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Le journal de Virginie — 1914
Je viens de tomber sur un cahier noir cartonné, sur lequel, de son écriture d’institutrice de pleins et de déliés, ma grand-mère a écrit « Virginie Cadou-Legarec 1914 ». Sur un coin, en bas de la première page, une dédicace « À mon fils William », mon père. Je me sens mal à l’aise de découvrir une part de l’histoire de cette famille où je n’existais pas encore, mais ma curiosité l’emporte.
Je cale mon dos contre la cantine du grand-père inconnu, Jules Legarec, et commence ma lecture. Mon regard s’attarde sur les cartes en franchise, modèle A, utilisées pour la correspondance des troupes en opération. Le crayon de bois a couru sur le papier et rempli le moindre centimètre carré comme si l’urgence de dire l’inquiétude dévorait le poilu. Ma grand-mère les a intercalées entre les pages jaunies où l’encre violette qu’elle affectionnait disparait par endroits.
« Il faut que je me reporte à ce matin du 30 juillet 1914 où tous les hommes valides allaient devenir soldats. C’est ce jour-là que j’ai vu ton pied se dessiner sous la peau de mon ventre. Ton père, lieutenant, était déjà parti depuis un mois pour des manœuvres militaires. C’est important que tu connaisses ton histoire et les sentiments qui m’ont agitée l’année de ta naissance. Tu trouveras dans ces pages les lettres que nous avons échangées ton père et moi. »
Je caresse, émue, la première lettre du fringant lieutenant d’infanterie aux fines moustaches dont le portrait, orné d’un crêpe noir, a toujours été près du lit de ma grand-mère.
15 aout 1914 – Ma Chère Femme,
Je suis content d’avoir eu cette permission au printemps pour voir ton petit ventre arrondi. Les hommes, arrivés il y a quinze jours, ont joué les terrassiers en chantant, mais maintenant que les combats ont commencé et qu’il faut s’organiser, le caractère
de chacun émerge. Ce sont des hommes de tous âges, toutes les régions sont représentées et nous nous amusons des accents. Je suis habillé convenablement, mais la plupart ont des vêtements trop grands ou trop petits. Nous avons progressé tellement vite que la cantine est restée à l’arrière et nous avons juste chacun une boule de pain pour trois jours. Nous nous sommes approvisionnés en pommes de terre dans les fermes voisines. Cela n’a pu tous nous nourrir. Nous mangeons à même le sol et nous ne recevrons la paille pour dormir que dans quelques jours. Pense à m‘envoyer un colis si tu le peux. Prends soin de toi.
22 aout 1914 – Jules Chéri
Ta lettre a mis une semaine pour arriver. J’espère que maintenant vous êtes mieux organisés. La douceur de l’été est finie et le temps est menaçant, néanmoins je fais des promenades dans la campagne. J’ai commencé à te tricoter un pull pour cet hiver, mais je sais que tu seras rentré avant. Tout va bien ici. Maman et moi installons la chambre. Papa radote un peu sur sa guerre de 1870 et il te souhaite bon courage. Si c’est une fille, j’ai envie de la prénommer Victoire, qu’en penses-tu ? Je t’embrasse bien fort.
25 aout 1914 – Ma Chère Femme,
Mon écriture est peu lisible car j’ai posé la feuille sur mes genoux. J’essaie de t’écrire tous les jours car on nous a dit que le courrier se perdait. Il pleut à torrents et nous avons peu de moyen pour consolider nos trous. La terre glisse. J’essaie à chaque offensive d’encourager ma troupe. Les boches nous ont mitraillés toute la nuit et nous sommes très fatigués. Une nuit sur deux nous essuyons des tirs de barrage. À cent mètres, je vois la pointe des casques de l’ennemi et me dis que le petit frère de ta mère est peut-être là. On n’a plus d’eau pour se débarbouiller et certains se sont battus pour un peu d’eau croupie. La viande a trop bouilli et est immangeable. Nous avons reçu le troisième vaccin pour la typhoïde, mais à l’allure où nous mourrons quelle en est l’utilité ? Parfois nous redevenons des bêtes. Nous avons deux couvertures, cependant elles sont toutes humides. Mon oreiller est déjà plein de poux. Vivement qu’on en finisse. Ta tendresse me manque.
31 aout 1914 – Jules Chéri
Le trousseau du bébé est prêt. Le Dr Bruno a dit que je devais me reposer. Heureusement que ce sont les vacances et que je ne dois pas faire classe. Je t’envoie un morceau de lard salé et un pot de groseilles car nous avons fait des confi tures maman et moi. Pour ton pull, il ne me reste plus que les manches à tricoter. C’est un beau vert foncé. J’ai discuté avec ma remplaçante. C’est une jeune marraine de guerre. Elle va organiser une association pour venir en aide aux sans famille sur le front. Prends soin de toi.
2 septembre 1914 – Ma Chère Femme, Le ciel est gris de poudre. Je n’ai plus vu un brin d’herbe depuis des kilomètres, les arbres sont brulés ou déchiquetés. Ma barbe n’est plus taillée. Ça fait quinze jours que je n’ai pas ôté mes godillots, mes bandes molletières sont déchirées. Ton poilu de mari te ferait peur maintenant. Nous dormons debout appuyé sur nos baïonnettes, c’est épuisant. Nous nous déplaçons courbés car il faut faire attention aux fusées éclairantes. Tout ce qu’on mange a un gout de terre. Les boches et nous avançons et reculons au rythme d’une danse macabre. Je suis las, Virginie, j’ai du mal à supporter ce que je vois. Un obus a fait sauter à dix mètres le caporal avec qui j’ai partagé mon dernier repas. Le seul mot d’ordre est de tuer. Encore aujourd’hui, j’ai vidé mes deux-cents cartouches. Dès l’assaut, il faut mettre la baïonnette au canon et commencer le corps à corps. C’est ici l’enfer. Aie pitié de moi. Je t’embrasse.
3 septembre 1914 – Jules Chéri
Je n’ai plus reçu de lettres de toi depuis le 25 aout. L’Illustration ne nous donne que des nouvelles succinctes. Je regarde le dessin que tu as crayonné, la cabane de planches que tu t’es fabriquée au fond de ton trou. La mine des hommes est épouvantable, pas un ne sourit, leurs yeux sont enfoncés dans les orbites. On dirait des fantômes. On lit la peur au fond de leur regard. Quelles pensées les traversent ? Je tremble pour toi et prie pour que tu nous reviennes vite. Nous n’avons pas de nouvelles de nos cousins. Notre bébé va bientôt arriver et tu ne m’as pas dit quel prénom tu voulais si c’était un garçon. Porte-toi bien.
5 septembre 1914 – Ma Chère Femme,
J’ai échangé une partie de ton pot de confiture contre du tabac, ça me coupe un peu la faim. Il paraît qu’une grande offensive se prépare. Nous allons partir colmater une brèche sur une des rives de la Marne. Paraît que les ponts sont endommagés. Nous sommes à Vitry-le-François. Je sais que je prends un gros risque en te révélant notre position, mais j’ai besoin que tu me suives sur la carte. Hier, ils ont fusillé, pour l’exemple, un gamin de la classe 1912 qui s’était endormi à son poste. Le poteau est là devant moi dans le no man’s land. Il m’obsède. Je pressens une véritable boucherie pour demain. Le maréchal Joffre est confiant paraît-il. Moi ça fait des jours que je vois mes hommes déchiquetés les uns après les autres. Nous étions 1100 dans mon régiment et ne sommes plus que 300. J’ai marché sur des cadavres Virginie. Il est impossible de reconnaitre un pantalon garance dans ce bourbier. Les mitrailleuses sont alimentées à un rythme infernal, les fusils brulent les doigts. Mon ami William est mort hier en se couchant sur une grenade pour m’épargner. Qui dira l’héroïsme journalier des simples soldats ? Je n’ai retrouvé que sa main ouverte vers moi. Les charriots des blessés, de gueules cassées comme on dit ici, ne désemplissent pas. Il faut que l’on sache qu’il faut qu’on s’habitue pour survivre ou alors que la folie nous guette. La nuit, mes propres hurlements me réveillent. J’ai besoin de tes bras et de voir notre enfant. Quand tout ceci se terminera-t-il ? Je t’embrasse fort.
Plus de lettres, mes yeux embués reviennent vers le journal de ma grand-mère.
7 septembre 1914
Mon Jules Chéri, hier je t’ai envoyé une lettre pour t’annoncer la naissance de notre fils William et te raconter comment l’accouchement fut difficile. J’ignore quand tu vas en prendre connaissance, mais si tu viens, je ne serai plus à la maison, je dois passer quelques jours à l’hôpital car je perds beaucoup trop de sang. Je ne savais pas que donner la vie pouvait être si épuisant… J’ai pris soin de mettre un savon et une bonne paire de chaussettes pour toi dans mon colis.
* * * * *
Voilà mon fils où s’est arrêté mon journal. Quand de la fenêtre, j’ai vu François, l’adjoint au maire, arriver, un petit bleu à la main, j’ai compris. Mes jambes sont devenues comme de la flanelle. Comment pouvais-je parler de mes jambes molles quand on venait m’apprendre que celles de ton père avaient été sectionnées nettes par un obus de mortier. Il est décédé à la suite de ses blessures et du manque de médecin compétent sur place.
« Mort en héros pour la France », disait le télégramme, le 6 septembre 1914.
Extrait de Virginie Cadou.