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Le miroir que nous tend l’autre
Les praticiens de la thérapie de couple connaissent bien ce mécanisme fondamental de la psychologie humaine qu’est la projection : à savoir imputer à l’autre nos propres intentions ou états mentaux. Certains, comme le philosophe Jon Elster, n’hésitent pas à voir dans la projection une des logiques majeures à l’œuvre dans la construction des imaginaires collectifs et des idéologies. En […]
Les praticiens de la thérapie de couple connaissent bien ce mécanisme fondamental de la psychologie humaine qu’est la projection : à savoir imputer à l’autre nos propres intentions ou états mentaux. Certains, comme le philosophe Jon Elster, n’hésitent pas à voir dans la projection une des logiques majeures à l’œuvre dans la construction des imaginaires collectifs et des idéologies. En voyant le tour que prend aujourd’hui le « débat » sur la visibilité des religions dans l’espace public, on est tenté de lui donner raison.
Revenons un moment sur la prestation de serment de la députée bruxelloise Mahinur Ozdemir qui a suscité une réaction indignée de députés du MR. On supposera que cette réaction est de bonne foi. Mais enfin, on est tout de même un peu surpris d’entendre brusquement que, dans notre pays, un député ne devrait pas pouvoir afficher sa religion au Parlement. La réaction est pour le moins paradoxale. Car alors, comment accepter qu’un parti (allié au MR dans le gouvernement fédéral) puisse s’appeler Christen Democraten en Vlaams (CD&V). Inscrire sa religion dans le nom du parti auquel on appartient, n’est-ce pas une façon évidente de l’afficher dans l’espace public ? N’est-ce pas une « affirmation » religieuse bien plus explicite et délibérée que le seul fait de mettre un voile, qui peut être perçu par celle qui le porte comme le simple accomplissement d’un prescrit ? Pourquoi affecter d’office le port du voile d’une signification ostentatoire (ce qu’il a parfois, assurément, mais pas toujours), si ce n’est parce que nous projetons nos propres interprétations (et intentions)?
À ce sujet, Jean Baubérot, historien de la laïcité et ancien membre (dissident) de la commission Stasi raconte, dans son livre L’intégrisme républicain contre la laïcité, une anecdote fort savoureuse : lors d’une des réunions de la commission, une parlementaire UMP s’est dite choquée de ce qu’il existerait, dans la culture musulmane, des associations exclusivement réservées aux hommes. Elle proposait que la commission se penche sur la question de l’interdiction de telles associations. À quoi Baubérot répondit qu’il faudrait d’abord s’inquiéter des cas du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France, ce qui mit fin à la discussion. Ce qu’il aurait pu ajouter, c’est que parmi les laïcs obsédés par la mixité dans les piscines, il y a beaucoup de membres de ces deux obédiences. En Belgique, le Grand Orient discute depuis cent septante-cinq ans pour savoir s’il n’ouvrirait pas ses loges aux femmes (Le Soir du 21 octobre dernier). Bien sûr, la réflexion en loge est une affaire privée et donc ne regarde que ceux et celles qui s’y livrent. Mais l’argument est un peu court : lorsque l’on discute avec les uns et les autres, on découvre assez vite que les raisons évoquées par ceux qui refusent les femmes en loge ne sont pas fondamentalement différentes de celles qu’ils pourfendent chez les musulmans : la femme est perçue comme « puissance de séduction » susceptible de troubler la méditation des hommes (pour faire simple). N’est-ce pas un bel exemple de projection ?
Il n’est pas impossible, finalement, que ce qui nous choque, chez les musulmans, c’est autant ce en quoi ils nous ressemblent (et qui, sans doute, nous déplaît chez nous) que ce en quoi ils sont différents. Mais pour s’en rendre compte, ou simplement se poser la question, encore faudrait-il être capable de poser sur le rapport à l’autre un regard « candide » ou, plus précisément, un regard « symétrique ». C’est ce qui, dans le contexte de passion qui s’est installé aujourd’hui, semble hors de portée d’une partie de ceux qui s’autoproclament « laïques de combat ».
Tout ce qui touche à l’islam est « surinterprété » et chargé de procès d’intention qui apparaîtraient comme parfaitement scandaleux si on les faisait à d’autres convictions, comme le judaïsme, par exemple. Quoi qu’ils fassent, les musulmans sont jugés d’avance. Ils se raidissent dans leur foi ? C’est parce que l’islam « n’a jamais eu accès à la modernité (voire qu’il en est incapable)». Ils se défendent au nom de la démocratie et des libertés fondamentales ? « Ils utilisent nos armes contre nous ». Ils sont tentés par le djihad ? « Ce sont donc tous des terroristes ». Ils le récusent avec horreur ? « C’est pour mieux nous tromper ». Ce n’est pas ce qu’ils font qu’on leur reproche c’est ce qu’ils sont et il n’y a qu’une façon de s’en sortir : qu’ils se renient. Qu’ils abjurent. Alors, on les croira peut-être.
Cette vision mène droit à la catastrophe que l’on est censé éviter : elle donne toutes les raisons au musulman ordinaire de se solidariser avec les islamistes, puisque rien de ce qu’il peut faire ne lui permet de se dédouaner, sauf à renier toutes ses convictions. Or, ce qu’un regard « non voilé » nous apprend assez facilement, c’est moins la différence radicale entre « eux » et « nous » que l’évidente similitude. Le regard sociologique, en France comme en Belgique, fait bien apparaître la même difficulté, des classes populaires aux classes moyennes, à vivre dans une société dont les grandes références collectives ont été fragilisées par la montée de l’«individualisme compétitif ». Le « grand soir » ne fait plus rêver personne, la « nation » est un substitut plus que douteux et le « triomphe de la raison » n’apparaît pas à l’horizon. Chacun est en quête de sens pour lui-même, comme le fait bien remarquer Marcel Gauchet et la crise identitaire est assez semblable dans tous les camps : la laïcité est orpheline de son adversaire historique, l’Église catholique, qui a gardé une emprise sociologique certaine (à travers l’éducation et la santé), mais qui a perdu tout pouvoir de séduction sur ses ouailles. Les jeunes issus de l’immigration musulmane sont eux, en deuil de leur rêve d’intégration sociale et économique, de l’égalité des chances et des droits égaux pour tous. Le radicalisme antireligieux est une quête d’identité au même titre que la plongée dans la foi : des deux côtés, il s’agit bien de tentatives pour remplacer les grands récits du progrès dont la consistance s’est largement effilochée depuis trente-cinq ans.
Ayant eu l’occasion de discuter avec un groupe de jeunes musulmans engagés dans une démarche de citoyenneté militante, j’ai été particulièrement frappé de la maturité avec laquelle ils étaient capables de défendre leurs arguments, de critiquer leurs propres préjugés, de chercher l’ouverture et de pratiquer le débat démocratique, art qui n’est pas si répandu dans la population belge « historique » (il n’y a qu’à voir le contenu moyen des forums Internet où l’anonymat permet de lâcher la bride). La conversation fut passionnée, subtile, déconcertante, parfois. À un moment donné, une jeune fille a lâché, moitié ironique, moitié terrorisée : « Le prochain génocide, c’est pour nous. » C’est sûrement excessif. Mais à faire le décompte des morts à l’échelle mondiale, on peut admettre que les musulmans, et notamment ceux qui vivent, ultra-minoritaires, dans nos sociétés européennes qui se raidissent, aient davantage de raisons d’avoir peur de nous que nous d’eux.
On ne fait pas de bonnes politiques sur la peur mutuelle, mais prendre conscience de la peur que nous inspirons est peut-être un premier pas sur la voie d’une appréhension plus lucide de la réalité.