­ment fédé­ral) puisse s’appeler Chris­ten Demo­cra­ten en Vlaams (CD&V). Ins­crire sa reli­gion dans le nom du par­ti auquel on appar­tient, n’est-ce pas une façon évi­dente de l’afficher dans l’espace public ? N’est-ce pas une « affir­ma­tion » reli­gieuse bien plus expli­cite et déli­bé­rée que le seul fait de mettre un voile, qui peut être per­çu par celle qui le porte comme le simple accom­plis­se­ment d’un pres­crit ? Pour­quoi affec­ter d’office le port du voile d’une signi­fi­ca­tion osten­ta­toire (ce qu’il a par­fois, assu­ré­ment, mais pas tou­jours), si ce n’est parce que nous pro­je­tons nos propres inter­pré­ta­tions (et intentions)?

À ce sujet, Jean Bau­bé­rot, his­to­rien de la laï­ci­té et ancien membre (dis­si­dent) de la com­mis­sion Sta­si raconte, dans son livre L’intégrisme répu­bli­cain contre la laï­ci­té, une anec­dote fort savou­reuse : lors d’une des réunions de la com­mis­sion, une par­le­men­taire UMP s’est dite cho­quée de ce qu’il exis­te­rait, dans la culture musul­mane, des asso­cia­tions exclu­si­ve­ment réser­vées aux hommes. Elle pro­po­sait que la com­mis­sion se penche sur la ques­tion de l’interdiction de telles asso­cia­tions. À quoi Bau­bé­rot répon­dit qu’il fau­drait d’abord s’inquiéter des cas du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France, ce qui mit fin à la dis­cus­sion. Ce qu’il aurait pu ajou­ter, c’est que par­mi les laïcs obsé­dés par la mixi­té dans les pis­cines, il y a beau­coup de membres de ces deux obé­diences. En Bel­gique, le Grand Orient dis­cute depuis cent sep­tante-cinq ans pour savoir s’il n’ouvrirait pas ses loges aux femmes (Le Soir du 21 octobre der­nier). Bien sûr, la réflexion en loge est une affaire pri­vée et donc ne regarde que ceux et celles qui s’y livrent. Mais l’argument est un peu court : lorsque l’on dis­cute avec les uns et les autres, on découvre assez vite que les rai­sons évo­quées par ceux qui refusent les femmes en loge ne sont pas fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rentes de celles qu’ils pour­fendent chez les musul­mans : la femme est per­çue comme « puis­sance de séduc­tion » sus­cep­tible de trou­bler la médi­ta­tion des hommes (pour faire simple). N’est-ce pas un bel exemple de projection ?

Il n’est pas impos­sible, fina­le­ment, que ce qui nous choque, chez les musul­mans, c’est autant ce en quoi ils nous res­semblent (et qui, sans doute, nous déplaît chez nous) que ce en quoi ils sont dif­fé­rents. Mais pour s’en rendre compte, ou sim­ple­ment se poser la ques­tion, encore fau­drait-il être capable de poser sur le rap­port à l’autre un regard « can­dide » ou, plus pré­ci­sé­ment, un regard « symé­trique ». C’est ce qui, dans le contexte de pas­sion qui s’est ins­tal­lé aujourd’hui, semble hors de por­tée d’une par­tie de ceux qui s’autoproclament « laïques de combat ».

Tout ce qui touche à l’islam est « sur­in­ter­pré­té » et char­gé de pro­cès d’intention qui appa­raî­traient comme par­fai­te­ment scan­da­leux si on les fai­sait à d’autres convic­tions, comme le judaïsme, par exemple. Quoi qu’ils fassent, les musul­mans sont jugés d’avance. Ils se rai­dissent dans leur foi ? C’est parce que l’islam « n’a jamais eu accès à la moder­ni­té (voire qu’il en est inca­pable)». Ils se défendent au nom de la démo­cra­tie et des liber­tés fon­da­men­tales ? « Ils uti­lisent nos armes contre nous ». Ils sont ten­tés par le dji­had ? « Ce sont donc tous des ter­ro­ristes ». Ils le récusent avec hor­reur ? « C’est pour mieux nous trom­per ». Ce n’est pas ce qu’ils font qu’on leur reproche c’est ce qu’ils sont et il n’y a qu’une façon de s’en sor­tir : qu’ils se renient. Qu’ils abjurent. Alors, on les croi­ra peut-être.

Cette vision mène droit à la catas­trophe que l’on est cen­sé évi­ter : elle donne toutes les rai­sons au musul­man ordi­naire de se soli­da­ri­ser avec les isla­mistes, puisque rien de ce qu’il peut faire ne lui per­met de se dédoua­ner, sauf à renier toutes ses convic­tions. Or, ce qu’un regard « non voi­lé » nous apprend assez faci­le­ment, c’est moins la dif­fé­rence radi­cale entre « eux » et « nous » que l’évidente simi­li­tude. Le regard socio­lo­gique, en France comme en Bel­gique, fait bien appa­raître la même dif­fi­cul­té, des classes popu­laires aux classes moyennes, à vivre dans une socié­té dont les grandes réfé­rences col­lec­tives ont été fra­gi­li­sées par la mon­tée de l’«individualisme com­pé­ti­tif ». Le « grand soir » ne fait plus rêver per­sonne, la « nation » est un sub­sti­tut plus que dou­teux et le « triomphe de la rai­son » n’apparaît pas à l’horizon. Cha­cun est en quête de sens pour lui-même, comme le fait bien remar­quer Mar­cel Gau­chet et la crise iden­ti­taire est assez sem­blable dans tous les camps : la laï­ci­té est orphe­line de son adver­saire his­to­rique, l’Église catho­lique, qui a gar­dé une emprise socio­lo­gique cer­taine (à tra­vers l’éducation et la san­té), mais qui a per­du tout pou­voir de séduc­tion sur ses ouailles. Les jeunes issus de l’immigration musul­mane sont eux, en deuil de leur rêve d’intégration sociale et éco­no­mique, de l’égalité des chances et des droits égaux pour tous. Le radi­ca­lisme anti­re­li­gieux est une quête d’identité au même titre que la plon­gée dans la foi : des deux côtés, il s’agit bien de ten­ta­tives pour rem­pla­cer les grands récits du pro­grès dont la consis­tance s’est lar­ge­ment effi­lo­chée depuis trente-cinq ans.

Ayant eu l’occasion de dis­cu­ter avec un groupe de jeunes musul­mans enga­gés dans une démarche de citoyen­ne­té mili­tante, j’ai été par­ti­cu­liè­re­ment frap­pé de la matu­ri­té avec laquelle ils étaient capables de défendre leurs argu­ments, de cri­ti­quer leurs propres pré­ju­gés, de cher­cher l’ouverture et de pra­ti­quer le débat démo­cra­tique, art qui n’est pas si répan­du dans la popu­la­tion belge « his­to­rique » (il n’y a qu’à voir le conte­nu moyen des forums Inter­net où l’anonymat per­met de lâcher la bride). La conver­sa­tion fut pas­sion­née, sub­tile, décon­cer­tante, par­fois. À un moment don­né, une jeune fille a lâché, moi­tié iro­nique, moi­tié ter­ro­ri­sée : « Le pro­chain géno­cide, c’est pour nous. » C’est sûre­ment exces­sif. Mais à faire le décompte des morts à l’échelle mon­diale, on peut admettre que les musul­mans, et notam­ment ceux qui vivent, ultra-mino­ri­taires, dans nos socié­tés euro­péennes qui se rai­dissent, aient davan­tage de rai­sons d’avoir peur de nous que nous d’eux.

On ne fait pas de bonnes poli­tiques sur la peur mutuelle, mais prendre conscience de la peur que nous ins­pi­rons est peut-être un pre­mier pas sur la voie d’une appré­hen­sion plus lucide de la réalité.

Marc Jacquemain


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