Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le jour avant la nuit blanche

Numéro 7 Octobre 2023 par Patricia Lassine

octobre 2023

Huit heures du matin. En hiver. Il fait froid.

Robert se dirige à grandes enjam­bées vers les portes auto­ma­tiques du supermarché.

Il snobe les cad­dies pos­tés en enfi­lade à l’entrée. Tout ce qu’il déteste, ces bennes domes­tiques. Ça couine, ça grince. Avec leurs roues qui bloquent. Tout juste bonnes à finir lar­guées. Comme des mal­propres. Stu­pides carcasses.

Italique

Huit heures du matin. En hiver. Il fait froid.

Robert se dirige à grandes enjam­bées vers les portes auto­ma­tiques du supermarché.

Il snobe les cad­dies pos­tés en enfi­lade à l’entrée. Tout ce qu’il déteste, ces bennes domes­tiques. Ça couine, ça grince. Avec leurs roues qui bloquent. Tout juste bonnes à finir lar­guées. Comme des mal­propres. Stu­pides carcasses.

Les bat­tants de la porte s’écartent pour lui lais­ser le pas­sage. Robert fonce vers une pile de paniers à main. Il en attrape un, un vrai, pas un de ces paniers à rou­lettes qu’on traine en mode caniche arthro­sique. Concen­tré, il serre les doigts autour des deux anses noires et scanne la péri­phé­rie, les fri­gos à végé­taux contre le mur de droite, les pré­sen­toirs basse alti­tude à fruits et légumes en face, plus loin der­rière, les fri­gos à pois­sons et crus­ta­cés, les pains et vien­noi­se­ries sur le côté, puis tout au fond, les viandes dans leurs bar­quettes, ran­gées par caté­go­rie. Un espace vide et, sur la gauche, les fri­gos de pro­duits lai­tiers et de char­cu­te­ries, allée large, les fri­gos trai­teur et enfin, à main gauche, les caisses de l’espace self, vides. Elles cli­gnotent toutes au vert. Il est huit heures deux. Per­sonne. La voie est libre. C’est par­ti ! Robert jette dans son panier une por­tion de cibou­lette pré­em­bal­lée, des asperges vertes du Pérou (sa femme en raf­fole), un ravier de cham­pi­gnons des grottes (son péché mignon à lui). Il s’empare de six pommes Pink Lady sous cel­lo­phane avant d’apercevoir des tomates de type Roma, un petit extra. Aujourd’hui, il cède à l’imprévu et en sai­sit un ravier au pas­sage, ah, ses années de latin, César, Cali­gu­la, Ovide, léger fris­son dans la zone lom­baire, et il pour­suit vers le rayon bou­che­rie, comme d’habitude, comme chaque lundi.

Il connaît son par­cours par cœur.

Il sait où tour­ner le dos, où cour­ber l’échine, dans quel angle, dans quel recoin, dans quelle allée, pré­ci­sé­ment. Le voi­là qui s’intéresse au lino vert pâle du sol. Tiens, des traces humides de déter­gent. Un grand pas. L’odeur aci­du­lée du propre lui frôle les narines. Ras­su­rante. Par-delà le cadre noir de ses lunettes, il aper­çoit la pointe lui­sante de sa chaus­sure puis jette un coup d’œil rapide vers son panier. Tout est en place. Les pro­duits font bloc, de vraies bri­quettes de Lego. Rien qui dépasse. Son regard ne mon­te­ra pas plus haut. Robert connaît bien le rythme de la camé­ra de sur­veillance qui roule son œil au-des­sus des fri­gos. Inutile de véri­fier. Jouer à cache-cache avec les engins espions, c’est un de ses passe-temps. Les écrans de sur­veillance, sen­seurs et autres déclen­cheurs ont peu de secrets pour lui. Encore quelques pas et il pour­ra lever le nez pour se sou­la­ger les cervicales.

Robert a une pen­sée pour la liste des courses rédi­gée par sa femme. Tou­jours la même, la liste. Le papier plié en quatre gît au fond de la poche de son par­des­sus. Le sor­tir, le lire, non. Son temps est trop précieux.

Robert fonce vers le rayon volaille et attrape à pleine main un pou­let de la marque impo­sée par sa femme. Sou­dain, il sus­pend son geste et aus­si sec, repose la bar­quette. Des plumes. Plu­sieurs rési­dus de duvet gluants coin­cés dans l’enveloppe plas­tique. Ça le dégoûte. Une pointe de reflux gas­trique enva­hit sa tra­chée. Sous les néons, il cherche un pou­let sans plumes, net, propre. Peau sur chair, sans plus. Il tri­fouille d’une main. Pas évident. Les sour­cils fron­cés, il s’active. Chan­ger de marque n’est pas une option, sa femme n’accepterait pas. Il dégotte un pou­let dans le fond du pré­sen­toir. Mai­gri­chon, à man­ger dans les deux jours. Il hésite. Ça fera l’affaire. Trois minutes de per­dues. Il embarque le poulet.

— Robert, bon Dieu, accé­lère ! Les clients arrivent, marmonne-t-il.

Comme un auto­mate, il sla­lome vers la zone des pro­duits d’entretien, à l’autre bout du maga­sin. Hors liste de courses. Il accé­lère, en devient imprudent.

— Oh ! Ça alors… Mon­sieur Lièvre ! Mais que faites-vous ici de si bon matin ?

Huit heures vingt. Robert sort du supermarché.

Il loupe presque sa propre voi­ture sur le par­king. Grise sur fond gris, par brouillard givrant, pas facile à repé­rer. Même les illu­mi­na­tions de Noël s’asphyxient.

Quand Robert s’installe au volant de sa Peu­geot, il souffle comme un bœuf, de rage. La buée enva­hit l’habitacle et opa­ci­fie les vitres.

— Mais qu’est-ce qu’elle fou­tait là à huit heures du matin, cette connasse de Dupré ?

Par­fois, Robert se prend à par­ler tout seul. A voix haute. De loin, on pour­rait pen­ser qu’il souffre du syn­drome Gilles de la Tou­rette. Mais ce n’est pas son cas. Il est seule­ment énervé.

Ce matin, la jupe étroite de la Dupré ne lui a pas échap­pé. Même sous le man­teau, elle lui gal­bait les fesses. La garce. Il faut tou­jours qu’elle se montre, qu’elle s’exhibe, se dan­dine et jacasse non-stop avec des « oh ! » et des « ah ! ». C’est dans son ADN. Pour sûr, avant midi, tout le cin­quième étage connai­tra le détail de leur ren­contre au super­mar­ché. Si un jour il lui arrive des bri­coles à celle-là, elle l’aura bien cher­ché. Salope ! Le cer­veau de Robert s’illumine. Un flash. Un sou­rire lui essore les lèvres. Il la voit bien, la Dupré, allon­gée dans les toi­lettes du cin­quième, les jambes ouvertes, la gorge tran­chée sur l’abattant, les cordes vocales guillo­ti­nées à mi-larynx, les che­veux qui pen­douillent dans la cuvette écar­late, le sang qui afflue par sac­cades. Men­ta­le­ment, Robert rabat le cou­vercle et tire la chasse pour clouer le bec à cette pie. A tout jamais.

Robert sue à grosses gouttes. Sa che­mise est trem­pée. Il sort son mou­choir pour s’éponger le front puis reste accro­ché au volant tel un nau­fra­gé à sa bouée.

Il l’a échap­pé belle.

Encore heu­reux qu’aujourd’hui, la secré­taire en chef se soit conten­tée d’un embryon de conver­sa­tion. Tout compte fait, Robert est assez fier de lui. Il s’en est bien sor­ti pour écour­ter l’échange. En réponse au « Vous sem­blez très fati­gué ce matin, Mon­sieur Lièvre », il a acquies­cé puis bais­sé la tête, obéis­sant à une règle d’or : ne jamais contre­dire une femme bavarde. Il a bafouillé : « Oui, oui, un peu fati­gué, en effet, Made­moi­selle Dupré, le syn­drome du lun­di matin, vous savez bien ». Son panier plein dans une main et dans l’autre, le maxi-fla­con de liquide débou­cheur à peine dis­si­mu­lé der­rière son par­des­sus, il a filé vers les caisses self-scan­ning, deux comptes sépa­rés, il a payé, ran­gé les deux cartes ban­caires dans son por­te­feuille, puis direc­tion la sor­tie, et le parking.

A cause de la secré­taire, Robert a dû for­cer le pas, les mol­lets fouet­tés par le pou­let ossu. Une puni­tion pour le retard pris ! Il a tapé le sac de courses au fond du coffre, casé ver­ti­ca­le­ment le débou­cheur, rem­pli le fri­go de voyage avec les den­rées les plus sen­sibles, à la va-vite, un peu n’importe com­ment. En décembre, un fri­go dans le coffre d’une auto pour­rait paraitre incon­gru. Mais Robert doit se rendre au bureau et garer sa voi­ture pour la jour­née dans le par­king du minis­tère, niveau moins deux. A tem­pé­ra­ture ambiante, les bac­té­ries pro­li­fèrent vite. Ces salo­pe­ries vous trouent un esto­mac sen­sible en moins de deux et bon­jour l’hôpital.

Main­te­nant, comme si ça ne suf­fi­sait pas, une nou­velle pous­sée de sueur lui trempe la chemise.

Il réor­ga­ni­se­ra les sacs en temps voulu.

Robert tourne la clé de contact, laisse le moteur ron­ron­ner au ralen­ti, his­toire de désem­buer les vitres et d’y voir plus clair. Pen­dant ce temps, il dépose son par­des­sus sur le siège pas­sa­ger puis tend la main dans l’espoir de cares­ser les gants en peau d’antilope ran­gés dans la poche inté­rieure, les tou­cher le ras­sure, leur dou­ceur, leur fidé­li­té patiente, le sen­ti­ment de pro­tec­tion sans faille qu’ils lui ont pro­cu­ré dans les moments déli­cats, les gants n’ont jamais démé­ri­té. Jamais tra­hi. Un beau matin, le père de Robert avait lan­cé depuis le hall « Je des­cends ache­ter des ciga­rettes ». Il était sor­ti sans cla­quer la porte de l’appartement du Square des Latins, aban­don­nant ses gants sur la com­mode de l’entrée. Robert n’avait que quatre ans. Le père n’était jamais reve­nu. Robert, avait récu­pé­ré les gants au fond d’un tiroir.

Le départ du père, à l’heure du petit déjeu­ner, Robert croit s’en sou­ve­nir ain­si que du goût de la confi­ture à la rhu­barbe et de la voix de sa mère, gla­cée : « Toi, reste assis et mange ! »

Salive et bour­don­ne­ments. Sueurs.

Sou­dain, ses muscles s’engourdissent. Une sorte de paresse le cloue sur le siège de sa voi­ture. Sa main lâche le volant et lui tombe sur le genou. Molle comme un gant.

Il peine à enclen­cher la marche-arrière.

Bande ses muscles.

Souffle.

Le voi­là parti.

La Nuit Blanche du Noir est un fes­ti­val lit­té­raire qui se tient chaque année à Mons. Pen­dant deux jours, des auteurs et autrices de polar parlent de leur tra­vail de créa­tion et échangent avec le public entre ses­sions musi­cales, lec­tures et animations. 

Le fes­ti­val se tien­dra les 10 et 11 novembre 2023 dans la cha­pelle des Capu­cins (15, rue André Mas­que­lier à 7000 Mons), l’entrée est gratuite.

Cet été, les orga­ni­sa­trices, les Dames du polar, ont lan­cé un concours de nou­velle. 
La Revue Nou­velle publie l’incipit de la lau­réate. La nou­velle est tirée à 100 exem­plaires, en vente lors du fes­ti­val. L’ensemble des gains sera ver­sé à la Fon­da­tion contre le Cancer.

Sui­vez la pro­gram­ma­tion de la NBDN : 

https://nbdn.blog/

https://www.facebook.com/nuitblanchedunoir/

Patricia Lassine


Auteur

(lauréate du prix de la NBDN) Ses études de lettres romanes et de philologie hispanique, comme son intérêt pour la pédagogie, la portent vers une carrière d’enseignante. Écrire signifie pour elle explorer l’humain en intensifiant son rapport au monde.