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Le FN pose-t-il les bonnes questions ?

Numéro 5 - 2015 par Baptiste Campion Christophe Mincke

juillet 2015

Les der­nières élec­tions dépar­te­men­tales fran­çaises furent, une fois de plus, l’occasion d’assister à une vic­toire du Front natio­nal. Certes, il faut concé­der que ce par­ti ne contrôle tou­jours aucun dépar­te­ment, mais avec un score en hausse — 22% pour l’ensemble des dépar­te­ments en jeu, à 3% du Par­ti socia­liste — force est de consta­ter que le FN est soli­de­ment ancré dans […]

Éditorial

Les der­nières élec­tions dépar­te­men­tales fran­çaises furent, une fois de plus, l’occasion d’assister à une vic­toire du Front natio­nal. Certes, il faut concé­der que ce par­ti ne contrôle tou­jours aucun dépar­te­ment, mais avec un score en hausse — 22% pour l’ensemble des dépar­te­ments en jeu, à 3% du Par­ti socia­liste — force est de consta­ter que le FN est soli­de­ment ancré dans le pay­sage poli­tique français.

Ce der­nier scru­tin marque notam­ment l’échec du pari de Sar­ko­zy : tailler des crou­pières au FN, le vider de sa sub­stance en incar­nant une droite décom­plexée n’hésitant pas à com­battre l’extrême droite sur son ter­rain. Manuel Valls incarne cette même option, celle du dis­cours mus­clé, de l’action spec­ta­cu­laire et de la foca­li­sa­tion sur les quelques dos­siers favo­ris du FN. De l’extrême droite à la droite com­plexée, en pas­sant par la décom­plexée, il n’est bien enten­du ques­tion, chez aucun de ces pro­ta­go­nistes, de mener de nou­velles poli­tiques. Lutte contre l’immigration, course au plein-emploi, contrôle sécu­ri­taire des popu­la­tions, les recettes sont celles de tou­jours, l’enjeu étant d’en incar­ner le défen­seur le plus crédible.

Revient alors à l’esprit le mot si sou­vent cité de Laurent Fabius qui, plu­tôt que de se cas­ser une jambe ce jour-là, affir­ma que le FN posait de bonnes ques­tions, mais y appor­tait de mau­vaises réponses. Reprise mille fois, cette antienne ras­su­rante a per­mis, depuis 1984, de vali­der une vision d’extrême droite des défis des socié­tés européennes.

En effet, une situa­tion n’est pro­blé­ma­tique que dans un contexte par­ti­cu­lier, lequel est consti­tué, bien enten­du, de situa­tions concrètes, mais éga­le­ment des lec­tures qui en sont faites et des pro­jets d’une socié­té don­née. En Com­mu­nau­té fran­çaise, un taux de 10% d’analphabétisme peut être consi­dé­ré comme alar­mant en 2015, alors qu’il tenait du rêve en 1915. De la même manière, une dette publique de 100% du PIB, un taux d’inactifs de 20%, un taux de nata­li­té de trois enfants par femme ou un accès à l’eau potable de 50% de la popu­la­tion appa­rai­tront-ils tour à tour comme des épou­van­tails ou comme des objec­tifs ambi­tieux, à la hausse ou à la baisse.

Il faut donc rap­pe­ler qu’une ques­tion (poli­tique) n’est pas bonne ou mau­vaise en soi, mais uni­que­ment lorsqu’elle nous per­met, d’une part, d’interroger une réa­li­té par­ti­cu­lière (20% de chô­mage des jeunes dans un pays riche ou pauvre, alors que la main‑d’œuvre manque ou pas) et, d’autre part, d’assoir une vision du monde et un pro­jet de socié­té (une vie digne comme récom­pense d’un mérite ou comme droit inaliénable).

Ain­si, lorsqu’il se penche sur l’insécurité, le FN ne pose pas de manière évi­dente une « bonne ques­tion ». Si natu­relle que puisse nous paraitre la cen­tra­li­té de cette pro­blé­ma­tique dans le débat public, elle n’en est pas un inva­riable. La ques­tion a émer­gé à l’articulation des années 1980 et 1990, alors même que nos socié­tés semblent moins vio­lentes que jamais. Long­temps, elle fut sup­plan­tée par d’autres pro­blé­ma­tiques, comme celles de l’émancipation de la femme, de la jus­tice sociale ou de l’holocauste nucléaire. Elle a conquis une place cen­trale, notam­ment sous la pous­sée de… l’extrême droite et, à sa suite, des for­ma­tions poli­tiques de tout bord qui furent ame­nées à la consi­dé­rer comme inévi­table. Aujourd’hui, cette sécu­ri­té, « condi­tion indis­pen­sable de toute liber­té », empoi­sonne lit­té­ra­le­ment le débat public en enva­his­sant les domaines de l’éducation, de l’aménagement urbain, de l’immigration, du finan­ce­ment des ser­vices de l’État, de la pro­tec­tion des liber­tés fon­da­men­tales et bien d’autres encore.

Ce fai­sant, elle rend pos­sibles des poli­tiques qui, autre­fois, eurent paru liber­ti­cides et into­lé­rables. Comme toute ques­tion poli­tique, celle de l’insécurité sert un pro­jet de socié­té par­ti­cu­lier. On note­ra à ce sujet que, si l’insécurité fait les gorges chaudes, les insé­cu­ri­tés sont bien moins débat­tues, comme celles qui découlent d’une pré­ca­ri­sa­tion crois­sante des popu­la­tions de pays pour­tant riches comme jamais. Dans le contexte actuel, l’insécurité n’est une bonne ques­tion de l’extrême droite que par rap­port à un pro­jet social par­ti­cu­lier, celui de l’extrême droite : une socié­té mise au pas, qua­drillée, muse­lée, unifiée.

Et le chô­mage, est-il donc la bonne ques­tion du FN, indé­pen­dam­ment du fait que le par­ti a consi­dé­ra­ble­ment fait varier son approche depuis 1984 ? Il ne pour­rait l’être que dans une socié­té qui fonde l’intégration sociale et éco­no­mique des masses sur l’emploi. Pour qui érige en modèle le sala­riat dans le sec­teur mar­chand pri­vé et tolère l’emploi public et non mar­chand, le plein-emploi est un Graal et le chô­mage de masse, un fléau. Dans l’échelle hié­rar­chique dont le som­met est occu­pé par l’entrepreneur capi­ta­liste (capi­taine d’industrie, patron de PME, petit indé­pen­dant), les moyens éco­no­miques sont concé­dés aux subor­don­nés en rému­né­ra­tion de leur force de tra­vail pro­duc­trice de richesses com­mer­cia­li­sables ou, à la rigueur, de ser­vices publics. Pire que la déchéance consis­tant à tirer ses reve­nus de l’impôt en échange d’un tra­vail au ser­vice de la col­lec­ti­vi­té, cer­tains obtiennent leurs moyens de sub­sis­tance d’une rému­né­ra­tion de leur situa­tion plu­tôt que de la loca­tion de leurs bras. L’aspect assu­ran­tiel du chô­mage est ici oublié, comme c’est lar­ge­ment le cas dans les dis­cours publics.

C’est dans ce contexte que le chô­mage est pro­blé­ma­tique. Ce n’est pas que nous man­quions de bras pour pro­duire, ni que la pro­duc­tion soit en baisse1. Ce n’est pas que les chô­meurs ne par­viennent pas à se rendre utiles, à leurs proches ou à la socié­té dans son ensemble. Ce n’est pas que nous ne puis­sions envi­sa­ger de leur don­ner des occa­sions d’être indis­pen­sables. Bien au contraire, nous restrei­gnons leurs pos­si­bi­li­tés de se soi­gner en cas de mala­die de longue durée, de prendre soin de proches ou de se consa­crer au béné­vo­lat et nous leur inti­mons l’ordre d’avoir la décence de grat­ter per­pé­tuel­le­ment à la porte du sala­riat. Laquelle porte, nous le savons tous, res­te­ra close. Dans une socié­té recon­nais­sant d’autres posi­tions utiles que celles d’entrepreneur ou de sala­rié, le chô­mage n’est pas néces­sai­re­ment un pro­blème. Dans une socié­té qui n’a plus besoin d’autant de bras que par le pas­sé, il est une don­née… et une dif­fi­cul­té si nous refu­sons de l’aborder autre­ment que par la ten­sion vers le plein-emploi.

Lorsqu’il se foca­lise sur l’immigration, le FN pose-t-il enfin la bonne ques­tion ? L’identité natio­nale, la répar­ti­tion fixe des popu­la­tions dans le monde, le contrôle glo­bal des dépla­ce­ments indi­vi­duels, le main­tien des pauvres dans les zones misé­reuses n’ont de sens que dans une repré­sen­ta­tion du monde qui croit encore aux nations, aux cultures étanches, aux races et aux fron­tières. Alors même que nous déman­te­lons ces der­nières lorsqu’elles per­mettent aux plus faibles de s’abriter, pour enva­hir leurs mar­chés de nos sur­plus, pour atti­rer leurs tra­vailleurs qua­li­fiés — pour faire pro­duire chez eux à des condi­tions qui nous scan­da­li­se­raient à cin­quante kilo­mètres de chez nous, pour pui­ser dans leurs res­sources natu­relles — nous consi­dé­rons l’immigration des dam­nés d’une Terre injuste comme un pro­blème majeur qui réclame une action ferme et un par­fait mépris pour la digni­té humaine.

Ce qui fait la force et l’imposture du FN réside dans sa capa­ci­té à cap­ter des pro­blé­ma­tiques qui inter­pellent for­cé­ment (qui ne serait pas pré­oc­cu­pé par le chô­mage, la pau­vre­té ou l’agression de petits vieux sans défense?) et à les trans­for­mer de sorte à faire appa­raitre les réponses de l’extrême droite comme rele­vant du simple « bon sens ». Il y a de la délin­quance ou de la vio­lence ? Il suf­fit de mettre les auteurs en pri­son ! La concur­rence inter­na­tio­nale fra­gi­lise des entre­prises fran­çaises ? Sup­pri­mons l’international ! L’immigration est une thé­ma­tique com­pli­quée ? Inter­di­sons-la ! Non seule­ment le FN ne pose pas les « bonnes ques­tions », mais en plus il trans­forme tout ce qu’il touche en mau­vaises ques­tions qui, de rac­cour­cis en sim­plismes, oblige tout le monde à se posi­tion­ner par rap­port à ses réponses. Ayant ain­si fixé le cadre de la dis­cus­sion, il peut alors faci­le­ment dis­cré­di­ter ses adver­saires dès lors qu’ils refusent ces solu­tions de « bon sens ». Ceux-ci se voient pié­gés : soit ils sont obli­gés de faire dans la sur­en­chère mar­tiale en lui dis­pu­tant le mono­pole de ce « bon sens » (comme le font les droites décom­plexée et com­plexée), soit ils essaient de décons­truire ce cadre, mais appa­raissent alors en déca­lage com­plet avec ce qui est pré­sen­té comme « les débats » du moment et sont donc inau­dibles. Il n’y a pas de bonne réponse à une mau­vaise ques­tion, voi­là le drame. Et les décen­nies pas­sées à faire mine d’en pro­po­ser de valables ne furent que pure perte.

Ce constat amène deux conclu­sions embar­ras­santes. D’une part, alors que ce n’est pas le pro­blème, le mythe des « mau­vaises réponses » sert de repous­soir facile à cer­tains, les dis­pen­sant en quelque sorte d’argumenter sur leur vision du monde puisqu’elle s’oppose — au moins dans le sys­tème d’oppositions tra­di­tion­nelles qui struc­ture l’espace poli­tique — à celle de l’extrême droite. Et si la puis­sance du FN était un moindre mal pour des for­ma­tions poli­tiques en panne sèche de pro­jets, leur per­met­tant de sau­ve­gar­der un dis­cours écu­lé au modeste prix d’une dia­bo­li­sa­tion des « mau­vaises réponses aux bonnes ques­tions » de l’extrême droite ? D’autre part, la pos­ture fron­tiste, dans son affir­ma­tion per­ma­nente d’actions simples qu’il « suf­fi­rait » de prendre pour sor­tir de l’immobilisme, ren­force la ten­dance de tous les par­tis poli­tiques (fran­çais) à pri­vi­lé­gier la mul­ti­pli­ca­tion des annonces au détri­ment de l’élaboration d’un pro­jet cohé­rent. Il faut faire des annonces, non parce que ces mesures per­met­traient d’évoluer vers une socié­té mieux por­tante, ni même parce qu’elles seront sui­vies d’effets, mais sim­ple­ment pour contes­ter au FN le mono­pole de l’apparente action. Comme lorsque Fabius pro­non­ça son slo­gan, le monde poli­tique est majo­ri­tai­re­ment para­ly­sé par une crise du sens qui le fait hési­ter entre tech­no­cra­tie désa­bu­sée et édul­co­ra­tion des pro­po­si­tions extré­mistes. L’on peut com­prendre un moment de sidé­ra­tion, mais, trente ans plus tard, nous sommes depuis long­temps entrés dans l’aveuglement et le déni.

Ques­tion­ner les ques­tions est donc ce qui nous fait le plus défaut. Construire nos ques­tions à la mesure de nos pro­jets est un préa­lable néces­saire à l’établissement d’une action poli­tique qui soit autre chose que ges­tion. Ceux qui affirment que les ques­tions sont bonnes ne font que s’empêcher — et nous empê­cher — de recon­si­dé­rer les poli­tiques menées sans suc­cès depuis long­temps à l’aune des besoins fon­da­men­taux qu’elles ser­virent longtemps.

La jus­tice sociale et la redis­tri­bu­tion des richesses (maté­rielles ou non), la pro­tec­tion contre les aléas de la vie, la défi­ni­tion de ce « nous » qui se prend en main au tra­vers de la poli­tique, tels sont quelques-uns de nos besoins fon­da­men­taux aux­quels il faut reve­nir. C’est à eux qu’il faut reve­nir, pour inven­ter de nou­velles inter­ro­ga­tions, qui ouvri­ront la porte à de nou­velles réponses.

L’interrogation angois­sante qui se pro­file est, bien enten­du, celle de savoir s’il y existe une dif­fé­rence de nature ou seule­ment de degré entre l’extrême droite et le reste de l’échiquier poli­tique. Des forces nou­velles se pro­filent, d’autres manières de pen­ser et d’agir, d’autres façons de pro­po­ser du poli­tique, autour de pro­jets renou­ve­lés. Il est trop tôt pour dire si Hart Boven Hard/Tout Autre Chose, Syri­za ou Pode­mos pour­ront incar­ner cette rup­ture du ques­tion­ne­ment, qu’il nous suf­fise aujourd’hui de nous convaincre qu’il nous faut nous mettre en quête, non de solu­tions, c’est hélas trop tôt, mais de ques­tions. En nai­tront de nou­veaux cli­vages, de nou­velles luttes et de nou­veaux pro­jets. Enfin.

  1. À ce pro­pos, voyez Oli­vier Der­ruine, « La chasse aux chô­meurs au regard de la loi de l’offre et de demande » 25 février 2014.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.