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Le grand jeu et son avenir. À chacun son projet pour l’Afghanistan
Un consensus international existe sur la nécessité de changement en Afghanistan, mais beaucoup moins sur la direction à prendre. Entre la « Suisse à l’ombre de l’Hindou Kusch », dont certains rêvent encore en Europe, et le pur Émirat désoccidentalisé selon les talibans, des compromis restent à inventer. La concurrence entre Arabie Saoudite et Iran, les variations de la stratégie américaine ainsi que la rivalité indo-pakistanaise pèsent également sur le débat. Les Afghans eux-mêmes sont très divisés quant à l’avenir institutionnel et politique de leur pays. Quelle évolution peut-on prédire ?
Nous tenterons ici de résumer les points de vue gouvernementaux en présence concernant l’avenir politique souhaitable pour cet État qui a mobilisé ces dernières années tant d’énergie, de discours, de colloques, de conférences internationales, de programmes de développement et bien sûr d’interventions militaires.
En effet, même si c’est avant tout aux Afghans à faire la paix entre eux, on ne soulignera jamais assez combien le pays est le creuset des concurrences petites et grandes qui l’entourent. Au « grand jeu » entre Royaume-Uni et Russie des siècles passés ont succédé aujourd’hui les ambitions hégémoniques d’autres puissances moyennes ou moins moyennes, en particulier la compétition indo-pakistanaise et la diabolisation réciproque (tout au moins sous le mandat de Georges Bush) entre États-Unis et Iran.
Une Suisse à l’ombre de l’Hindou Kusch
Commençons par le point de vue occidental, que nous pourrions appeler, pour cerner sa version la plus aboutie et la plus humaniste, notre utopie scandinave. De ce point de vue, l’objectif à atteindre est un Afghanistan modernisé, pacifié, démocratisé et décriminalisé. Il s’agit d’effacer pour toujours de nos écrans de télévision les images infernales qu’offrait le pays sous domination talibane, avec sa théocratie brutale, sa violence inouïe, sa justice expéditive, les femmes et les enfants réduits à l’état de marchandise. Les Occidentaux, surtout ceux des pays protestants, se sont sentis investis d’une mission. Ils soutiennent énergiquement tout ce qui peut faire progresser le pays vers la modernité démocratique : la consolidation des institutions, la mise en place de contrepouvoirs crédibles (Parlement, presse, organisations non gouvernementales), la décentralisation administrative et politique, un gigantesque effort d’éducation et de formation, la mise en place des infrastructures qui permettront à tout cela de fonctionner. Des trésors d’imagination agroéconomiste sont également déployés pour conjurer la misère, l’enclavement des vallées et l’omniprésence du pavot. Un futur bariolé, aux couleurs de safran, de pistache et de grenadine, censé faire revenir le pays dans l’économie légale, se trouve imaginé.
Les objectifs ne sont cependant pas tout à fait identiques des deux côtés de l’Atlantique et il n’est pas inutile de les détailler un peu.
Effacer l’humiliation du 9/11
Pour la puissance qui a décidé en 2001 d’une action armée à la poursuite d’Osama Ben Laden, la disparition en 2011 de l’individu diminue considérablement les raisons de maintenir une présence massive. Mais il ne peut cependant être question, dans ce pays où les États-Unis ont depuis dix ans perdu mille-cinq-cents soldats et dépensé près d’un demi-billion de dollars, de souffrir ne fût-ce que l’hypothèse de sanctuaires et de centres d’entrainement pour le terrorisme international se développant à nouveau. La plupart des autres puissances partagent d’ailleurs le même intérêt, ce qui les amène à modérer leurs critiques à l’encontre des États-Unis. Ceux-ci vont sans doute continuer à assurer, au départ de quatre à cinq bases militaires, un énergique travail de veille et de « nettoyage » périodique dans le pays. Mais il y a un intérêt régional plus large dans le maintien de bases militaires américaines en Afghanistan (dont il est bien entendu qu’elles ne seront pas permanentes ; celles qui furent établies en Corée il y a soixante ans ne l’étaient pas non plus…). Elles offrent une capacité très puissante de surveillance du Pakistan, de l’Iran, de l’Inde, trois pays où il est pour longtemps politiquement impossible d’envisager une présence militaire américaine. Il n’est donc plus question, dans le discours du président Obama annonçant le retrait, le 22 juin 2011, des armées d’agronomes et d’enseignants américains qui allaient débarquer en Afghanistan pour contribuer à le développer. Le déficit budgétaire américain se creuse. La politique visionnaire et généreuse tendant à « gagner les cœurs et les esprits » n’a guère apporté les amorces des résultats escomptés. Les choix se portent donc sur des objectifs plus modestes et plus immédiatement liés à l’intérêt national.
De notre côté de l’Atlantique, le virage vers le réalisme a eu lieu bien plus tôt, et à cela s’ajoute que l’on a toujours été moins enthousiaste à l’égard du traitement militaire du problème. Vu les résultats plutôt décevants sur le terrain malgré les sommes dépensées, les cerveaux mobilisés et les vies humaines offertes, le « paradis helvétique » à l’ombre de l’Hindu Kusch dont on avait rêvé dans certaines chancelleries d’Europe du Nord a progressivement évolué dans leur planification vers ce qu’on pourrait appeler un « minimum bosniaque », c’est-à-dire une issue honorable au conflit.
À l’heure actuelle, en effet, les Européens seraient déjà ravis si, à l’horizon 2014, ils pouvaient espérer un État afghan plus ou moins fonctionnel, sans exportation terroriste importante, sans sécession majeure et où les droits de l’homme et de la femme ne seraient pas bafoués de manière trop spectaculaire. Un pays donc qui n’aurait plus besoin d’une présence occidentale permanente et massive, et où les formes les plus extrêmes du conservatisme socioreligieux local (surtout pachtoune) seraient contenues dans des proportions acceptables. Les Européens sont tous à la peine, même les Britanniques, après dix ans d’un conflit où la plupart d’entre eux se sont engagés par solidarité forcée avec les États-Unis. Ils souhaitent maintenant diminuer leur action militaire en Afghanistan et la remplacer par une présence d’appui, de formation et d’aide au développement. Sans doute l’Europe du Nord y conservera-t-elle une plus importante action de soutien, les Scandinaves veillant par exemple aux droits de l’homme, les Allemands continuant à former la police et les Britanniques à appuyer notamment les institutions de l’État.
Le Pakistan est tout contre
Pour paraphraser Sacha Guitry qui résumait son point de vue sur les femmes, on pourrait dire qu’à propos de l’Afghanistan, le Pakistan est contre, et tout contre. Surdéterminé dans son point de vue par la relation conflictuelle avec l’Inde, le gouvernement pakistanais continue à considérer l’Afghanistan comme un fournisseur de profondeur stratégique. En effet, l’étroitesse du territoire pakistanais, dans sa partie nord, a pour conséquence que des envahisseurs venus de l’Est pourraient le traverser entièrement en une journée, d’où la nécessité perçue d’une zone de repli. Il importe donc de tout faire pour disposer à Kaboul d’un gouvernement à la fois faible et allié. À cet impératif géostratégique — caractéristique du XIXe siècle plutôt que du XXIe de notre point de vue — s’ajoute le fait qu’aucun gouvernement afghan n’a reconnu (ni ne pourra reconnaitre de sitôt) la ligne Durand qui sépare les deux pays : elle scinde en effet en deux le territoire traditionnel des Pachtounes, ethnie dominante de l’Afghanistan qui fournit traditionnellement son chef d’État. De surcroit, elle ampute dans des proportions inacceptables le royaume afghan du xviie siècle.
La nécessité dans laquelle le gouvernement pakistanais s’est trouvé depuis 2008, d’intervenir militairement contre les talibans pakistanais, parce qu’un regroupement ayant pris ce nom s’était mis à le défier et à le harceler, n’a pas modifié fondamentalement la force politique majeure qui vient d’être décrite. On se souviendra que durant les années quatre-vingt, les services de renseignements pakistanais avaient, avec le soutien de leurs collègues américains, encouragé la mise en place de ce qui allait devenir les talibans afghans (précisons que l’on ne désigne pas par cet adjectif l’État dont les intéressés sont ressortissants, les rebelles pachtounes se jouant d’une frontière qu’ils considèrent comme illégitime, mais bien leur zone d’activité militaire : « pakistanais » ou « afghans », les talibans ont tous ou presque leur sanctuaire et leurs quartiers d’hiver en territoire pakistanais). Ils continuent depuis lors à leur apporter un soutien multiforme. L’alliance inavouable en vertu de laquelle les talibans ne sont pas inquiétés par l’armée pakistanaise, tant que leurs activités terroristes restent exclusivement un produit d’exportation vers l’Ouest, semble rester d’application à l’heure où nous écrivons.
Aujourd’hui, l’état-major pakistanais, inquiet de voir l’Afghanistan lui échapper et se trouver à son avis trop influencé par les États-Unis et l’Inde, pose, pour son soutien à la réconciliation afghane, des conditions qui rappellent la manière dont le gouvernement syrien traitait naguère le Liban. Récemment, il a discrètement et sans succès tenté d’imposer au gouvernement afghan un renversement complet d’alliance, qui aurait amené l’Afghanistan à fermer rapidement l’ensemble des bases américaines et à mettre fin à sa coopération avec l’Inde pour s’inscrire dans une orbite sino-pakistanaise.
Inde : hégémonie, commerce, stabilité
L’Inde est pour l’actuel président afghan, et pour sa garde rapprochée plutôt tadjike, l’un des alliés les plus solides. Le commandant Massoud et plus généralement ce que l’on appelait l’Alliance du Nord (afghan) étaient déjà soutenus par l’Inde. L’Inde continue aujourd’hui à développer ses liens économiques avec l’Afghanistan, à offrir à ses ressortissants des bourses d’études en grand nombre, à l’aider à diversifier ses sources d’accès et d’approvisionnement pour diminuer sa dépendance à l’égard du Pakistan. Le futur désirable de l’Afghanistan d’un point de vue indien est un pays pacifié, un bon client, avec le maintien de l’alliance entre les deux gouvernements ; des talibans éliminés ou tout au moins très affaiblis ; des Pachtounes et des Baloutches revendicatifs et non soumis à Islamabad ; un contrepoids fiable au Pakistan.
On sait que le groupe terroriste anti-indien Lashkar-e-Toiba, à l’origine un phénomène presque exclusivement cachemiri, a actuellement des cellules dans la totalité des États voisins de l’Inde, et se développe de manière inquiétante au Bangla Desh. On peut raisonnablement admettre aujourd’hui que les attentats de Mumbai en 2008 avaient peut-être l’objectif que les autorités indiennes lui attribuèrent d’emblée : entamer la réussite éclatante de la ville et du pays en regard de l’échec et de la misère qui règne sur la même côte de la mer d’Arabie, huit-cents kilomètres plus au nord. Le gouvernement indien souhaite aussi un Afghanistan où l’islam n’est pas trop radical, ni internationaliste. N’oublions pas que, si l’on excepte le phénomène des naxalites1, le radicalisme musulman constitue le plus aigu des facteurs d’instabilité politique pour une fédération indienne qui en compte pourtant presque autant que de divinités. L’Inde constitue le berceau de l’islamisme deobandi2 et elle voit avec une grande inquiétude (au Rajasthan, au Bihar et en Uttar Pradesh) une partie de ses musulmans tomber progressivement sous l’influence salafiste. Cette politique d’apaisement et de priorité au commerce, menée par l’État qui constitue le paquebot de stabilité et de démocratie du sous-continent, présente de nombreux points communs avec celle de l’Occident, qui la considère donc avec bienveillance. Il y a toutefois un aspect négatif non négligeable : si l’Afghanistan se confirme en tant que théâtre principal, en remplacement du Cachemire, de la rivalité indo-pakistanaise, cela crispe encore plus l’obsession anti-indienne entretenue à Islamabad et y renforce le sentiment d’encerclement. C’est ce qui explique que le gouvernement indien a toujours prudemment refusé de s’impliquer dans l’effort militaire de la force internationale coordonnée par l’Otan (FIAS). C’est peut-être aussi ce qui l’a poussé à annoncer, en mai 2011, qu’il ne s’opposait plus au processus de réconciliation, et donc à une certaine forme de retour au pouvoir des talibans.
La Chine ne s’implique guère en Afghanistan que dans la suite logique des alliances décrites ci-dessus. Elle soutient le Pakistan contre l’Inde…, mais sans exagération, parce qu’elle ne souhaite pas encourager le fondamentalisme musulman, qui pourrait galvaniser ses propres rebelles ouighours. Et également parce qu’elle ne souhaite pas être entrainée par le Pakistan dans un conflit nucléaire avec l’Inde. Elle critique l’activisme occidental et les bases américaines…, mais pas trop, parce que ce foyer d’instabilité à ses marches occidentales ne lui apporte guère de bon et que, de ce pays au sous-sol si riche comme du reste de la planète, elle souhaite importer des quantités croissantes de matières premières. Les ingénieurs et les ouvriers chinois sont d’ailleurs déjà à l’œuvre dans plusieurs exploitations minières afghanes.
Arabie : défendre le conservatisme et les sunnites
Il ne faut surtout pas oublier, parmi les acteurs principaux du théâtre afghan, l’Arabie saoudite. Elle fut le seul État à reconnaitre le régime des talibans, si l’on excepte bien sûr le Pakistan qui les inventa. Les flux financiers de soutien aux talibans ont longtemps continué à trouver leur origine dans le désert d’Arabie (ont-ils cessé aujourd’hui?), après que les États-Unis ont retourné leurs alliances contre eux en 2001 à la suite du refus du mollah Omar de livrer Ben Laden. Sunnites dans un pays partagé entre les deux grandes confessions musulmanes, fer de lance du conservatisme politico-religieux, les talibans doivent, de l’avis saoudien, occuper un rôle important dans l’Afghanistan de demain. Le ministère de la Répression du vice et de la Promotion de la vertu, dont l’intitulé faisait s’esclaffer les Occidentaux quand les talibans le mirent en place, n’a pas cessé de sévir, avec des modes d’action moins brutaux, mais un intitulé et des objectifs semblables, dans le royaume saoudien. L’Arabie est d’ailleurs depuis des années un ardent défenseur de la réconciliation en Afghanistan, à laquelle l’Occident s’est récemment rallié. L’élimination politique des talibans, dont rêvaient les Occidentaux, n’aurait pas du tout fait l’affaire de la Maison des Saoud, qui y aurait vu une progression du concurrent iranien chiite et un progrès en Asie du Sud du soufisme et des autres religiosités inorthodoxes.
La Russie craint le terrorisme et l’héroïne
La Russie a besoin d’une zone tampon entre ses marches d’Asie centrale et le Moyen Orient. La principale préoccupation russe à l’égard de l’Afghanistan est de contenir les foyers potentiels de contagion terroriste qui pourraient s’étendre en Ouzbékistan et au Kirghizstan, et de là dans le nord du Caucase. Son premier choix parmi les scénarios futurs serait donc que l’Otan réussisse à stabiliser le pays… et ensuite que les États-Unis retirent rapidement leurs bases d’Afghanistan et d’Asie centrale. Leur second choix serait que le conflit s’enlise et que les Occidentaux restent sur place, en maintenant le couvercle sur la marmite des islamistes violents et des narcotrafiquants. Cette évolution présenterait aussi l’avantage de satisfaire leur prophétie de malheur selon laquelle l’Otan ne peut pas obtenir en Afghanistan, avec la moitié moins de troupes, ce qu’eux-mêmes n’ont pas atteint à l’époque soviétique. Mais on sait en Russie aussi que la politique internationale est de moins en moins un jeu à somme nulle et qu’il est pour le moins hasardeux aujourd’hui de se réjouir du malheur de ses concurrents. La Russie aurait assez bien à perdre d’un échec de la FIAS en Afghanistan ; c’est pourquoi l’on fait taire les membres de l’élite militaire et politique russe qui rechignent à soutenir l’action de l’Otan en Afghanistan. La collaboration n’est pas enthousiaste, ni dénuée d’arrière-pensée, mais elle fonctionne, tout au moins pour le transit du ravitaillement à travers le territoire russe.
Comme l’Inde et à l’opposé du Pakistan, le gouvernement russe est sceptique et méfiant quant à la possibilité d’une réconciliation avec les talibans. Il considère que leur participation éventuelle à des pourparlers de paix ne serait qu’une manœuvre tactique, l’objectif final des talibans restant de renverser le gouvernement actuel.
L’autre préoccupation majeure de la Russie est de limiter le trafic d’héroïne en provenance d’Afghanistan. La consommation d’héroïne afghane (estimée à 70 tonnes par an, à comparer avec les 88 tonnes du reste de l’Europe) constitue aujourd’hui un fléau national. La Russie souhaiterait que la lutte contre le trafic de drogue soit plus effective de la part du gouvernement afghan et constitue l’une des tâches reprises dans le mandat de la FIAS.
Cette position la rapproche de l’Iran, autre victime majeure du flux d’héroïne exporté par son voisin de l’Est.
Iran : le jeu de balancier
Les objectifs poursuivis par les Iraniens en Afghanistan sont complexes. Ils entretiennent des liens traditionnels, cimentés par la proximité linguistique, ethnique et religieuse, avec les Tadjikes et les Hazaras. L’influence iranienne est importante dans le nord et surtout l’ouest de l’Afghanistan ; cela les oppose naturellement aux talibans, pachtounes et violemment antichiites. Un massacre de Hazaras et de diplomates iraniens par les talibans a mené les deux pays au bord de la guerre en 1998. L’Iran finance, comme la Russie, de nombreuses initiatives nordistes : coalitions politiques plus ou moins durables, groupes de presse, lobbys parlementaires et chouras (conseils) de toutes espèces.
Néanmoins, en parallèle, les Gardiens de la Révolution offrent également un appui modéré aux talibans. Il existe en effet un souhait de contribuer à entretenir le conflit afghan, pour s’assurer un moyen de pression sur les États-Unis. En cas de conflit armé avec ce pays, les talibans deviendraient d’ailleurs des alliés forcés. Une autre raison est que les Iraniens ne croient pas entièrement à l’influence, ni à la durabilité de leur allié avoué, le gouvernement du président Karzaï. Il leur est nécessaire d’entretenir des ligues thématiques ou locales avec certains talibans, notamment dans leur lutte contre l’immigration massive d’Afghanistan, contre leurs propres rebelles baloutches et contre le trafic d’héroïne.
Et les Afghans ?
Les talibans ont, quant à la direction sociopolitique que devrait prendre l’Afghanistan, des objectifs dont ils ne font pas mystère. Ils souhaitent conférer à nouveau au mollah Omar, « émir des croyants », un rôle tutélaire. Ils ont organisé (ou conservé), dans une bonne partie de l’Afghanistan, une administration parallèle qui a souvent, après la tombée du jour au moins, plus d’autorité que celle de Kaboul, avec ses « gouverneurs de l’ombre » et ses terrifiantes et efficaces « lettres de nuit ». Le programme taliban est éthique plutôt que gestionnaire. Puisqu’ils ont en fait très peu géré le pays quand ils le dirigeaient seuls (1996 – 2001), on ne voit pas bien pourquoi ils deviendraient manageurs demain. En cas d’entrée au gouvernement, ils réclameront sans doute l’un ou l’autre ministère emblématique, comme celui de la Justice ou du Saint Pèlerinage, et y défendront leurs principes expéditifs… qui seront sans doute préférés par la plupart des Afghans du sud à la corruption et à l’inefficacité actuelles. Ils feront tout pour que les filles n’aillent plus à l’école, ni au dispensaire, ni ne travaillent à l’extérieur, ils freineront l’occidentalisation modernisatrice, et ils obtiendront probablement gain de cause dans leurs fiefs pachtounes, surtout en milieu rural. Ils y maintiendront un puissant conservatisme moral, prôneront une purification assez théorique de la société, un retour mythique aux valeurs historiques du Coran et appliqueront au mieux le pashtunwali (code de l’honneur pachtoune). Ils mettront fin à la promotion des droits de l’homme, à la liberté de la presse et tenteront de contrecarrer autant que possible le parlementarisme démocratique et électif, source d’impiété.
Il est probable qu’à l’épreuve du pouvoir, et en côtoyant des hommes politiques plus cosmopolites, les plus modérés d’entre eux prendront le dessus, du moins dans les échelons dirigeants. Il ne fait guère de doute que des seigneurs de guerre plus ou moins talibans continueront à dominer leurs vallées et le feront de plus belle une fois le gros des troupes alliées rentré à la maison, en invoquant pour se justifier diverses perversions morales dont ils accuseront la centralisation kaboulie. Il est probable que, chats échaudés craignant l’eau froide, les talibans tiennent grosso modo leur engagement actuel de ne pas soutenir le terrorisme transnational, et que l’internationale nomade du terrorisme ne trouvera des refuges chez eux que de manière exceptionnelle et sporadique (contrairement au Pakistan).
Concernant la controverse insoluble que constitue la Constitution, on peut imaginer qu’ils tolèrent l’actuelle… pour autant que ses articles droits-de‑l’hommistes ne soient pas appliqués dans les faits. Ils pourraient également tolérer le maintien tant souhaité par leurs compatriotes du nord de certaines bases américaines tant qu’elles fonctionnent avec discrétion et ne sont pas installées en terre pachtoune. Notons quand même aussi que pas mal d’analystes considèrent que les talibans ne peuvent pas être sincèrement intéressés à participer au pouvoir, et que la disponibilité qu’ils ont indiquée du bout des lèvres au début janvier 2012, avec l’ouverture prochaine d’un bureau de représentation à Doha, n’est qu’une transition tactique. Selon cette approche, ils ne pourront, comme les communistes et les fascistes au début du XXe siècle, se laisser convaincre d’entrer dans une coalition que dans l’espoir de bientôt supplanter les autres membres et détenir le pouvoir sans partage.
Les Ouzbeks, les Tadjiks et les Hazaras, majoritaires au nord et au centre du pays, sont rendus très nerveux par les pourparlers réconciliateurs qui se préparent. Ils ont beaucoup à perdre à la perspective d’un départ des troupes étrangères. Celles-ci leur permettent jusqu’à présent de dominer l’armée (et très largement le gouvernement) et également de maintenir un certain progressisme social qu’ils souhaitent. Ils savent qu’ils perdront beaucoup d’influence dans les structures dirigeantes d’un pays à nouveau guidé par les Pachtounes, guerroyeurs plus féroces qu’eux, et parmi eux les talibans, idéologues plus efficaces qu’eux.
Il est extrêmement malaisé, même pour les meilleurs spécialistes que nous avons consultés, de résumer aujourd’hui, pour compléter ce tableau des perspectives afghanes, un point de vue pachtoune « détalibanisé ». Les talibans ont éliminé physiquement les maliks et autres leadeurs traditionnels qui ne leur faisaient pas allégeance. Il y a bien sûr le réseau familial du président, fédérant les Durrani et en particulier le clan Populzaï, aujourd’hui premier opérateur économique du pays (après la fias), mais il est probable que seules ses branches délocalisées (à Dubaï et aux États-Unis) se maintiendront après 2014. Dans l’attente d’une possible reconfiguration du leadeurship de ce groupe ethnique, on ne peut que lister les invariants apparents qui le caractérisent. Les Pachtounes resteront hyperconservateurs, « antimondialistes », irrédentistes, généreux, hospitaliers, fougueux, vengeurs, cultivant l’honneur et la bravoure, attachés à la décision collective consensuelle (en jirga), soucieux de leur hégémonie sur l’État afghan, refusant toute légitimité à l’État pakistanais et adeptes incorrigibles de toute espèce de trafics illégaux.
Porteur à l’origine d’un idéal fédérateur, le président Karzaï poursuit aujourd’hui une politique essentiellement patrimoniale. Comme la plupart de ses collègues d’Asie du Sud, il s’occupe peu de gérer l’État, de développer le pays ou de construire son administration. Il maintient les grands équilibres et tente de rassembler. Ses appels répétés à une cessation des hostilités semblent sincères, mais il a bien peu mis en œuvre pour les concrétiser.
Lesquels triompheront, parmi tous ces programmes pour le futur de l’Afghanistan ? On peut raisonnablement supposer que le pays restera allergique à toute espèce de centralisation kaboulie, ainsi que de domination étrangère. L’Afghanistan restera le royaume de l’insolence. Les potentats locaux (qui s’intitulent eux-mêmes, pour la plupart, moudjahidin, comme au temps de la lutte glorieuse contre les Soviétiques, où il n’y avait pas de fracture entre les talibans et les autres) sont les seuls certains de conserver leurs privilèges, voire de les renforcer, car l’État fort et centralisé dont rêvait le Département d’État en 2002 n’a jamais connu le moindre commencement de réalisation.
D’autre part, des transactions devront forcément avoir lieu entre l’intransigeance talibane et la modernité occidentale, entre les régions et les ethnies. Il ne fait pas de doute que le pays et ses voisins resteront des préoccupations majeures pour la communauté internationale. Le défi pour les Occidentaux sera d’organiser les modalités de leur départ de manière à ne pas devoir revenir bientôt en Afghanistan, dans des conditions encore plus difficiles. Enfin, il est trop tôt aujourd’hui pour évaluer les chances de succès de la tentative turque d’une conférence régionale permanente qui fixerait sur papier les accommodements entre toutes les ambitions des grands voisins énumérés ci-dessus. Ses objectifs, à savoir des engagements précis destinés à refaire de l’Afghanistan un lieu de transit et d’échange fructueux, au lieu de la zone de confrontation des hégémonies qu’il est depuis trop longtemps, méritent d’être salués.
- Le naxalisme est le nom donné à un mouvement révolutionnaire en activité dans quinze États de l’Inde. Les naxalites cherchent à « organiser les paysans pour provoquer une réforme agraire par des moyens radicaux y compris la violence ».
- Le terme Déobandi est utilisé pour désigner une école de pensée sunnite, présente en Asie du sud. Le mot Déobandi dérive du nom de la ville Deoband qui se trouve dans l’État Uttar Pradesh du nord de l’Inde. L’école déobandi a aussi notamment été l’une des sources de pensée des talibans afghans.