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Le jour avant la nuit blanche
Huit heures du matin. En hiver. Il fait froid.
Robert se dirige à grandes enjambées vers les portes automatiques du supermarché.
Il snobe les caddies postés en enfilade à l’entrée. Tout ce qu’il déteste, ces bennes domestiques. Ça couine, ça grince. Avec leurs roues qui bloquent. Tout juste bonnes à finir larguées. Comme des malpropres. Stupides carcasses.
Huit heures du matin. En hiver. Il fait froid.
Robert se dirige à grandes enjambées vers les portes automatiques du supermarché.
Il snobe les caddies postés en enfilade à l’entrée. Tout ce qu’il déteste, ces bennes domestiques. Ça couine, ça grince. Avec leurs roues qui bloquent. Tout juste bonnes à finir larguées. Comme des malpropres. Stupides carcasses.
Les battants de la porte s’écartent pour lui laisser le passage. Robert fonce vers une pile de paniers à main. Il en attrape un, un vrai, pas un de ces paniers à roulettes qu’on traine en mode caniche arthrosique. Concentré, il serre les doigts autour des deux anses noires et scanne la périphérie, les frigos à végétaux contre le mur de droite, les présentoirs basse altitude à fruits et légumes en face, plus loin derrière, les frigos à poissons et crustacés, les pains et viennoiseries sur le côté, puis tout au fond, les viandes dans leurs barquettes, rangées par catégorie. Un espace vide et, sur la gauche, les frigos de produits laitiers et de charcuteries, allée large, les frigos traiteur et enfin, à main gauche, les caisses de l’espace self, vides. Elles clignotent toutes au vert. Il est huit heures deux. Personne. La voie est libre. C’est parti ! Robert jette dans son panier une portion de ciboulette préemballée, des asperges vertes du Pérou (sa femme en raffole), un ravier de champignons des grottes (son péché mignon à lui). Il s’empare de six pommes Pink Lady sous cellophane avant d’apercevoir des tomates de type Roma, un petit extra. Aujourd’hui, il cède à l’imprévu et en saisit un ravier au passage, ah, ses années de latin, César, Caligula, Ovide, léger frisson dans la zone lombaire, et il poursuit vers le rayon boucherie, comme d’habitude, comme chaque lundi.
Il connaît son parcours par cœur.
Il sait où tourner le dos, où courber l’échine, dans quel angle, dans quel recoin, dans quelle allée, précisément. Le voilà qui s’intéresse au lino vert pâle du sol. Tiens, des traces humides de détergent. Un grand pas. L’odeur acidulée du propre lui frôle les narines. Rassurante. Par-delà le cadre noir de ses lunettes, il aperçoit la pointe luisante de sa chaussure puis jette un coup d’œil rapide vers son panier. Tout est en place. Les produits font bloc, de vraies briquettes de Lego. Rien qui dépasse. Son regard ne montera pas plus haut. Robert connaît bien le rythme de la caméra de surveillance qui roule son œil au-dessus des frigos. Inutile de vérifier. Jouer à cache-cache avec les engins espions, c’est un de ses passe-temps. Les écrans de surveillance, senseurs et autres déclencheurs ont peu de secrets pour lui. Encore quelques pas et il pourra lever le nez pour se soulager les cervicales.
Robert a une pensée pour la liste des courses rédigée par sa femme. Toujours la même, la liste. Le papier plié en quatre gît au fond de la poche de son pardessus. Le sortir, le lire, non. Son temps est trop précieux.
Robert fonce vers le rayon volaille et attrape à pleine main un poulet de la marque imposée par sa femme. Soudain, il suspend son geste et aussi sec, repose la barquette. Des plumes. Plusieurs résidus de duvet gluants coincés dans l’enveloppe plastique. Ça le dégoûte. Une pointe de reflux gastrique envahit sa trachée. Sous les néons, il cherche un poulet sans plumes, net, propre. Peau sur chair, sans plus. Il trifouille d’une main. Pas évident. Les sourcils froncés, il s’active. Changer de marque n’est pas une option, sa femme n’accepterait pas. Il dégotte un poulet dans le fond du présentoir. Maigrichon, à manger dans les deux jours. Il hésite. Ça fera l’affaire. Trois minutes de perdues. Il embarque le poulet.
— Robert, bon Dieu, accélère ! Les clients arrivent, marmonne-t-il.
Comme un automate, il slalome vers la zone des produits d’entretien, à l’autre bout du magasin. Hors liste de courses. Il accélère, en devient imprudent.
— Oh ! Ça alors… Monsieur Lièvre ! Mais que faites-vous ici de si bon matin ?
Huit heures vingt. Robert sort du supermarché.
Il loupe presque sa propre voiture sur le parking. Grise sur fond gris, par brouillard givrant, pas facile à repérer. Même les illuminations de Noël s’asphyxient.
Quand Robert s’installe au volant de sa Peugeot, il souffle comme un bœuf, de rage. La buée envahit l’habitacle et opacifie les vitres.
— Mais qu’est-ce qu’elle foutait là à huit heures du matin, cette connasse de Dupré ?
Parfois, Robert se prend à parler tout seul. A voix haute. De loin, on pourrait penser qu’il souffre du syndrome Gilles de la Tourette. Mais ce n’est pas son cas. Il est seulement énervé.
Ce matin, la jupe étroite de la Dupré ne lui a pas échappé. Même sous le manteau, elle lui galbait les fesses. La garce. Il faut toujours qu’elle se montre, qu’elle s’exhibe, se dandine et jacasse non-stop avec des « oh ! » et des « ah ! ». C’est dans son ADN. Pour sûr, avant midi, tout le cinquième étage connaitra le détail de leur rencontre au supermarché. Si un jour il lui arrive des bricoles à celle-là, elle l’aura bien cherché. Salope ! Le cerveau de Robert s’illumine. Un flash. Un sourire lui essore les lèvres. Il la voit bien, la Dupré, allongée dans les toilettes du cinquième, les jambes ouvertes, la gorge tranchée sur l’abattant, les cordes vocales guillotinées à mi-larynx, les cheveux qui pendouillent dans la cuvette écarlate, le sang qui afflue par saccades. Mentalement, Robert rabat le couvercle et tire la chasse pour clouer le bec à cette pie. A tout jamais.
Robert sue à grosses gouttes. Sa chemise est trempée. Il sort son mouchoir pour s’éponger le front puis reste accroché au volant tel un naufragé à sa bouée.
Il l’a échappé belle.
Encore heureux qu’aujourd’hui, la secrétaire en chef se soit contentée d’un embryon de conversation. Tout compte fait, Robert est assez fier de lui. Il s’en est bien sorti pour écourter l’échange. En réponse au « Vous semblez très fatigué ce matin, Monsieur Lièvre », il a acquiescé puis baissé la tête, obéissant à une règle d’or : ne jamais contredire une femme bavarde. Il a bafouillé : « Oui, oui, un peu fatigué, en effet, Mademoiselle Dupré, le syndrome du lundi matin, vous savez bien ». Son panier plein dans une main et dans l’autre, le maxi-flacon de liquide déboucheur à peine dissimulé derrière son pardessus, il a filé vers les caisses self-scanning, deux comptes séparés, il a payé, rangé les deux cartes bancaires dans son portefeuille, puis direction la sortie, et le parking.
A cause de la secrétaire, Robert a dû forcer le pas, les mollets fouettés par le poulet ossu. Une punition pour le retard pris ! Il a tapé le sac de courses au fond du coffre, casé verticalement le déboucheur, rempli le frigo de voyage avec les denrées les plus sensibles, à la va-vite, un peu n’importe comment. En décembre, un frigo dans le coffre d’une auto pourrait paraitre incongru. Mais Robert doit se rendre au bureau et garer sa voiture pour la journée dans le parking du ministère, niveau moins deux. A température ambiante, les bactéries prolifèrent vite. Ces saloperies vous trouent un estomac sensible en moins de deux et bonjour l’hôpital.
Maintenant, comme si ça ne suffisait pas, une nouvelle poussée de sueur lui trempe la chemise.
Il réorganisera les sacs en temps voulu.
Robert tourne la clé de contact, laisse le moteur ronronner au ralenti, histoire de désembuer les vitres et d’y voir plus clair. Pendant ce temps, il dépose son pardessus sur le siège passager puis tend la main dans l’espoir de caresser les gants en peau d’antilope rangés dans la poche intérieure, les toucher le rassure, leur douceur, leur fidélité patiente, le sentiment de protection sans faille qu’ils lui ont procuré dans les moments délicats, les gants n’ont jamais démérité. Jamais trahi. Un beau matin, le père de Robert avait lancé depuis le hall « Je descends acheter des cigarettes ». Il était sorti sans claquer la porte de l’appartement du Square des Latins, abandonnant ses gants sur la commode de l’entrée. Robert n’avait que quatre ans. Le père n’était jamais revenu. Robert, avait récupéré les gants au fond d’un tiroir.
Le départ du père, à l’heure du petit déjeuner, Robert croit s’en souvenir ainsi que du goût de la confiture à la rhubarbe et de la voix de sa mère, glacée : « Toi, reste assis et mange ! »
Salive et bourdonnements. Sueurs.
Soudain, ses muscles s’engourdissent. Une sorte de paresse le cloue sur le siège de sa voiture. Sa main lâche le volant et lui tombe sur le genou. Molle comme un gant.
Il peine à enclencher la marche-arrière.
Bande ses muscles.
Souffle.
Le voilà parti.
La Nuit Blanche du Noir est un festival littéraire qui se tient chaque année à Mons. Pendant deux jours, des auteurs et autrices de polar parlent de leur travail de création et échangent avec le public entre sessions musicales, lectures et animations.
Le festival se tiendra les 10 et 11 novembre 2023 dans la chapelle des Capucins (15, rue André Masquelier à 7000 Mons), l’entrée est gratuite.
Cet été, les organisatrices, les Dames du polar, ont lancé un concours de nouvelle.
La Revue Nouvelle publie l’incipit de la lauréate. La nouvelle est tirée à 100 exemplaires, en vente lors du festival. L’ensemble des gains sera versé à la Fondation contre le Cancer.
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