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Le jardin d’Éden

Numéro 7 – 2019 - 7. Italique fiction nouvelle par Kim Mertens

octobre 2019

Les vieux racontent que per­sonne n’allait dans les vil­lages de l’autre côté de la pro­prié­té. On connais­sait seule­ment leur exis­tence — des bruits, des légendes ; autant dire rien — comme si le parc était un avant-poste mer­veilleux de l’au-delà. D’ailleurs, quand il vient pro­me­ner son chien, le curé dit que c’est le para­dis. Lon­geant les hêtres pourpres qui marquent […]

Les vieux racontent que per­sonne n’allait dans les vil­lages de l’autre côté de la pro­prié­té. On connais­sait seule­ment leur exis­tence — des bruits, des légendes ; autant dire rien — comme si le parc était un avant-poste mer­veilleux de l’au-delà. D’ailleurs, quand il vient pro­me­ner son chien, le curé dit que c’est le paradis.

Lon­geant les hêtres pourpres qui marquent l’orée du bois, dis­pa­rais­sant tour à tour dans l’ombre des branches presque noires et dans les vagues de lumière qui coulent sur la grande prai­rie, je marche entre les pers­pec­tives ouvertes à perte de vue : par­tout des arbres et de longues trouées com­posent une har­mo­nie chan­geante et immuable, une déchi­rante pro­messe de paix. Plus loin, dans un bou­quet d’érables et de charmes, le che­min passe au som­met de la cas­cade qui ali­mente l’étang et où se dresse une sta­tue de pierre. Il paraît qu’elle a été copiée sur un modèle antique et qu’elle est là depuis tou­jours. Des frag­ments ont dis­pa­ru ici et là. Ailleurs, cou­vrant la pierre de cou­lées vertes et duve­teuses, de l’eau suinte et ronge la sur­face deve­nue gra­nu­leuse comme du sable. D’abord étroit au bas de la cas­cade, l’étang s’évase rapi­de­ment et forme une sorte d’ellipse où l’on ne voit que le miroi­te­ment du ciel vide au creux de la végé­ta­tion. Seules des bulles comme sor­ties de nulle part se forment par­fois et glissent len­te­ment vers le déver­soir. Alors que nous lon­gions la rive, mon beau-frère m’a dit un jour que c’était la créa­tion qui émer­geait du néant : « Je l’observe aus­si dans une bas­sine d’eau de pluie sur ma ter­rasse. Par­fois des bulles dérivent comme ici et finissent par cre­ver en dépo­sant sur les bords une sorte de mousse féconde. »

Ma pro­me­nade alterne vides et pleins qui se renou­vèlent et changent à chaque pas. Je les connais depuis tou­jours. En même temps, mêlée à celle des feuilles qui pour­rissent déjà sur le che­min, je recon­nais l’odeur un peu âcre des pre­miers feux, qui monte du vil­lage. Quand j’étais enfant, elle annon­çait la fin de l’été et le retour en ville. C’était les der­nières balades avant la ren­trée. Comme alors, mes empreintes peu pro­fondes per­sistent main­te­nant par endroits tan­dis que la terre humide se referme immé­dia­te­ment ailleurs, puis toutes marques se résorbent et l’effacement de mon pas­sage se pro­longe à mesure que j’avance. À la hau­teur du déver­soir, le che­min s’éloigne de la rive et s’enfonce dans un petit bois avant de pas­ser au-des­sus de la rivière où se déverse le trop-plein de l’étang. Sur le plan du parc accro­ché dans la cage d’escalier — une aqua­relle qui date de sa créa­tion — le che­min forme le contour inache­vé d’une poche qui s’écoule en permanence.

J’ai faim. Je vou­drais un sand­wich comme celui que j’ai man­gé dans un hôtel à l’étranger. Je crois que c’était un pre­mier jan­vier à Lis­bonne. J’ai mar­ché long­temps dans les rues désertes et je me suis arrê­té dans un grand hôtel parce que je cher­chais des toi­lettes propres. Mais je confonds peut-être avec une autre ville, d’autres vacances, une autre nour­ri­ture : sand­wiches, toasts, tapas, cui­sine de rue, ce que j’aime. D’après ma mère, j’ai tou­jours aimé man­ger. Elle répé­tait qu’elle ne man­quait jamais d’emporter quelque chose quand nous par­tions en pro­me­nade car elle crai­gnait que je ramasse des fruits verts qui me don­ne­raient la colique, mais je ne me rap­pelle pas. Dans le vague sou­ve­nir que je garde de cette époque, nous lon­gions sou­vent la rivière où je construi­sais des bar­rages de for­tune que le cou­rant empor­tait imman­qua­ble­ment et je les regar­dais dis­pa­raitre dans ce long écou­le­ment qui tra­verse le parc. Par­fois aus­si, j’allais avec mes cou­sins jusqu’au petit cime­tière qui entoure l’église du vil­lage et nous jouions par­mi les tombes des membres de la famille qui ont vécu ici.

Le soleil baisse et c’est main­te­nant que le parc est le plus beau. J’ai retrou­vé récem­ment la pho­to d’un ami prise à cette heure-ci. Il s’appelait Pierre. Sur le pon­ton qui s’avance dans l’étang, nu pour ne pas « enva­ser » son cos­tume de bain, il passe dans la lumière qui se referme sur lui comme un infran­chis­sable bain de verre. Je finis­sais par le rejoindre, nu aus­si, et nous flot­tions sans par­ler à quelque dis­tance l’un de l’autre comme des vaga­bonds taci­turnes. Nous déri­vions long­temps par­mi les reflets du ciel par­fois si lim­pide que nous nous croyions à moi­tié plon­gés dans le vide. Un jour, le curé qui pro­me­nait son chien s’est affo­lé parce qu’il pen­sait que nous nous étions noyés. Il me l’a dit bien plus tard, quand il ne res­tait que moi ici, et ça m’a rap­pe­lé le fris­son étrange, presque inquié­tant, qui nous pous­sait à rejoindre enfin la rive.

Mon père ren­trait sou­vent à la tom­bée de la nuit. Je l’accompagnais quel­que­fois une par­tie de l’après-midi et je le regar­dais fendre du bois, repeindre la barque, mar­quer les arbres à abattre, entre­te­nir les che­mins ou déga­ger les branches qui se coincent par­fois dans le déver­soir. D’ailleurs j’avais oublié qu’il taillait pour moi d’épaisses écorces en petits déri­veurs que je pré­ci­pi­tais du haut de la cas­cade et qui glis­saient len­te­ment sur l’étang, par­fois des semaines, avant d’être aspi­rés, pour­ris, et de pas­ser dans la rivière. Il y avait tou­jours un déri­veur sur l’étang comme si ce jeu ne devait jamais finir. Mon père y jouait déjà quand il était enfant et l’appelait « L’éternité ». C’était son jeu préféré.

Kim Mertens


Auteur

diplômé en philologie romane de Saint-Louis et de l’université libre de Bruxelles, travaille comme traducteur indépendant, a toujours aimé lire et écrire