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Le journalisme, les médias, le hamster et la roue

Numéro 3 Mars 2013 par Simon Tourol

mars 2013

« Un autre jour­na­lisme est pos­sible. La révo­lu­tion numé­rique n’est pas celle que l’on croit. Des jour­naux sans publi­ci­té, c’est pos­sible. Pour un jour­na­lisme utile. » Égre­né en autant de titres, le cré­do, revi­go­rant et pro­met­teur comme une brise de prin­temps, fai­sait la cou­ver­ture d’un mani­feste de vingt pages que les lec­teurs du tri­mes­triel fran­çais XXI ont trouvé […]

« Un autre jour­na­lisme est pos­sible. La révo­lu­tion numé­rique n’est pas celle que l’on croit. Des jour­naux sans publi­ci­té, c’est pos­sible. Pour un jour­na­lisme utile. »

Égre­né en autant de titres, le cré­do, revi­go­rant et pro­met­teur comme une brise de prin­temps, fai­sait la cou­ver­ture d’un mani­feste de vingt pages que les lec­teurs du tri­mes­triel fran­çais XXI ont trou­vé encar­té dans le numé­ro21-hiver 2013. Laurent Bec­ca­ria, direc­teur de la publi­ca­tion, et Patrick de Saint-Exu­pé­ry, rédac­teur en chef, y disaient quelques-unes de leurs convic­tions, fon­dées autant sur leurs intui­tions pro­fes­sion­nelles que sur les cinq années d’existence de cette revue aty­pique. Ils disent que les médias peuvent se désem­bour­ber des sables mou­vants du mar­ke­ting et de la publi­ci­té et qu’un jour­na­lisme de qua­li­té a de l’avenir s’il garde ou retrouve le gout de l’écriture et de l’image, le sens du repor­tage, le sou­ci de la cohé­rence et de l’intelligibilité pour le lec­teur. Ils pensent que le « seul modèle éco­no­mique qui vaille » est d’être « utile, dési­rable et nécessaire ».

La triple mis­sion est bien moins banale qu’il y paraît si l’on consi­dère — et pas seule­ment en France — le nombre de médias d’information géné­rale qui font le che­min inverse. Utile d’abord au chiffre d’affaires de l’éditeur, la presse est de moins en moins dési­rée des lec­teurs parce qu’elle ne leur est plus néces­saire dans leur vie sociale, intime et citoyenne. Les édi­teurs rétorquent habi­tuel­le­ment que les lec­teurs se sont sim­ple­ment détour­nés du papier payant pour aller vers le numé­rique jusqu’ici gra­tuit, et que l’information est plus consom­mée que jamais ? Le « Mani­feste XXI » pointe le bilan de quinze ans de muta­tion numé­rique jalon­nés de courses affo­lées à l’innovation, d’errements, de sacra­li­sa­tion du tra­fic, du clic et du buzz. Quinze ans qui ont col­lé les jour­na­listes à leur siège devant l’écran, tan­dis que les bud­gets de repor­tages fon­daient à vue d’œil et que l’explication des faits cédait le pas aux opi­nions. Or, il est « vital de pra­ti­quer un jour­na­lisme qui rende intel­li­gible ce que nous vivons, et donne aux lec­teurs, à l’image de Mar­cel Proust, le “moyen de lire en eux-mêmes”», pro­clame le docu­ment. Quinze ans, enfin, qui ont vu les médias se com­plaire dans le mimé­tisme, s’épuisant dans « la course au bruit maxi­mum, des­truc­trice de sens ».

Un succès, une référence

XXI était-il habi­li­té à don­ner ain­si la leçon et à poin­ter du doigt la « décom­po­si­tion des jour­naux et d’un métier » ? Cer­tains ont vu dans le mani­feste un exer­cice facile d’autocélébration, ce qui ne sau­rait en l’occurrence consti­tuer un vrai reproche puisque le tri­mes­triel met pré­ci­sé­ment en pra­tique ce qu’il appelle de ses vœux chez les autres. Voi­là une publi­ca­tion qui se lan­çait, il y a cinq ans, sans busi­ness plan, ni étude de mar­ché, ni gad­gets à l’abonnement, mais fon­dée sur la convic­tion jour­na­lis­tique qu’il faut racon­ter le monde pour le com­prendre. Ses créa­teurs négli­geaient tous les pon­cifs en vogue dans le mar­ke­ting de presse. Ils ont osé les textes très longs, l’absence de publi­ci­té, le prix de vente éle­vé (15,50 euros aujourd’hui), l’épaisseur d’un livre, les sujets hors « agen­da média­tique », et la rému­né­ra­tion confor­table pour les auteurs. Et cela a mar­ché. Un public a assu­ré d’emblée le suc­cès d’édition, avec 48.000 ventes de moyenne. Fait remar­quable, ce lec­to­rat n’est pas can­ton­né dans les enceintes intel­lec­tuelles et aisées du Paris intra-muros, mais il se trouve d’abord en pro­vince, sous des pro­fils socio­lo­giques diversifiés.

Sur la tren­taine de sites, maga­zines ou revues d’information géné­rale qui ont vu le jour en France depuis cinq ans, seuls quatre ont réus­si à dépas­ser le point d’équilibre et même à déga­ger des béné­fices, sou­lignent les auteurs du mani­feste : les médias numé­riques payants Média­part (lan­cé par Edwy Ple­nel, l’ancien direc­teur de la rédac­tion du Monde) et Arrêt sur images (créé par Daniel Schnei­der­mann, autre ancien de la presse écrite), et les revues XXI et 6Mois. Rien n’assure que la réus­site com­mer­ciale sera durable, au vu du nombre de « mook » (contrac­tion de maga­zine et de book) qui se sont lan­cés depuis dans le même cré­neau. Mais pour l’heure, XXI fait encore figure de référence.

Les gestionnaires sur la sellette

Bien sûr, le modèle a ses limites. Il ne serait d’ailleurs pas démo­cra­ti­que­ment sou­hai­table que le pay­sage média­tique ne soit peu­plé demain que de publi­ca­tions de ce type. En revanche, l’invitation du Mani­feste à rééva­luer des pra­tiques et des choix édi­to­riaux s’adresse bien à tous, y com­pris à la presse quo­ti­dienne. Des res­pon­sables de celle-ci, en France (où le débat eut lieu) et en Bel­gique (où il fut à peine évo­qué) ont fait mine de ne pas l’entendre. Les édi­teurs — sans dis­tinc­tion de sup­ports — sont pour­tant les pre­miers concer­nés. Les mises en cause de leur ges­tion se sont mul­ti­pliées ouver­te­ment ces der­niers mois. Il se trouve dans les rédac­tions des « éner­gies bri­dées ou inuti­li­sées » qui ne sont pas libé­rées faute de pro­jets à leur hau­teur, sou­ligne le Mani­feste de XXI. Le socio­logue fran­çais des médias, Jean-Marie Cha­ron, ne dit pas autre chose lorsqu’il regrette dans L’Écho du 19 jan­vier que « les édi­teurs reven­diquent à eux seuls le rôle de conduire l’innovation et les trans­for­ma­tions de struc­tures. Les jour­na­listes, eux, doivent s’adapter. » Quelques mois plus tôt, Jean Stern, ancien jour­na­liste éco­no­mique à Libé­ra­tion, à La Tri­bune et au Nou­vel Éco­no­miste, publiait, aux édi­tions La fabrique, une ana­lyse de la ges­tion des médias hexa­go­naux, sous un titre qui en annon­çait clai­re­ment la conclu­sion : « Les patrons de la presse natio­nale. Tous mau­vais. » La mise sous tutelle des conte­nus, le sous-inves­tis­se­ment, la dégra­da­tion des condi­tions de tra­vail, la culpa­bi­li­sa­tion des jour­na­listes, la course au pro­fit et les proxi­mi­tés dou­teuses avec le pou­voir sont le lot com­mun des mana­geurs de presse dont Stern dresse le por­trait peu flatteur.

En Bel­gique, peu de voix se font entendre en dehors des cercles pro­fes­sion­nels pour dire que les édi­teurs, sou­vent prompts à se poser en vision­naires ins­pi­rés, ne savent en réa­li­té pas bien où aller ni com­ment. Ces der­nières années sont jalon­nées en Bel­gique fran­co­phone d’essais man­qués (l’édition élec­tro­nique de La Libre à 16 heures par exemple, ou Twizz radio, de IPM); de modes com­mer­ciales pas­sa­gères (les cartes géo­gra­phiques, CD, DVD… — insé­rés dans les jour­naux) pour doper arti­fi­ciel­le­ment les ventes, mais en vain ; l’inflation de sup­plé­ments « attrape-pub » qui gonflent la pou­belle du lec­teur et dégonflent les conte­nus du média prin­ci­pal ; les mises en ligne d’abord gra­tuites, puis par­tielles et demain sans doute com­plè­te­ment payantes. Bref, et sans igno­rer que le métier d’éditeur de presse est aujourd’hui plus dif­fi­cile que jamais, la recherche d’un nou­veau modèle éco­no­mique et les muta­tions dans la rela­tion entre les médias et leur public devraient peut-être ame­ner les ges­tion­naires à plus de modes­tie et à une réelle coopé­ra­tion avec leurs rédactions.

Interroger le système

Qu’on ne s’y trompe pas : ni le Mani­feste de XXI ni ces lignes n’entendent faire le pro­cès des seuls édi­teurs. C’est le sys­tème qu’il faut mettre en ques­tion. Un sys­tème qui tourne fou comme un ham­ster dans sa roue. Qui de l’animal ou de la roue fait bou­ger l’autre ? Et com­ment cal­mer le rythme lorsque s’enchainent, dans une spi­rale infer­nale, crise de l’offre, crise de la demande, fuite en avant tech­no­lo­gique, course aux recettes publi­ci­taires, dégra­da­tion des conte­nus, réponses inadaptées.

Début février, la demande de libé­ra­tion de Marc Dutroux devant le tri­bu­nal d’application des peines a don­né une écla­tante (et regret­table) illus­tra­tion de ce fonc­tion­ne­ment sys­té­mique. Presque tous les médias quo­ti­diens, écrits comme audio­vi­suels, cédaient à la sur­en­chère désor­mais habi­tuelle sur cer­tains thèmes. Mais dans le même temps, dans la même édi­tion, ils déniaient à ce fait sa qua­li­té d’évènement et poin­taient par­fois du doigt l’emballement média­tique. Le Soir et La Libre du 4 février parlent en édi­to­rial de « fan­tasme col­lec­tif » et d’une démarche « qui n’a aucune chance d’aboutir », mais ils y consacrent cha­cun leur Une et plu­sieurs pages inté­rieures. En soi­rée, le JT de RTL-TVI qui avait des envoyés spé­ciaux à Bruxelles et Nivelles et qui consacre dix minutes (le tiers de l’édition) au sujet évoque une « cou­ver­ture média­tique peut-être exa­gé­rée ». Une main invi­sible condui­rait donc les jour­na­listes à pra­ti­quer mal­gré eux ce qu’ils savent dépour­vu de sens ? Voi­là bien le symp­tôme le plus inquié­tant d’un sys­tème média­tique malade, dont les pre­miers acteurs ne sont plus à même de pen­ser leur métier et n’ont plus l’autonomie requise pour for­ger leurs actes en consé­quence. Pierre Bour­dieu nous avait déjà indi­qué, dans ses leçons Sur la télé­vi­sion (Liber édi­tions, 1996), le poids et le rôle de la struc­ture dans le champ jour­na­lis­tique. Mais il ajou­tait heu­reu­se­ment aus­si que « si les méca­nismes struc­tu­raux qui engendrent les man­que­ments à la morale deve­naient conscients, une action consciente visant à les contrô­ler devien­drait possible»…

Simon Tourol


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