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Le gouvernement et les pensions

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Paul Palsterman

juin 2012

La réforme des pen­sions est dans l’air du temps. Il était pré­vi­sible que les quatre prin­ci­paux sujets rete­nus dans la décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale de la coa­li­tion « papillon » (l’âge de la retraite, les périodes assi­mi­lées, les rela­tions entre pen­sions légales et pen­sions com­plé­men­taires, la réforme des pen­sions de sur­vie), feraient par­tie du menu, même si peu d’ac­teurs s’é­taient enga­gés sur des pistes concrètes. On ne peut pas dire que les réformes annon­cées ou réa­li­sées soient mar­quées par une grande cohé­rence. Mais il faut recon­naitre aus­si que les réac­tions aux déci­sions fina­li­sées jus­qu’i­ci, et la concer­ta­tion qui a sui­vi, ont por­té essen­tiel­le­ment sur des inté­rêts caté­go­riels et des mesures tran­si­toires. Est-il impos­sible de trou­ver en Bel­gique la dyna­mique qui a per­mis, ailleurs, de conce­voir un sys­tème plus avan­ta­geux et plus cohérent ?

Articles

Lors des élec­tions de juin 2010, et pen­dant les inter­mi­nables négo­cia­tions qui ont sui­vi, il fut de bon ton de citer les pen­sions comme un des dos­siers majeurs de la légis­la­ture à venir. Mais en défi­ni­tive, bien peu de pro­grammes de par­tis s’engageaient sur un diag­nos­tic pré­cis et des pistes concrètes1.

En 2008, Marie Are­na, fraiche émou­lue ministre des Pen­sions, avait per­sua­dé ses col­lègues de convo­quer une confé­rence des pen­sions. Mais en cours de légis­la­ture, Marie Are­na a cédé sa place à Michel Daer­den, qui n’avait appa­rem­ment pas de rai­son per­son­nelle de faire des pen­sions l’occasion d’un raout mon­dain, ni de rai­son poli­tique, en fonc­tion du pro­gramme du gou­ver­ne­ment où il offi­ciait, de pro­duire des pro­po­si­tions « à faire sket­ter l’baraque ». La confé­rence accou­cha d’un épais « Livre vert », com­pi­la­tion de chiffres et de don­nées, bien utile aux étu­diants qui pré­parent un mémoire de mas­ter sur la ques­tion, et qui devait être sui­vi d’un « Livre blanc » conte­nant des orien­ta­tions concrètes. Mais la chute du gou­ver­ne­ment Leterme, en avril 2010, dis­pen­sa le gou­ver­ne­ment et le ministre en charge de révé­ler le fond de leur pen­sée — si tant est que pen­sée il y eût.

Paral­lè­le­ment aux conci­lia­bules belges, la Com­mis­sion euro­péenne pro­dui­sait, en juillet 2010, un « Livre vert » (plus court que le belge!), sui­vi, lui, en février 2012, d’un « Livre blanc ». Ces docu­ments mettent sur­tout l’accent sur la dimen­sion démo­gra­phique — l’allongement de l’espérance de vie, et donc l’augmentation cor­ré­la­tive du nombre de per­sonnes âgées et de leur pro­por­tion dans la popu­la­tion totale. Ils en infèrent assez logi­que­ment la ques­tion de l’âge de la retraite. Ils consacrent aus­si pas mal de déve­lop­pe­ments à l’encadrement juri­dique des pen­sions com­plé­men­taires. On a cri­ti­qué la Com­mis­sion pour avoir envi­sa­gé les choses par le petit bout de la lor­gnette. La dimen­sion démo­gra­phique et les pen­sions com­plé­men­taires sont certes des aspects de la pro­blé­ma­tique, mais on hésite à dire que ce sont les aspects les plus impor­tants, et en tout cas ce ne sont pas les seuls.

À la décharge de la Com­mis­sion, il faut recon­naitre que son texte est stric­te­ment fidèle aux com­pé­tences de l’Union euro­péenne. Comme l’emploi, les soins de san­té et l’inclusion sociale, les pen­sions font l’objet au niveau euro­péen d’une « méthode ouverte de coor­di­na­tion ». Cela signi­fie que les États euro­péens se recon­naissent confron­tés à des enjeux com­muns, face aux­quels ils se pro­posent des objec­tifs com­muns ; ils conviennent d’indicateurs com­muns pour éva­luer la réa­li­sa­tion de ces objec­tifs, et chaque pays est invi­té à faire un rap­port, décor­ti­qué par la Com­mis­sion et sou­mis à un « juge­ment des pairs » lors des Conseils des ministres. Les objec­tifs com­muns en matière de pen­sion, sont le droit pour tous à des pen­sions « adé­quates et sou­te­nables » — j’épargne au lec­teur la demi-page qui éla­bore quelque peu ce concept très consensuel.

Quel est, en rap­port avec cet objec­tif, l’enjeu com­mun auquel sont confron­tés les vingt-sept pays de l’Union, dans la diver­si­té de leur niveau de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social et dans la varié­té de leurs sys­tèmes de pro­tec­tion sociale ? On n’en voit guère d’autre que la dimen­sion démographique.

Quant aux pen­sions com­plé­men­taires, il ne peut être contes­té que l’Union a une légi­ti­mi­té pour s’en occu­per, dans le cadre de ses com­pé­tences en matière de mar­ché unique. Les assu­reurs spé­cia­li­sés dans les assu­rances vieillesse et les fonds de pen­sions sont des ins­ti­tu­tions pri­vées, dont la plu­part ont par ailleurs un but de lucre. Et il reste pas mal de choses à faire, qu’il s’agisse des droits des béné­fi­ciaires en cas de chan­ge­ment d’employeur ou de pays, moins bien pro­té­gés que dans les pen­sions légales, de la sécu­ri­té finan­cière des ins­ti­tu­tions, sur­tout lorsqu’elles sont liées à une entre­prise, ou de grands prin­cipes, notam­ment le prin­cipe de non-discrimination.

Le vrai dan­ger serait que cette approche frag­men­taire guide aus­si la Com­mis­sion dans ses recom­man­da­tions contrai­gnantes aux pays qui trans­gressent les normes d’endettement public. Sous cette réserve impor­tante, qui néces­si­te­rait un article entier, on assu­me­ra donc le fait que l’Europe, dans ce domaine, joue un rôle limi­té, et que c’est bien au niveau belge que doivent se faire les prin­ci­paux choix.

La décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale envi­sage quatre grands chantiers :

  • l’âge du départ à la retraite ;
  • l’assimilation de cer­taines périodes d’inactivité ;
  • la pos­sible géné­ra­li­sa­tion d’un deuxième pilier de pensions ;
  • la refonte de la pen­sion de survie.

On m’excusera de ne pas abor­der cer­tains autres sujets, comme le fait que les pen­sions de fonc­tion­naires seraient désor­mais cal­cu­lées sur les dix der­nières années de leur car­rière, et non plus les cinq der­nières. Je ne sous-estime pas l’importance de ces sujets, mais je ne vou­drais pas abu­ser de l’hospitalité de La Revue nou­velle. J’imagine que ce que le lec­teur cherche dans cet article, ce sont des clés pour essayer de com­prendre les enjeux, et non un pro­gramme pour cal­cu­ler sa propre pension.

L’âge de la retraite

L’âge de la retraite, en Bel­gique, est fixé à soixante-cinq ans. À cette règle géné­rale, il existe diverses exceptions.

Tout d’abord, au moins dans le sec­teur pri­vé, l’âge de la retraite ne signi­fie nul­le­ment qu’on ne peut plus tra­vailler après cet âge, ni que le contrat de tra­vail prend fin d’office à cet âge, ni que le tra­vail accom­pli après cet âge ne compte pas pour la pen­sion. Atteindre l’âge de la retraite a pour prin­ci­pale consé­quence pra­tique qu’on perd le droit aux allo­ca­tions de chô­mage et aux indem­ni­tés de mutuelle, et donc la pos­si­bi­li­té de faire comp­ter de telles périodes dans le cal­cul de la pen­sion. Si on veut faire valoir des périodes d’assurance après soixante-cinq ans, on est donc prié de ne pas tom­ber malade, ni être mis en chô­mage. Très peu de tra­vailleurs sala­riés peuvent se per­mettre ce luxe.

Il est pos­sible de prendre anti­ci­pa­ti­ve­ment sa pen­sion à par­tir de soixante ans, sur la base des années de car­rière atteintes à ce moment. Dans le régime des indé­pen­dants, il y a en outre une péna­li­sa­tion pour anti­ci­pa­tion, du fait qu’en pre­nant sa pen­sion avant l’âge nor­mal, on en béné­fi­cie plus long­temps. Cette péna­li­sa­tion, clas­sique dans les assu­rances basées sur l’espérance de vie, n’existe pas dans le régime des sala­riés, ni dans les pen­sions de fonctionnaires.

Dans les régimes des sala­riés et des indé­pen­dants, il fal­lait, pour béné­fi­cier de cette anti­ci­pa­tion, avoir une car­rière d’au moins trente-cinq années. Pour les fonc­tion­naires, cinq années suf­fi­saient. La prin­ci­pale mesure du gou­ver­ne­ment est que, à par­tir de 2016, il fau­dra, dans tous les régimes, au moins soixante-deux ans et qua­rante années de car­rière. Cette der­nière condi­tion implique donc que, pour prendre sa pen­sion à soixante-deux ans, il faut avoir com­men­cé sa car­rière au plus tard à vingt-deux ans, et ne pas l’avoir inter­rom­pue. J’épargne au lec­teur le détail des mesures tran­si­toires qui ont fait l’objet des conci­lia­bules des der­nières semaines.

Il existe, dans le régime des sala­riés et, sur­tout, dans les pen­sions de fonc­tion­naires, des régimes spé­ciaux qui pré­voient un âge de la retraite moins éle­vé, ou à tout le moins des condi­tions de car­rière per­met­tant de se consti­tuer une pen­sion com­plète avant soixante-cinq ans. Dans le régime des sala­riés, il s’agit des ouvriers mineurs, des marins de la marine mar­chande et du per­son­nel navi­gant de la navi­ga­tion aérienne. Dans les régimes de fonc­tion­naires, ces excep­tions sont beau­coup plus répan­dues, et concernent un nombre bien plus consi­dé­rable de per­sonnes : ensei­gnants, poli­ciers, mili­taires, pom­piers, magis­trats, etc.

Le gou­ver­ne­ment a déci­dé de sup­pri­mer les régimes spé­ciaux de sala­riés (moyen­nant des mesures tran­si­toires dont j’épargne le détail) et de modi­fier les régimes de la fonc­tion publique per­met­tant une pen­sion com­plète après moins de trente-six années de car­rière. Il s’agit prin­ci­pa­le­ment des magis­trats et des pro­fes­seurs d’université, ain­si que des par­le­men­taires. On croit savoir que cer­tains inté­res­sés, de même que cer­taines asso­cia­tions caté­go­rielles, pré­parent des recours juri­diques contre cette mesure, ce qui ne man­que­ra pas de poser un pro­blème inté­res­sant : les magis­trats peuvent-ils sans se récu­ser juger de la consti­tu­tion­na­li­té de lois qui les concernent direc­te­ment ou indirectement ?

La pro­blé­ma­tique de l’âge de la retraite ne se réduit pas à la ques­tion de savoir à par­tir de quel âge on peut deman­der sa pen­sion. Beau­coup plus impor­tante, du point de vue de la poli­tique de l’emploi comme du point de vue de l’équilibre finan­cier de la sécu­ri­té sociale, est l’âge auquel les gens cessent effec­ti­ve­ment de tra­vailler, ce qu’un jar­gon désor­mais bien implan­té appelle l’«âge effec­tif de la retraite ».

L’image du tra­vailleur qui offre un verre à ses col­lègues juste avant de par­tir à la pen­sion appar­tient encore aux tra­di­tions du sec­teur public, mais de moins en moins à celles du sec­teur pri­vé. Le tableau qui suit, basé sur des don­nées de 1999 à 2002, et mal­heu­reu­se­ment non remis à jour depuis, montre que seule une petite mino­ri­té de béné­fi­ciaires d’une pen­sion de sala­rié, prennent leur retraite à par­tir d’une situa­tion d’emploi. Chez les femmes, une pro­por­tion non négli­geable prend sa pen­sion à par­tir d’une situa­tion de non-acti­vi­té (« femme au foyer »). Mais la majo­ri­té abso­lue des hommes et une majo­ri­té rela­tive de femmes prennent leur pen­sion à par­tir d’une situa­tion d’allocataire social. Et par­mi les hommes qui prennent leur retraite en tant que tra­vailleurs, la majo­ri­té sont en réa­li­té, à ce moment, fonc­tion­naires ou indépendants.

Ce tableau, il est vrai, a été éta­bli avant les mesures des der­nières années, qui restreignent l’accès à la pré­pen­sion. Les sta­tis­tiques des der­nières années confirment une dimi­nu­tion du nombre de pré­pen­sion­nés, mais pas une aug­men­ta­tion cor­ré­la­tive de l’emploi. On peut donc sup­po­ser que, pour une bonne part, la dimi­nu­tion du nombre de pré­pen­sion­nés se tra­duit par un effet de vase com­mu­ni­quant vers le chô­mage et la mala­die. Cet effet est en tout cas avé­ré en ce qui concerne la mala­die, où les chiffres sont moins fluc­tuants, et où les évo­lu­tions de fond se repèrent mieux : depuis quelques années, on assiste à une aug­men­ta­tion du nombre d’invalides, et le relè­ve­ment de l’âge de la pen­sion des femmes, ain­si que les res­tric­tions en matière de pré­pen­sion, sont cer­tai­ne­ment par­mi les causes prin­ci­pales du phénomène.

Sta­tut en fin de carrière Hommes Femmes
Actif en tant que Sala­rié
Fonctionnaire
Indépendant
Total des actifs
12,21
9,89
7,20
29,30
14,57
4,48
4,20
23,25
Allo­ca­taire social Chpo­mage
Maladie
Prépension
Total allo­ca­taires sociaux
15,87
14,29
36,14
66,30
24,65
9,24
9,52
43,41
Inac­tif (der­nière acti­vi­té en tant que) Sala­rié
Fonctionnaire
Indépendant
Total des inactifs
0,73
2,44
0,49
3,66
30,81
0,84
1,68
33,33
Étran­ger 0,73 0
TOTAL 100 100

Au cours des der­nières années, les sta­tis­tiques Euro­stat ont mon­tré une aug­men­ta­tion sou­daine et signi­fi­ca­tive de la « popu­la­tion active » belge dans la classe d’âge des plus de cin­quante ans. Cela ne per­met­tait pas encore à la Bel­gique de rat­tra­per le pelo­ton de tête des pays nor­diques, cham­pions du « taux d’activité » des ainés, mais tout de même cela pou­vait être inter­pré­té comme un signal encou­ra­geant. Le pro­blème est que ces chiffres ne se retrou­vaient pas dans les sta­tis­tiques belges de l’emploi, basées par exemple sur les décla­ra­tions à l’ONSS. Le petit mys­tère n’était pas com­pli­qué à per­cer : Euro­stat enre­gistre dans la popu­la­tion active les chô­meurs ins­crits comme deman­deur d’emploi. Or, en plus des res­tric­tions dans la pré­pen­sion, le gou­ver­ne­ment avait res­treint les condi­tions dans les­quelles les chô­meurs âgés peuvent obte­nir une dis­pense de l’inscription comme deman­deurs d’emploi : au lieu de pou­voir l’obtenir à cin­quante ans, ils doivent désor­mais atteindre cin­quante-huit ans, ou trente-huit années de car­rière. D’un trait de plume, plu­sieurs dizaines de mil­liers de tra­vailleurs se sont ain­si trou­vés trans­va­sés de la rubrique « reti­rés du mar­ché de l’emploi, assi­mi­lés (pré)pensionnés » à la rubrique « deman­deur d’emploi, membre de la popu­la­tion active ». Anec­dote ? Non ! Certes, on peut émettre l’hypothèse que rien n’a chan­gé dans l’état d’esprit et les chances concrètes d’emploi de ces tra­vailleurs. Rien non plus n’a chan­gé dans les don­nées bud­gé­taires qui sont à la base des pré­oc­cu­pa­tions en matière de taux d’activité : tout comme avant, ces per­sonnes touchent une allo­ca­tion et ne paient pas de coti­sa­tion. Mais on ne peut tout de même pas assi­mi­ler pure­ment et sim­ple­ment une per­sonne ins­crite comme deman­deuse d’emploi et un (pré)pensionné.

À lire cer­tains textes euro­péens, gou­ver­ne­men­taux ou patro­naux, sans par­ler des divers « think tanks » qui s’expriment sur la ques­tion, on a l’impression que le choix du tra­vailleur est le seul déter­mi­nant dans la déci­sion de quit­ter le mar­ché du tra­vail avant l’âge offi­ciel de la retraite. C’est peut-être le cas pour les fonc­tion­naires nom­més et pour les tra­vailleurs indé­pen­dants. Pour les tra­vailleurs sala­riés, on a par­fois ten­dance à oublier qu’une rela­tion de tra­vail est une rela­tion contrac­tuelle à deux. Il est vrai que la pra­tique de cer­taines entre­prises, ou même cer­tains dis­cours syn­di­caux, entre­tient une cer­taine confu­sion sur la nature de la pré­pen­sion, et donne l’impression qu’il s’agit d’un droit des tra­vailleurs. Mais fon­da­men­ta­le­ment, il s’agit sim­ple­ment d’une indem­ni­té com­plé­men­taire de sécu­ri­té sociale, accor­dée à un tra­vailleur licen­cié par son employeur. Si on la sup­prime com­plè­te­ment, les employeurs ces­se­ront-ils de licen­cier les tra­vailleurs âgés ? Ou enga­ge­ront-ils plus volon­tiers des chô­meurs âgés ?

On répète à l’envi que, par rap­port à beau­coup de pays, la Bel­gique don­nait un taux d’emploi des tra­vailleurs âgés assez faible. Ce que montrent les sta­tis­tiques, c’est en fait que le mar­ché de l’emploi opère un fort écré­mage des tra­vailleurs âgés. Par rap­port à la situa­tion d’autres pays, et même par rap­port à la moyenne belge, l’emploi des tra­vailleurs âgés belges appa­rait de meilleure qua­li­té (plus qua­li­fié, plus stable, davan­tage de temps plein). Cela signi­fie qu’une bonne par­tie des tra­vailleurs les moins qua­li­fiés, voués aux emplois les plus pénibles, a déjà quit­té le mar­ché de l’emploi, à la suite d’un licen­cie­ment, une inca­pa­ci­té de tra­vail, etc. Main­te­nir l’emploi des tra­vailleurs âgés ne pas­se­ra pas seule­ment par un amé­na­ge­ment de leur poste de tra­vail dans l’emploi qu’ils occupent en arri­vant dans les caté­go­ries d’âge concer­nées. Dans beau­coup de cas, il s’agira de leur pro­po­ser un nou­vel emploi avec un autre régime de tra­vail, dans une autre entre­prise, un autre secteur.

Les situa­tions les plus cris­pées concernent les béné­fi­ciaires de régimes spé­ciaux de pen­sions, liés à une pro­fes­sion ou à un sec­teur d’activité déter­mi­nés. Tour à tour on a vu les pom­piers, les pilotes d’avion, les marins (et on peut gager que d’autres pro­fes­sions n’ont pas été en reste, même si leur action était plus dis­crète) jus­ti­fier de la péni­bi­li­té de leur tra­vail et de l’impossibilité, sans pro­vo­quer des désastres huma­ni­taires, de pour­suivre une telle pro­fes­sion jusqu’à l’âge cano­nique de soixante-cinq ans. Le gou­ver­ne­ment est par­ve­nu à gar­der le cap, mais non à éli­mi­ner cer­tains paradoxes.

Beau­coup de membres du per­son­nel navi­gant de l’ancienne Sabe­na, par exemple, ont été confron­tés au dilemme sui­vant : soit retrou­ver un emploi en dehors du sec­teur de l’aviation civile, et perdre le béné­fice des condi­tions avan­ta­geuses de car­rière et de pla­fond de salaire dont ils béné­fi­ciaient dans le cadre de leur régime spé­cial ; soit res­ter en chô­mage. Cer­tains ont fait ce der­nier choix, et atten­daient impa­tiem­ment de pou­voir prendre leur retraite à cin­quante-cinq ans… en vue de pro­fi­ter des pos­si­bi­li­tés de tra­vail des pen­sion­nés, plus larges que celles des chô­meurs, pour com­men­cer une nou­velle car­rière. Les ensei­gnants vivent un pro­blème du même ordre, rivés non seule­ment à un métier et à un sec­teur, mais en plus à un réseau, par­fois même à un pou­voir organisateur.

Favo­ri­ser l’emploi des tra­vailleurs âgés implique sans doute aus­si d’assumer le fait qu’une par­tie d’entre eux devien­dra bel et bien des allo­ca­taires sociaux, au moins en par­tie. L’enjeu étant de conce­voir dans les condi­tions d’octroi des allo­ca­tions sociales une règle intel­li­gente de cumul avec des acti­vi­tés inter­mit­tentes ou à temps par­tiel, de façon à inci­ter les inté­res­sés à tra­vailler dans la mesure de leurs pos­si­bi­li­tés. Cet enjeu ne concerne d’ailleurs pas seule­ment les tra­vailleurs âgés.

L’assurance-maladie a déjà pris ce che­min. On attend que le régime du chô­mage fasse de même : celui-ci reste encore très impré­gné du dua­lisme « chô­mage com­plet-tra­vail à temps plein » qui ne carac­té­rise plus le mar­ché du tra­vail actuel, ni d’ailleurs les besoins de la popu­la­tion en chô­mage. Le régime des pen­sions pour­rait suivre le même exemple, notam­ment pour les pen­sions de veuves avant l’âge de la retraite.

Les périodes assimilées

Le régime belge des pen­sions de sala­riés est for­mel­le­ment un régime d’assurance sociale, mais en fait son enga­ge­ment prin­ci­pal consiste à garan­tir un mini­mum vital. La valo­ri­sa­tion des coti­sa­tions joue un rôle, mais limi­té par le pla­fon­ne­ment des rému­né­ra­tions prises en consi­dé­ra­tion dans le cal­cul de la pen­sion, par le lis­sage de la pen­sion sur la moyenne des rému­né­ra­tions de toute la car­rière et, sur­tout, par le fait que les rému­né­ra­tions prises en compte sont encore adap­tées à l’inflation, mais plus à l’élévation géné­rale du niveau de vie, ni à la crois­sance éco­no­mique géné­rale, ou d’autres para­mètres pou­vant équi­va­loir à un pla­ce­ment « en bon père de famille » des coti­sa­tions versées.

Par ailleurs, une pen­sion com­plète sup­pose qua­rante-cinq années de car­rière, objec­tif qua­si inat­tei­gnable pour qui com­mence sa car­rière au-delà de vingt ans (dans le régime des sala­riés, les années d’études ne sont assi­mi­lées que moyen­nant paie­ment d’une coti­sa­tion, à des condi­tions peu avan­ta­geuses) ou qui l’a inter­rom­pue, par exemple pour édu­quer ses enfants — et on laisse de côté les autres « trous » repré­sen­ta­tifs de vies moins « formatées ».

Plu­sieurs dis­po­si­tifs assurent par contre un mini­mum vital, qui repré­sente, pour les petits salaires (notam­ment ceux des tra­vailleurs à temps par­tiel) et pour les allo­ca­taires sociaux, un taux de rem­pla­ce­ment supé­rieur aux 60% affi­chés nor­ma­le­ment par le système :

  • le « mini­mum en car­rière com­plète » et le « mini­mum par année de car­rière2 »
  • l’assimilation gra­tuite de diverses périodes d’inactivité, notam­ment le chô­mage, la pré­pen­sion et l’incapacité de tra­vail ; en prin­cipe, cette assi­mi­la­tion se fait sur la base de la rému­né­ra­tion de la der­nière période d’activité ;
  • la « garan­tie de reve­nus aux per­sonnes âgées » (Gra­pa), égale à 900 euros par mois3, il est vrai avant enquête sur les ressources.
  • Le gou­ver­ne­ment a pris deux mesures (je passe le détail des mesures tran­si­toires et des exceptions):
  • limi­ta­tion à une année de l’assimilation des périodes de cré­dit-temps ou d’interruption de carrière ;
  • assi­mi­la­tion de la « troi­sième période de chô­mage4 » et de la pré­pen­sion avant soixante ans, sur la base de la rému­né­ra­tion de base du « mini­mum par année de carrière ».

Ces mesures n’ont rien chan­gé au fait que le sys­tème dans son ensemble n’est pas des plus lisibles, ni des plus cohérents.

Pour des tra­vailleurs à petits salaires, notam­ment les tra­vailleurs à temps par­tiel, le fait de tra­vailler et de coti­ser n’a en réa­li­té pas d’importance : la pen­sion qu’on tou­che­ra au bout du compte sera du même ordre de gran­deur que si on n’avait pas tra­vaillé du tout. C’est sur­tout dans les milieux des tra­vailleurs indé­pen­dants que se mani­feste la hargne que peut sou­le­ver cette carac­té­ris­tique : la pen­sion pro­mé­ri­tée sur la base d’une car­rière com­plète à un faible reve­nu5 peut être infé­rieure à la Gra­pa, accor­dée sans condi­tion de car­rière à toute per­sonne de soixante-cinq ans, ou à la pen­sion de sala­rié acquise en par­tie sur la base de périodes assi­mi­lées en tant que chô­meur. La gauche, y com­pris les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, fait sou­vent preuve de timi­di­té face à ce genre de ques­tions. Il faut bien dire que, dans les débats publics, celles-ci prennent sou­vent la forme de dis­cours viru­lem­ment anti­chô­meurs (ou antiim­mi­grés) bien enten­du irrecevables.

Mais il est pos­sible d’y répondre en valo­ri­sant les coti­sa­tions sans pour autant renon­cer à des dis­po­si­tifs de pen­sion mini­mum, en s’inspirant par exemple, dans le régime sué­dois des pen­sions, des moda­li­tés d’articulation entre la pen­sion de base (garan­ti­pen­sion), la pen­sion légale en assu­rance (inkom­st­pen­sion) et les pen­sions extra­lé­gales. Notre Gra­pa, qui est du même ordre de gran­deur que la pen­sion de base sué­doise, se prête à une telle démarche sans avoir besoin de réin­ven­ter l’eau chaude6. L’introduction d’une telle mesure ren­drait logi­que­ment cohé­rentes les res­tric­tions dans les condi­tions d’assimilation des périodes d’inactivité. Telles que déci­dées par le gou­ver­ne­ment, ces res­tric­tions sont de simples mesures de régres­sion sociale.

En ce qui concerne les res­tric­tions dans l’assimilation des inter­rup­tions de car­rière, il fau­dra voir les effets de cette mesure dans le com­por­te­ment des femmes — puisque, qu’on le veuille ou non, la grande majo­ri­té des inter­rup­tions de car­rière sont prises par des femmes pour des rai­sons fami­liales. Si elles ont pour effet d’en reve­nir à l’existence d’années d’interruption non assi­mi­lées, on peut se deman­der si la réduc­tion des droits déri­vés, déci­dée par ailleurs dans le cadre des pen­sions de sur­vie, repré­sente bien une mesure poten­tiel­le­ment éman­ci­pa­trice, ou une simple régression.

Les pensions complémentaires

« Dans le cadre des négo­cia­tions inter­pro­fes­sion­nelles, le gou­ver­ne­ment invi­te­ra les par­te­naires sociaux à […] envi­sa­ger une géné­ra­li­sa­tion d’un deuxième pilier ou d’un pre­mier pilier bis, en prio­ri­té pour ceux qui n’ont pas accès au deuxième pilier. »

Repre­nons un élé­ment du point pré­cé­dent : le sys­tème des pen­sions légales de sala­riés est rela­ti­ve­ment effi­cace en tant que garan­tie d’un mini­mum vital.

Par contre, il peut déce­voir en tant que sys­tème de main­tien du niveau de vie, si du moins on béné­fi­cie durant sa vie active d’un niveau de vie lui-même supé­rieur au mini­mum vital.

Le taux nomi­nal de la pen­sion est de 60% du salaire brut, soit envi­ron 75% du salaire net. Mais ce taux est appli­qué aux salaires de l’ensemble de la car­rière, sim­ple­ment reva­lo­ri­sés en fonc­tion de l’inflation. Même le tra­vailleur dont le niveau de salaire, à valeur moné­taire constante, est res­té constant, ce qui cor­res­pond à une car­rière type d’ouvrier, ne retrou­ve­ra pas com­plè­te­ment dans sa pen­sion l’élévation du pou­voir d’achat durant sa vie professionnelle.

À for­tio­ri, les tra­vailleurs dont le pro­fil de car­rière est ascen­dant (car­rière type d’employé ou de cadre), subi­ront une perte de reve­nus sen­sible par rap­port à leur niveau de vie au som­met de leur car­rière ; cette perte de reve­nus sera d’autant plus res­sen­tie que ce som­met se situe en fin de car­rière (pro­fil type d’employé de ser­vice public). Ce phé­no­mène est encore accen­tué si, durant une par­tie de la car­rière, le salaire dépasse le pla­fond du salaire de base7. Et enfin, le taux de 60% sup­pose qu’on ait une car­rière com­plète de qua­rante-cinq années, ce qui n’est pas don­né à tout le monde, notam­ment si on a étu­dié au-delà de vingt ans.

Ce sont ces carac­té­ris­tiques qui déter­minent le besoin ou le sou­hait de pen­sions complémentaires.

Mais le débat est par­fois obs­cur­ci par d’autres arguments.

Cer­tains pré­sentent les pen­sions pri­vées comme une réponse à une pré­ten­due incer­ti­tude du finan­ce­ment des pen­sions légales. Les pen­sions légales sont finan­cées par l’impôt et par les coti­sa­tions, et ceux-ci sont déci­dés par les poli­tiques. Et cha­cun, n’est-ce pas, sait que la parole des poli­ti­ciens n’engage que ceux qui les écoutent. Tan­dis que les pen­sions pri­vées sont gérées par des pro­fes­sion­nels encore mieux payés que les poli­ti­ciens, ce qui est bien la preuve qu’ils sont compétents.

Il y a encore quelques années, il fal­lait quelques dizaines de minutes d’exposé argu­men­té (ou plu­sieurs pages de La Revue nou­velle) pour démon­ter ces sophismes. Aujourd’hui, tout le monde a enten­du par­ler de « bulle finan­cière » et presque tout le monde a fini par com­prendre une don­née de base de l’économie poli­tique : la valeur d’une épargne n’est pas celle ins­crite sur un compte ou sur un contrat, mais est déter­mi­née par la valeur de l’argent au moment où le capi­tal est réa­li­sé. Pour cer­tains, la leçon a été dure. Pour se limi­ter à un exemple belge, les tra­vailleurs de la cen­taine d’employeurs qui avaient confié leur assu­rance de groupe (pen­sion ou hos­pi­ta­li­sa­tion) au petit assu­reur fla­mand APRA-leven, ont vu fondre leur capi­tal de plus de moi­tié. L’assureur avait inves­ti ses réserves dans l’immobilier espa­gnol qui, jusqu’à la débâcle des der­nières années, pou­vait don­ner l’illusion de com­bi­ner mira­cu­leu­se­ment la sécu­ri­té tra­di­tion­nelle des pla­ce­ments dans la terre et dans la brique, et les ren­de­ments offerts par les fonds spé­cu­la­tifs ; lorsque la bulle de ce sec­teur a écla­té, les auto­ri­tés de sur­veillance ont dû consta­ter que l’assureur ne dis­po­sait plus des réserves repré­sen­ta­tives de ses enga­ge­ments, et l’ont mis en demeure de se recapitaliser.

Et comme les action­naires ont refu­sé cette reca­pi­ta­li­sa­tion, cet assu­reur s’est vu reti­rer son agré­ment, ce qui a entrai­né sa liqui­da­tion, qui sera défi­ci­taire. Si les tra­vailleurs sou­haitent un capi­tal pen­sion conforme à la pro­messe faite par leur employeur, ils sont invi­tés à prier leur employeur de repayer une deuxième fois, ce qui assu­ré­ment rem­pli­ra ces employeurs de félicité.

Cette mise en liqui­da­tion a fait très peu de bruit. C’est com­pré­hen­sible pour les médias fran­co­phones, car cet assu­reur, issu d’entreprises anver­soises du bâti­ment et du sec­teur por­tuaire, était presque uni­que­ment actif en Flandre (et en Espagne!). C’est moins com­pré­hen­sible pour les médias fla­mands, qui ont consa­cré l’essentiel de leurs infor­ma­tions aux com­mu­ni­qués ras­su­rants pro­cla­mant qu’APRA était un vilain petit canard nul­le­ment repré­sen­ta­tif des pra­tiques du sec­teur. Amen.

Un autre biais dans les débats pro­vient de ce que le paie­ment de primes de pen­sions com­plé­men­taires est consi­dé­ra­ble­ment moins taxé pour l’employeur que le paie­ment d’un salaire, et de sur­croit ne compte pas dans la norme sala­riale. Dans beau­coup de sec­teurs ouvriers se sont créés des fonds de pen­sion ven­dus sous l’argument de « faire comme les employés ». Cer­tains de ces fonds pro­mettent, en fin de contrat, des mon­tants de quelques mil­liers d’euros qui, certes, font plai­sir lorsqu’ils se trouvent sur un compte en banque, mais qui ne sont guère de nature à sou­te­nir le niveau de vie au cours des vingt ou trente années que, avec un peu de chance, compte une retraite. Bien qu’intitulées juri­di­que­ment « pen­sions com­plé­men­taires », ces pres­ta­tions s’apparentent plu­tôt aux montres en or et autres cadeaux payés naguère aux ouvriers méritants.

Dans un tel contexte, que peut bien si­gnifier la créa­tion d’un régime com­plé­men­taire obli­ga­toire pour tous, comme l’ont sug­gé­ré naguère les socia­listes fla­mands, et comme semble l’envisager le gouvernement ?

Si la pension de tous est insuffisante, ne vaut-il pas mieux améliorer la pension légale ?

Si l’idée est d’offrir aux « vrais tra­vailleurs » un com­plé­ment de pen­sion dont ne béné­fi­cie­ront pas les tra­vailleurs sans emploi et les inva­lides, ne vaut-il pas mieux ins­crire cet avan­tage dans le sys­tème légal, soit en jouant sur les règles de valo­ri­sa­tion res­pec­tives des périodes de tra­vail et des périodes assi­mi­lées, soit éven­tuel­le­ment sous la forme d’un régime légal « bis » sur le modèle de ce qui existe en France ?

Car, hor­mis leur sécu­ri­té juri­dique et finan­cière par­fois illu­soire, les régimes pri­vés de capi­ta­li­sa­tion pré­sentent deux défauts par rap­port à un régime clas­sique de répar­ti­tion. D’une part, leurs frais de ges­tion sont plus éle­vés : il faut bien payer les petits génies qui s’occupent de faire fruc­ti­fier les capi­taux dépo­sés ! D’autre part, un sys­tème de capi­ta­li­sa­tion, carac­té­ri­sé par le fait que le mon­tant pro­mis en fin de contrat est déter­mi­né dès le ver­se­ment de la coti­sa­tion, a beau­coup de mal à s’adapter à des évo­lu­tions impré­vi­sibles, par exemple l’inflation et l’élévation du niveau de vie ; c’est d’ailleurs cette consi­dé­ra­tion qui a conduit à sup­pri­mer dès les années 1950 et 1960 les régimes de capi­ta­li­sa­tion qui exis­taient dans les régimes légaux des ouvriers et des employés.

Une réflexion utile peut se nour­rir des péri­pé­ties autour du régime des jour­na­listes, que le gou­ver­ne­ment avait déci­dé de sup­pri­mer, dans la fou­lée de la sup­pres­sion des autres régimes spé­ciaux. Contrai­re­ment à ces régimes, le régime des jour­na­listes ne com­porte ni âge de la retraite ni condi­tions de car­rière dérogatoires.

Il offre, moyen­nant coti­sa­tion spé­ciale, une majo­ra­tion de la rému­né­ra­tion prise en compte. Inon­dés de mails et de « twit­ters » et sou­mis à des pres­sions diverses de la part de la pro­fes­sion, les ministres ont été sou­la­gés d’apprendre que ce régime est auto­suf­fi­sant sur le plan finan­cier, et heu­reux de rap­por­ter la déci­sion qui pré­voyait de le sup­pri­mer, moyen­nant « moni­to­ring » par l’Office des pen­sions de son équi­libre finan­cier. Il faut en tout cas croire que la pro­fes­sion et ses employeurs ont fait leurs comptes, et que des règles spé­ciales dans le régime légal coutent moins cher qu’une assu­rance de groupe, fût-ce auprès d’une com­pa­gnie mieux gérée que apra-leven.

Les pensions de survie

Le gou­ver­ne­ment annonce une réforme de grande ampleur : au lieu de béné­fi­cier d’une « pen­sion de sur­vie », c’est-à-dire d’une pres­ta­tion via­gère, les veuves8 ne rece­vraient plus qu’une « allo­ca­tion de tran­si­tion » tem­po­raire. À l’échéance de cette pres­ta­tion, leurs droits dépen­draient de leur situa­tion socio­pro­fes­sion­nelle propre. C’est actuel­le­ment le sys­tème appli­cable aux veuves de moins de qua­rante-cinq ans, sans enfants et aptes au tra­vail, qui serait donc généralisé.

Je laisse de côté les nom­breuses ques­tions pra­tiques que pose cette idée, aux­quelles la décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale ne four­nit pas comme telle de réponse : quelle serait la durée de cette allo­ca­tion de tran­si­tion ? ce sys­tème s’applique-t-il éga­le­ment aux veuves après l’âge de la retraite ? ce sys­tème entre­rait-il en vigueur immé­dia­te­ment, ou lais­se­rait-on une période tran­si­toire (à la limite d’une géné­ra­tion entière) pour res­pec­ter les choix faits dans le passé ?

Il est vrai que le sys­tème actuel pose ques­tions. Une pen­sion de sur­vie via­gère repose sur l’idée que le béné­fi­ciaire pou­vait nour­rir l’attente légi­time de béné­fi­cier pen­dant toute sa vie du niveau de vie acquis dans le cadre du mariage. Cette « attente légi­time » peut-elle encore être nour­rie dans le cadre du mariage, si l’on consi­dère, non seule­ment les chiffres des divorces, mais sur­tout les condi­tions juri­diques de celui-ci, après les réformes des der­nières années, dont on retien­dra la pos­si­bi­li­té pour cha­cun des époux de deman­der le divorce sans devoir obte­nir l’accord de l’autre ni démon­trer sa faute, et la limi­ta­tion sen­sible du devoir d’entraide entre ex-époux ?

Par ailleurs, le mariage n’est plus la seule manière d’organiser une vie de couple, et cer­tains « concu­bi­nages » sont en réa­li­té plus stables que cer­tains mariages. La dif­fé­rence de trai­te­ment entre couples mariés et « couples de fait » est de plus en plus res­sen­tie comme discriminatoire.

Mais l’assimilation pure et simple d’un ménage de fait à un mariage pose plu­sieurs pro­blèmes, s’il ne s’agit pas, comme en matière d’impôts, de chô­mage ou d’invalidité, d’observer une réa­li­té socioé­co­no­mique à un moment déter­mi­né, ni, comme pour une épargne clas­sique, de béné­fi­cier des ver­se­ments du pas­sé, mais d’escompter des « attentes légi­times » pour le futur. Le pre­mier est tout sim­ple­ment de défi­nir le « ménage de fait » en le dis­tin­guant du simple fait maté­riel de rési­der à la même adresse et de régler en com­mun cer­taines affaires. Pour prendre le contre­pied de la maxime célèbre9, il existe aujourd’hui de mul­tiples situa­tions où des per­sonnes « boivent, mangent, (voire) couchent ensemble », sans que cela res­semble à un mariage, indé­pen­dam­ment même de ce que l’Église (ou la mai­rie) n’y est pas pas­sée. Faut-il accor­der des pen­sions de sur­vie dans toutes ces situa­tions ? La seconde est que, par défi­ni­tion, la coha­bi­ta­tion de fait ne résulte pas d’un enga­ge­ment. Dans le cadre de la coha­bi­ta­tion dite « légale », décla­rée à la com­mune, les coha­bi­tants s’engagent à s’entraider, d’une manière assez sem­blable à l’obligation qui existe entre époux, tant que dure la coha­bi­ta­tion. Mais ils ne s’engagent pas à coha­bi­ter. Leur obli­ga­tion d’entraide cesse dès qu’ils cessent de coha­bi­ter, ce qui peut résul­ter d’une déci­sion uni­la­té­rale d’un des par­te­naires, lequel ne doit don­ner aucune rai­son ni res­pec­ter aucune for­ma­li­té. Il n’est même pas néces­saire de révo­quer la décla­ra­tion à la com­mune si la coha­bi­ta­tion cesse. Va-t-on accor­der des pen­sions de sur­vie dans de telles situations ?

Le prin­cipe même que des per­sonnes adultes dépendent pour leur pro­tec­tion sociale du sta­tut social d’un autre adulte a fait naguère l’objet de sévères remon­trances de la part du mou­ve­ment fémi­niste, qui plai­dait vigou­reu­se­ment pour l’individualisation des droits.

Il faut cepen­dant s’entendre sur les mots. Une chose est que la pro­tec­tion sociale d’un adulte lui soit en effet assu­rée par son sta­tut propre, et non par celui d’un quel­conque sei­gneur et maitre. Autre chose est de pri­ver de pro­tec­tion sociale celui qui n’exerce pas ou n’a pas exer­cé de pro­fes­sion, même si l’absence de pro­fes­sion résulte d’un choix assu­mé dans le cadre d’un couple. Après tout, ce n’est pas que dans le cas des hautes fonc­tions poli­tiques que les «(first) ladies » — ou les (princes) consorts — peuvent contri­buer à la car­rière de leur conjoint sans eux-mêmes exer­cer de fonc­tion offi­cielle. Et entre le sta­tut de femme au foyer déses­pé­rée et celui de super­wo­man cou­guar en deve­nir, il existe une très vaste gamme de situa­tions, où il est bien dif­fi­cile de dis­tin­guer ce qui repré­sente un choix per­son­nel et un choix contraint, un sacri­fice et une uti­li­sa­tion nor­male de ses potentialités.

Les pays — comme les pays nor­diques — qui sont par­ve­nus à sup­pri­mer les pen­sions de sur­vie sont les pays qui sont par­ve­nus à les rendre sans objet :

  • grâce au fait que les pos­si­bi­li­tés d’emploi pour les femmes sont bien développées ;
  • grâce à l’existence d’un socle de pro­tec­tion sociale uni­ver­sel indé­pen­dant du sta­tut professionnel ;
  • grâce à la pos­si­bi­li­té d’interrompre sa car­rière, sans perdre sa pro­tec­tion sociale, notam­ment pour des motifs familiaux.

Autre­ment dit, la sup­pres­sion des « droits déri­vés » a été un réamé­na­ge­ment juri­dique de la pro­tec­tion sociale, mais non un bou­le­ver­se­ment des flux de soli­da­ri­té sous-jacents.

En l’occurrence, la réforme de la pen­sion de sur­vie est pré­sen­tée de façon iso­lée, sans beau­coup de réflexion d’ensemble, et dans le contexte de déci­sions qui, en réa­li­té, dimi­nuent les droits propres, notam­ment l’assimilation des périodes d’interruption de carrière.

Conclusion

Dans une inter­view récente, le pré­sident du SP.A, Bru­no Tob­back, qui fut ministre des Pen­sions, repro­chait aux inter­lo­cu­teurs sociaux en géné­ral, et aux syn­di­cats en par­ti­cu­lier, leur inca­pa­ci­té à pro­po­ser des lignes direc­trices dans les débats sur les pen­sions. Leur action se limi­te­rait à reven­di­quer le main­tien des acquis et à négo­cier des règles tran­si­toires ou des amé­na­ge­ments tech­niques aux mesures déci­dées par d’autres. On peut confir­mer que telle a bien été l’action des syn­di­cats par rap­port aux mesures fina­li­sées jusqu’à présent.

Mais on ne per­çoit pas davan­tage de ligne direc­trice dans le pro­gramme du gou­ver­ne­ment. Celui-ci a pêché des idées dans les pro­grammes des dif­fé­rents par­tis qui com­posent la coa­li­tion. Les mesures réa­li­sées jusqu’à pré­sent, en matière d’âge de la retraite et d’assimilations, pro­ve­naient de l’Open VLD.

Le thème d’un deuxième pilier géné­ra­li­sé, avec toutes les ambigüi­tés qu’il com­porte, vient plu­tôt du SP.A. La réforme des pen­sions de sur­vie ne figu­rait comme telle dans aucun pro­gramme élec­to­ral, mais avait été évo­quée dans les milieux syn­di­caux, à charge de recy­cler les éco­no­mies réa­li­sées dans une amé­lio­ra­tion des pen­sions de retraite.

Est-il illu­soire d’espérer que, dans le futur, se crée­ra une dyna­mique sem­blable à celle qui a per­mis à cer­tains pays nor­diques de conce­voir des sys­tèmes qui, à défaut de four­nir un modèle expor­table comme tel, est géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme de bonne qua­li­té et semble ren­con­trer un consen­sus au sein des pays concernés ?

  1. Pour un résu­mé des textes offi­ciels, y com­pris des par­te­naires sociaux, voir P. Pal­ster­man, « Le finan­ce­ment des pen­sions », ch Crisp 2011, n°2088 – 2089.
  2. Le « mini­mum car­rière com­plète » est de l’ordre de 1.090 euros par mois pour une car­rière com­plète de qua­rante-cinq années, ou une frac­tion de ce mon­tant pour les car­rières incom­plètes (les­quelles doivent atteindre au moins trente années). Le « mini­mum par année de car­rière » consiste à reva­lo­ri­ser le salaire réel des tra­vailleurs qui tra­vaillent au moins à un tiers-temps, de façon à garan­tir, par année de car­rière, une pen­sion men­suelle de l’ordre de 1/45 de 1.150 euros.
  3. Pour les « iso­lés ». Pour les « coha­bi­tants » (essen­tiel­le­ment les per­sonnes qui vivent en couple), la Gra­pa est de l’ordre de 600 euros par mois par per­sonne, ou 1.200 pour le couple.
  4. Il s’agit de la période, inter­ve­nant en prin­cipe après huit mois de chô­mage, sauf pro­lon­ga­tion en fonc­tion du pas­sé pro­fes­sion­nel, durant laquelle l’allocation est limi­tée à un forfait.
  5. La pen­sion des indé­pen­dants se cal­cule sur le reve­nu impo­sable, et il existe dans cer­tains cas (chez cer­tains sala­riés aus­si, d’ailleurs!) une dis­tor­sion entre le reve­nu réel et le reve­nu décla­ré. Mais bon : il y a aus­si des indé­pen­dants qui effec­ti­ve­ment n’ont pas un reve­nu élevé.
  6. Sur ce sujet, je me per­mets de ren­voyer à mon arti­cle : « Peut-on tirer des leçons du modèle nor­dique des pen­sions ? », La Revue nou­velle, 2011, n° 5 – 6.
  7. Envi­ron 49.000 euros brut par an, soit un peu plus de 2.000 euros net par mois : il ne s’agit pas d’un « petit salaire », mais pas non plus d’un salaire mirobolant.
  8. Déro­geant aux usages gram­ma­ti­caux habi­tuels, qui pres­crivent de mettre au mas­cu­lin tout groupe com­por­tant au moins un homme, on par­le­ra dans cet article de « veuves », bien que la pen­sion de sur­vie puisse être accor­dée à des hommes, aus­si bien dans le cadre de couples mariés tra­di­tion­nels que dans le cas de couples mariés homosexuels.
  9. Du juris­con­sulte Loy­sel (XVIe siècle).

Paul Palsterman


Auteur

juriste, secrétaire régional bruxellois de la CSC et président en exercice de Brupartners, le Conseil économique et social bruxellois, paul.palsterman@acv-csc.be