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Le lobbying européen pour les Nuls… et la gauche en particulier

Numéro 6 Juin 2013 par Olivier Derruine

juin 2013

Cela fait plus de dix ans que je tra­vaille — en grande par­tie — sur les ques­tions euro­péennes. D’abord, pour une grande confé­dé­ra­tion syn­di­cale, ce qui m’a don­né l’occasion de par­ti­ci­per à de nom­breux groupes de tra­vail de la Confé­dé­ra­tion euro­péenne des syn­di­cats et d’être l’un des six repré­sen­tants des tra­vailleurs belges au Comi­té éco­no­mique et social euro­péen. Peu avant […]

Le Mois

Cela fait plus de dix ans que je tra­vaille — en grande par­tie — sur les ques­tions euro­péennes. D’abord, pour une grande confé­dé­ra­tion syn­di­cale, ce qui m’a don­né l’occasion de par­ti­ci­per à de nom­breux groupes de tra­vail de la Confé­dé­ra­tion euro­péenne des syn­di­cats et d’être l’un des six repré­sen­tants des tra­vailleurs belges au Comi­té éco­no­mique et social euro­péen. Peu avant la crise, j’ai été déta­ché au cabi­net d’une vice-Pre­mière ministre afin de contri­buer notam­ment à iden­ti­fier et à négo­cier les prio­ri­tés de la pré­si­dence belge qui appro­chait à grands pas. En décembre 2009, je suis deve­nu conseiller d’un euro­dé­pu­té actif dans les com­mis­sions en charge de l’économie et de l’industrie.

Ce par­cours m’a ain­si per­mis d’être actif dans les dif­fé­rents seg­ments du pro­ces­sus de déci­sion euro­péen : deux ins­ti­tu­tions euro­péennes, un organe consul­ta­tif et une orga­ni­sa­tion sociale active (une « par­tie pre­nante ») au niveau UE et belge.

De ces dif­fé­rents postes d’observation, je retiens la grande fai­blesse des orga­ni­sa­tions sociales au sens large à se faire entendre, l’inadaptation des méthodes qu’elles pri­vi­lé­gient pour ce faire (prin­ci­pa­le­ment l’envoi de cour­riers ou, à l’autre extré­mi­té, la grande mani­fes­ta­tion) et une cer­taine incom­pré­hen­sion du lan­gage euro­péen et du calen­drier qui les placent hors jeu, là où les orga­ni­sa­tions patro­nales, qui certes dis­posent de davan­tage de moyens finan­ciers et humains, sont beau­coup plus influentes. Cela en dit long sur l’incapacité de la gauche dans son ensemble à s’adapter à la réa­li­té euro­péenne alors que le trai­té de Rome remonte déjà à plus de cin­quante ans…

Les lignes qui suivent ont pour objec­tif de com­bler ces lacunes et d’aider ces orga­ni­sa­tions à faire le tri entre l’important et l’anecdotique, l’efficace et le superflu.

Des réactions très différentes aux textes européens

Avant d’identifier les étapes déter­mi­nantes du pro­ces­sus de déci­sion, il n’est pas inutile de don­ner un aper­çu des grandes caté­go­ries de textes en fonc­tion de la nature et de l’intensité des réac­tions très dif­fé­rentes de la part des « par­ties pre­nantes ». Cette « taxo­no­mie » est tout à fait sub­jec­tive et ne répond à aucun cri­tère scien­ti­fique, elle résulte de ma propre expérience :

1. les textes très spé­cia­li­sés dont le com­mun des mor­tels n’entendra jamais par­ler, mais dont les impli­ca­tions peuvent être plus ou moins impor­tantes pour le quo­ti­dien de tout un cha­cun. Il en est ain­si des textes enca­drant le spectre radio­élec­trique ou le pro­gramme-cadre pour la recherche et l’innovation, par exemple ceux fixant des limites à l’utilisation de pes­ti­cides, etc. En dépit des matières hyper­poin­tues cou­vertes et du public de niche visé, ils sus­citent des tor­rents de cour­riers des pra­ti­ciens et d’associations dont la capa­ci­té de convic­tion est à toute épreuve. Leur objec­tif ne confine pas néces­sai­re­ment à la défense d’une rente de position.

2. les textes tou­chant à un sujet d’actualité qui fait débat dans l’opinion publique, par­fois sans dis­con­ti­nuer pen­dant plu­sieurs mois. Ils se répar­tissent en deux, voire trois, grandes catégories :

  • ceux qui donnent lieu à un déchai­ne­ment — éner­gie du déses­poir aidant — des sec­teurs dont les pri­vi­lèges sont atta­qués ou qui, en tout état de cause, sont mena­cés par des normes plus exi­geantes. Cela fut le cas des textes règle­men­tant les fonds propres des banques, en par­ti­cu­lier lorsque les ban­quiers se déme­nèrent pour faire bar­rage au pla­fon­ne­ment de leurs rému­né­ra­tions, ou encore de ceux impo­sant des normes maxi­males d’émissions de CO2 dans le sec­teur automobile ;
  • ceux qui ne débou­che­ront pas, dans la pra­tique, sur des inter­pel­la­tions concrètes des déci­deurs poli­tiques, ce qui contraste de façon cin­glante avec les mani­fes­ta­tions qui mobi­lisent ici et là des dizaines de mil­liers de per­sonnes. Pen­sons ici aux règles de la gou­ver­nance éco­no­mique euro­péenne qui s’étoffent sans cesse (d’abord, six pack, ensuite two pack et à l’heure actuelle, deux nou­veaux textes mis en consul­ta­tion1) ;
  • celui — au sin­gu­lier, car il n’y en a eu qu’un seul de ce genre — qui, très rapi­de­ment, donne lieu à une mobi­li­sa­tion d’organisations hété­ro­clites et va même jusqu’à signi­fier quelque chose pour le citoyen lamb­da. Il s’agit de la direc­tive sur les ser­vices dans le mar­ché inté­rieur, plus com­mu­né­ment connue comme « direc­tive Bol­ke­stein » du nom du com­mis­saire néer­lan­dais qui l’a por­tée. Alors qu’elle n’était encore qu’une pro­po­si­tion de la Com­mis­sion qui néces­si­tait encore de pas­ser entre les mains du Conseil et du Par­le­ment euro­péen, des mil­liers de per­sonnes se sont inquié­tées de la libé­ra­li­sa­tion des ser­vices qu’elle indui­rait et du fameux « plom­bier polo­nais » qui les enver­rait par vagues entières au chô­mage. Le contexte du moment a ampli­fié les craintes et fan­tasmes autour de ce texte dans la mesure où la sor­tie de ce texte coïn­ci­dait avec l’élargissement de l’UE à dix pays d’Europe cen­trale et orien­tale. Il a éga­le­ment pesé sur le « non » fran­çais au réfé­ren­dum sur le pro­jet de Trai­té consti­tu­tion­nel et induit un cli­vage mal­sain entre « anciens » et « nou­veaux » États membres.

3. Les textes qui tombent dans une cer­taine indif­fé­rence parce qu’ils traitent de sujets d’importance toute rela­tive et qui ne font pas écho dans des fédé­ra­tions bien orga­ni­sées, mais qui ren­contrent des acteurs plu­tôt ato­mi­sés comme ceux pro­mou­vant l’administration en ligne (eGo­vern­ment) ou trai­tant de l’éclairage et la signa­li­sa­tion lumi­neuse des trac­teurs et machines agri­coles fores­tières2.

Par­cours légis­la­tif des textes issus de la Com­mis­sion euro­péenne et moments stra­té­giques pour le lob­bying (en gris foncé)
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Parcourir le programme de travail/ législatif de la Commission européenne en octobre/novembre

Toute orga­ni­sa­tion sérieuse quant à sa volon­té d’influencer un domaine par­ti­cu­lier doit assu­rer une veille de l’actualité euro­péenne. À pre­mière vue fas­ti­dieuse, cette opé­ra­tion est sim­pli­fiée par la publi­ca­tion, en octobre ou novembre de chaque année par la Com­mis­sion euro­péenne, de son pro­gramme de tra­vail et/ou légis­la­tif. Elle y liste les sujets qu’elle trai­te­ra au cours des pro­chains mois en don­nant une approxi­ma­tion de la date de publi­ca­tion des textes en ques­tion et en pré­ci­sant la nature de ces textes (de simples com­mu­ni­ca­tions inter­pré­ta­tives, des pro­po­si­tions légis­la­tives, des consul­ta­tions publiques, etc.) ain­si que les orien­ta­tions envi­sa­gées. Tout lec­teur inté­res­sé peut donc anti­ci­per et s’organiser pour tra­vailler sur les sujets qui l’intéressent.

Focaliser sur l’essentiel, en l’occurrence les textes législatifs

Étant don­né que la Com­mis­sion publie chaque année envi­ron 1.300 textes, il est impos­sible pour qui­conque de suivre cette pro­duc­tion sta­kha­no­viste. Cela n’aurait d’ailleurs pas de sens au regard du très large éven­tail des sujets qui s’étend du plan d’action en faveur du mul­ti­lin­guisme aux valeurs for­fai­taires à l’importation pour la déter­mi­na­tion du prix d’entrée de cer­tains fruits et légumes en pas­sant par l’encadrement des poli­tiques éco­no­miques, les normes envi­ron­ne­men­tales pour véhi­cules légers, etc.

De plus, les textes qui sortent de la Com­mis­sion ne pré­sentent pas la même valeur, la même impor­tance : il convient donc de pri­vi­lé­gier les pro­po­si­tions légis­la­tives (direc­tives et règle­ments) dans la mesure où ces textes seront envoyés au Par­le­ment euro­péen et au Conseil pour y être amen­dés (voire reje­tés comme cela fut le cas pour la libé­ra­li­sa­tion des ser­vices por­tuaires ou les déro­ga­tions à la comp­ta­bi­li­té pour les micro-entre­prises). Ensuite, les consul­ta­tions publiques per­mettent aux par­ties pre­nantes et citoyens inté­res­sés d’aider la Com­mis­sion à pré­ci­ser ses idées sur un thème bien pré­cis à par­tir d’une série de ques­tions ouvertes qu’elle contextualise.

Puisque le trai­té attri­bue à la Com­mis­sion un mono­pole dans le droit d’initiative, cela signi­fie que les dif­fé­rentes publi­ca­tions du Par­le­ment euro­péen et du Conseil revêtent une moindre impor­tance ; elles reflètent l’état des débats à un moment pré­cis, compte tenu du rap­port de force et de la situa­tion euro­péenne, voire internationale.

« Lobbyier » les eurodéputés

Lorsqu’un texte légis­la­tif pré­sente de l’intérêt, il n’existe qu’une manière effi­cace pour enta­mer un lob­bying auprès des euro­dé­pu­tés. Cette méthode consiste à :

  • avant tout contact for­mel : iden­ti­fier les quelques points qui font la dif­fé­rence (en ce qui concerne les articles et pas l’exposé des motifs) plu­tôt que de « pinailler » sur la moindre virgule ;
  • concer­nant le style de com­mu­ni­ca­tion à l’égard des euro­dé­pu­tés, pros­crire l’envoi de cour­riers énon­çant des griefs géné­raux (« la pro­po­si­tion de direc­tive à l’examen risque de miner sérieu­se­ment les fon­de­ments du modèle social euro­péen en met­tant sous pres­sion les ser­vices publics et les salaires ») et pri­vi­lé­gier les mes­sages ciblés (par exemple : rem­pla­cer à l’article 5 les mots « X » par les mots « Y », sup­pri­mer à l’article 12 § 3 la fin du para­graphe à par­tir de « X », ajou­ter un tiret par­mi les déro­ga­tions lis­tées à l’article 5 et qui se libel­le­ra comme suit « … ») en pre­nant soin de jus­ti­fier suc­cinc­te­ment les motifs de ces changements ;
  • pour le sui­vi : pro­po­ser une ren­contre afin de pous­ser la dis­cus­sion plus loin. Au lieu d’un ren­dez-vous d’une tren­taine de minutes, il est conseillé de pro­po­ser expli­ci­te­ment que la ren­contre se déroule dix minutes autour d’un café et de faire coïn­ci­der les dis­po­ni­bi­li­tés avec les semaines de com­mis­sions à Bruxelles (plus pra­tique pour les orga­ni­sa­tions belges) ou les semaines dites vertes (ou tur­quoises !), c’est-à-dire celles dédiées à l’activité hors des murs du Par­le­ment, dans les cir­cons­crip­tions des euro­dé­pu­tés, soit en Bel­gique pour les euro­dé­pu­tés belges. Ces semaines vertes sont l’occasion pour les euro­dé­pu­tés de prendre du recul, d’aller à la ren­contre de citoyens, d’institutions et orga­ni­sa­tions qui ne sont pas du sérail euro­péen, de faire du tra­vail de fond, etc.

Pour les « experts » dési­reux d’agir davan­tage en amont, il est conseillé de repé­rer les conseillers thé­ma­tiques des dif­fé­rents groupes par­le­men­taires (que vous sou­hai­tez influen­cer) ain­si que les coor­di­na­teurs de cha­cun de ces groupes pour cha­cune des com­mis­sions par­le­men­taires (ces coor­di­na­teurs sont des euro­dé­pu­tés qui font par­tie du bureau des com­mis­sions et rem­pli­ront ce rôle pen­dant au moins une demi-légis­la­ture). À la suite d’un accord entre les coor­di­na­teurs sur un dos­sier, celui-ci est attri­bué à un euro­dé­pu­té qui joue­ra un rôle de pre­mier plan : nom­mé « rap­por­teur », c’est lui qui sera en charge d’élaborer ce que sera la posi­tion du Par­le­ment euro­péen, mais au préa­lable, se tien­dront des réunions avec des « sha­dow rap­por­teurs », c’est-à-dire les chefs de file de chaque groupe sur le sujet. Ce petit groupe de 7 à 8 per­sonnes (qui varient selon le dos­sier abor­dé) joue donc un rôle clé3 pour abou­tir à un pro­jet de texte qui sera sou­mis à la com­mis­sion par­le­men­taire thé­ma­tique. Un simple cour­rier élec­tro­nique envoyé aux ser­vices presse des dif­fé­rents groupes par­le­men­taires per­met d’identifier rapi­de­ment ces acteurs clés.

Il arrive régu­liè­re­ment qu’une matière néces­site l’avis de plus d’une de ces com­mis­sions parce qu’elle ren­voie à dif­fé­rents aspects (par exemple, une direc­tive sur l’efficacité éner­gé­tique pas­se­ra dans les mains des euro­dé­pu­tés de ENVI4 et ITRE, la direc­tive sur la libé­ra­li­sa­tion des ser­vices était abor­dée par IMCO et, parce qu’elle fai­sait inter­ve­nir la légis­la­tion sur le déta­che­ment des tra­vailleurs, EMPL). Néan­moins, la com­mis­sion « com­pé­tente sur le fond », c’est-à-dire celle qui est la pre­mière des­ti­na­taire du texte, peut balayer les avis des autres com­mis­sions sai­sies, ou alors esti­mer que ces amen­de­ments sont per­ti­nents et les reprendre à son compte.

Lors du vote en com­mis­sion par­le­men­taire, ce sont quelque cin­quante euro­dé­pu­tés qui vote­ront, essen­tiel­le­ment en sui­vant une liste de votes, c’est-à-dire les consignes de vote pour cha­cun des amen­de­ments numé­ro­tés assor­tis par­fois d’un com­men­taire très suc­cinct. Cette liste est éla­bo­rée de com­mun accord avec le conseiller du groupe, l’eurodéputé qui est sha­dow rap­por­teur et son assis­tant qui l’a accom­pa­gné sur ce dossier.

Lors des votes, aucun euro­dé­pu­té n’a jamais sous les yeux le texte même des amen­de­ments : en effet, on vote sur des numé­ros d’amendements. Les amen­de­ments in exten­so auront été exa­mi­nés par les euro­dé­pu­tés, mais en rai­son de leur charge de tra­vail, il est plus pro­bable qu’ils alignent leur vote sur les consignes de la liste de votes et fassent ain­si confiance à leur sha­dow rap­por­teur. Cepen­dant, si le texte a sus­ci­té une cer­taine polé­mique ou que les débats ont été vifs, il est fort à parier qu’un plus grand nombre d’eurodéputés aura lu avec atten­tion les amen­de­ments, quitte à délais­ser ceux de nature édi­to­riale (refor­mu­la­tion d’une phrase sans en alté­rer le sens) ou ceux qui ne modi­fient pas l’esprit du texte en question.

Du côté du Conseil des ministres

Lorsque les ministres arrivent en séance, une grande par­tie de l’ordre du jour a déjà été réglée. Il ne leur res­te­ra à tran­cher que les points liti­gieux et à par­ti­ci­per aux dis­cus­sions d’orientation ou à appré­cier la manière dont la pré­si­dence (tour­nante) s’acquitte de son man­dat de négo­cia­tion avec le Par­le­ment et la Commission.

En Bel­gique, il revient géné­ra­le­ment au conseiller « Europe » du ministre dont le Conseil est sai­si de don­ner les grandes orien­ta­tions de la ligne que la Bel­gique défen­dra auprès des par­te­naires euro­péens. Mais, les ministres ne font pas cava­lier seul et pour garan­tir la cohé­rence du gou­ver­ne­ment (en par­ti­cu­lier lorsqu’un dos­sier arrive sur la table de plu­sieurs for­ma­tions du Conseil5), c’est un ministre d’une enti­té fédé­rée (parce que l’on traite d’une matière qui a été lar­ge­ment régio­na­li­sée ou com­mu­nau­ta­ri­sée) qui porte la voix de la Bel­gique dans son ensemble ou encore que le dos­sier implique les com­pé­tences des niveaux fédé­ral et régio­nal (et/ou com­mu­nau­taire), un inter­ca­bi­net sera orga­ni­sé sous la hou­lette de la Direc­tion géné­rale Europe (DGE) des Affaires étran­gères afin de recueillir les contri­bu­tions de cha­cun des ministres dont les com­pé­tences sont concer­nées ain­si que des vice-Pre­miers ministres. Le degré de liber­té du repré­sen­tant du ministre qui siè­ge­ra au Conseil dépend de la nature des débats au Conseil : soit il s’agit d’amender un texte et l’intercabinet abou­tit à des libel­lés rela­ti­ve­ment pré­cis dont le ministre ne pour­ra dévier ; soit il s’agit d’un échange d’idées (parce que l’on en est au tout début du pro­ces­sus légis­la­tif) et il est moins contraint par les com­men­taires des repré­sen­tants des autres ministres dans la mesure où aucun ministre ne com­mu­nique ses spea­king notes aux autres.

La repré­sen­ta­tion per­ma­nente est aus­si peu connue du grand public qu’elle n’est essen­tielle aux tra­vaux minis­té­riels : ce terme désigne les fonc­tion­naires qui font la liai­son entre le niveau UE et le niveau belge. Ils font en quelque sorte office d’ambassadeurs sec­to­riels, leur « chef » étant en effet ambas­sa­deur belge auprès de l’UE. Les repré­sen­tants per­ma­nents belges défen­dront le man­dat qui a été conve­nu au sein de la DGE. Le tra­vail de « wor­ding » (tra­duc­tion des négo­cia­tions dans le jar­gon euro­péen avec toutes les nuances que cela implique) leur prend beau­coup de temps et néces­site de leur part une excel­lente connais­sance des textes adop­tés anté­rieu­re­ment (dans la mesure où ceux-ci peuvent ser­vir d’appui pour y rac­cro­cher un élé­ment négli­gé dans le texte actuel­le­ment en négo­cia­tion6) et la capa­ci­té de pou­voir lire et de se faire com­prendre entre les lignes. Ils tra­vaillent en rela­tion étroite avec le cabi­net du ministre com­pé­tent de manière à s’assurer que l’esprit du texte négo­cié cor­res­pond bien à la ligne belge et, le cas échéant, pour prendre les consignes à suivre lorsque des options émergent ou que des alliances infor­melles doivent être tis­sées. Ain­si, à moins que ne sub­sistent des points poli­ti­que­ment impor­tants qui n’ont pas pu être réglés pré­cé­dem­ment, les ministres par­ti­ci­pant au Conseil n’ont plus qu’à endos­ser le tra­vail que ces hommes et femmes de l’ombre ont four­ni pen­dant des semaines, voire des mois.

Ain­si, les acteurs pivots sont les conseillers « Europe » du ministre com­pé­tent en pre­mier lieu et des vice-Pre­miers ministres, de même que celui du Pre­mier ministre, voire éga­le­ment celui du ministre-pré­sident (lorsque les Régions ont voix au cha­pitre). Le conseiller du ministre qui est l’expert sur le fond de la ques­tion abor­dée doit éga­le­ment être ren­con­tré. Concrè­te­ment, si la Com­mis­sion pro­pose une actua­li­sa­tion de la direc­tive sur les re­structurations, c’est sur le fond le conseiller du ministre de l’Emploi qui gère au jour le jour les dif­fi­cul­tés des entre­prises et les licen­cie­ments col­lec­tifs qui sera le mieux à même d’exprimer les com­men­taires les plus fon­dés, com­men­taires que le conseiller « Europe » tra­dui­ra dans une pers­pec­tive européenne.

Conclusions

Les orga­ni­sa­tions qui veulent exer­cer de l’influence sur le pro­ces­sus de déci­sion euro­péen doivent cibler quelques moments clés. Les mani­fes­ta­tions en marge d’un Conseil euro­péen qui réunit les chefs d’État et de gou­ver­ne­ment n’ont géné­ra­le­ment qu’un inté­rêt média­tique (qui, de plus, peut s’avérer contre­pro­duc­tif lorsque le nombre de par­ti­ci­pants est infé­rieur à ce qu’escomptaient les orga­ni­sa­teurs), d’autant qu’elles n’ont lieu qu’en déca­lage avec le moment où les déci­sions cru­ciales ont été arrê­tées, le Conseil euro­péen étant une chambre d’entérinement, voire, en cas de cli­vage per­sis­tant, d’arbitrage, et d’impulsions nou­velles (ou, plus exac­te­ment, renou­ve­lées). Les mani­fes­ta­tions publiques ne devraient être conçues que comme la cerise sur le gâteau, que comme un évè­ne­ment qui accom­pagne un tra­vail de fond réa­li­sé loin des caméras.

Ain­si, au niveau du Par­le­ment euro­péen, il est sur­tout effi­cace de concen­trer le tir sur les rap­por­teurs et sha­dow rap­por­teurs (et leurs conseillers) en leur trans­met­tant des amen­de­ments écrits concrets et lorsque la liste des amen­de­ments rete­nus est arrê­tée, d’indiquer aux euro­dé­pu­tés de la com­mis­sion par­le­men­taire les­quels doivent être impé­ra­ti­ve­ment rejetés/adoptés et pourquoi.

Au niveau du Conseil, il est pri­mor­dial de ren­con­trer les conseillers en charge des ques­tions euro­péennes du ministre com­pé­tent, son col­lègue qui traite du fond du sujet ain­si que les autres conseillers « Europe » des vice-Pre­miers ministres.

Fina­le­ment, lorsqu’il s’agit d’une direc­tive, il faut explo­rer les marges de manœuvre lais­sées aux États membres et les uti­li­ser à bon escient dans l’objectif sou­hai­té. À cette étape, ce sont le cabi­net du ministre en charge de la trans­po­si­tion de même que les par­le­men­taires natio­naux qu’il convient de contacter.

Sur le plan démo­cra­tique, le pro­ces­sus d’identification et d’accès aux docu­ments clés et aux acteurs qui font la dif­fé­rence (rap­por­teurs et sha­dow rap­por­teurs, conseillers et cabi­net­tards) relève du par­cours du com­bat­tant. Une par­tie de cette com­pli­ca­tion est inhérente :

  • d’une part, à la struc­ture de l’UE. D’abord, déga­ger un accord au sein de cha­cun des colé­gis­la­teurs, Par­le­ment euro­péen (754 euro­dé­pu­tés, 22 com­mis­sions, 7 groupes poli­tiques) et Conseil des ministres (27 États membres, tous ne par­ti­ci­pant pas à toutes les poli­tiques, par exemple, 17 par­ti­cipent à la zone euro), ensuite, les mettre autour de la table pour abou­tir à une posi­tion com­mune dans le cadre de la pro­cé­dure de codécision ;
  • d’autre part, à la struc­ture fédé­rale de la Bel­gique (en par­ti­cu­lier lorsqu’une matière touche simul­ta­né­ment à des com­pé­tences fédé­rales et des enti­tés fédérées) ;
  • enfin, au niveau d’information lamen­table des ques­tions euro­péennes dans la popu­la­tion en géné­ral. Ain­si, 19 % des Belges sont inca­pables de citer ne fût-ce qu’une ins­ti­tu­tion euro­péenne, 72 % recon­naissent en savoir peu sur la répar­ti­tion des rôles entre les dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions. Cette igno­rance contraste sin­gu­liè­re­ment avec le degré de tech­ni­ci­té crois­sant des textes en débat.

Cette com­pli­ca­tion est à la fois l’une des ori­gines de l’éloignement sans cesse crois­sant entre la construc­tion euro­péenne et les citoyens lamb­das (le der­nier son­dage Euro­ba­ro­mètre révèle que seule­ment 30 % des Euro­péens font encore confiance en l’UE). Elle est ins­tru­men­ta­li­sée par les gou­ver­ne­ments natio­naux pour se retran­cher der­rière les déci­sions prises par Bruxelles. Elle per­met enfin de pré­ser­ver les rentes de situa­tion des lob­byings bien ins­tal­lés, en pre­mier lieu ceux liés aux orga­ni­sa­tions patro­nales, et aux réseaux d’influence tels que la Com­mis­sion Tri­la­té­rale, le Cercle de Bilderberg…

Fina­le­ment, en dépit de ce tableau plu­tôt terne, il ne faut pas sous-esti­mer le fait que les ins­ti­tu­tions euro­péennes opèrent à cer­tains égards de façon plus trans­pa­rente que les ins­ti­tu­tions natio­nales ! Les amen­de­ments qui seront votés par les euro­dé­pu­tés sont dis­po­nibles sur le site du Par­le­ment euro­péen une dizaine de jours avant le vote même alors qu’au niveau du Par­le­ment fédé­ral, il n’est pas rare que les amen­de­ments soient trans­mis aux dépu­tés en cours de séance ! Les Esto­niens et les inter­nautes de la place du Luxem­bourg ont un accès égal aux déli­bé­ra­tions poli­tiques puisqu’elles sont dif­fu­sées en temps réel sur la chaine euro­parlTV alors que le Namu­rois ou l’habitant de Saint-Josse ne pour­ra connaitre la teneur des pro­pos échan­gés en com­mis­sion du bud­get de la Chambre que s’il se rend sur place. S’il est vrai que les tra­vaux du Conseil res­tent dif­fi­ciles à appré­hen­der, cela ne l’est pas moins au niveau du gou­ver­ne­ment fédé­ral ou même régio­nal. À l’exception des com­mu­ni­qués de presse, que sait-on des arbi­trages qui y ont lieu ou de la nature des rela­tions avec les dif­fé­rentes par­ties pre­nantes (par exemple, qu’est-ce qui motive le choix dis­cré­tion­naire de telle entre­prise de consul­tance sans pas­ser par des appels d’offre en rai­son de l’urgence de la situation ?) ?

6 mai 2013

  1. À ce sujet, voir Oli­vier Der­ruine, « Myo­pie autour du Trai­té bud­gé­taire euro­péen », La Revue nou­velle, mai 2013.
  2. Oui, oui, d’ingénieux fonc­tion­naires ont bel et bien jus­ti­fié leur salaire en ima­gi­nant une telle légis­la­tion.
  3. Les agen­das des uns et des autres s’accommodant très dif­fi­ci­le­ment, les euro­dé­pu­tés pro­fitent d’être réunis (retran­chés ?) à Stras­bourg pour orga­ni­ser leurs négo­cia­tions en comi­tés res­treints, en marge de la ses­sion plé­nière. C’est l’envers du décor des pho­tos dont l’objectif est de dénon­cer la paresse et l’inactivité pré­sup­po­sées des euro­dé­pu­tés en mon­trant un audi­toire clair­se­mé. La faible pré­sence des euro­dé­pu­tés, en dehors des heures de vote, ne pose pas un pro­blème démo­cra­tique, n’est pas le signe d’un dys­fonc­tion­ne­ment dans la mesure où les dis­cus­sions de fond ont eu lieu en com­mis­sions par­le­men­taires qui, elles, siègent à Bruxelles (et évi­dem­ment dans les réunions des sha­dow rapporteurs).
  4. Ces acro­nymes dési­gnent les com­mis­sions par­le­men­taires qui suivent les ques­tions envi­ron­ne­men­tales (ENVI), rela­tives à l’industrie, la recherche et l’énergie (ITRE), au mar­ché inté­rieur et à la pro­tec­tion des consom­ma­teurs (IMCO) et aux condi­tions de tra­vail, à l’emploi (EMPL).
  5. Il existe neuf for­ma­tions sec­to­rielles du Conseil : la page www.consilium.europa.eu/council/council-configurations?lang=fr per­met d’accéder à leurs agen­das et com­mu­ni­qués de presse notamment.
  6. Par exemple, si le texte en dis­cus­sion traite de la poli­tique com­mer­ciale euro­péenne, il aura une orien­ta­tion pure­ment éco­no­mique. Dès lors, l’une des seules pos­si­bi­li­tés pour un pays d’y inté­grer des élé­ments sociaux sera de réfé­rer à des conclu­sions sur la « dimen­sion sociale de la mon­dia­li­sa­tion », seul texte de ce genre adop­té au niveau minis­té­riel il y a huit ans ! Ain­si, il importe d’assurer une lon­gé­vi­té et une conti­nui­té aux repré­sen­tants per­ma­nents puisque, d’une part, les conseillers minis­té­riels ont une durée de vie de maxi­mum cinq ans en géné­ral dans un cabi­net (le temps d’une légis­la­ture) et qu’il est hau­te­ment vrai­sem­blable qu’ils n’aient pas eu connais­sance de ce texte demeu­ré confi­den­tiel, d’autre part, le volume et le nombre des textes sont tels qu’il est très dif­fi­cile de perdre de vue l’un d’entre eux.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen