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Le grand jeu et son avenir. À chacun son projet pour l’Afghanistan

Numéro 3 Mars 2012 par Alain Hanssen

février 2012

Un consen­sus inter­na­tio­nal existe sur la néces­si­té de chan­ge­ment en Afgha­nis­tan, mais beau­coup moins sur la direc­tion à prendre. Entre la « Suisse à l’ombre de l’Hin­dou Kusch », dont cer­tains rêvent encore en Europe, et le pur Émi­rat désoc­ci­den­ta­li­sé selon les tali­bans, des com­pro­mis res­tent à inven­ter. La concur­rence entre Ara­bie Saou­dite et Iran, les varia­tions de la stra­té­gie amé­ri­caine ain­si que la riva­li­té indo-pakis­ta­naise pèsent éga­le­ment sur le débat. Les Afghans eux-mêmes sont très divi­sés quant à l’a­ve­nir ins­ti­tu­tion­nel et poli­tique de leur pays. Quelle évo­lu­tion peut-on prédire ?

Nous ten­te­rons ici de résu­mer les points de vue gou­ver­ne­men­taux en pré­sence concer­nant l’avenir poli­tique sou­hai­table pour cet État qui a mobi­li­sé ces der­nières années tant d’énergie, de dis­cours, de col­loques, de confé­rences inter­na­tio­nales, de pro­grammes de déve­lop­pe­ment et bien sûr d’interventions militaires.

En effet, même si c’est avant tout aux Afghans à faire la paix entre eux, on ne sou­li­gne­ra jamais assez com­bien le pays est le creu­set des concur­rences petites et grandes qui l’entourent. Au « grand jeu » entre Royaume-Uni et Rus­sie des siècles pas­sés ont suc­cé­dé aujourd’hui les ambi­tions hégé­mo­niques d’autres puis­sances moyennes ou moins moyennes, en par­ti­cu­lier la com­pé­ti­tion indo-pakis­ta­naise et la dia­bo­li­sa­tion réci­proque (tout au moins sous le man­dat de Georges Bush) entre États-Unis et Iran.

Une Suisse à l’ombre de l’Hindou Kusch

Com­men­çons par le point de vue occiden­tal, que nous pour­rions appe­ler, pour cer­ner sa ver­sion la plus abou­tie et la plus huma­niste, notre uto­pie scan­di­nave. De ce point de vue, l’objectif à atteindre est un Afgha­nis­tan moder­ni­sé, paci­fié, démo­cra­ti­sé et décri­mi­na­li­sé. Il s’agit d’effacer pour tou­jours de nos écrans de télé­vi­sion les images infer­nales qu’offrait le pays sous domi­na­tion tali­bane, avec sa théo­cra­tie bru­tale, sa vio­lence inouïe, sa jus­tice expé­di­tive, les femmes et les enfants réduits à l’état de mar­chan­dise. Les Occi­den­taux, sur­tout ceux des pays pro­tes­tants, se sont sen­tis inves­tis d’une mis­sion. Ils sou­tiennent éner­gi­que­ment tout ce qui peut faire pro­gres­ser le pays vers la moder­ni­té démo­cra­tique : la conso­li­da­tion des ins­ti­tu­tions, la mise en place de contre­pou­voirs cré­dibles (Par­le­ment, presse, orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales), la décen­tra­li­sa­tion admi­nis­tra­tive et poli­tique, un gigan­tesque effort d’éducation et de for­ma­tion, la mise en place des infra­struc­tures qui per­met­tront à tout cela de fonc­tion­ner. Des tré­sors d’imagination agroé­co­no­miste sont éga­le­ment déployés pour conju­rer la misère, l’enclavement des val­lées et l’omniprésence du pavot. Un futur bario­lé, aux cou­leurs de safran, de pis­tache et de gre­na­dine, cen­sé faire reve­nir le pays dans l’économie légale, se trouve imaginé.

Les objec­tifs ne sont cepen­dant pas tout à fait iden­tiques des deux côtés de l’Atlantique et il n’est pas inutile de les détailler un peu.

Effacer l’humiliation du 9/11

Pour la puis­sance qui a déci­dé en 2001 d’une action armée à la pour­suite d’Osama Ben Laden, la dis­pa­ri­tion en 2011 de l’individu dimi­nue consi­dé­ra­ble­ment les rai­sons de main­te­nir une pré­sence mas­sive. Mais il ne peut cepen­dant être ques­tion, dans ce pays où les États-Unis ont depuis dix ans per­du mille-cinq-cents sol­dats et dépen­sé près d’un demi-bil­lion de dol­lars, de souf­frir ne fût-ce que l’hypothèse de sanc­tuaires et de centres d’entrainement pour le ter­ro­risme inter­na­tio­nal se déve­lop­pant à nou­veau. La plu­part des autres puis­sances par­tagent d’ailleurs le même inté­rêt, ce qui les amène à modé­rer leurs cri­tiques à l’encontre des États-Unis. Ceux-ci vont sans doute conti­nuer à assu­rer, au départ de quatre à cinq bases mili­taires, un éner­gique tra­vail de veille et de « net­toyage » pério­dique dans le pays. Mais il y a un inté­rêt régio­nal plus large dans le main­tien de bases mili­taires amé­ri­caines en Afgha­nis­tan (dont il est bien enten­du qu’elles ne seront pas per­ma­nentes ; celles qui furent éta­blies en Corée il y a soixante ans ne l’étaient pas non plus…). Elles offrent une capa­ci­té très puis­sante de sur­veillance du Pakis­tan, de l’Iran, de l’Inde, trois pays où il est pour long­temps poli­ti­que­ment impos­sible d’envisager une pré­sence mili­taire amé­ri­caine. Il n’est donc plus ques­tion, dans le dis­cours du pré­sident Oba­ma annon­çant le retrait, le 22 juin 2011, des armées d’agronomes et d’enseignants amé­ri­cains qui allaient débar­quer en Afgha­nis­tan pour contri­buer à le déve­lop­per. Le défi­cit bud­gé­taire amé­ri­cain se creuse. La poli­tique vision­naire et géné­reuse ten­dant à « gagner les cœurs et les esprits » n’a guère appor­té les amorces des résul­tats escomp­tés. Les choix se portent donc sur des objec­tifs plus modestes et plus immé­dia­te­ment liés à l’intérêt national.

De notre côté de l’Atlantique, le virage vers le réa­lisme a eu lieu bien plus tôt, et à cela s’ajoute que l’on a tou­jours été moins enthou­siaste à l’égard du trai­te­ment mili­taire du pro­blème. Vu les résul­tats plu­tôt déce­vants sur le ter­rain mal­gré les sommes dépen­sées, les cer­veaux mobi­li­sés et les vies humaines offertes, le « para­dis hel­vé­tique » à l’ombre de l’Hindu Kusch dont on avait rêvé dans cer­taines chan­cel­le­ries d’Europe du Nord a pro­gres­si­ve­ment évo­lué dans leur pla­ni­fi­ca­tion vers ce qu’on pour­rait appe­ler un « mini­mum bos­niaque », c’est-à-dire une issue hono­rable au conflit.

À l’heure actuelle, en effet, les Euro­péens seraient déjà ravis si, à l’horizon 2014, ils pou­vaient espé­rer un État afghan plus ou moins fonc­tion­nel, sans expor­ta­tion ter­ro­riste impor­tante, sans séces­sion majeure et où les droits de l’homme et de la femme ne seraient pas bafoués de manière trop spec­ta­cu­laire. Un pays donc qui n’aurait plus besoin d’une pré­sence occi­den­tale per­ma­nente et mas­sive, et où les formes les plus extrêmes du conser­va­tisme socio­re­li­gieux local (sur­tout pach­toune) seraient conte­nues dans des pro­por­tions accep­tables. Les Euro­péens sont tous à la peine, même les Bri­tan­niques, après dix ans d’un conflit où la plu­part d’entre eux se sont enga­gés par soli­da­ri­té for­cée avec les États-Unis. Ils sou­haitent main­te­nant dimi­nuer leur action mili­taire en Afgha­nis­tan et la rem­pla­cer par une pré­sence d’appui, de for­ma­tion et d’aide au déve­lop­pe­ment. Sans doute l’Europe du Nord y conser­ve­ra-t-elle une plus impor­tante action de sou­tien, les Scan­di­naves veillant par exemple aux droits de l’homme, les Alle­mands conti­nuant à for­mer la police et les Bri­tan­niques à appuyer notam­ment les ins­ti­tu­tions de l’État.

Le Pakistan est tout contre

Pour para­phra­ser Sacha Gui­try qui résu­mait son point de vue sur les femmes, on pour­rait dire qu’à pro­pos de l’Afghanistan, le Pakis­tan est contre, et tout contre. Sur­dé­ter­mi­né dans son point de vue par la rela­tion conflic­tuelle avec l’Inde, le gou­ver­ne­ment pakis­ta­nais conti­nue à consi­dé­rer l’Afghanistan comme un four­nis­seur de pro­fon­deur stra­té­gique. En effet, l’étroitesse du ter­ri­toire pakis­ta­nais, dans sa par­tie nord, a pour consé­quence que des enva­his­seurs venus de l’Est pour­raient le tra­ver­ser entiè­re­ment en une jour­née, d’où la néces­si­té per­çue d’une zone de repli. Il importe donc de tout faire pour dis­po­ser à Kaboul d’un gou­ver­ne­ment à la fois faible et allié. À cet impé­ra­tif géos­tra­té­gique — carac­té­ris­tique du XIXe siècle plu­tôt que du XXIe de notre point de vue — s’ajoute le fait qu’aucun gou­ver­ne­ment afghan n’a recon­nu (ni ne pour­ra recon­naitre de sitôt) la ligne Durand qui sépare les deux pays : elle scinde en effet en deux le ter­ri­toire tra­di­tion­nel des Pach­tounes, eth­nie domi­nante de l’Afghanistan qui four­nit tra­di­tion­nel­le­ment son chef d’État. De sur­croit, elle ampute dans des pro­por­tions inac­cep­tables le royaume afghan du xviie siècle.

La néces­si­té dans laquelle le gou­ver­ne­ment pakis­ta­nais s’est trou­vé depuis 2008, d’intervenir mili­tai­re­ment contre les tali­bans pakis­ta­nais, parce qu’un regrou­pe­ment ayant pris ce nom s’était mis à le défier et à le har­ce­ler, n’a pas modi­fié fon­da­men­ta­le­ment la force poli­tique majeure qui vient d’être décrite. On se sou­vien­dra que durant les années quatre-vingt, les ser­vices de ren­sei­gne­ments pakis­ta­nais avaient, avec le sou­tien de leurs col­lègues amé­ri­cains, encou­ra­gé la mise en place de ce qui allait deve­nir les tali­bans afghans (pré­ci­sons que l’on ne désigne pas par cet adjec­tif l’État dont les inté­res­sés sont res­sor­tis­sants, les rebelles pach­tounes se jouant d’une fron­tière qu’ils consi­dèrent comme illé­gi­time, mais bien leur zone d’activité mili­taire : « pakis­ta­nais » ou « afghans », les tali­bans ont tous ou presque leur sanc­tuaire et leurs quar­tiers d’hiver en ter­ri­toire pakis­ta­nais). Ils conti­nuent depuis lors à leur appor­ter un sou­tien mul­ti­forme. L’alliance inavouable en ver­tu de laquelle les tali­bans ne sont pas inquié­tés par l’armée pakis­ta­naise, tant que leurs acti­vi­tés ter­ro­ristes res­tent exclu­si­ve­ment un pro­duit d’exportation vers l’Ouest, semble res­ter d’application à l’heure où nous écrivons.

Aujourd’hui, l’état-major pakis­ta­nais, inquiet de voir l’Afghanistan lui échap­per et se trou­ver à son avis trop influen­cé par les États-Unis et l’Inde, pose, pour son sou­tien à la récon­ci­lia­tion afghane, des condi­tions qui rap­pellent la manière dont le gou­ver­ne­ment syrien trai­tait naguère le Liban. Récem­ment, il a dis­crè­te­ment et sans suc­cès ten­té d’imposer au gou­ver­ne­ment afghan un ren­ver­se­ment com­plet d’alliance, qui aurait ame­né l’Afghanistan à fer­mer rapi­de­ment l’ensemble des bases amé­ri­caines et à mettre fin à sa coopé­ra­tion avec l’Inde pour s’inscrire dans une orbite sino-pakistanaise.

Inde : hégémonie, commerce, stabilité

L’Inde est pour l’actuel pré­sident afghan, et pour sa garde rap­pro­chée plu­tôt tad­jike, l’un des alliés les plus solides. Le com­man­dant Mas­soud et plus géné­ra­le­ment ce que l’on appe­lait l’Alliance du Nord (afghan) étaient déjà sou­te­nus par l’Inde. L’Inde conti­nue aujourd’hui à déve­lop­per ses liens éco­no­miques avec l’Afghanistan, à offrir à ses res­sor­tis­sants des bourses d’études en grand nombre, à l’aider à diver­si­fier ses sources d’accès et d’approvisionnement pour dimi­nuer sa dépen­dance à l’égard du Pakis­tan. Le futur dési­rable de l’Afghanistan d’un point de vue indien est un pays paci­fié, un bon client, avec le main­tien de l’alliance entre les deux gou­ver­ne­ments ; des tali­bans éli­mi­nés ou tout au moins très affai­blis ; des Pach­tounes et des Baloutches reven­di­ca­tifs et non sou­mis à Isla­ma­bad ; un contre­poids fiable au Pakistan.

On sait que le groupe ter­ro­riste anti-indien Lash­kar-e-Toi­ba, à l’origine un phé­no­mène presque exclu­si­ve­ment cache­mi­ri, a actuel­le­ment des cel­lules dans la tota­li­té des États voi­sins de l’Inde, et se déve­loppe de manière inquié­tante au Ban­gla Desh. On peut rai­son­na­ble­ment admettre aujourd’hui que les atten­tats de Mum­bai en 2008 avaient peut-être l’objectif que les auto­ri­tés indiennes lui attri­buèrent d’emblée : enta­mer la réus­site écla­tante de la ville et du pays en regard de l’échec et de la misère qui règne sur la même côte de la mer d’Arabie, huit-cents kilo­mètres plus au nord. Le gou­ver­ne­ment indien sou­haite aus­si un Afgha­nis­tan où l’islam n’est pas trop radi­cal, ni inter­na­tio­na­liste. N’oublions pas que, si l’on excepte le phé­no­mène des naxa­lites1, le radi­ca­lisme musul­man consti­tue le plus aigu des fac­teurs d’instabilité poli­tique pour une fédé­ra­tion indienne qui en compte pour­tant presque autant que de divi­ni­tés. L’Inde consti­tue le ber­ceau de l’islamisme deo­ban­di2 et elle voit avec une grande inquié­tude (au Rajas­than, au Bihar et en Uttar Pra­desh) une par­tie de ses musul­mans tom­ber pro­gres­si­ve­ment sous l’influence sala­fiste. Cette poli­tique d’apaisement et de prio­ri­té au com­merce, menée par l’État qui consti­tue le paque­bot de sta­bi­li­té et de démo­cra­tie du sous-conti­nent, pré­sente de nom­breux points com­muns avec celle de l’Occident, qui la consi­dère donc avec bien­veillance. Il y a tou­te­fois un aspect néga­tif non négli­geable : si l’Afghanistan se confirme en tant que théâtre prin­ci­pal, en rem­pla­ce­ment du Cache­mire, de la riva­li­té indo-pakis­ta­naise, cela crispe encore plus l’obsession anti-indienne entre­te­nue à Isla­ma­bad et y ren­force le sen­ti­ment d’encerclement. C’est ce qui explique que le gou­ver­ne­ment indien a tou­jours pru­dem­ment refu­sé de s’impliquer dans l’effort mili­taire de la force inter­na­tio­nale coor­don­née par l’Otan (FIAS). C’est peut-être aus­si ce qui l’a pous­sé à annon­cer, en mai 2011, qu’il ne s’opposait plus au pro­ces­sus de récon­ci­lia­tion, et donc à une cer­taine forme de retour au pou­voir des talibans.

La Chine ne s’implique guère en Afgha­nistan que dans la suite logique des alliances décrites ci-des­sus. Elle sou­tient le Pakis­tan contre l’Inde…, mais sans exa­gé­ra­tion, parce qu’elle ne sou­haite pas encou­ra­ger le fon­da­men­ta­lisme musul­man, qui pour­rait gal­va­ni­ser ses propres rebelles oui­ghours. Et éga­le­ment parce qu’elle ne sou­haite pas être entrai­née par le Pakis­tan dans un conflit nucléaire avec l’Inde. Elle cri­tique l’activisme occi­den­tal et les bases amé­ri­caines…, mais pas trop, parce que ce foyer d’instabilité à ses marches occi­den­tales ne lui apporte guère de bon et que, de ce pays au sous-sol si riche comme du reste de la pla­nète, elle sou­haite impor­ter des quan­ti­tés crois­santes de matières pre­mières. Les ingé­nieurs et les ouvriers chi­nois sont d’ailleurs déjà à l’œuvre dans plu­sieurs exploi­ta­tions minières afghanes.

Arabie : défendre le conservatisme et les sunnites

Il ne faut sur­tout pas oublier, par­mi les acteurs prin­ci­paux du théâtre afghan, l’Arabie saou­dite. Elle fut le seul État à recon­naitre le régime des tali­bans, si l’on excepte bien sûr le Pakis­tan qui les inven­ta. Les flux finan­ciers de sou­tien aux tali­bans ont long­temps conti­nué à trou­ver leur ori­gine dans le désert d’Arabie (ont-ils ces­sé aujourd’hui?), après que les États-Unis ont retour­né leurs alliances contre eux en 2001 à la suite du refus du mol­lah Omar de livrer Ben Laden. Sun­nites dans un pays par­ta­gé entre les deux grandes confes­sions musul­manes, fer de lance du conser­va­tisme poli­ti­co-reli­gieux, les tali­bans doivent, de l’avis saou­dien, occu­per un rôle impor­tant dans l’Afghanistan de demain. Le minis­tère de la Répres­sion du vice et de la Pro­mo­tion de la ver­tu, dont l’intitulé fai­sait s’esclaffer les Occi­den­taux quand les tali­bans le mirent en place, n’a pas ces­sé de sévir, avec des modes d’action moins bru­taux, mais un inti­tu­lé et des objec­tifs sem­blables, dans le royaume saou­dien. L’Arabie est d’ailleurs depuis des années un ardent défen­seur de la récon­ci­lia­tion en Afgha­nis­tan, à laquelle l’Occident s’est récem­ment ral­lié. L’élimination poli­tique des tali­bans, dont rêvaient les Occi­den­taux, n’aurait pas du tout fait l’affaire de la Mai­son des Saoud, qui y aurait vu une pro­gres­sion du concur­rent ira­nien chiite et un pro­grès en Asie du Sud du sou­fisme et des autres reli­gio­si­tés inorthodoxes.

La Russie craint le terrorisme et l’héroïne

La Rus­sie a besoin d’une zone tam­pon entre ses marches d’Asie cen­trale et le Moyen Orient. La prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion russe à l’égard de l’Afghanistan est de conte­nir les foyers poten­tiels de conta­gion ter­ro­riste qui pour­raient s’étendre en Ouz­bé­kis­tan et au Kir­ghizs­tan, et de là dans le nord du Cau­case. Son pre­mier choix par­mi les scé­na­rios futurs serait donc que l’Otan réus­sisse à sta­bi­li­ser le pays… et ensuite que les États-Unis retirent rapi­de­ment leurs bases d’Afghanistan et d’Asie cen­trale. Leur second choix serait que le conflit s’enlise et que les Occi­den­taux res­tent sur place, en main­te­nant le cou­vercle sur la mar­mite des isla­mistes vio­lents et des nar­co­tra­fi­quants. Cette évo­lu­tion pré­sen­te­rait aus­si l’avantage de satis­faire leur pro­phé­tie de mal­heur selon laquelle l’Otan ne peut pas obte­nir en Afgha­nis­tan, avec la moi­tié moins de troupes, ce qu’eux-mêmes n’ont pas atteint à l’époque sovié­tique. Mais on sait en Rus­sie aus­si que la poli­tique inter­na­tio­nale est de moins en moins un jeu à somme nulle et qu’il est pour le moins hasar­deux aujourd’hui de se réjouir du mal­heur de ses concur­rents. La Rus­sie aurait assez bien à perdre d’un échec de la FIAS en Afgha­nis­tan ; c’est pour­quoi l’on fait taire les membres de l’élite mili­taire et poli­tique russe qui rechignent à sou­te­nir l’action de l’Otan en Afgha­nis­tan. La col­la­bo­ra­tion n’est pas enthou­siaste, ni dénuée d’arrière-pensée, mais elle fonc­tionne, tout au moins pour le tran­sit du ravi­taille­ment à tra­vers le ter­ri­toire russe.

Comme l’Inde et à l’opposé du Pakis­tan, le gou­ver­ne­ment russe est scep­tique et méfiant quant à la pos­si­bi­li­té d’une récon­ci­lia­tion avec les tali­bans. Il consi­dère que leur par­ti­ci­pa­tion éven­tuelle à des pour­par­lers de paix ne serait qu’une manœuvre tac­tique, l’objectif final des tali­bans res­tant de ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment actuel.

L’autre pré­oc­cu­pa­tion majeure de la Rus­sie est de limi­ter le tra­fic d’héroïne en pro­ve­nance d’Afghanistan. La consom­ma­tion d’héroïne afghane (esti­mée à 70 tonnes par an, à com­pa­rer avec les 88 tonnes du reste de l’Europe) consti­tue aujourd’hui un fléau natio­nal. La Rus­sie sou­hai­te­rait que la lutte contre le tra­fic de drogue soit plus effec­tive de la part du gou­ver­ne­ment afghan et consti­tue l’une des tâches reprises dans le man­dat de la FIAS.

Cette posi­tion la rap­proche de l’Iran, autre vic­time majeure du flux d’héroïne expor­té par son voi­sin de l’Est.

Iran : le jeu de balancier

Les objec­tifs pour­sui­vis par les Ira­niens en Afgha­nis­tan sont com­plexes. Ils entre­tiennent des liens tra­di­tion­nels, cimen­tés par la proxi­mi­té lin­guis­tique, eth­nique et reli­gieuse, avec les Tad­jikes et les Haza­ras. L’influence ira­nienne est impor­tante dans le nord et sur­tout l’ouest de l’Afghanistan ; cela les oppose natu­rel­le­ment aux tali­bans, pach­tounes et vio­lem­ment anti­chiites. Un mas­sacre de Haza­ras et de diplo­mates ira­niens par les tali­bans a mené les deux pays au bord de la guerre en 1998. L’Iran finance, comme la Rus­sie, de nom­breuses ini­tia­tives nor­distes : coa­li­tions poli­tiques plus ou moins durables, groupes de presse, lob­bys par­le­men­taires et chou­ras (conseils) de toutes espèces.

Néan­moins, en paral­lèle, les Gar­diens de la Révo­lu­tion offrent éga­le­ment un appui modé­ré aux tali­bans. Il existe en effet un sou­hait de contri­buer à entre­te­nir le conflit afghan, pour s’assurer un moyen de pres­sion sur les États-Unis. En cas de conflit armé avec ce pays, les tali­bans devien­draient d’ailleurs des alliés for­cés. Une autre rai­son est que les Ira­niens ne croient pas entiè­re­ment à l’influence, ni à la dura­bi­li­té de leur allié avoué, le gou­ver­ne­ment du pré­sident Kar­zaï. Il leur est néces­saire d’entretenir des ligues thé­ma­tiques ou locales avec cer­tains tali­bans, notam­ment dans leur lutte contre l’immigration mas­sive d’Afghanistan, contre leurs propres rebelles baloutches et contre le tra­fic d’héroïne.

Et les Afghans ?

Les tali­bans ont, quant à la direc­tion socio­po­li­tique que devrait prendre l’Afghanistan, des objec­tifs dont ils ne font pas mys­tère. Ils sou­haitent confé­rer à nou­veau au mol­lah Omar, « émir des croyants », un rôle tuté­laire. Ils ont orga­ni­sé (ou conser­vé), dans une bonne par­tie de l’Afghanistan, une admi­nis­tra­tion paral­lèle qui a sou­vent, après la tom­bée du jour au moins, plus d’autorité que celle de Kaboul, avec ses « gou­ver­neurs de l’ombre » et ses ter­ri­fiantes et effi­caces « lettres de nuit ». Le pro­gramme tali­ban est éthique plu­tôt que ges­tion­naire. Puisqu’ils ont en fait très peu géré le pays quand ils le diri­geaient seuls (1996 – 2001), on ne voit pas bien pour­quoi ils devien­draient mana­geurs demain. En cas d’entrée au gou­ver­ne­ment, ils récla­me­ront sans doute l’un ou l’autre minis­tère emblé­ma­tique, comme celui de la Jus­tice ou du Saint Pèle­ri­nage, et y défen­dront leurs prin­cipes expé­di­tifs… qui seront sans doute pré­fé­rés par la plu­part des Afghans du sud à la cor­rup­tion et à l’inefficacité actuelles. Ils feront tout pour que les filles n’aillent plus à l’école, ni au dis­pen­saire, ni ne tra­vaillent à l’extérieur, ils frei­ne­ront l’occidentalisation moder­ni­sa­trice, et ils obtien­dront pro­ba­ble­ment gain de cause dans leurs fiefs pach­tounes, sur­tout en milieu rural. Ils y main­tien­dront un puis­sant conser­va­tisme moral, prô­ne­ront une puri­fi­ca­tion assez théo­rique de la socié­té, un retour mythique aux valeurs his­to­riques du Coran et appli­que­ront au mieux le pash­tun­wa­li (code de l’honneur pach­toune). Ils met­tront fin à la pro­mo­tion des droits de l’homme, à la liber­té de la presse et ten­te­ront de contre­car­rer autant que pos­sible le par­le­men­ta­risme démo­cra­tique et élec­tif, source d’impiété.

Il est pro­bable qu’à l’épreuve du pou­voir, et en côtoyant des hommes poli­tiques plus cos­mo­po­lites, les plus modé­rés d’entre eux pren­dront le des­sus, du moins dans les éche­lons diri­geants. Il ne fait guère de doute que des sei­gneurs de guerre plus ou moins tali­bans conti­nue­ront à domi­ner leurs val­lées et le feront de plus belle une fois le gros des troupes alliées ren­tré à la mai­son, en invo­quant pour se jus­ti­fier diverses per­ver­sions morales dont ils accu­se­ront la cen­tra­li­sa­tion kabou­lie. Il est pro­bable que, chats échau­dés crai­gnant l’eau froide, les tali­bans tiennent gros­so modo leur enga­ge­ment actuel de ne pas sou­te­nir le ter­ro­risme trans­na­tio­nal, et que l’internationale nomade du ter­ro­risme ne trou­ve­ra des refuges chez eux que de manière excep­tion­nelle et spo­ra­dique (contrai­re­ment au Pakistan).

Concer­nant la contro­verse inso­luble que consti­tue la Consti­tu­tion, on peut ima­gi­ner qu’ils tolèrent l’actuelle… pour autant que ses articles droits-de‑l’hommistes ne soient pas appli­qués dans les faits. Ils pour­raient éga­le­ment tolé­rer le main­tien tant sou­hai­té par leurs com­pa­triotes du nord de cer­taines bases amé­ri­caines tant qu’elles fonc­tionnent avec dis­cré­tion et ne sont pas ins­tal­lées en terre pach­toune. Notons quand même aus­si que pas mal d’analystes consi­dèrent que les tali­bans ne peuvent pas être sin­cè­re­ment inté­res­sés à par­ti­ci­per au pou­voir, et que la dis­po­ni­bi­li­té qu’ils ont indi­quée du bout des lèvres au début jan­vier 2012, avec l’ouverture pro­chaine d’un bureau de repré­sen­ta­tion à Doha, n’est qu’une tran­si­tion tac­tique. Selon cette approche, ils ne pour­ront, comme les com­mu­nistes et les fas­cistes au début du XXe siècle, se lais­ser convaincre d’entrer dans une coa­li­tion que dans l’espoir de bien­tôt sup­plan­ter les autres membres et déte­nir le pou­voir sans partage.

Les Ouz­beks, les Tad­jiks et les Haza­ras, majo­ri­taires au nord et au centre du pays, sont ren­dus très ner­veux par les pour­par­lers récon­ci­lia­teurs qui se pré­parent. Ils ont beau­coup à perdre à la pers­pec­tive d’un départ des troupes étran­gères. Celles-ci leur per­mettent jusqu’à pré­sent de domi­ner l’armée (et très lar­ge­ment le gou­ver­ne­ment) et éga­le­ment de main­te­nir un cer­tain pro­gres­sisme social qu’ils sou­haitent. Ils savent qu’ils per­dront beau­coup d’influence dans les struc­tures diri­geantes d’un pays à nou­veau gui­dé par les Pach­tounes, guer­royeurs plus féroces qu’eux, et par­mi eux les tali­bans, idéo­logues plus effi­caces qu’eux.

Il est extrê­me­ment mal­ai­sé, même pour les meilleurs spé­cia­listes que nous avons consul­tés, de résu­mer aujourd’hui, pour com­plé­ter ce tableau des pers­pec­tives afghanes, un point de vue pach­toune « déta­li­ba­ni­sé ». Les tali­bans ont éli­mi­né phy­si­que­ment les maliks et autres lea­deurs tra­di­tion­nels qui ne leur fai­saient pas allé­geance. Il y a bien sûr le réseau fami­lial du pré­sident, fédé­rant les Dur­ra­ni et en par­ti­cu­lier le clan Popul­zaï, aujourd’hui pre­mier opé­ra­teur éco­no­mique du pays (après la fias), mais il est pro­bable que seules ses branches délo­ca­li­sées (à Dubaï et aux États-Unis) se main­tien­dront après 2014. Dans l’attente d’une pos­sible recon­fi­gu­ra­tion du lea­deur­ship de ce groupe eth­nique, on ne peut que lis­ter les inva­riants appa­rents qui le carac­té­risent. Les Pach­tounes res­te­ront hyper­con­ser­va­teurs, « anti­mon­dia­listes », irré­den­tistes, géné­reux, hos­pi­ta­liers, fou­gueux, ven­geurs, culti­vant l’honneur et la bra­voure, atta­chés à la déci­sion col­lec­tive consen­suelle (en jir­ga), sou­cieux de leur hégé­mo­nie sur l’État afghan, refu­sant toute légi­ti­mi­té à l’État pakis­ta­nais et adeptes incor­ri­gibles de toute espèce de tra­fics illégaux.

Por­teur à l’origine d’un idéal fédé­ra­teur, le pré­sident Kar­zaï pour­suit aujourd’hui une poli­tique essen­tiel­le­ment patri­mo­niale. Comme la plu­part de ses col­lègues d’Asie du Sud, il s’occupe peu de gérer l’État, de déve­lop­per le pays ou de construire son admi­nis­tra­tion. Il main­tient les grands équi­libres et tente de ras­sem­bler. Ses appels répé­tés à une ces­sa­tion des hos­ti­li­tés semblent sin­cères, mais il a bien peu mis en œuvre pour les concrétiser.

Les­quels triom­phe­ront, par­mi tous ces pro­grammes pour le futur de l’Afghanistan ? On peut rai­son­na­ble­ment sup­po­ser que le pays res­te­ra aller­gique à toute espèce de cen­tra­li­sa­tion kabou­lie, ain­si que de domi­na­tion étran­gère. L’Afghanistan res­te­ra le royaume de l’insolence. Les poten­tats locaux (qui s’intitulent eux-mêmes, pour la plu­part, moud­ja­hi­din, comme au temps de la lutte glo­rieuse contre les Sovié­tiques, où il n’y avait pas de frac­ture entre les tali­bans et les autres) sont les seuls cer­tains de conser­ver leurs pri­vi­lèges, voire de les ren­for­cer, car l’État fort et cen­tra­li­sé dont rêvait le Dépar­te­ment d’État en 2002 n’a jamais connu le moindre com­men­ce­ment de réalisation.

D’autre part, des tran­sac­tions devront for­cé­ment avoir lieu entre l’intransigeance tali­bane et la moder­ni­té occi­den­tale, entre les régions et les eth­nies. Il ne fait pas de doute que le pays et ses voi­sins res­te­ront des pré­oc­cu­pa­tions majeures pour la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Le défi pour les Occi­den­taux sera d’organiser les moda­li­tés de leur départ de manière à ne pas devoir reve­nir bien­tôt en Afgha­nis­tan, dans des condi­tions encore plus dif­fi­ciles. Enfin, il est trop tôt aujourd’hui pour éva­luer les chances de suc­cès de la ten­ta­tive turque d’une confé­rence régio­nale per­ma­nente qui fixe­rait sur papier les accom­mo­de­ments entre toutes les ambi­tions des grands voi­sins énu­mé­rés ci-des­sus. Ses objec­tifs, à savoir des enga­ge­ments pré­cis des­ti­nés à refaire de l’Afghanistan un lieu de tran­sit et d’échange fruc­tueux, au lieu de la zone de confron­ta­tion des hégé­mo­nies qu’il est depuis trop long­temps, méritent d’être salués.

  1. Le naxa­lisme est le nom don­né à un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en acti­vi­té dans quinze États de l’Inde. Les naxa­lites cherchent à « orga­ni­ser les pay­sans pour pro­vo­quer une réforme agraire par des moyens radi­caux y com­pris la violence ».
  2. Le terme Déoban­di est uti­li­sé pour dési­gner une école de pen­sée sun­nite, pré­sente en Asie du sud. Le mot Déoban­di dérive du nom de la ville Deo­band qui se trouve dans l’État Uttar Pra­desh du nord de l’Inde. L’école déoban­di a aus­si notam­ment été l’une des sources de pen­sée des tali­bans afghans.

Alain Hanssen


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