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Le logement déménage
Depuis longtemps, qu’on soit dans le secteur locatif ou acquisitif, l’habitat se décline, et massivement, sur le mode individuel. À l’heure actuelle, on achète et on loue en solo (ou en ménage) essentiellement. En parallèle, l’on assiste également à une prévalence du schème de l’habitat de droit commun : bail de résidence principale, propriété. Et pourtant, près d’un […]
Depuis longtemps, qu’on soit dans le secteur locatif ou acquisitif, l’habitat se décline, et massivement, sur le mode individuel. À l’heure actuelle, on achète et on loue en solo (ou en ménage) essentiellement. En parallèle, l’on assiste également à une prévalence du schème de l’habitat de droit commun : bail de résidence principale, propriété. Et pourtant, près d’un demi-siècle après le communautarisme des années soixante, on voit poindre à nouveau et se transformer la figure du collectif dans le domaine du logement. L’habitat alternatif semble être de retour. Revêtant des contours encore diffus, ce phénomène, rassemblé sous la bannière dite de l’habitat groupé, regroupe en tout cas en un même lieu des personnes unies ou non par un projet de vie ensemble. Il n’existe pas, en fait, de modèle unique d’habitat groupé.
Béguinages pour personnes âgées (voir la Cité Jouet-Rey ou la maison Entre voisins d’Abbeyfield, toutes deux à Etterbeek), ateliers d’artistes de type Bateau-lavoir parisien (voyez les ateliers Mommen à Saint-Josse), squats (ex-Tagawa sur l’avenue Louise, ministère de la Crise du Logement à la rue Royale), habitat intergénérationnel (Dar el Amal à Molenbeek), logement en camping permanent (Ourthe-Amblève), bourses d’achat collectif (Bruxelles-Ville), logements pour jeunes en difficulté… elles sont nombreuses, en Région bruxelloise ou en Wallonie, les applications de ce thème fécond. Par ailleurs, l’habitat groupé peut aussi bien être locatif qu’acquisitif, délibéré ou incident, et se voir ou non flanqué d’un accompagnement social. Si, enfin, certaines structures sont impulsées — et gérées — par un acteur institutionnel, la majorité des habitats groupés résulte d’une initiative privée (dans une démarche bottum-up).
Si le phénomène est passablement diffracté, on trouve toujours à sa source un même constat : les occupants ont tous jugé que, pour véritablement s’approprier un lieu de vie et s’épanouir dans un logement, le collectif représentait à un moment donné de leur existence la meilleure voie. Quel collectif ? Nos conceptions du logement sont complètement irriguées par des normes implicites — « la maison quatre façades dans son jardinet » — comme le droit à la propriété, l’ascension sociale individuelle, la cellule familiale traditionnelle, l’appartenance identitaire à un endroit unique. Au point que les alternatives qui apparaissent fonctionnent comme autant d’analyseurs des formes du collectif qui se recompose dans une société occidentale en début de XXIe siècle. Même si le discours des acteurs peut prêter à confusion à première vue, on ne parle plus d’un collectif donné et borné, quasi organique. Dans toutes ces formes d’habitat alternatif, on entre et on sort quand on le décide, moyennant le respect de la règle commune, et dans nombre de formules, on n’est pas là de manière durable. Plus le pouvoir est géré horizontalement, plus l’évolution de la composition du groupe a d’impacts en termes d’évolution des normes qu’il se donne, notamment sur la définition qu’il s’applique de ses propres frontières. La solidarité interindividuelle existe, mais elle est limitée : elle s’arrête quand le membre du groupe ne peut plus trouver lui-même les moyens de sa subsistance, nécessaires à la prise en charge de la quote-part individuelle des charges supportées ensemble. On devrait donc plutôt parler de formes d’entraide. Le collectif apparaît ainsi dans une lumière plus froide que romantique : un empilement évolutif d’arrangements individuels, ou entre l’individu et le groupe, qui produisent une cohésion effective.
Des collectifs pluriels
Quoi qu’il en soit, et contrairement aux a priori, si le thème concerne bien pour partie une population de jeunes ménages diplômés et actifs, sa portée va bien au-delà. Il séduit aujourd’hui aussi bien les seniors (soucieux de rompre leur solitude), les ex-détenus (qui manquent de relais à leur sortie de prison et dont le parcours carcéral rebute souvent les propriétaires), les allocataires sociaux (désireux de partager certains frais fixes particulièrement lourds : garantie locative, abonnements de téléphone, de gaz et d’électricité, etc.), les membres de la classe moyenne supérieure qui désirent se mettre à plusieurs en vue d’acquérir des lofts dans le centre-ville, les travailleurs en début de vie professionnelle (qui, avant de fonder une famille, souhaitent prolonger quelque peu leur vie d’étudiant et investir avec des amis un quartier plus ou moins chic qui leur serait financièrement inaccessible à titre individuel1)…
On le voit, les motivations sont diverses. Il ne semble cependant pas, contrairement aux logements communautaires des années soixante, que ces regroupements répondent à des mobiles idéologiques. En général, on n’est plus aujourd’hui dans une volonté de changer le monde par son mode d’habitat. Ce sont avant tout la nécessité matérielle, le souhait de confort ou la recherche identitaire qui poussent désormais les gens à s’agréger pour habiter. L’heure, en pleine crise du logement, est résolument au pragmatisme (ce qui n’empêche pas, une fois la situation stabilisée, des visées plus doctrinaires de prendre le relais des préoccupations proprement financières de départ). En ce qui concerne spécifiquement les personnes en état de précarité, l’habitat groupé semble d’autant plus pertinent que la pauvreté, contrairement à une opinion courante, n’est pas qu’une affaire de ressources pécuniaires. D’abord et avant tout, elle procède d’un délitement du lien social, d’un affaiblissement du réseau informel d’entraide et de solidarité. Dans ce cadre, l’habitat groupé contribue avantageusement au remaillage du tissu social.
Des pouvoirs publics réticents
Las… Enfermés dans des logiques catégorielles qui confinent progressivement à l’entêtement et, en tout état de cause, à l’obsolescence, les pouvoirs publics tendent à décourager, à sanctionner, voire à pénaliser ces formes de soutien mutuel et de solidarité. Ainsi, les allocataires sociaux qui prennent la décision de partager un même toit pour des raisons financières risquent fort de perdre leur statut d’isolé pour « tomber » dans le registre « cohabitant » et ce, quand bien même ils ne formeraient en rien un ménage au sens traditionnel du terme. Conséquence : les intéressés en sont à louer des boîtes aux lettres ou encore des sonnettes, à des tarifs prohibitifs naturellement (qui mettent en péril l’équilibre de leur budget), dans le seul but de simuler une domiciliation ailleurs et conserver ainsi leur taux isolé.
Cette mouvance de l’habitat groupé, par ailleurs, est-elle correctement appréhendée par le secteur institutionnel du logement social ? Rien n’est moins sûr malheureusement. S’il existe bien l’une ou l’autre tentative en la matière (Habitation moderne, par exemple, dans la capitale), il est à regretter notamment que le Plan pour l’avenir du logement à Bruxelles, visant à la construction de trois mille cinq cents nouvelles unités d’habitations sociales, ne dédie pas une fraction, même minime, de ce parc nouveau à l’habitat collectif. Et le promoteur pourrait même, grâce à une disposition des lieux qu’il concevrait dépourvue d’équivoque (cuisines autonomes, accès séparés, etc.), parvenir à renverser la présomption de cohabitation qui pèse sur les occupants. Il est donc temps pour les sociétés de logement, notamment, de prendre l’exacte mesure de cette évolution de la société afin d’offrir des habitations qui correspondent au mieux aux aspirations d’une population elle-même en profonde mutation.
S’il est encore émergent, le phénomène de l’habitat groupé n’a plus rien de marginal en 2008. La matrice du logement individuel semble bel et bien écornée, et le retour de balancier entamé. Une masse critique suffisante d’expériences en matière de logement collectif a été atteinte, semble-t-il, pour que l’on puisse commencer à parler d’une véritable alternative. Et pourtant, ce mode d’habitat ne va pas sans soulever une batterie de questions ; il interroge notre relation au logement et, par-delà, notre rapport à la norme. Soulevons tout d’abord le paradoxe suivant. Les personnes qui prennent la décision d’investir un habitat groupé — et qui revendiquent par là une forte autonomie par rapport aux structures existantes — nécessitent en même temps un accompagnement social poussé (que ce soit sur le plan financier, juridique ou encore relationnel), tant les embûches sont nombreuses sur la voie du logement collectif. Si, dans le même registre, l’on veut conférer à l’habitat groupé une certaine pérennité, il s’indique alors d’arrêter un « règlement d’ordre intérieur » relativement strict (ou encore une « charte » dont l’expérience montre qu’elle a un pouvoir auto-disciplinaire fort), ce qui, fatalement, circonscrira la liberté de résidents souvent persuadés de pouvoir enfin vivre, là, sans contrainte.
Richesses et aléas des communautés
C’est qu’il convient de ne pas tomber dans l’angélisme. Le collectif, c’est aussi du contrôle social et du pouvoir, qu’il va falloir gérer ensemble, sans nécessairement être à armes égales. Et la formalisation des manières d’habiter ensemble peut en arriver à mordre sur les territoires de l’intimité et la vie privée. Sur un autre plan, l’habitat collectif sera également une manière d’instrumentaliser individuellement la communauté (re)créée. Loin d’un espace de socialité alternatif, elle peut même devenir pour l’individu une manière d’être encore plus flexible sur les terrains où il négocie sa subsistance et son identité : travail, consommation culturelle, engagements associatifs, vie affective et autres espaces de socialité, etc.
Par ailleurs, l’encouragement de formules de type habitat groupé ne doit pas conduire à la multiplication d’isolats sociaux au sein desquels de petites collectivités vivraient en marge. Il faut veiller à ce que le logement alternatif conserve la possibilité de réintégrer, d’une manière ou d’une autre, la sphère de droit commun. S’il a incontestablement pour vocation de questionner la norme dominante, l’habitat groupé doit, dans le même mouvement, pouvoir y faire retour, ce qui ne constitue pas le plus mince de ses défis. Les normes bonnes sont celles qui réussissent le tour de force de tenir compte des situations caractéristiques de pauvreté et, à la fois, de s’en détacher, de manière à pouvoir embrasser un horizon plus large et pleinement émancipateur. Le risque en effet pour le législateur, s’il devait satisfaire entièrement ces — nombreuses — demandes de reconnaissance d’habitat groupé, est de perdre de vue la résorption structurelle des causes de la précarité et de multiplier ainsi des sous-statuts différenciés incompatibles avec la promotion d’un progrès social par hypothèse unificateur. Car une démocratie authentique se doit de proposer un projet de société susceptible d’être partagé par tous les citoyens. La possibilité d’être comme tout le monde, mais le droit de cultiver sa différence. Dans la ligne, la puissance publique ne saurait trouver dans l’éventuelle institutionnalisation d’initiatives privées en matière d’habitat le moyen commode de se désinvestir (financièrement notamment) de la problématique.
L’implication de l’État ne doit pas, en d’autres termes, signer en même temps son retrait du champ du logement.
Concernant précisément le contexte normatif, il convient de pointer l’ambivalence actuelle. Suivant les sujets couverts, l’arsenal réglementaire apparaît, de nos jours, soit pléthorique, soit malingre. Trop étoffé ou exagérément discret, le corpus de règles ne constitue en tout cas pas toujours un adjuvant dans la mise en œuvre d’un droit au logement. On trouve, d’un côté, une véritable profusion de lois, tant dans le secteur de la construction que de l’acquisition ou encore de la location (qu’on songe aux standards — draconiens — de qualité du bien ou aux dispositions qui cadenassent le bail de rénovation). Les normes peuvent alors être perçues comme brimantes, voire pénalisantes par certains. D’un autre côté, différentes initiatives stimulantes souffrent cruellement d’un déficit de reconnaissance légale ; là, le législateur adopte un profil étonnamment bas. Il est temps dès lors de faire coller davantage le droit aux transformations de la société.
Libérer l’habitat
En somme, l’habitat alternatif (forcément groupé dès lors que le modèle prépondérant est de nature individuelle) rend un peu de sa liberté à l’habitant dans un « monde immobilier » largement démaîtrisant. Les logements, traditionnellement, sont livrés clef sur porte si l’on peut dire. Le locataire social, pour ne prendre que cette illustration, n’a guère le droit de configurer son lieu de vie à son image, en réalisant lui-même des travaux de rénovation par exemple. Sa contribution se limite trop souvent au choix de la couleur de la moquette. L’homo habitans reste actuellement un pur consommateur. Résultat : élaboré sans son concours, le logement ne fait pas l’objet d’une véritable appropriation par son occupant2. Par contraste, l’habitat groupé peut rendre le citoyen acteur de sa propre solution de logement. On valorise ainsi son potentiel créateur et, comme dans les campings et parcs résidentiels, on renforce d’autant les probabilités d’une identification à son lieu de vie, autant de vecteurs d’estime de soi3.
Il s’agit donc ici de « libérer » d’autres formes d’habitat, qui font indéniablement leurs preuves face à la crise actuelle du logement. Il nous faut innover, à charge alors pour la puissance publique, dans un sain principe de subsidiarité ainsi renouvelé, d’encadrer — juridiquement et financièrement — ces initiatives avant, le cas échéant, de les stabiliser et, in fine, de les amplifier ou de les démultiplier. Après tout, les agences immobilières sociales, tant vantées aujourd’hui, ne sont pas nées autrement. La crise du logement, qui exerce des ravages sociaux dévastateurs, ne mériterait-elle pas un pareil « changement de paradigme » ? Poser la question, c’est déjà y répondre.
La logique du dossier qui s’ouvre est d’éclairer ces différentes dimensions de l’habitat alternatif à partir d’une variété de situations concrètes et contemporaines, présentées par des personnes qui les pensent et les portent dans l’espace public et qui, ce faisant, cherchent la distance qui permet de les replacer dans leur contexte pour en mieux comprendre les spécificités et la portée. Nous invitons donc le lecteur à une visite qui peut se faire dans n’importe quel ordre. Il y verra des squats, des campings et parcs résidentiels, des maisons dont le propriétaire âgé loue une partie à un jeune ménage, des habitats groupés rassemblant de cinq à trois cents familles. Et nous n’oublions pas la forme la plus institutionnalisée de logement collectif : le logement social public, qui s’est lui aussi mis à se penser en termes de cohabitation, y compris avec ses voisins.
- C’est l’effet Friends, du nom de la série télévisée américaine.
- Ainsi, dans le logement social, les Maghrébines, par exemple, tendent à délaisser la cuisine américaine qui leur enlève toute intimité tandis que la baignoire — que d’aucuns jugent redondante par rapport à une douche — sert parfois de réceptacle de fortune où baignent, dans l’huile, des pièces de mobylette. De manière générale, de nombreux sans-abri préfèrent continuer à dormir à la rue car les logements qu’on leur propose sont, à leur estime, trop réglementés, aseptisés, etc.
- Voyez N. Bernard, J’habite donc je suis. Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles, Labor, 2005.