Skip to main content
Lancer la vidéo

Le Japon s’entrouvre à l’immigration internationale

Numéro 2 - 2020 par Mohamed Chourak

mars 2020

Alors que dans le reste de l’Occident, Européens et Américains débattent et légifèrent pour stopper l’immigration, il en va autrement du Japon qui vient de décider, pour la première fois, d’ouvrir le pays à la main‑d’œuvre étrangère. Cet évènement historique mérite une analyse approfondie, que nous publierons en trois parties.

Articles

Le 7 décembre 2018, la Chambre haute de la Diète japonaise a passé le projet de loi présenté par le gouvernement et relatif à l’acceptation des travailleurs immigrés dans le pays clôturant ainsi la procédure législative du projet. Ainsi le Premier ministre a gagné son pari en ouvrant une brèche dans la politique de refus de l’immigration suivie jusque-là par le Japon, en inscrivant son nom comme leadeur de « la troisième ouverture du pays sur l’étranger » depuis la réclusion nipponne décidée par les Tokugawa1 au milieu du XVIIe siècle. C’est un grand tournant dans la politique migratoire nipponne puisque jusqu’à présent seuls les « cols blancs » étaient autorisés à travailler au Japon. 

De ce fait, le Japon semble réunir tous les ingrédients de ce que les économistes appellent « la bombe démographique à terme » (voir tableau 1) qui est caractérisée par la chute rapide de la population, l’augmentation du nombre de personnes âgées et une stagnation sinon une baisse du taux de fertilité. Tant les organisations internationales que les institutions officielles nipponnes prévoient que cela aura des effets négatifs qui pèseront lourdement sur l’économie du pays d’ici 2060. C’est pour parer à cette sombre perspective que le Premier ministre M. Abe a décidé de mettre fin à des années de résistance à l’ouverture des frontières à l’immigration de la troisième économie du monde.

Tableau 1 : Évolution de la population nipponne 1990 – 2100 (millions)

Années 1990 2000 2005 2010 2020 2030
Population 123,6 126,9 127,8 128,1 124,1 116,6
Années 2040 2050 2060 2070 2080 2100
Population 107,3 97,1 86,7 75,9 65,9 49,6

Sources : National Institute of Population and Social Security Research. www.stat.go.jp

Dans cette étude, nous allons voir comment le Japon essaie de résoudre cette contradiction, la baisse de la population et la politique de refus de recourir aux travailleurs étrangers suivie jusqu’à aujourd’hui, en faisant dans un premier temps un survol historique du phénomène migratoire. Nous présenterons ensuite les récentes tendances économiques et d’emploi au Japon ainsi que les limites de la politique « backdoor immigration policy » pratiquée par les gouvernements japonais.

Nous évoquerons, dans les deux parties à venir, la réticence de l’opinion publique à l’égard des étrangers et les débats sur l’immigration. Nous analyserons la stratégie d’Abe en matière migratoire et identifierons les opportunités offertes à l’économie et à la société nipponnes par cette initiative, sans toutefois omettre de soulever les difficultés qui peuvent en découler.

Une présence ancienne, mais limitée des étrangers au Japon

À l’instar des autres pays coloniaux, la présence des étrangers au Japon résulte de la politique nipponne de conquête de ses voisins immédiats au début du XXe siècle et particulièrement de la mobilisation décidée durant la Deuxième Guerre mondiale. Mais la majorité de ces immigrés est arrivée au Japon durant cette période, souvent sous la contrainte, dans le cadre de « la loi sur la mobilisation générale » d’avril 1938 et de 1939. 

La vieille diaspora immigrée est composée principalement de Coréens qui s’installent « définitivement » au Japon après 1945. La petite communauté taïwanaise sera rejointe par un grand nombre de nouveaux immigrés chinois continentaux entrés au Japon après le programme de réformes économiques de Deng Xiaoping, surtout après la signature en 1978 du Traité de Paix et d’Amitié sino-japonais.

Beaucoup de ces étrangers ont été enrôlés et ont payé un lourd tribut à ce conflit mondial. Régulièrement, ces victimes étrangères saisissent la justice nipponne ou celle de leur pays pour obtenir des compensations. C’est ainsi que certains Hibakusha2 (victimes de la bombe atomique) coréens et chinois continuent à solliciter leur reconnaissance en tant que victimes afin de pouvoir bénéficier de l’aide médicale et financière japonaise.

La dernière polémique en date entre Séoul et Tokyo relative à ce passé a été déclenchée à propos de la demande de l’inscription par le Japon de certains sites industriels en tant que symboles de « la révolution industrielle Meiji » à l’Unesco. Séoul a contesté cette requête argüant du fait que des Coréens ont été employés sur ce site contre leur gré3. Parmi les sites figure celui de l’ile de Hashima4 situé juste en face de la ville de Nagasaki pour lequel Seoul n’a accepté de lever son véto qu’après que Tokyo a accepté de mentionner ce fait à l’entrée du site en question. D’après David Palmer, les sociétés japonaises avaient forcé au total plus de 700.000 Coréens à travailler sur leurs sites5.

Ce passé a été ravivé par les derniers jugements de la Haute Cour de Justice coréenne ordonnant aux firmes japonaises (Nippon Steel et Sumitomo Metals, Mitsubishi Heavy Industries et Nachi-Fujikoshi6) le paiement de dédommagements aux parents de ces plaignants. Ces décisions7 ont depuis lors détérioré très sérieusement les relations entre les deux voisins, et dont la rupture n’ayant pu être évitée que grâce à l’intervention de Washington, leur allié commun.

Le chef de la diplomatie de Corée du Nord est intervenu en menaçant de soulever la question des « plus de 8,4 millions de Coréens forcés de travailler » sous le régime colonial japonais8 à l’occasion des futurs pourparlers avec le Japon, si Tokyo continuait à insister sur la question des séquestrés (des Japonais enlevés par Pyongyang dans les années 1970 – 1980).

Débat sur l’immigration et la « backdoor immigration policy »

Hormis les oldcomers9 d’avant-guerre, le Japon est l’un des rares pays industrialisés à avoir relevé son économie après la guerre sans recourir à la main‑d’œuvre étrangère. De même, le boom économique des années 1960 et la réussite des jeux olympiques de Tokyo ont été accomplis sans s’adresser aux travailleurs immigrés. Mais pour être complet, il faut préciser qu’après sa défaite le Japon a dû rapatrier plus de six millions de colons et de militaires éparpillés sur les territoires occupés et les zones de combats en Asie (Taiwan, Chine, URSS, Philippines…) afin de remplacer les travailleurs décimés par le conflit en permettant ainsi au pays de se remettre au travail sans recourir aux immigrés.

Ainsi la question de l’immigration au Japon ne s’est jamais posée dans les mêmes termes qu’en Occident. Ce problème ne se fait sentir qu’occasionnellement à la suite d’une amélioration de la conjoncture économique qui met en lumière la pénurie de la main‑d’œuvre comme dans les années 1990 – 2000 ou dans la situation actuelle. D’après le gouvernement, l’économie nipponne aurait marqué en février 2019 sa plus longue période d’expansion d’après-guerre. Généralement la question de l’immigration est esquivée faisant partie des sujets évités en public en raison de sa forte sensibilité sociale et politique.

Cependant, avec la diminution record du taux de chômage de ces dernières années et la chute démographique, les sujets tabous de l’immigration et de la baisse de population reviennent sur le devant de la scène médiatique et du débat politique. Selon les projections de l’Institut national de population et de sécurité sociale, la population du Japon continuera à baisser pour atteindre les deux tiers de son niveau actuel à l’horizon 2060 et seulement la moitié en 2080 (voir tableau 1).

Le débat autour de cette question migratoire est d’autant plus grave que ce phénomène est devenu un problème mondial avec les crises migratoires en Europe et récemment en Amérique. Il est évident que les conséquences sociales, réelles ou imaginaires, de ces crises migratoires, véhiculées par certains médias, ainsi que la montée du racisme, de la xénophobie et des difficultés politiques, font peur à la société japonaise, peu disposée envers les étrangers. L’opinion publique nipponne ne peut percevoir l’immigration qu’à travers ce prisme médiatique et les images diffusées en provenance d’Europe et/ou d’Amérique dont, par ailleurs, selon le Asahi Shinbun10, l’objectivité est loin d’être assurée.

En réalité, la question est mal posée. Contrairement aux statistiques et aux études faites qui montrent avec insistance l’accentuation du déficit démographique du pays et soulignent le caractère permanent d’un éventuel apport des « immigrés », tant l’État que les citoyens ne conçoivent l’immigration que comme un élément d’appoint et un phénomène provisoire. Généralement, on se borne à savoir de combien de travailleurs étrangers temporaires on a besoin et pour combien de temps, plutôt que de se poser la question fondamentale : accepte-t-on ou non l’immigration sur le long terme pour faire face au déficit démographique annoncé et au vieillissement inexorable de la population ?

La backdoor immigration policy suivie jusqu’ici semble atteindre ses limites face à une baisse du taux de chômage atteignant 2,4%, le pays frôlant ainsi le plein-emploi. Aussi le Premier ministre n’avait d’autre choix que d’ouvrir le Japon aux travailleurs immigrés à partir d’avril 2019.

Limites de la backdoor immigration policy ou la fin du « rafistolage
migratoire »

Légalement, l’immigration est extrêmement limitée au Japon et s’arrête généralement aux partenaires des Japonais et japonaises (époux ou épouse) ou à des spécialistes (médecins, professeurs, ingénieurs…) ou encore à ceux qui ont des métiers ou possèdent des techniques spéciales que les Japonais ne maitrisent pas.

Cependant, afin de permettre le maintien et la survie de certaines petites industries, on a recours à une « immigration déguisée » ou la backdoor policy. On fait appel aux descendants japonais vivant en Amérique latine ou à des stagiaires dans le cadre de programmes techniques pour stagiaires (Technical Intern Trainee Program, TITP) ou encore on emploie massivement les étudiants étrangers. 

Ainsi, les étudiants constituent une bouffée d’oxygène pour les petits services et surtout pour les convenient stores (les supérettes) qui en plus de la vente de produits courants (lait, pain), assurent les services pour les banques, la poste (timbres), les paiements de l’eau et d’électricité…

En résumé, avec la disparition des boutiques traditionnelles, les services et le rôle assurés par ces supérettes sont donc vitaux dans les lieux isolés et les régions éloignées d’autant qu’elles sont ouvertes trois-cent-soixante-cinq jours par an. Cette pratique a été mise en cause pour la première fois durant les négociations salariales Shunto11 (ou campagne du printemps de 2019) entre syndicats et patronat.

Le secteur du tourisme est un autre domaine où les étudiants sont majoritairement employés. Actuellement, ce secteur connait une formidable croissance en raison de l’augmentation sans précédent du nombre de touristes. En 2019, leur nombre a dépassé les 31 millions et ce dans le sillage de la politique touristique lancée par le gouvernement depuis 2013. Les préparatifs des olympiades de 2020 à Tokyo sont une autre occasion pour les étudiants étrangers de travailler comme traducteurs, interprètes et/ou accompagnateurs, par exemple.

D’après l’Organisation japonaise de service pour les étudiants (Jasso), le nombre d’étudiants étrangers était de 267.042 en mai 2017 contre 239.287 en 2016, soit une augmentation de 11,6% dont 107.260 (40,1%) sont des Chinois. Et puisque le Japon permet aux étudiants étrangers inscrits de travailler 28 heures par semaine, le nombre de visas de travail a crû de 49% entre 2014 et 2016. Ces étudiants s’inscrivent plutôt dans des écoles professionnelles et des écoles de langue japonaise parce que de nombreux jeunes asiatiques profitent de cette possibilité pour venir travailler au Japon et constituent ainsi un réservoir de main‑d’œuvre notamment pour les restaurants et les supérettes.

En effet, en 2010, plus de 63% des étudiants étrangers étaient inscrits dans une université ou une école supérieure, ils n’étaient plus que 47% en 2017. Alors que la part des étudiants inscrits dans les écoles professionnelles et de langue japonaise est passée de 35% à plus de 51% sur la même période (tableau 2).

Tableau 2 : Répartition des étudiants étrangers en% 

2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017
Ens. sup. 23,3 24,3 24,5 23,5 21,7 19,9 18,2 17,4
Univ. 41,5 43,5 44,1 41,2 26,8 33,3 31,1 30,0
Ens. prof. 15,9 15,6 15,5 14,6 15,9 18,5 21,0 22,0
Ens. lang. 19,0 15,7 14,9 19,4 24,4 27,0 28,5 29,5

Source : Organisation japonaise de service pour les étudiants (Jasso), www.nippon.com

Ens. sup. = Graduate School ; Univ. = University, Junior College, Technical College ; Ens. prof. = Vocational School ; Ens. lang = Japanese Language School.

En fait, l’augmentation du nombre d’étudiants étrangers s’insère dans la politique gouvernementale d’internationaliser davantage l’enseignement nippon mise en place à la fin des années 2000, en invitant 300.000 étudiants étrangers au Japon jusqu’en 2020 et aussi en favorisant le recrutement des professeurs étrangers dans les universités12.

Même si telle n’était pas l’intention et qu’elle n’a pas été planifiée, cette main‑d’œuvre estudiantine constitue, en période de pénurie, un moyen très commode et parfois vital pour la survie des petites industries et les services en grand manque de force de travail.

Pour alléger le problème de la pénurie de main‑d’œuvre, d’une part, et ménager la sensibilité des électeurs qui demeurent en majorité opposés à une politique franche d’ouvrir le pays à l’immigration, d’autre part, le gouvernement avait décidé, durant la crise financière des années 1990 – 2000 de recourir à l’immigration des Nikkei-jin ou les descendants japonais originaires d’Amérique latine, essentiellement en provenance du Brésil et du Pérou. Derrière l’argument de langue, cela évitait surtout « le choc du faciès » et son impact sur la vision déjà négative à l’égard de l’immigration. Cependant, à part leur visage, ces immigrés n’avaient plus beaucoup de choses en commun avec les Japonais : comme ils ne parlaient pas tous le japonais et qu’ils avaient une culture et des traditions très différentes, ils n’ont pas réussi à s’intégrer aisément dans la société nipponne.

Ce mouvement a été interrompu par la crise financière Lehmann Brother, puisque le système financier japonais est très lié au système américain, et elle a été fatale pour cette importante première expérience de l’immigration nipponne. Les immigrés brésiliens et péruviens étaient les premiers à payer le prix de cette crise financière. Ils étaient obligés de plier bagage d’autant que leur situation était extrêmement vulnérable. Ils étaient employés dans des métiers, dits de 3 k (Kitsui, kiken et Kitanai ou pénibles, dangereux et salissants) et ne possédaient que peu ou pas de qualifications. En 2009, le gouvernement a inauguré un programme d’assistance financière aux immigrés en difficultés, surtout brésiliens pour les aider à trouver un autre emploi ou pour rentrer chez eux13. Certains gouvernements locaux, tel celui de Gifu, ont aussi aidé ces immigrés à rentrer chez eux.

L’effet s’est immédiatement fait sentir sur l’évolution de la population immigrée : par exemple, le nombre d’immigrés brésiliens passe de 312.582 personnes en 2008 à 176.000 en 2016, soit une chute de plus de 43%.

Toujours fidèle à cette ligne de conduite d’éviter de paraitre comme étant le promoteur de l’immigration, l’État japonais va recourir, à partir de 1993, aux stages de formation (Technical Intern Trainee Program, TITP), censés officiellement transférer le savoir-faire japonais aux pays en voie de développement, pourvoyeurs de ces stagiaires. Malheureusement, ce système va devenir tristement célèbre à cause des violences, des abus, des irrégularités et l’abandon des stagiaires de leur poste de travail14…, les conditions attachées aux emplois réservés à ces stagiaires sont très sévères : ils bénéficient d’un contrat de trois ans sans possibilité de changer de travail et ils n’ont pas le droit d’amener leurs enfants.

L’accentuation de la pénurie de la main‑d’œuvre et les résultats mitigés de la politique d’Abe pour inciter les femmes (Womenomics15), et les personnes âgées à rejoindre le marché du travail, sont compensés, à court terme, par un large recours à cette catégorie d’immigrés qui constitue à présent le plus grand contingent de travailleurs étrangers dans le pays. Mais à long terme, la solution reste à inventer d’autant que les statistiques gouvernementales estiment qu’entre 2017 et 2030 le pays perdra 3,8 millions de travailleurs en raison de l’excédent du nombre de décès sur celui des naissances16.

En raison de la forte demande de main‑d’œuvre, il est aisé d’imaginer que la tentation est grande d’employer les TITP en vue d’équilibrer le marché du travail en souffrance surtout dans les secteurs de service et des petites industries, etc. Ce détournement de l’objectif initial, le transfert du know-how, est en contradiction flagrante avec le principe même de ce programme TITP énoncé en 1993 qui stipule que «…le principe fondamental de ce programme c’est que la formation technique (technical training) ne sera pas utilisée comme moyen pour ajuster l’offre et la demande de travail17 ».

Ainsi le nombre de ces nouveaux immigrés était de 167.641 enregistrés en 2014, de 192.655 en 2015, de 228.589 en 2016 pour atteindre 274.000 en 2017, soit une augmentation de plus de 63% en l’espace de quatre ans. Bon an mal an, ils représentent plus de 20% de l’ensemble des travailleurs immigrés au Japon comme le montre le tableau 3.

Tableau 3 : Part des TITP dans l’ensemble des travailleurs (millions et%)

2014 2015 2016 2017 2018*
Travailleurs 0,79 0,91 1,08 1,28 1,46
TITP 0,17 0,19 0,23 0,27 0,31
% 21,5 20,9 21,3 21,0 21,2

*journal Nikkei, 10 mars 2019

Sources : Japan Statistics Yearbook 2014 et 2017, Chapter 2, www.japan.go.jp

Par rapport à l’ensemble des résidents, le taux des étrangers qui travaillent est passé de 33% en 2012 à plus de 50% en 2017 et même à 58% en 2018, reflétant l’augmentation de la présence accrue des immigrés, mais en même temps, l’aggravation de la demande de l’emploi dans le pays.

Tableau 4 : Nombre de résidents étrangers au Japon (en millions)

2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018*
Résidents 2,03 2,06 2,12 2,23 2,38 2,56 2,50
Trav. étrangers 0,68 0,72 0,79 0,91 1,08 1,28 1,46
% 33,5 35,0 35,9 40,8 45,4 50,0 58,4
% pop. totale 1,59 1,62 1,67 1,76 1,88 2,00 2,00

*journal Nikkei, 10 mars 2019

Sources : Japan Statistics Yearbook 2014 et 2017, Chapter 2. www.japan.go.jp

La gestion de ce flux migratoire est un problème pour les responsables japonais souhaitant faire de ce programme un modèle de coopération et d’échanges humains avec les pays en développement voisins. Les ONG n’ont pas tardé à révéler les défaillances du système l’accusant d’être un dispositif dissimulé pour importer une main‑d’œuvre asiatique bon marché et de surcroit exploitée par des intermédiaires sans scrupule. Les cas d’heures supplémentaires et de salaires impayés, de mauvais traitements psychologiques et même physiques, infligés à ces immigrés sont rapportés par les médias. « Pour forcer les stagiaires à obéir aux ordres, certains patrons confisquent leurs passeports et leurs livrets bancaires », a déclaré au journal The Japan Times d’aout 2014, Maitre Shingo Moro, membre de l’Association des avocats de Fukui, et d’ajouter « c’est plus qu’un problème de travail, c’est une question de violation des droits humains ».

Le ministère de la Justice ne dément pas complètement ces propos en indiquant, par exemple, dans son rapport de 2017 que 7.089 employés sous ce système se sont tout simplement évaporés. Les abandons de poste de travail durant cette année-là étaient en augmentation de 40% par rapport à 2016. Dans cette même enquête, sur les 5.966 lieux de travail sondés employant les stagiaires étrangers, le ministère note que 70% des cas posent problème.

Pour ce qui est des accidents de travail, le ministère indique qu’entre 2014 et 2016, il y avait vingt-deux morts de stagiaires dus aux accidents de travail dont un à cause de Karoshi (mourir par surépuisement de travail). Ceci représente un taux de 3,7 morts pour 100.000 habitants soit plus que le double (1,7) de celui enregistré au niveau national18

La culture de l’addiction au travail ou workaholic, malgré ses conséquences néfastes sur la vie des travailleurs qui se traduisent par des suicides ou des « morts de surmenage », le Karoshi, demeure une éthique très enracinée dans la société nipponne qui semble toucher les travailleurs étrangers aussi. Après l’avoir ignoré pendant longtemps, le gouvernement reconnait ce phénomène et en a défini les éléments déterminant cet état de Karoshi et la procédure de compensation des victimes.

À la suite du suicide d’une jeune employée surmenée en se jetant du toit de sa société, le géant de la publicité Dentsu, à la veille de Noël de 2015 et du choc que l’accident a produit dans l’opinion publique, le gouvernement a voté une loi19 limitant les heures supplémentaires de travail à cent par mois, non applicable aux employés de haut niveau. Pour certains, cette loi ne va pas résoudre le problème car elle fixe la limite de travail supplémentaire à un niveau trop élevé et elle contredit les responsables de la santé qui estiment que la possibilité de mourir de surmenage est grande parmi les gens qui travaillent au-delà de quatre-vingts heures supplémentaires par mois. Le livre Blanc sur le Karoshi, publié pour la première fois en décembre 2016, va dans le même sens et indique qu’un cinquième des travailleurs risquent de mourir de surmenage.

Selon l’opposition, la situation des stagiaires étrangers se serait davantage détériorée ces dernières années. Un représentant du Parti constitutionnel démocratique de l’opposition a déclaré que soixante-neuf stagiaires sont décédés ou se sont suicidés entre 2015 et 2017. Dans le même sens, l’agence d’information Kyodo News du 13 décembre 2018 indique, sur la base de documents officiels, que… cent-septante-quatre TITP sont morts en huit ans !

À suivre…

  1. La première ouverture est celle opérée avec l’arrivée du Commodore américain Matthew Perry et plus généralement l’avènement Meiji, la deuxième après la défaite du Japon en 1945.
  2. « Hibakusha of “Korea’s Hiroshima” still press for redress », Sam Kim, Times, 28 février 2001 et The Japan Times, 6 aout 2016.
  3. La proposition du gouvernement japonais porte sur l’inscription de vingt-sept sites industriels sur la liste de l’héritage du monde de l’Unesco symbolisant la « révolution industrielle Meiji » dont sept contestés.
  4. Voir la polémique entre Séoul et Tokyo autour du site de l’ile de Hashima et l’interview d’un survivant coréen de l’ile par Hwang Seok-joo et Lee Hyo-seok dans Yonhap Interview, « Korean survivors testify about forced labor on Japan’s Hashima Island », 27 juillet 2017. 
  5. Palmer D., « History wars : Japan’s industrial heritage listings fuel controversy over Korean forced labor in WWII », 20 juillet 2015, Asian Currents : newsletter of Asian Studies of Association of Australia, asaablog.tumblr.com.
  6. Les jugements rendus contre Nippon Steel et Sumitomo Metals le 29 octobre 2018, Mitsubishi Heavy Industries le 29 novembre 2018 et Nachi-Fujikoshi le 18 janvier 2019.
  7. Le Premier ministre a qualifié la décision de la Cour « d’un jugement impossible au regard de la loi internationale ». Son chef de diplomatie M. Kono a déclaré que « le jugement est complètement inacceptable et que les questions de compensations ont été totalement et définitivement résolues » par l’accord Japon-Corée de 1965. La société visée a qualifié la décision de la Cour de « profondément regrettable ».
  8. www.Japantoday.com, 13 janvier 2019.
  9. La presse utilise les termes anglais de oldcomers et newcomers pour désigner les immigrés arrivés respectivement avant 1945 et ceux débarqués dans les années 1970.
  10. Le journal Asahi Shinbun, 4 novembre 2018, décrit comment certaines chaines de télévision privées relaient d’une manière très biaisée les informations relatives aux étrangers en situation irrégulière.
  11. La presse à la fin février 2019 rapporte que le syndicat des travailleurs et la chaine Seven-Eleven Co qui contrôle les franchises des Convenients Stores se sont affrontés à propos de la réduction des horaires d’ouverture « inhumains » imposés aux salariés et qui affectent la vie des employés. La confrontation s’est soldée au début d’avril dernier, par la démission de M. Toshifumi Suzuki, président historique du groupe, Nikkei, 4 avril 2019.
  12. Le Premier ministre Abe a relancé ce programme baptisé « Global University Project » (2014 – 2023), consistant à accroitre la compétitivité de trente-sept institutions privées et publiques par l’octroi de plus de dons, l’augmentation du personnel étranger et l’accueil de plus d’étudiants étrangers…
  13. L’aide était de 300.000 yens (environ 3.700 dollars) par personne et 200.000 pour leurs relatifs, Yoshitaka Ishikawa, « Impact of the economic crisis on human mobility in Japan : a preliminary note », Revue belge de géographie (Belgeo), 3 – 4/2011.
  14. Pour la gestion et le contrôle de ce programme surtout pour prévenir et punir les abus, il a été créé en 2017 l’Organisation for Technical Intern Training qui va être renforcée en 2019 par l’augmentation de personnel d’inspection, dans la perspective de l’afflux de nouveaux stagiaires (Nikkei, 10 mars 2019).
  15. Womenomics ou la féminisation de la population active au Japon est programmée par Abe dans la « troisième flèche » de son programme économique ou Abenomics lancé en 2012 pour sortir le pays de deux décennies de déflation.
  16. The Japan Times, 13 février 2019.
  17. Japan International Training Cooperation Organization, www.Jitco.or.jp.
  18. www.japantoday.com, 15 janvier 2018.
  19. La loi dite « La révolution dans la manière du travail du peuple », votée le 29 juin 2018, fixe la limite des heures supplémentaires de travail, mais recommande surtout « pour un travail égal, un salaire égal » afin d’améliorer la situation des travailleurs non permanents qui constituent à présent la majorité de la force du travail au Japon.

Mohamed Chourak


Auteur

professeur d’économie, université de Hiroshima
La Revue Nouvelle
Résumé de la politique de confidentialité

Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.