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Le Kenya entre dans la toile somalienne

Numéro 2 Février 2012 par Cheyenne Krishan

février 2012

« First ave­nue », une des artères prin­ci­pales d’Eastleigh : un embou­teillage per­ma­nent. De vieilles construc­tions s’estompent, pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cées par de nou­velles. Des hôtels, dont les chambres amé­na­gées en maga­sins, sont deve­nus des gale­ries mar­chandes. Le quar­tier, à l’est de Nai­ro­bi, héberge une majo­ri­té de Soma­liens. C’est un des prin­ci­paux centres com­mer­ciaux de la capi­tale. Depuis deux décen­nies, des […]

« First ave­nue », une des artères prin­ci­pales d’Eastleigh : un embou­teillage per­ma­nent. De vieilles construc­tions s’estompent, pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cées par de nou­velles. Des hôtels, dont les chambres amé­na­gées en maga­sins, sont deve­nus des gale­ries mar­chandes. Le quar­tier, à l’est de Nai­ro­bi, héberge une majo­ri­té de Soma­liens. C’est un des prin­ci­paux centres com­mer­ciaux de la capitale.

Depuis deux décen­nies, des réfu­giés fuyant les conflits qui rongent la corne de l’Afrique et des Kényans Soma­li, qui consti­tuent envi­ron 8% de la popu­la­tion du pays, viennent s’installer dans la cité.

East­leigh, tou­jours en effer­ves­cence, héberge aus­si des cel­lules d’Harakat Al-Cha­bab Al Mou­ja­hi­din (Al-Cha­bab). Le groupe isla­miste armé basé en Soma­lie, lié à Al Qae­da, uti­lise le Kenya comme base arrière pour recru­ter et orga­ni­ser des opé­ra­tions de finan­ce­ment au sein de la dia­spo­ra somalienne.

Le 17 octobre der­nier, plus de deux-mille sol­dats kényans ont tra­ver­sé la longue fron­tière poreuse de la Soma­lie pour s’aventurer là où, en 1993, la puis­sance de feu amé­ri­caine s’était cas­sé les dents, imi­tée un peu plus tard entre 2006 et 2009 par les troupes aguer­ries de l’Éthiopie.

L’objectif avoué de l’opération est de récu­pé­rer les otages étran­gers enle­vés au nord du Kenya aux mois de sep­tembre et octobre. Nai­ro­bi accuse Al-Cha­bab d’être à l’origine de ces rapts. L’armée kényane veut par consé­quent repous­ser les extré­mistes isla­mistes qui occupent une par­tie du sud et du centre de la Soma­lie au-delà de ses limites ter­ri­to­riales pour créer une « zone tam­pon sécu­ri­sée ». En fait, l’opération mili­taire de grande enver­gure résulte moins de la menace que repré­sente Al-Cha­bab que d’un ensemble de dyna­miques poli­tiques et mili­taires internes et externes.

Plus de deux mois après le début des hos­ti­li­tés, com­men­cées à l’amorce de la sai­son des pluies, le Kenya s’est embour­bé à une cen­taine de kilo­mètres de Kis­mayo, la ville por­tuaire, bas­tion d’Al-Chabab. Les com­bats sont rares, les isla­mistes se sont repliés dans l’arrière-pays et guettent le moment oppor­tun pour frapper.

La pluie a refroi­di la fièvre natio­na­liste qui s’était empa­rée de la presse kényane mi-octobre. Les Kényans, à qui la guerre coute 233.000 dol­lars par jour, ont déci­dé de se joindre aux troupes de l’Amisom, les forces de l’Union afri­caine man­da­tées par l’ONU, en Soma­lie depuis 2007. L’intégration pren­dra effet dans quelques mois. Ils se pré­parent à une offen­sive coor­don­née contre Al-Cha­bab. Pour le Kenya, l’intervention est un pari lourd de consé­quences, la ligne de front pour­rait bien se retrou­ver chez lui.

Les raisons de l’invasion

Le Kenya aspire depuis plu­sieurs années à créer un État satel­lite semi-auto­nome le long de la fron­tière avec la Soma­lie : le Juba­land. Offi­ciel­le­ment, l’entité serait mode­lée sur les régions auto­nomes du Nord : le Soma­li­land et le Punt­land. Dans la pra­tique, le Juba­land, aus­si appe­lé Aza­nia, aura à sa tête un pou­voir fan­toche contrô­lé depuis Nairobi.

Des câbles publiés par Wiki­leaks révèlent plu­sieurs conver­sa­tions datant de 2010 à ce sujet, entre Moses Wetan­gu­la, le ministre des Affaires étran­gères kényanes, et John­ny Car­son, le secré­taire assis­tant aux Affaires afri­caines des États-Unis.

S’ils par­viennent à sécu­ri­ser Juba­land, les Kényans auraient l’intention, d’après un rap­port de Human Rights Watch1 et plu­sieurs com­men­taires venant d’officiels kényans, de « retour­ner » plu­sieurs dizaines de mil­liers de réfu­giés soma­liens par­mi ceux entas­sés à Dadaab au nord du Kenya, dans le sud de la Soma­lie. Il y a plus de 525.000 réfu­giés soma­liens sur le sol kényan. Au mois de juin der­nier, Orwa Ojo­deh, le ministre assis­tant à la Sécu­ri­té inté­rieure, décla­rait à ce sujet, « qu’étant don­né que les com­bats en Soma­lie sont ter­mi­nés, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale devrait y éta­blir un camp de per­sonnes dépla­cées » de l’Amisom. Pour l’heure, le flot d’arrivants ne tarit pas et les Kényans craignent que des membres d’Al-Chabab se trouvent par­mi eux.

Un Juba­land sûr faci­li­te­rait le pro­jet de construc­tion d’un réseau rou­tier et fer­ro­viaire reliant l’Éthiopie, le sud Sou­dan et le nord du Kenya à Lamu sur la côte kényane. La ville his­to­rique devien­drait un ter­mi­nal pétro­lier pour les hydro­car­bures non encore exploi­tés dans la région. « Le pro­jet débu­te­ra en 2012 », selon une annonce faite le 19 décembre par le Pre­mier ministre kényan Rai­la Odin­ga au quo­ti­dien The Nation.

La paix sera la bien­ve­nue à l’heure de vendre des conces­sions de pétrole et de gaz qui inté­ressent par­ti­cu­liè­re­ment les Fran­çais, les Anglais et les Américains.

La situa­tion éco­no­mique du Kenya joue peut-être aus­si son rôle dans l’empressement affi­ché par cer­tains d’aller au front. L’économie kényane va mal. Le shil­ling est tom­bé à son plus bas niveau depuis des décen­nies, fin sep­tembre, le taux d’inflation était de 17,3% et le prix du pétrole et des den­rées ali­men­taires grimpe. Fédé­rer les Kényans autour de l’ennemi soma­lien est un moyen de détour­ner l’attention de la popu­la­tion des pro­blèmes internes, mais l’impact d’une attaque ter­ro­riste sur le tou­risme, deuxième devise du pays, risque d’avoir l’effet inverse.

Du côté soma­lien, Al-Cha­bab se trouve dans une posi­tion déli­cate. Une offen­sive des forces de la mis­sion de l’Union afri­caine en Soma­lie, au mois de février 2011, a for­cé le groupe à quit­ter Moga­dis­cio. Il a aus­si per­du des ter­ri­toires dans le sud du pays qui sont tom­bés aux mains des milices Ras Kam­bo­ni et de cer­tains groupes du Ahlu Sun­na Wal Jammah.

Al-Cha­bab doit son ascen­sion à deux phé­no­mènes : la prise de Moga­dis­cio par les tri­bu­naux isla­miques en 2006 dont il fut une des fac­tions et l’intervention des forces éthio­piennes qui s’en est sui­vie. À l’époque, le groupe déve­loppe avec suc­cès un dis­cours autour du thème de l’injustice et de la résis­tance soma­lienne contre l’occupation. Le départ de l’Éthiopie fait appa­raitre des divi­sions au sein du mou­ve­ment entre les natio­naux et ceux tour­nés vers un agen­da dji­ha­diste inter­na­tio­nal. Une attaque sui­cide qui fit vingt-quatre morts lors d’une céré­mo­nie de remise de diplômes à Moga­dis­cio en décembre 2009, son inter­pré­ta­tion cruelle de la cha­ria, contraire aux tra­di­tions modé­rées de la Soma­lie, et sa ges­tion désas­treuse de la famine ont contri­bué à l’érosion de sa popu­la­ri­té. Les immix­tions étran­gères dans les affaires inté­rieures du pays pour­raient de nou­veau servir.

Gérer l’après

Inévi­ta­ble­ment, les forces kényanes et l’Amisom appuyées par leurs alliés occi­den­taux ain­si que l’Éthiopie qui a annon­cé, fin novembre, qu’elle enver­rait des troupes aider les par­te­naires du gou­ver­ne­ment de tran­si­tion (TFG) à mettre en déroute Al-Cha­bab vont devoir répondre à une ques­tion : dans l’hypothèse où l’offensive a lieu, com­ment vont-elles pou­voir gérer leur vic­toire mili­taire contre Al-Cha­bab ? Cette ques­tion doit tour­men­ter les Kényans en pre­mier lieu, car ils sont plus vul­né­rables aux menaces ter­ro­ristes que fait pla­ner le groupe.

Le man­dat du gou­ver­ne­ment fédé­ral de tran­si­tion soma­lien, nomi­na­le­ment au pou­voir depuis 2009, a été pro­lon­gé d’un an à la suite des accords de Kam­pa­la, soit jusqu’en aout 2012. Le gou­ver­ne­ment de Sheikh Sha­rif a douze mois pour concré­ti­ser une feuille de route qui pré­voit un trans­fert de com­pé­tences du centre vers les dix-huit enti­tés régio­nales tel que cela a été défi­ni dans la charte de tran­si­tion fédé­rale rédi­gée en 2004.

Ce trans­fert est un pro­ces­sus poli­tique essen­tiel qui, dans la pra­tique, a déjà lieu. Depuis la fuite du dic­ta­teur, Siad Bar­ré, en 1991, aucune enti­té poli­tique n’est par­ve­nue à s’imposer sur l’ensemble du ter­ri­toire. Les acteurs inter­na­tio­naux ont ten­té d’imposer en Soma­lie, où se per­pé­tue un sys­tème de clans com­plexe, un État de type cen­tra­li­sé. Et depuis l’indépendance, un clan a tou­jours ins­tru­men­ta­li­sé le pou­voir pour faire main basse sur les res­sources du pays et domi­ner les autres clans. Les Soma­liens ne font pas confiance aux gou­ver­ne­ments « ins­tal­lés » à Moga­dis­cio. L’histoire leur donne raison.

Les par­ties de la Soma­lie qui sont les plus stables pos­sèdent des admi­nis­tra­tions locales qui s’autogouvernent, c’est le cas du Soma­li­land, du Punt­land et de Gal­mu­dug deve­nus auto­nomes en 1991, 1998 et 2006. Les condi­tions ne sont pas par­tout les mêmes, mais ce trans­fert de com­pé­tences, même s’il n’est peut-être pas la solu­tion à tous les maux soma­liens, appa­rait essen­tiel. Le TFG est-il à même de le réa­li­ser ? Rien n’est moins sûr.

Un rap­port d’International Cri­sis Group2 fait le point sur les réa­li­sa­tions du TFG après deux ans pas­sés au pou­voir et conclut qu’«il est incom­pé­tent, de plus en plus cor­rom­pu et para­ly­sé par le lea­deur­ship faible de son pré­sident, Sheikh Sha­rif. Le tfg est encore moins enclin à par­ta­ger le pou­voir que les gou­ver­ne­ments de tran­si­tion pré­cé­dents. » Le gou­ver­ne­ment fédé­ral de tran­si­tion n’est pas le pro­jet poli­tique des Soma­liens, cela ne l’empêche pas d’être sou­te­nu par les acteurs régio­naux et inter­na­tio­naux. L’auteur soma­lien, Nurud­din Farah, sou­li­gnait dans un quo­ti­dien anglais il y a quelques années que « l’aide inter­na­tio­nale crée un tam­pon entre ceux qui gou­vernent et ceux qui sont gou­ver­nés. Elle bloque l’affrontement qui est néces­saire pour confier aux gens les com­mandes de leur pro­jet politique. »

Pour le Kenya, les assu­rances de trou­ver une solu­tion poli­tique après l’opération mili­taire sont ténues et l’intervention mas­sive qui se pro­file risque de se pro­lon­ger. Les Kényans, au contraire des Amé­ri­cains en 1993, ne pour­ront pas fuir leur voi­sin soma­lien, ils sont obli­gés de vivre avec lui.

  1. HRW, « You don’t know who to blame », War crimes in Soma­lia, aout 2011.
  2. ICG : Soma­lia : The Tran­si­tio­nal Gover­ne­ment on Life sup­port, février 2011.

Cheyenne Krishan


Auteur

Cheyenne Krishan est journaliste/vidéaste freelance, spécialiste en questions de pêche industrielle et d’Afrique de l’Ouest. Elle a effectué des reportages pour des médias belges et internationaux. Elle a également été chargée de communications pour MSF au Niger et cofondatrice d’une entreprise de produits fermiers belges.