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Le futon, le bain et le jardin

Numéro 9 Septembre 2010 par Bernard De Backer

septembre 2010

À quoi notre vie doit-elle être com­pa­rée ? Elle est comme un gib­bon qui cherche à allon­ger les bras ; et si un bras est éten­du, l’autre sera contrac­té. Sen­gai (moine et peintre japo­nais, XVIIIe siècle)  La terre est sor­tie de la mer, puis s’est sou­le­vée en vagues de mame­lons cin­trés de neige, ali­gnés dans un pay­sage lunaire par­cou­ru de […]

À quoi notre vie doit-elle être comparée ?

Elle est comme un gib­bon qui cherche à allon­ger les bras ;

et si un bras est éten­du, l’autre sera contracté.

Sen­gai (moine et peintre japo­nais, XVIIIe siècle)1

La terre est sor­tie de la mer, puis s’est sou­le­vée en vagues de mame­lons cin­trés de neige, ali­gnés dans un pay­sage lunaire par­cou­ru de rivières grises et nues. On ne voit aucune ville, aucune route — seuls de longs tra­cés rec­ti­lignes, comme griffes dans la glace : lignes à haute ten­sion, frac­tures tel­lu­riques, mes­sages aux extra­ter­restres ? Dans cette par­tie de la Sibé­rie qui jouxte la Mand­chou­rie, entre Amour et Lena, des chaines de mon­tagnes se suc­cèdent au sud de l’im­mense plaine bor­dant l’o­céan Gla­cial Arc­tique : monts Bou­reïa, Aldan, Sta­no­voï, et leurs innom­brables réti­cules, pié­monts, pla­teaux de neige aveu­glante, rivières gelées, moi­gnons de forêts mortes, alpages car­bo­ni­sés par le froid. Pas de traces, vu de cette alti­tude, des Nanaïs, Oultches, Evenks et Iakoutes dis­per­sés dans ces immen­si­tés blan­châtres. Mon voi­sin, un moine archéo­logue arbo­rant bar­bi­chette et lunettes d’é­caille, se nour­rit avec flegme depuis le sur­vol de Sakha­line. Puis, baguettes posées, il s’en­dort bouche bée, tête retour­née sur le dos­sier du siège.

Si la Koly­ma s’é­tend très loin à l’Est, au-delà de la mer d’O­khotsk, l’A­mour­lag et le Bom­lag devraient être sous nos pieds. Pas­sé Irkoutsk, nous sur­vo­lons d’autres zones de dépor­ta­tion, de plus en plus cou­pées du monde, comme le Gor­lag et la région de Norilsk. Mais sous mes yeux scru­tant un pay­sage loin­tain, bai­gné dans une lumière oran­gée et oblique, il n’y a pas d’hommes, pas de villes, pas de bara­que­ments, à peine des routes et des ponts. J’i­ma­gine le froid, le vent, la vio­lence des roches, la gri­saille infi­nie, la faim et le tra­vail dans la taï­ga. Le pay­sage est deve­nu uni­for­mé­ment blanc, sur­vo­lé par des bancs de nuages fins comme de la mous­se­line. Fran­chie la ligne de par­tage des eaux, les rivières s’é­coulent vers le Nord et se recon­naissent à leurs berges cou­leur taupe qui ondoient comme des ser­pents dans la neige.

Dans le loin­tain, une éten­due bleu-noir gagne sur le conti­nent. L’o­céan Arc­tique n’est pas encore gelé, nul pack de glace ne dérive sur le pas­sage du Nord-Est. Le soleil n’en finit pas de se lever ; l’arc immense que nous décri­vons longe la lisière de l’aube. À l’ap­proche du Pôle, c’est déjà la nuit per­pé­tuelle. Après le pas­sage des monts Oural et de la terre des Nénetses, l’a­vion longe les rives de la mer Blanche, sur­vole les iles Solov­ki, voi­lées par d’é­paisses brumes. Le tra­jet oblique vers le Sud, frôle la Fin­lande, les lagunes de Cour­lande et de l’an­cienne Prusse orien­tale, les plages de Gdansk. Bien­tôt, l’Al­le­magne avec ses champs au car­ré, vil­lages aux toits rouges, auto­routes à épis et villes bien ran­gées. Un bou­quet d’éo­liennes tour­noyantes appa­rait sur la droite, mar­gue­rites géantes balayées par les nuages que l’a­vion trans­perce avant de se poser.

Vue du Mont Wakakusa

De tous côtés du sen­tier raide, avec le ciel bleu­té en point de mire, des herbes hautes et des branches tor­tueuses aux feuilles déli­cates, rou­gies par l’au­tomne. Le vent souffle aux abords du col, balaie les joncs coif­fés d’un plu­meau blanc, sou­lève en vrille les feuilles mortes. « Koni­chi wa ! », me lancent les pro­me­neurs croi­sés à la mon­tée pour m’en­cou­ra­ger à fran­chir les der­niers mètres. La val­lée sau­vage qui borde le sen­tier, enfouie sous une végé­ta­tion luxu­riante, com­mence à appa­raitre dans toute sa lar­geur. Puis, du haut d’une large pelouse bom­bée, je contemple enfin la plaine et, au tour­nant d’une col­line, les loin­tains fau­bourgs de Kyo­to. Quelques daims folâtrent sur le som­met her­beux du Waka­ku­sa-yama, des couples prennent le der­nier soleil de l’an­née, des enfants jouent au bal­lon. C’est dans cette plaine du Yama­to — où les rizières peinent aujourd’­hui à sur­vivre dans les inter­stices d’un urba­nisme dense et anar­chique — que le pays a éri­gé les tertres funé­raires des anciens empe­reurs, sa pre­mière capi­tale impé­riale per­ma­nente, Nara, construite sur le modèle de la ville chi­noise de Chang’an, avec des palais aux portes cou­lis­santes et d’im­menses temples en bois.

Vers le sud, je devine mon quar­tier de Nara-machi, un entre­lacs de ruelles étroites éclai­rées le soir par des lan­ternes accro­chées à de vieilles mai­sons-ate­liers d’un étage, reliées par un réseau de câbles élec­triques carac­té­ris­tique des bour­gades japo­naises. Mais dès que l’on aborde les pre­mières pentes des col­lines qui bordent la plaine, au-delà des temples qui jouxtent la forêt et sur­plombent la ville, la nature reprend ses droits. La mon­tagne-forêt (okuya­ma) est unie dans son oppo­si­tion à la val­lée huma­ni­sée et culti­vée, bor­dée par la lisière où meurent les der­niers champs2. Orée fores­tière abri­tant des sanc­tuaires shin­to ver­millon avec dra­gons et renards espiègles, des sta­tuettes boud­dhiques posées à même les feuilles mortes, comme de gros cham­pi­gnons au regard fixe.

En appro­chant de cet archi­pel échan­cré et pen­tu, cer­né par la mer omni­pré­sente, j’a­vais com­pris ce qui m’at­ten­dait : ici, il n’y a que plaines grises cou­vertes de béton et de routes, mon­tagnes-forêts3 striées de val­lées étroites. Entre les deux espaces, la fron­tière semble tra­cée au cor­deau. Nous nous sommes posés au milieu de l’eau ; plus de place sur la terre ferme pour le nou­vel aéro­port d’O­sa­ka. Des offi­ciels por­tant masques de chi­rur­giens et gants imma­cu­lés n’offrent que le sou­rire des yeux. Per­du dans les idéo­grammes sous le soleil de novembre, je me dirige vers l’ar­rêt de bus pour me rendre à Nara, fon­dée en 710 sous le nom de Hei­jô-kyô (« la capi­tale de la paix »), un siècle avant Hei­jan-kyô (« la capi­tale de la paix et de la tran­quilli­té ») deve­nue Kyo­to4. Le bus fran­chit le bras de mer qui nous sépare de la grande ile de Hon­shu, puis l’au­to­route sur­éle­vée nous trans­porte au-des­sus d’un océan de bâtisses grises et d’im­meubles aux fenêtres occul­tées. Au-delà d’un res­saut ver­doyant, nous plon­geons dans la val­lée du Yama­to, avant d’at­teindre Nara au nord de la plaine bor­dée par la montagne.

Lanternes du soir

Après avoir som­no­lé sur un banc au bord d’un étang à tor­tues dans lequel se mire une pagode à cinq étages, je m’ap­proche de la grande auberge de bois — un ryo­kan — où j’ai réser­vé une chambre de six tata­mis pour une semaine. Après, on ver­ra bien ce que le voyage invi­te­ra à faire. Des chaus­sures dis­pa­rates sont posées au pied d’un large esca­lier à deux marches, creu­sé par les ans, au-des­sus duquel trônent des ran­gées de patins mar­ron. Un sif­fle­ment d’oi­seau élec­tro­nique reten­tit dès que je fran­chis un seuil invi­sible, tels cer­tains plan­chers du châ­teau sho­gu­nal de Nijô qui pro­duisent un chant de ros­si­gnol à l’ap­proche de l’in­trus. L’au­ber­giste, un homme au visage de ron­geur por­tant de grosses lunettes, sur­git de son bureau pour m’ac­cueillir avec un sou­rire doux et me conduire vers ma chambre au pre­mier étage. Un sas tri­an­gu­laire auquel on accède par une grille de bois ajou­ré et dans lequel sont dépo­sés les patins, une porte légère comme du car­ton don­nant sur un espace cou­vert de tata­mis (tapis en paille de riz très épais et légè­re­ment odo­rant), un futon posé à même le sol et gar­ni d’un édre­don fleu­ri, des pan­neaux cou­lis­sants trans­lu­cides qui séparent la chambre d’une petite ter­rasse abri­tée par le rebord du toit. Au loin, la mon­tagne sur­plombe les toi­tures de tuiles rondes et grises, les câbles élec­triques en pagaille.

Il n’y a pas d’ar­moire, rien qu’une table basse et deux cous­sins durs posés sur les tata­mis. Des cintres sont accro­chés au mur et, sus­pen­du dans l’al­côve déco­rée d’un Boud­dha à chi­gnon et d’une télé­vi­sion des années soixante, un pei­gnoir de coton (yuka­ta) avec sa cein­ture tor­sa­dée — vête­ment que tout le monde porte à l’in­té­rieur de l’au­berge après le bain du soir. Seule conces­sion au ran­ge­ment dans ce pays fru­gal à la super­fi­cie comp­tée et qui ne s’embarrasse pas de meubles inutiles : un pla­card rus­tique pour abri­ter futons et édre­dons durant la jour­née, afin que la chambre paraisse plus grande et plus vide. Un chuin­te­ment sac­ca­dé s’é­chappe du ther­mos blanc, posé à côté d’un poê­lon bleu opa­lin et de la boite à thé que vient frap­per un rayon de soleil fati­gué. Il n’y a plus qu’à som­meiller sur le futon pour se défaire d’une nuit blanche pas­sée au-des­sus de la Sibé­rie, lais­ser le pays s’in­si­nuer dans mes veines comme le thé bouillant. Le lapin à lunettes s’in­cline et prend congé, ferme dou­ce­ment la porte où pen­douille un cade­nas d’en­fant. Je m’en­fonce dans le som­meil comme Alice dans son ter­rier ; un coup de gong, le bruis­se­ment des rayons d’une bicy­clette et la stri­du­la­tion des cigales me par­viennent encore par la fenêtre entrouverte.

Le sif­fle­ment du ther­mos accom­pagne mon réveil alors que j’en­file mon yuka­ta bleu et blanc. Silence dans l’au­berge qui sombre dans la pénombre du soir. Je chausse les patins dans le sas et me dirige vers le bain col­lec­tif (furo)5 , situé au rez-de-chaus­sée. Des lan­ternes luisent dans le déam­bu­la­toire lon­geant le jar­din. S’il est un para­dis sur terre réser­vé à cha­cun d’entre nous, le mien devrait se situer quelque part entre le furo bru­lant et le jar­din clos du ryo­kan Sei­kan­so, un qua­dri­la­tère d’arbres taillés, de rocs bos­sus, de val­lées mous­sues et de lan­ternes de pierre aux angles retrous­sés. C’est en sor­tant du bain, che­veux mouillés et pieds nus sur le seuil de bois frais, que l’on appré­cie ce lieu à sa pleine mesure. Entou­ré des quatre pans de l’au­berge aux pro­por­tions par­faites, l’es­pace de ver­dure et de roches est un tableau dans lequel on ne marche ni ne s’as­sied. Une nature taillée et réduite en micro­cosme, des­ti­née au seul regard. On com­prend le samou­raï qui, pour retrou­ver son hon­neur ou en finir avec ce monde trom­peur, s’a­ge­nouille face au jar­din après avoir fait glis­ser les pan­neaux, com­pose un haï­ku d’une main ferme, puis s’ouvre le ventre avant d’of­frir sa tête à son lieu­te­nant qui la tran­che­ra d’un coup.

Souverains célestes

À un jet de pierre de mon auberge, un coin de rue à angle droit est occu­pé par une étroite mai­son en forme de fer à repas­ser tron­qué, cou­verte de bar­deaux en imi­ta­tion bois. Un miroir convexe, dis­po­sé à l’at­ten­tion des rares auto­mo­bi­listes qui s’ap­prochent du car­re­four, est sus­pen­du à l’un des angles de la façade. Les fenêtres étant occul­tées, comme dans toute demeure japo­naise qui se res­pecte (« bon­heur dedans, démons dehors », dit le pro­verbe), il est dif­fi­cile de devi­ner l’ac­ti­vi­té qui s’y déroule. Une paire de lam­pions oblongs encadre la porte nichée à l’angle des rues et rayonne à mesure que la nuit s’as­som­brit. Trois ten­tures de coton cou­vertes d’i­déo­grammes faseyent dans le vent léger au som­met de l’en­trée, des pots de fleurs reposent à même le trot­toir. Un grand rec­tangle, res­sem­blant à un menu, est posé sur un sup­port de métal. Il ne com­porte que deux ou trois ins­crip­tions en cur­sive hira­ga­na, d’un raf­fi­ne­ment exquis.

Un soir, en m’ap­pro­chant de la fenêtre de droite, j’a­per­çois un papier kraft titré « oko­no­miya­ki » col­lé sur la vitre, four­nis­sant des ins­truc­tions au gai­jin6  qui vou­drait se ris­quer dans ce qui semble être un res­tau­rant de poche. Pour com­po­ser son menu, il convient de rete­nir une des trois lettres A, B ou C cor­res­pon­dant à une base (nouilles, riz, crêpes) et un chiffre indi­quant lecom­plé­ment (porc, pou­let, cre­vettes, bœuf…). A2, c’est donc « nouilles +pou­let ». Le client est fer­me­ment prié de rete­nir son code avant de pas­ser com­mande. Reve­nant d’une longue pro­me­nade et ayant mijo­té dans le furo, j’ai l’es­to­mac dans les talons et suis ten­té par l’a­ven­ture. Je sou­lève les rideaux et fran­chis la porte, expec­tant un décor de rêve, l’une de ces cour­bettes aux­quelles le voya­geur s’ha­bi­tue en un tour­ne­main. La pièce est minus­cule, dans un désordre effa­rant au regard des cri­tères locaux. Une sorte d’é­pi­ce­rie de vil­lage rem­plie de tis­sus, de car­tons, de fleurs en plas­tique et d’ob­jets épars au milieu des­quels, sur le mur d’en face, l’empereur Aki­hi­to et l’im­pé­ra­trice Michi­ko me fixent d’un regard affable, raides sous un ceri­sier for­cé­ment en fleurs. Des spor­tifs se livrent à un match de base­ball sur l’autre mur, à deux pas du comp­toir où une matrone dis­cute avec une vieille pliée en deux.

Le res­tau­rant ne dis­pose que d’une seule table, gar­nie d’une plaque métal­lique incur­vée en son centre, objet que l’on retrouve éga­le­ment sur le comp­toir, face aux tabou­rets. Sans me deman­der mon avis, la matrone m’as­signe une place au bar, m’en­lève mon car­net des mains et me plante sa carte alpha­nu­mé­rique sous le nez. Après avoir pris note de mon « A2 », elle plonge dans le fri­go pour en extraire les ingré­dients conge­lés, puis me tend une bou­teille de bière Kirin d’un air ne souf­frant pas de réplique. En quelques gestes, elle ouvre le robi­net de gaz sous le comp­toir, étend de l’huile sur la plaque, coupe des ognons et des petits légumes en fines lamelles, rajoute les nouilles et le pou­let, une pin­cée de cre­vettes séchées (fishu en japan­glais) et badi­geonne le tout d’une épaisse sauce brune à grands coups de pin­ceau. Après avoir sou­le­vé, retour­né, tran­ché, grat­té et épi­cé ce qui se trans­forme en une masse odo­rante sous mes yeux, je n’ai plus qu’à ava­ler. Oko­no­miya­ki signi­fie : « ce que vous vou­lez, on le grille ». J’en trou­ve­rai de plus raf­fi­nés à Kyo­to, mais c’est ce qu’il convient de man­ger ici après une marche et un bain chaud. De pré­fé­rence avec un bout de bois, bri­sé en deux baguettes, dans une petite cou­pelle de terre cuite.

The Cube

Quit­ter Nara-machi me fit de la peine. Une semaine dans mon ryo­kan avait suf­fi à me trans­for­mer en vieux client avi­sé, ins­truit des habi­tudes de l’au­berge et des res­sources du quar­tier, pro­té­gé par des singes en peluche écar­late sus­pen­dus aux portes des mai­sons. J’é­tais deve­nu fami­lier des cerfs qui pul­lulent dans le parc, de la manu­fac­ture de saké, du gigan­tesque temple Tôdai-ji abri­tant un Boud­dha de trente mètres, et du jar­din Isuien aux pay­sages emprun­tés7. Sans oublier la forêt pri­maire aux fron­dai­sons pro­di­gieuses, ses sta­tuettes mil­lé­naires blot­ties au fond de loin­taines grottes et son aimable garde fores­tier à moto­cy­clette por­tant un sabre à la cein­ture. Un habi­tué, donc, qui don­nait des indi­ca­tions aux gai­jin de pas­sage et s’é­tait conver­ti au petit-déjeu­ner japo­nais, pris sur la table basse de la salle à man­ger, déco­rée de pou­pées sous verre, de cal­li­gra­phies et de pay­sages bru­meux. Soupe au miso, boite à riz rem­plie de grains odo­rants, algues au gout puis­sant, fèves aigres-douces, cru­di­tés nap­pées d’huile, légumes en sau­mure qui croquent sous la dent, œufs et pois­son frit : de quoi occu­per ses baguettes pen­dant une petite heure, face au jar­din contem­plé en siro­tant du thé vert.

Mais le patron avait loué toutes les chambres à par­tir de dimanche et il me fal­lait quit­ter ce lieu débon­naire. Tant qu’à faire, pour­quoi ne pas aller voir ce qui se passe à Kyo­to ? C’é­tait bien dans mes pro­jets, sauf que le charme un peu pro­vin­cial de Nara-machi et la quié­tude boi­sée du ryo­kan — mon voi­sin dans l’a­vion sur­vo­lant la Sibé­rie m’ap­pren­dra que Sei-kan-so signi­fie « mai­son de la vision tran­quille » — ne me don­naient guère envie de bou­ger. J’a­vais de quoi faire pen­dant des mois, car, comme l’é­cri­vait Bou­vier, « fai­néan­ter dans un monde neuf est la plus absor­bante des occu­pa­tions ». Va donc pour Kyo­to, à l’autre bout de la val­lée, mais je doute de pou­voir y fai­néan­ter autant qu’ici.

La nou­velle gare de la défunte « capi­tale de la paix et de la tran­quilli­té » est un monstre de béton qui fait onze étages et que l’on sur­nomme « The Cube ». On y trouve un centre com­mer­cial tita­nesque, évi­dé en son cœur qui est par­cou­ru d’es­ca­la­tors à ciel ouvert débou­chant sur des ter­rasses balayées par les vents. Le pas­sa­ger qui débarque est aus­si­tôt sai­si par l’at­mo­sphère tré­pi­dante, hap­pé par des tor­rents de voya­geurs et de « sala­ry-men », per­du dans un océan de flèches et d’in­di­ca­tions en kan­ji, hira­ga­na, kata­ga­na et (heu­reu­se­ment) roman­ji8. Mon air un peu éber­lué m’a aus­si­tôt atti­ré les ser­vices d’un couple de retrai­tés aux dents dorées, por­tant uni­forme et badge « Kyo­to volun­teer guides ». Ayant pris connais­sance de mon point de chute près du palais impé­rial, arrêt de métro Kura­ma­gu­chi, ils me conduisent à la sta­tion, m’ap­prennent à ache­ter un billet et me font un grand signe de la main au départ de la rame imma­cu­lée. Des pas­sa­gers y tapotent avec appli­ca­tion sur leurs por­tables qui, écran déployé, res­semblent à un sabre de samou­raï minia­ture. Il faut de la place pour les kan­ji, car les Japo­nais parlent peu, mais écrivent et lisent beau­coup, notam­ment des romans et des man­gas adap­tés à l’é­cran. Quand aux son­ne­ries, je n’en ai jamais entendues.

Vie harmonieuse

Dans cette ville comme à Nara, il faut attendre l’ou­ver­ture de l’au­berge en fin d’a­près-midi. Au milieu d’un petit parc, entre deux voies rapides, un ouvrier à vélo vient s’as­soir sur le banc d’en face pour cas­ser la croute. Non pas plon­ger ses baguettes dans un bol de riz, mais man­ger de vraies tar­tines de pain blanc soi­gneu­se­ment ran­gées dans une boite. Après avoir fumé sa ciga­rette, il ramasse mégot et papiers pour les empor­ter dans sa besace. Il n’y a pas de pou­belles dans les parcs japo­nais, pas plus que de déchets au sol.

Les vélos de Mon­sieur Assai, mon auber­giste aty­pique qui adore Prague et le cho­co­lat belge, ne sont pas de pre­mière frai­cheur. Ils sont sto­ckés à même la rue, per­clus par les mous­sons et d’une taille très réduite. Ici, hommes et femmes uti­lisent des modèles iden­tiques avec les­quels ils sillonnent les trot­toirs par­ta­gés avec les pié­tons. Par­cou­rir Kyo­to à vélo demande dès lors du doig­té et de la pru­dence, mais c’est la meilleure manière de visi­ter la ville quand il ne pleut pas (les cyclistes japo­nais roulent un para­pluie à la main, ce qui est dif­fi­cile, mais très beau, évo­quant cer­taines estampes d’Hi­ro­shige, comme « averse sou­daine sur le pont Shin-Oha­si et sur Atake »). Une bous­sole au poi­gnet n’est pas un luxe : si les habi­tants ont tous une rose des vents dans la tête, le visi­teur de pas­sage ne dis­pose géné­ra­le­ment pas de cet implant. La val­lée dans laquelle repose la ville est orien­tée Nord-Sud et son plan en damier per­met de situer cha­cun des quar­tiers à l’aide des quatre points car­di­naux. Les trois quarts de la ville sont bor­dés de la mon­tagne-forêt et la lisière est, tout comme à Nara, le domaine des sanc­tuaires, des temples et des cime­tières. On y a tra­cé un « Che­min des phi­lo­sophes » éclai­ré de lan­ternes dès la nuit tom­bante, situé le long d’un petit che­nal bor­dé de bam­bou et de por­tiques ver­millon, sur­plom­bant la ville sous les pre­mières fron­dai­sons d’é­rables écar­lates et de cèdres vert bronze.

C’est dans ses marges fores­tières que Kyo­to res­pire et s’a­bouche aux esprits de la nature, les kami. Alors que le centre et l’«hypercentre » — une épaisse pelote de gratte-ciels vitrés — étouffent dans une débauche de mar­chan­dises et un luxe tapa­geur où déam­bulent de grosses limou­sines blanches, des créa­tures aux che­veux verts et quelques sans-abri — bura­ku­min9  peut-être — trans­por­tant tous leurs avoirs sur une bécane. (Le long de la rivière qui tra­verse la ville de part en part, j’a­vais un soir croi­sé des pro­me­neurs bavar­dant avec des hommes qui vivent sous les ponts, n’en­le­vant pas moins leurs chaus­sures avant de péné­trer dans leurs abris de for­tune.) Mon tra­jet me mène vers le flanc ouest de la val­lée, aux abords du Pavillon d’Or sur­mon­té d’un phé­nix pro­tec­teur, car­bo­ni­sé par un jeune moine dans les années cin­quante et dont la folie incen­diaire ins­pi­ra un livre épo­nyme à Mishi­ma. À un mètre cin­quante au-des­sus du bitume et pro­gres­sant à la vitesse moyenne d’une dizaine de kilo­mètres à l’heure, le cycliste qui flâne dans les quar­tiers péri­phé­riques a tout le loi­sir d’ob­ser­ver, d’é­cou­ter et de humer le quo­ti­dien des rues. Occu­pa­tion qui vaut bien la contem­pla­tion des jar­dins secs atte­nant aux temples zen, d’une sim­pli­ci­té par ailleurs redou­table : mille yens y suf­fisent pour acqué­rir des vœux garan­tis­sant une « vie harmonieuse ».

J’ai, quant à moi, trou­vé mon bon­heur du soir dans une aimable gar­gote tenue par un vieux couple un peu boi­teux, située non loin d’une « Chris­tian Science rea­ding room » fai­sant face au palais impé­rial. Entre une repro­duc­tion des Gla­neuses de Millet, une pho­to­gra­phie du Pavillon d’or et un puzzle (com­plet) figu­rant un chat gris sus­pen­du au mur, trois hommes soli­taires mangent en regar­dant dis­trai­te­ment une émis­sion de varié­tés éche­ve­lée, type « course aux tré­sors ». Près de la porte d’en­trée, une épaisse théière repose sur un poêle et cha­cun vient s’y ser­vir. Le repas ne m’a pas cou­té plus cher que les vœux du temple zen et l’har­mo­nie — certes de courte durée — fut tota­le­ment garantie.

L’étrangère

Sou­vent, l’on croise des cohortes d’é­co­liers et d’é­tu­diants en uni­forme visi­tant les temples au pas de charge, cor­na­qués par des ensei­gnants sou­cieux de l’ho­raire : cos­tumes mili­taires aux bou­tons de cuivre, che­mises blanches et sou­liers noirs pour les gar­çons ; jupes plis­sées, bas gris, che­mi­siers et vestes pour les filles. Quel­que­fois, ce sont des groupes mixtes d’é­coles moins pres­ti­gieuses, habillés en jeans et t‑shirt, qui s’im­mor­ta­lisent en arbo­rant le v de la vic­toire (loin­tain sou­ve­nir des troupes d’oc­cu­pa­tion?) au pied des piliers de bois mil­lé­naires. En fonc­tion de son tem­pé­ra­ment, le voya­geur occi­den­tal peut s’ac­com­mo­der de la dis­ci­pline et de la vie de groupe des Japo­nais ou, au contraire, s’ir­ri­ter de ce qu’il asso­cie à un gré­ga­risme et un confor­misme jugés oppres­sants. Pour ma part, j’ai rapi­de­ment pris mon par­ti de cette réa­li­té, consti­tu­tive de l’ex­pé­rience nip­ponne. Asso­ciée au sou­rire omni­pré­sent et à une xéno­phi­lie dont béné­fi­cie l’é­tran­ger de pas­sage (la situa­tion est sen­si­ble­ment dif­fé­rente pour celui qui reste), elle allège le voyage. Et puis, pour­quoi diable par­tir aus­si loin si ce n’est pour être ailleurs ?

Un jour cepen­dant, alors que je mar­chais dans les allées d’un vaste temple cein­tu­ré de murs épais, un bataillon de jeunes filles vint à ma ren­contre. Une bonne tren­taine de jupes plis­sées, de pupilles noires et de che­ve­lures lui­santes. J’é­tais sur le point d’a­che­ver le croi­se­ment de ce pha­lan­stère silen­cieux lorsque mon atten­tion fut atti­rée par une incon­grui­té. Bien enca­drée par ses condis­ciples, une étu­diante se déta­chait net­te­ment des autres : elle était châ­tain, avait le teint pâle, le nez long et les yeux verts. Nos regards se croi­sèrent et son visage muet, tra­ver­sé d’une gêne imper­cep­tible, se ficha dans le mien. Silen­cieuse et élo­quente, fami­lière et étran­gère, elle me fit pen­ser à ces femmes blanches enle­vées par les Sioux. Une part de ce que j’i­gno­rais sem­bla se dévoi­ler d’un coup, mais je ne pou­vais lâcher la branche à laquelle j’é­tais suspendu.

  1. Allu­sion à une célèbre pein­ture de Hase­ga­wa Toha­ku, Gib­bon sur un arbre sec, repré­sen­tant un singe sus­pen­du à une branche et ten­tant d’at­tra­per la lune qui se reflète dans l’eau. Une image qui sym­bo­li­se­rait l’hu­ma­ni­té igno­rante et l’i­nac­ces­si­bi­li­té des choses dernières.
  2. La scène finale du mys­té­rieux film de Nao­mi Kawase, Sha­ra (2003), tour­né entiè­re­ment à Nara-machi, est un tra­vel­ling aérien du quar­tier vers la col­line et la forêt décrites ici. La cinéaste, native de Nara, a obte­nu le Grand Prix du fes­ti­val de Cannes 2007 pour La forêt de Moga­ri. La nature autour de la val­lée et son enfance dans la ville sont une de ses prin­ci­pales sources d’ins­pi­ra­tion, comme dans ce der­nier film, tour­né dans la mon­tagne-forêt en bor­dure de Nara.
  3. La mon­tagne couvre près de 70% du ter­ri­toire nip­pon. Sachant que ce der­nier n’est pas plus grand que celui du Royaume-Uni mais que sa popu­la­tion est deux fois plus nom­breuse, on com­prend l’ex­trême den­si­té des val­lées et des plaines. La mon­tagne conserve sa cou­ver­ture fores­tière pour évi­ter le ravi­ne­ment des terres par les mous­sons torrentielles.
  4. « Kyô » signi­fie capi­tale. La ville de Edo a été rebap­ti­sée To-kyô (« capi­tale de l’Est ») après la res­tau­ra­tion de Mei­ji en 1868 et le trans­fert consé­cu­tif de l’Em­pe­reur de Kyo­to (« ville capi­tale ») vers l’an­cienne Edo où rési­dait le Sho­gun, chef du pou­voir militaire.
  5. Le bain est un élé­ment essen­tiel de la culture japo­naise qui est avant tout une culture de l’eau. Il n’est pas fait pour se laver mais bien pour se détendre en fin de jour­née. On se lave avant de s’y plon­ger. L’ar­chi­pel est par­se­mé de bas­sins d’eau chaude natu­relle (d’o­ri­gine vol­ca­nique), les onsen, qui ont la même fonc­tion. Dans le film de Kane­to Shin­dô, L’ile nue (1960), la famille qui sur­vit sur un ilot aride dépour­vu de sources consacre une grande par­tie de ses jour­nées à trans­por­ter des jarres en pro­ve­nance du conti­nent. Elle n’en prend pas moins un bain d’eau douce chaque soir.
  6. Le gai­jin est un non-japo­nais. Par un curieux hasard, ce mot res­semble à goy (hébreu) et gad­jo (roma­ni), dési­gnant les non-juifs et les non-gitans.
  7. Cer­tains jar­dins japo­nais sont conçus de manière à don­ner l’illu­sion que le pay­sage envi­ron­nant en consti­tue une pro­lon­ga­tion natu­relle. C’est le cas du jar­din Isuien de Nara qui « emprunte » les col­lines sur­plom­bantes et une par­tie du Tôdai-ji dans sa struc­ture paysagère.
  8. L’é­cri­ture nip­ponne est, paraît-il, la plus com­plexe au monde, et de sur­croit très mal adap­tée à la langue par­lée. Outre les idéo­grammes chi­nois (kan­ji) adop­tés au VIe siècle, elle uti­lise deux syl­la­baires, hira­ga­na et kata­ga­na — ain­si que l’al­pha­bet latin (roman­ji).
  9. Issus de la classe eta (les « pol­lués ») de la période Edo (1603 – 1868), les bura­ku­min consti­tuent une sorte de caste asso­ciée à des métiers impurs en rela­tion avec la mort et la décom­po­si­tion. On en trouve un écho dans le beau film Depar­tures (2008) de Yôji­rô Taki­ta, nar­rant l’his­toire d’un vio­lon­cel­liste deve­nu embau­meur dans une entre­prise de pompes funèbres, métier qui sus­cite un vif rejet par­mi ses proches. Dans une scène emblé­ma­tique à plus d’un titre, l’embaumeur se retrouve dans les bains publics du vil­lage, très tard le soir pour évi­ter le contact avec les autres. Il y ren­contre un seul autre homme qui, lui, tra­vaille pour l’en­tre­prise d’in­ci­né­ra­tion des morts.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur