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Le marché religieux

Numéro 6 - 2016 par Anathème

octobre 2016

Les récentes contro­verses autour de la cano­ni­sa­tion d’Anjezë Gon­xhe Bojax­hiu font reve­nir à l’avant-plan la ques­tion des valeurs qui sous-tendent les reli­gions. Pour cer­tains, elle fut un exemple pour l’humanité et mérite à ce titre de figu­rer au pan­théon mono­théiste romain. Pour d’autres, au contraire, elle fut une vile per­sonne, adver­saire de l’avortement, voire car­ré­ment pas sympa. […]

Les récentes contro­verses autour de la cano­ni­sa­tion d’Anjezë Gon­xhe Bojax­hiu font reve­nir à l’avant-plan la ques­tion des valeurs qui sous-tendent les reli­gions. Pour cer­tains, elle fut un exemple pour l’humanité et mérite à ce titre de figu­rer au pan­théon mono­théiste romain. Pour d’autres, au contraire, elle fut une vile per­sonne, adver­saire de l’avortement, voire car­ré­ment pas sym­pa. Polé­miques. Affron­te­ments. Invec­tives. Polarisation.

Ce n’est qu’un exemple par­mi d’autres tant le reli­gieux est aujourd’hui un champ de bataille. Les ten­sions montent, les morts s’amoncèlent, les ran­cœurs croissent. Il est urgent d’œuvrer à une paci­fi­ca­tion durable du pay­sage convictionnel.

Mais où trou­ver l’inspiration sal­va­trice ? Dans notre sys­tème éco­no­mique, par­dieu ! Quoi de plus évident que de pous­ser tou­jours plus avant le libé­ra­lisme de mar­ché et de l’appliquer à tout, y com­pris le reli­gieux ? Ne sait-on pas depuis long­temps que le mar­ché libre per­met une allo­ca­tion idéale des res­sources, une maxi­mi­sa­tion des béné­fices et une pro­duc­tion accrue ? Ne pou­vons-nous voir qu’il est scan­da­leux que des domaines de la vie lui échappent encore ?

Oui ! Disons-le tout de go : le libé­ra­lisme, sur le ter­rain reli­gieux, man­qua jusqu’à pré­sent de consis­tance. Le limi­ter à une pure ques­tion de laï­ci­té et de neu­tra­li­té éta­tique, en faire un simple pro­blème de liber­té de conscience, voi­là qui fut une gros­sière erreur.

Pour autant, un mar­ché libre ne s’improvise pas. C’est pour­quoi il convient de l’organiser de telle manière que les consom­ma­teurs ration­nels de reli­gion puissent opé­rer un choix conforme à leurs inté­rêts objectifs.

Pour y par­ve­nir, nous dis­po­sons de divers ins­tru­ments qui ont tous prou­vé leur capa­ci­té à assu­rer une concur­rence trans­pa­rente et effi­cace. Ain­si, la notion d’abus de posi­tion domi­nante peut-elle nous aider à lut­ter contre les trusts qui jouent de leur force pour impo­ser leur vision de l’au-delà et sou­te­nir les acteurs émer­gents du mar­ché religieux.

De la même manière, la trans­pa­rence des mar­chés doit-elle être soi­gnée. Il faut impo­ser aux acteurs en concur­rence de publier des bilans annuels détaillés indi­quant, d’une part, leur actif (créances d’offrandes, prières, pèle­ri­nages, sacri­fices en tous genres, etc.) et, d’autre part, leur pas­sif (dettes de miracles, cano­ni­sa­tions, pro­duc­tion de céré­mo­nies, entrées au para­dis, etc.). Seule une objec­ti­va­tion des struc­tures des couts et des béné­fices déga­gés per­met­tra un contrôle de l’activité reli­gieuse par les consommateurs.

Il est aus­si bien enten­du que les rela­tions doivent être régies par le droit. Il faut ain­si que soient créés des tri­bu­naux du com­merce avec l’au-delà, afin de régler les dif­fé­rends entre mou­ve­ments reli­gieux. Il est évident que la rela­tion avec les clients devra éga­le­ment être pla­cée sous la pro­tec­tion du droit des contrats.

Certes, le dan­ger est grand que cela résulte en un encom­bre­ment accru des juri­dic­tions, mais la paci­fi­ca­tion de la socié­té est sou­vent au prix de la délé­ga­tion aux juges de la réso­lu­tion de ses conflits. En outre, la régu­la­tion pour­rait aus­si repo­ser sur une orga­ni­sa­tion sec­to­rielle adé­quate. Une UWE (Union wal­lonne des Églises) ou une FEB (Fédé­ra­tion des Églises de Bel­gique) pour­raient gran­de­ment aider au res­pect de codes de bonne conduite, allé­geant d’autant la charge de régu­la­tion pour l’État.

De même, la loi doit-elle impo­ser la clar­té de l’offre des diverses obé­diences. Nombre de vierges, années de pur­ga­toire, tarif des péni­tences et astreintes, nature et durée des pres­ta­tions, ser­vice après-vente, prix des inter­ven­tions com­plé­men­taires, durée des contrats, condi­tions de rési­lia­tion, etc. Pres­ta­tions et tarifs doivent être scru­pu­leu­se­ment détaillés. Le cas de Madame Anjezë Gon­xhe Bojax­hiu pour­ra alors être trai­té comme toute ques­tion d’application d’un plan tarifaire.

En outre, si l’on pro­cède de la sorte, les offres s’en trou­ve­ront aisé­ment com­pa­rables et l’on pour­ra, par exemple via des com­pa­ra­teurs en ligne, prendre connais­sance des avan­tages de chaque for­mule tari­faire disponible.

De ces infor­ma­tions et contrac­tua­li­sa­tions claires pour­ra décou­ler une réelle mise en concur­rence inci­tant les reli­gions à pro­mettre davan­tage pour des couts tou­jours moindres. Comme votre opé­ra­teur télé­pho­nique vous pro­met des SMS illi­mi­tés ou encore plus de don­nées mobiles, votre opé­ra­teur reli­gieux vous pro­met­tra davan­tage d’intercessions, de confort para­di­siaque, de misé­ri­corde divine pour cha­cune des orai­sons, oboles et pèle­ri­nages déboursés.

De cette concur­rence résul­te­ra, comme tou­jours en sem­blable occa­sion, un accrois­se­ment de la liber­té : plus d’avantages pour moins de contraintes, les consom­ma­teurs en seront les grands gagnants.

Un autre résul­tat posi­tif sera la diver­si­fi­ca­tion de l’offre, y com­pris pour des mar­chés de niche : homo­sexuels, pécheurs inten­sifs, métiers à risques ou gros consom­ma­teurs d’intercessions, cha­cun pour­ra trou­ver une offre adap­tée à ses besoins.

Enfin, dès lors que cha­cun consi­dè­re­ra que le reli­gieux n’est plus affaire de sens de la vie, mais de contrat de four­ni­ture de ser­vices et, donc, de consom­ma­tion, la tolé­rance ne pour­ra que régner. A‑t-on vu les clients de Col­ruyt se faire explo­ser dans un Del­haize ? Les abon­nés d’un four­nis­seur d’électricité orga­ni­ser une croi­sade contre ceux d’un concur­rent ? Le libé­ra­lisme, c’est la paix, rien moins.

Du reste, rame­ner le rap­port à la convic­tion à une pure ques­tion de consom­ma­tion a fait ses preuves en matière poli­tique. Depuis que la chose publique a été réduite au clien­té­lisme, depuis que les par­tis sont en concur­rence, baissent chaque jour leurs exclu­sives et allègent leurs pré­re­quis idéo­lo­giques, les vio­lences qui y sont liées ont consi­dé­ra­ble­ment bais­sé. De même que l’on voit aujourd’hui la gauche reprendre des thèmes chers à l’extrême droite, ver­ra-t-on peut-être demain les catho­liques faire une place à Muham­mad dans leurs suc­cur­sales, ou les boud­dhistes vali­der l’idée de l’immaculée conception.

« Bille­ve­sées, me direz-vous, depuis quand fait-on des choix ration­nels en matière de rap­port avec l’au-delà ? » Je vous répon­drai qu’on le fait depuis un bon moment. Ne voi­là-t-il pas au moins qua­rante ans que l’on vous assure que des réformes éco­no­miques libé­rales met­tront fin au cycle des crises et assu­re­ront le bien-être de l’humanité ? Quand on consi­dère les choses sous cet angle, n’est-on pas prêt à admettre que la vie après la mort et la rémis­sion des péchés relèvent de bien moins hasar­deuses spéculations ?

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.